Lire la Russie

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14 « POTEMKINE NE OU LE TROISIÈME CŒUR »

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YOURI BOUÏDA, OUÏDA,

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MIKHAIL CHICHKINE, « DEUX HEURES URES MOINS DIX »

ROMAN SUR R LES DISSIDENTS

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LIOUDMILA LA OULITSKAÏA, AÏA,

LE ROMAN « LE SINGE NOIR NOIR » »

ZAKHAR PRILEPINE,

POLARS SUR R L’ÉPOQUE OLUTIONNAIRE AVANT-RÉVOLUTIONNAIRE

BORIS AKOUNINE, KOUNINE,

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ROMAN FANTASTIQUE / ESSAI / POLAR / AUTOBIOGRAPHIE / ROMAN HISTORIQUE / PROSE / POÉSIE / NOUVELLE

AU-DESSUS DE LA VILLE, 1914 - 1918. MARC CHAGALL.

ROMAN FANTASTIQUE / ESSAI / POLAR / AUTOBIOGRAPHIE / ROMAN HISTORIQUE / PROSE / POÉSIE / NOUVELLE

« Lire la Russie » est un supplément spécial de « La Russie d’Aujourd’hui » entièrement consacré à la littérature russe contemporaine.


« La Russie d’Aujourd’hui » couvre l'actualité politique, économique, culturelle, scientifique et sportive tout en examinant les problématiques du monde russe d'aujourd'hui. Les articles sont rédigés par des journalistes russes ou étrangers. Des politologues et des sociologues livrent leurs analyses et des experts sont à la disposition des lecteurs pour répondre à leurs questions.

«La Russie d’Aujourd’hui» est conçue dans le cadre du projet international de «Rossiyskaya Gazeta», Russia Beyond the Headlines.


EDITORIAL

SOMMAIRE

Bonne lecture ! Eugene Abov DIRECTEUR DE RBTH

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’est avec un immense plaisir que La Russie d’Aujourd’hui présente son supplément, Lire la Russie. Notre souhait consiste à offrir au lectorat français l’occasion de se plonger au cœur de l’actualité littéraire russe. Certains auteurs sont déjà familiers du grand public, d’autres n’ont pour l’instant pas dépassé le cadre des russophiles. Mais la plupart des auteurs sont déjà traduits en français. Nous avons voulu élargir autant que possible le panorama, en englobant tous les genres : avant-garde, fantastique, polar, dystopies, réalisme, histoire et essais. Plusieurs auteurs sont devenus des figures du mouvement d’opposition après avoir écrit de brillantes satires. Le plus jeune de ces écrivains a grandi après la disparition de l’URSS, d’autres sont plus murs. La Russie d’Aujourd’hui est une source internationalement reconnue d’informations et d’analyse basée à Moscou. La rédaction, composée de journalistes russes et étrangers, insistait depuis longtemps sur la conception d’un dossier consacré à la littérature, qui permette à nos lecteurs d’avoir une vision « rafraîchie » des lettres russes. Malheureusement, seule une petite centaine de livres russes sont traduits en français chaque année. Un chiffre dérisoire par rapport à l’activité rédactionnelle du pays. Nous espérons que cette modeste publication aidera à relancer l’intérêt du monde francophone pour la littérature russe, qui fut et reste le berceau d’auteu rs de renom mée mondiale.

CET ÉDITION LIRE LA RUSSIE DE VINGT PAGES EST ÉDITÉ ET PUBLIÉ PAR ROSSIYSKAYA GAZETA (RUSSIE), QUI ASSUME L’ENTIÈRE RESPONSABILITÉ DU CONTENU. SITE INTERNET WWW.LARUSSIEDAUJOURDHUI.FR EMAIL REDAC@LARUSSIEDAUJOURDHUI.FR TÉL. +7 (495) 775 3114 FAX +7 (495) 9889213 ADRESSE 24 / 4 RUE PRAVDY, ÉTAGE 7, MOSCOU 125 993, RUSSIE. EUGENE ABOV : DIRECTEUR DE LA PUBLICATION, JEAN-LOUIS TURLIN : DIRECTEUR DÉLÉGUÉ, MARIA AFONINA : RÉDACTRICE EN CHEF, ANDREÏ CHIMARSKI : DIRECTEUR ARTISTIQUE, ANDREI ZAITSEV : SERVICE PHOTO. JULIA GOLIKOVA : DIRECTRICE DE PUBLICITE & RP (GOLIKOVA@RG.RU). MARIA TCHOBANOV : REPRÉSENTANTE À PARIS (MARIA.TCHOBANOV@GMAIL.COM, 33 7 60 29 80 33).

2-3 Les Salons du Livre en France et en Russie. 4-5 Les tendances actuelles dans la littérature russe. 6-7 Boris Akounine et Léonid Iouzefovitch représentants du genre "thriller intellectuel". « Le Singe noir », de Zakhar Prilepine. 8-9 Le roman fantastique russe connaît une renaissance. Prêts pour l’apocalypse ? « Métro 2033 », roman anti-utopique de Dmitry Glukhovsky. 10-11 Correspondance de Natalia Gevorkyan avec Khodorkovski. « La Tente verte », roman phare de Lioudmila Oulitskaïa.

12-13 « Deux heures moins dix », de Mikhaïl Chichkine. « Espace et labyrinthes » , de Vassili Golovanov. 14-15 « Potemkine ou le troisième cœur », de Iouri Bouïda. À la recherche d’une oasis culturelle avec Dimitri Bortnikov. 16 « Le Livre des brèves amours éternelles », d'Andreï Makine.

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L’ETABLE, 1917. L’IMMENSE VACHE JAUNE QUI SORT DE L’ETABLE POURRAIT REPRÉSENTER LA MÈRE NOURRICIÈRE, LA MATERNITÉ ET LA MÈRE PATRIE, MAIS ELLE ÉVOQUE AUSSI LA NAISSANCE DE JÉSUS.

Les Salons du Livre en France et en Russie Journées du livre russe e

e 15 et 16 février se tiendra à Paris la 4 édition des Journées du livre russe et des littératures russophones, l’occasion pour les passionnés et les non-initiés de plonger au plus profond de la culture russe. Ces journées ont pour habitude de réunir de prestigieux écrivains qui en font un événement unique ; à l’honneur cette année : Boris Akounine, Iouri Bouïda, Andreï Kourkov, Andreï Makine et Bernard Werber. Cette quatrième édition est une invitation au voyage. Quatre itinéraires sont proposés au visiteur. En suivant les itinéraires de vie, le lecteur va à la rencontre des figures emblématiques du XXème siècle telles que Boris Pasternak et Vassili Grossman. Si le visiteur un peu plus téméraire décide d’aller plus loin, il pourra suivre les itinéraires à travers la russophonie et partir en voyage dans l’Asie centrale. Souvent méconnue du public français, l’Asie centrale constitue une région singulière de l’espace russophone où foisonnent les idées et se mélangent les cultures. Un peu plus loin, dans les itinéraires croisés, le visiteur pourra s’interroger sur le voyage et sa dimension initiatique. L’escapade se terminera par les itinéraires d’une langue à l’autre qui posent la question du multilinguisme et de la traduction. e La remise du 7 prix de la Russophonie clôturera les Journées. Créé en 2007, ce prix récompense la meilleure traduction d’un ouvrage littéraire du russe vers le français. Cette année, les cinq candidats toujours en lice sont : Henri Abril pour La Baignoire d’Archimède, (Circé) ; Hélène Henry 2 pour Boris Pasternak de Dmitri Bykov, (Fayard) ; Luba

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Jurgenson pour Schubert à Kiev de Léonid Guirchovitch, (Verdier) ; Jean-Claude Schneider pour Le Bruit du temps d’Ossip Mandelstam, (Le Bruit du temps) ; Nadine Dubourvieux, Luba Jurgenson, Véronique Lossky pour Récits et Essais, Œuvres T 2 de Marina Tsvetaeva, (Seuil). Ces Journées sont avant tout des rencontres avec des écrivains aussi divers que variés : Boris Akounine, Myriam Anissimov, Olivier Bleys, Iouri Bouïda, Evgueni Bounimovitch, Agnès Desarthe, Rustem Dzhanguzhin, Vassili Golovanov, Talip Ibrahimov, Hamid Ismaïlov, Maylis de Kerangal, Andreï Kourkov, et bien d’autres encore. Elles proposent également aux visiteurs des projections de fi lms qui cette année mettent en avant le cinéma de l’Asie centrale, des spectacles où se mêlent parfois théâtre et musique et des expositions qui prolongeront un peu plus le voyage dans les steppes de l’Asie centrale. Plus qu’un simple salon du livre russe, ces journées sont la rencontre entre deux cultures qui, bien que parfois différentes, ont, au fond, beaucoup à apprendre l’une de l’autre.

Salon du livre à Paris e salon accueille chaque année plus de mille éditeurs de près de vingt pays différents. En 2012, la Russie e était l’invitée d’honneur au Salon. Pour sa 33 édition, le Salon, qui aura lieu du 22 au 25 mars, met à l’honneur la Roumanie. Parmi les hôtes russes on attend notamment Dmitri Bykov, Pavel Bassinsky, Andreï Dmitriev, Valeri Popov, Alexandre Kabakov et Mikhaïl Chichkine.

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La Foire internationale du Livre de Moscou (MMKYA) a Foire internationale du Livre de Moscou est aujourd’hui la plus grande de Russie et celle qui représente le mieux l’évolution actuelle de la littérature russe. Rappelons que la Russie se classe au quatrième rang mondial en terme de livres édités. La foire est un événement de portée internationale, qui attire en moyenne plus de deux mille professionnels du livre venant de plusieurs dizaines de pays. En 2012, c’est la France qui a été l’invitée d’honneur à la Foire de Moscou, en commémoe ration de la bataille de Borodino (1812). La 26 édition se tiendra cette année, en septembre comme il est de tradition.

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La Foire culturelle du livre de Krasnoïarsk réée à l’initiative du Fonds Mikhaïl Prokhorov, en collaboration avec les autorités de la région Krasnoïarsk et la municipalité de la ville dumême nom, la Foire culturelle du livre de K rasnoïarsk est la plus jeu ne du gen re en Russie. Cette manifestation a pour vocation de diffuser les livres pour qu’ils soient accessibles à un public plus large. De plus, elle présente en Sibérie les meilleurs éditeurs russes. La foire est l’occasion de découvrir et acheter des livres, mais aussi de participer à des conférences et des activités pour les adultes comme pour les enfants.

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LE SECTEUR DU LIVRE EN RUSSIE CONNAÎT UNE CROISSANCE CONTINUE DEPUIS DÉJÀ UNE VINGTAINE D’ANNÉES. APRÈS LE BOUM DES ANNÉES 90, IL PROGRESSE PLUS MODESTEMENT, MAIS AU FINAL, IL A SU SURMONTER LES DIFFICULTÉS ÉCONOMIQUES DU PAYS. LES SALONS DU LIVRE SE MULTIPLIENT, OFFRANT AUX EDITEURS LA POSSIBILITÉ D’AFFICHER TOUTES LEURS NOUVEAUTÉS ET DE VENDRE LEUR PRODUCTION SANS INTERMÉDIAIRE. EN RUSSIE, TOUS LES SALONS DU LIVRE PERMETTENT LA VENTE EN DIRECT DEPUIS UN STAND. LES LECTEURS SUIVENT CAR LES PRIX SONT BIEN MOINS CHERS QU’EN MAGASIN. SI MOSCOU ACCUEILLE LES GRANDES MANIFESTATIONS, LES RÉGIONS ORGANISENT DÉSORMAIS LEURS PROPRES FÊTES DU LIVRE. VOICI NOTRE SÉLÉCTION DES SALONS EN FRANCE ET EN RUSSIE.

Le Sa lon du livre non/fiction our sa quinzième année con séc utive, le Salon du livre non /fiction se tiendra à Moscou à la Ma iistes du son centra l des Art er embre. déc 1 au re emb 27 nov Il acc uei lle cha que ann ée s près de 250 exposants et plu de 30 000 visiteu rs. Réputé pou r la qua lité de son programme, le salon réu s. pay t g n i v on r i nv e n it Com me chaque année, plu és, ern déc nt sero x pri sieu rs par exemple, le pri x And reï Biély, le prix littéraire indépendant le plus ancien de la Russie contemporaine ainsi que les pri x litt éra ire s de : l’a mb as sad e de F ra nce » « Maurice Wa chs ma che r ion uct trad re lleu mei la pou r r et « L eroy-B eau lieu » pou ré sac con e rag ouv r lleu le mei à la Fra nce.

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Quoi de neuf dans la littérature russe ? Nous avons demandé aux experts leurs avis sur les tendances dans la littérature contemporaine. Christine Mestre, Directrice du Prix Russophonie (pour la meilleure traduction de littérature russe vers le français)

Deux noms viennent à l’esprit immédiatement : Boris Akounine et Ludmila Oulitskaïa, qui a reçu l’an dernier le Prix Simone de Beauvoir. Il me semble important de souligner que la littérature russe a toujours une place de choix en France. Outre la réédition régulière des classiques, on constate que les écrivains français eux-mêmes se font biographes : Emmanuel Carrère, Limonov, Myriam Anissimov qui consacre à Vassili Grossman une passionnante biographie, Dominique Fernandez. Avec Tolstoï. Les poètes du siècle d’argent ne sont pas oubliés : Fayard publie la magnifique biographie consacrée à Boris Pasternak par Dmitri Bykov et Le Bruit du temps, Mandelstam, mon temps, mon fauve, biographie traduite de l’allemand parue en même temps que la réédition du livre de souvenirs poignant de Nadejda Mandelstam Contre tout espoir. Il faut souligner le courage des éditeurs alors que tout invite à la frilosité… une nouvelle traduction des œuvres complètes d’Isaac Babel (Le Bruit du temps), le deuxième tome des œuvres en prose de Marina Tsvetaeva (Seuil ), l’édition de textes exhumés d’auteurs victimes de la censure : Les Vaincus, imposante saga d’Irina Golovkina dans l’édition Les Syrtes, les œuvres de Krzyzanowski chez Verdier, les livres de Julius Margolin (Le Bruit du temps)... Bref, une production très riche, variée et exigeante !

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François Deweer, Directeur de la Librarie du Globe

Les lecteurs français sont très attachés aux grands classiques de la littérature e e russe des XIX et XX siècles. A Boulgakov du Maître et Marguerite, et à Tolstoï dont Anna Karénine est la meilleure vente toutes langues et catégories confondues, mais aussi à Dostoïevski, Gontcharov, Lermontov, Zamiatine, etc. Une attention particulière est accordée à Marina Tsvetaieva et Anna Akhmatova, ou à Mandelstam, dont une biographie de Ralh Dutli récemment traduite a relancé l’intérêt. On notera aussi l’intérêt pour la découverte d’écrivains moins connus tels que Sigismund Krzyzanowski dont une grande partie de l’œuvre est publiée chez Verdier. Parmi les contemporains, en tête des ventes de romans traduits du russe réalisées ces deux dernières années à la Librairie du Globe, on retrouve Andreï Kourkov, qui vit à Kiev et écrit en russe, qui est très populaire en France en particulier. Son dernier roman Le Jardinier d’Otchakov, paru chez Liana Levi, a eu un succès à la hauteur de celui de Laitier de Nuit ou du Pingouin désormais disponibles en format de poche. Il est suivi par des écrivains confirmés tels que Lioudmila Oulitskaïa ou par de plus jeunes auteurs comme Zakhar Prilepine dont les deux derniers livres parus chez Actes Sud, Le Singe noir et surtout Des chaussures pleines de vodka chaude ont plu aux lecteurs. Des textes plus littéraires comme La tourmente de Vladimir Sorokine ont également eu du succès.

Hélène Melat, Attachée du Bureau du Livre à l’Ambassade de France à Moscou

Les écrivains classiques sont toujours très populaires. Parmi eux, sans doute Léo Tolstoï, Fiodor Dostoïevski et les pièces d’Anton Tchekhov. Quant aux auteurs contemporaines, ce sont Lioudmila Oulitskaïa, Andreï Kourkov, Andreï Guelassimov, Zakhar Prilépine, Boris Akounine (série des Fandorine) et Vassili Golovanov.


Sur les principales tendances de la littérature contemporaine russe

Christine Mestre

François Deweer

Hélène Melat

On peut parler de continuité de la tradition d’une lignée Pouchkine - Gogol - Boulgakov, une littérature fantastique ou flirtant avec le fantastique : Iouri Bouïda, (Epitre à ma main gauche), Vladislav Otrochenko (Mes trois oncles), Andreï Kourkov (Le Jardinier d’Otchakov), Vladimir Sorokine (La Tourmente), Alexandre Seline (Je ne te mens jamais) etc. Une préoccupation sociale et politique, au centre de l’œuvre chez Zakhar Prilepine, de plus en plus présente chez de nombreux auteurs : Golovanov, Ossipov, Kotcherguine...

La littérature russe contemporaine est très diverse et les éditeurs russes continuent à publier de nouveaux auteurs malgré la crise que traverse le marché du livre. Selon moi les principales lignes de faille sont liées à des différences de rapport au style et aux genres, à des enjeux générationnels et au degré d’engagement politique et citoyen de l’écrivain dans la société russe contemporaine. On pourrait ainsi en faire un portrait à plusieurs dimensions qui donnerait des éléments de réflexions sans pour autant la décrire dans toute sa complexité.

On voit maintenant beaucoup d’autobioe graphies et de réflexions sur le XX siècle, en particulier les années staliniennes, retour de la critique sociale via une écriture réaliste (Zakhar Prilepine, Roman Sentchine). En plus, on a moins de textes provocateurs et expérimentaux comme au début des années 90.

S‘il y avait un livre “ russe“ récent à lire, vous conseilleriez...

Le dernier livre de Nicolas Werth La route de la Kolyma (3), récit de voyage de l’historien de l’Union Soviétique Stalinienne à Magadan et sa rencontre avec des survivants du Goulag. Un livre très personnel et remarquablement bien écrit.

Deux ! : Boris Pasternak (1) par Dmitri Bykov. Le livre est récent, le sujet l’est moins… C’est un livre époustouflant, magnifiquement traduit. Espace et labyrinthes (2) de Vassili Golovanov. Sa dém a r c he e s t s i n g u l iè r e, s a quê t e universelle.

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Je conseille de lire L’Ile ou Apologie des voyages insensés (paru dans l’édition Verdier en 2002) de Vassili Golovanov. En outre, autre livre très intéressant : Le train zéro (4) (Don Domino en russe) de Iouri Bouïda (1993). Propos recueillis par Maria Afonina

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Le public se passionne pour un héros du passé LE JUIF EN ROUGE, 1915. CE TABLEAU FAIT PARTIE D’UNE SÉRIE DE TOILES OÙ CHAGALL MET EN AVANT SA JUDÉITÉ. LE PERSONNAGE CENTRAL, ASSIS DEVANT OU SUR UNE MAISON, SEMBLE VOULOIR SE LEVER COMME POUSSÉ PAR LE TEXTE HÉBREU.

CHAGALL DÉCORA LES MURS DU THÉÂTRE JUIF DE MOSCOU. LES PEINTURES QU’IL Y RÉALISA SONT LES PLUS GRANDES QU’IL AIT JAMAIS PEINTES. EN 1937, DEVANT LA MONTÉE DE L’ANTISÉMITISME , LES TOILES FURENT DISSIMULÉES.

Eraste Fandorine, un personnage fictif du XIXème siècle, fait un tabac dans les librairies.

cours de la décennie écoulée, le cœur des Russes a penché vers un genre littéraire bien particulier : le thriller intellectuel. Les meilleurs représentants du genre, Boris Akounine et l’historien Léonid Iouzefovitch seront sans doute bientôt élevés au rang d’auteurs cultes. Ces deux auteurs ont réu ssi à cha r mer la masse des lecteurs avec des intrigues historiques haletantes, et dans le même temps, les intellectuels avec leur style sophistiqué, fait d’allu-

sions intertextuelles et de descriptions historiques détaillées. Et, non moins rare, cette littérature touche également les lecteurs occidentaux. A la différence de Pouchkine ou de Limonov, Akounine n’est pas lu uniquement par des spécialistes ou des russophiles, il est également connu du lecteur occidental lambda. Leviathan, Bon sang ne saurait mentir ou L’Attrapeur de libellules ont été des bestsellers en France. Moins connus, les livres de Iouzefovitch, Au nom du Tsar, Le Médaillon ou Le Prince mongol, attendent encore d’être découverts. Quatre ouvrages de Iouzefovitch ont été traduits en français.

Aussi mystique qu’ Umberto Eco et Edgar Allan Poe La particularité de ces livres tient à leur facture de romans criminels : le secret et la révélation sont au cœur du polar. Les sujets de ces textes sont

astucieusement fournis et alimentés par les nombreux éléments des pratiques mystiques, religieuses et exotiques. En cela, ils rappellent Edgar Poe et Umberto Eco. Ces textes se distinguent aussi par la rencontre de l’autre, toujours actuelle en Russie, qu’il s’agisse des Mongols chez Iouzefovitch ou des Japonais chez Akounine. En outre, les lecteurs modernes russes affectionnent particulièrement l’époque à laquelle se situent les intrigues, qu’il s’agisse de la Russie ancienne ou de l’époque pré-révolutionnaire.

Réanimer l’époque des stars Après la période de vide culturel de l’URSS et la phase suivante de bouleversements, les romans d’Akounine et de Iouzefovitch répondent aux besoins de nombreux Russes de se souvenir des temps de « trou noir » et de lancer un pont vers leur propre passé.

Le Singe noir LIVRE ’enfant terrible de la littérature russe - il vient d’écrire une lettre à Staline qui fait grand bruit - Zakhar Prilepine revient avec un roman écrit à la première personne. Même si Prilepine ne donne pas comme il le fait souvent son prénom au héros qui restera sans nom tout au long de cet étrange roman, ce dernier lui ressemble ne serait-ce que parce que comme lui, il est écrivain, journaliste et fasciné par les faits de société (il s’agit ici des enfants assassins) qui agitent son pays. Il est à un moment où sa vie patine. Pataugeant dans ses relations amoureuses, entre une maîtresse qui finit par le congédier, une prostituée qui se fait tuer, il fuit son épouse et sa famille se délite, malgré la fascination qu’il a pour ses jeunes enfants qui l’adorent tout en le considérant comme un grand 6 frère turbulent et un peu minable.

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TITRE : LE SINGE NOIR AUTEUR : ZAKHAR PRILEPINE ÉDITION : ACTES SUD TRADUIT PAR JOELLE DUBLANCHET

Espérant collecter un précieux matériau pour son prochain livre, notre héros se lance dans une enquête sur les enfants assassins. Les enfants sont dénués de pitié, « ils ne connaissent pas la peur… ni les… catégories du bien et du mal… il ne comprennent pas ce qu’est la cruauté ». Le phénomène des enfants assassins récurrent dans l’histoire semble pouvoir


L’un des cycles de Boris Akounine est dédié à Eraste Fandorine. L’action de Touretsky Gambit (sur illsutration) se déroule en 1877.

Les faits historiques sont soigneusement entrelacés d a n s le s i nt r ig ue s ; my t he s et lége nde s prennent vie, les livres respirent l’atmosphère e du XIX siècle, reconstruite avec tendresse, nostalgie et sur la base de connaissances historiques fondées. Cette période n’est néanmoins aucunement idéalisée : les textes tentent de donner une représentation réaliste. Dans le même temps, cette représentation, aussi bien chez l’un que chez l’autre, est influencée par une perspective actuelle, par l’attitude actuelle des auteurs. Cet art de traiter

Boris Akounine a été tour à tour ou simultanément essayiste, traducteur littéraire, et romancier.

Léonid Iouzefovitch est un écrivain, scénariste, et historien. Il est devenu populaire après la parution des romans policiers sur le détective Ivan Poutiline en 2001.

le passé offre aux Russes, mais aussi aux lecteurs occidentaux, la possibilité de redécouvrir la Russie.

Une Miss Marple à la russe Les héros mêmes de cette littérature sont nouveaux pour la Russie. D’un côté, ils sont, comme les héros de romans

aider le héros à répondre à son questionnement : « qu’est-ce qui est le plus inhérent à la nature humaine : la résignation ou la révolte ? Quand la résignation fait-elle d’un saint un pauvre type ? Et quand la révolte fait–elle d’un héros national un psychopathe paroxystique ? ». Reflet du chaos du monde et de l’univers du héros, la narration est saccadée. On ne sait jamais exactement ni quand ni où l’action se situe, dans un immeuble où toute la population aurait été massacrée par des enfants sauvages, au moyenâge, sur un champ de bataille où déferlent des hordes d’enfants, dans des lieux où ils sont objets d’étude : laboratoire secret ou terrarium ; ou encore dans la déam-

criminels occidentaux, des génies intellectuels et solitaires, citons juste Sherlock Holmes, Hercule Poirot ou encore Philip Marlowe, ce qui remplit les Russes de fierté : nous avons aussi les nôtres. D’un autre côté, tous ces personnages sont très « russes ». Chez Iouzefovitch, il s’agit

Plus inhérente à la nature humaine : la résignation ou la révolte ?

d’Ivan Poutiline, un enquêteur de la police pétersbourgeoise, qui rappelle de nombreux héros de Dostoïevski, tandis que chez Akounine, on pense à la nonne Pélagie (une Miss Marple russe) ou à Eraste Fandorine, le bourlingueur. Leur idéalisme les réunit, combiné à une bonne dose de réalisme. Les héros du roman savent bien qu’ils ne peuvent pas changer la réalité, mais ils font comme s’ils pouvaient. De bons héros ou de naïfs imbéciles ? On ne fait pas vraiment de différence en Russie. Svetlana Bogen

bulation du narrateur à travers les cours de la ville ou dans ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, à moins que ce ne soit dans son délire morbide ? Comme toujours chez Prilepine, quelques pépites poétiques viennent éclairer un récit brutal comme le monde qu’il dépeint : sanguinaire et malade, peuplé d’enfants innocents et sauvages et d’adultes immatures, « mous comme des pommes pourries », incapables de protéger leur progéniture. Malgré l’écho des thématiques habituelles, le lecteur aura peut-être du mal à retrouver dans ce dernier roman, l’auteur prometteur de Pathologies et du Péché, consacré en 2011 en Russie meilleur auteur de sa décennie. Christine Mestre

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Un penchant pour les mondes imaginaires Avec le durcissement politique, le roman fantastique russe a connu une renaissance.

MARC CHAGALL

Pendant la guerre (1914–1918) il continua à peindre et, par manque de toiles, il utilisa du carton. Il peignait tout ce qu’il voyait, mais Bella occupait toutes ses pensées. BELLA AU COL BLANC, 1917. « VÊTUE DE BLANC OU DE NOIR, ELLE (EST) L’IMAGE CENTRALE DE MON ART », DISAIT CHAGALL.

cience-fiction, fantasy, fantastique figurent aujourd’hui parmi les genres littéraires les plus populaires en Russie, avec le polar. Des auteurs comme Sergueï Loukianenko, Dmitry Glukhovsky ou Vadim Panov atteignent des tirages dont d’autres auteurs ne peuvent que rêver. Ils s’inscrivent tous dans une tradition de science-fiction soviétique née à la fin des années 1950, durant la période de dégel initiée par Nikita Khrouchtchev. Mais le genre a complètement changé. A l’époque soviétique, on était, aux côtés de Gagarine et de Spoutnik, prêt à conquérir l’espace, tandis que le secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique prophétisait sur la construction du socialisme dans les 20 années à venir, et le « fantastique scientifique », en tant qu’alternative russe à la science-fiction, vivait son premier boom. Les utopies communistes futuristes, les mondes merveilleux cybernétiques et les civilisations extraterrestres signalaient la sortie de l’étroitesse idéologique de la société des der n ières an nées du stalinisme. Ivan Efremov, Arkadi et Boris Strougatski, Eremeï Parnov ou encore l’écrivain polonais Stanislav Lem ont inventé une « autre SF » qui s’est très rapidement détachée des prévisions futuristes communistes et s’est à la place installée sur des planètes lointaines, développant des allégories où le quotidien socialiste était sujet à une cri-

tique voilée. La tristesse de la période de stagnation du milieu des années 1960 jusqu’au début des années 1980 n’est nulle part diagnostiquée aussi fortement que dans la science-fiction de cette époque. Les romans des frères Strougatski comme Il est difficile d’être un dieu (1964) ou La Seconde Invasion des Martiens (1967) mettent en scène des terriens en doute qui s’opposent à l’ordre social destructeur et aux pouvoirs opérants larvés. Les films d’Andreï Tarkovski Solaris et Stalker, bien connus des cinéphiles du monde entier, déroulent un discours fortement pessimiste. Avec la chute de l’URSS en 1991 et le début de la « thérapie du choc » capitaliste de Boris Eltsine, la science-fiction a perdu son moteur critique. Les lecteurs russes se sont tournés vers les bestsellers occidentaux, le roman fantastique médiéval et les opéras spatiaux interstellaires. Mais avec durcissement politique survenu au cours de la dernière décennie, le roman fantastique russe a connu une renaissance. Cette nouvelle vague adapte les modèles occidentaux, tout en renouant avec les traditions anti-utopistes de leurs prédécesseurs soviétiques. La nouvelle littérature de masse ne devrait plus extrapoler, usant d’allégories critiques dans des dimensions interplanétaires, mais transformer le trauma du passé soviétique et du présent post-soviétique en une vision catastrophe distrayante. Les nouveaux héros ne sont plus des intellectuels agissant rationnellement. Ce sont désormais des protagonistes majoritairement jeunes et masculins prenant leur destin en main, à grand renfort de magie, d’intuition et de force brutale. Ils doivent, en tant que spécialistes des catastrophes et que rêveurs du monde, se sauver et sauver toute la planète des maux de l’humanité, de politiciens corrompus, de militaires belligérants et de méga loma nes pathologiques. Matthias Schwartz


Dmitry Glukhovsky est devenu populaire avec son roman Metro 2033, qui fut d’abord publié sur le web.

Prêts pour l’apocalypse ? Le métro moscovite est devenu l’ultime refuge des personnages de « Métro 2033 », roman anti-utopique se déroulant après la troisième guerre mondiale. mondiale. Ceux qui auraient survécu en se protégeant dans les stations du métro y vivraient encore. Où pourraient-ils aller se réfugier ? Toute la terre serait en ruine, les villes ne seraient plus reliées entre elles, ni en Russie, ni dans les autres pays. Ces citoyens penseraient être les seuls survivants. Même si certains avaient survécu, ils se transformeraient progressivement en animaux. La civilisation humaine tomberait en morceaux, mais le métro moscovite et ses stations bunkers constitueraient le dernier bastion de l’humanité et de sa culture. Il n’existerait plus de forme de gouvernance unie : les stations de métro se transformeraient en principautés féodales caricaturales. Chacune défendrait son idéologie (communiste, fasciste, libérale-démocrate) et sa religion. Les affrontements seraient permanents. J’ai décidé de réduire le monde entier à l’échelle du seul métro de Moscou... J’avais déjà commencé à me consacrer à la rédaction de mon livre quand j’ai appris des choses invraisemblables concernant le métro : 185 stations et presque 300 kilomètres de tunnels représentent à peine la hauteur d’un iceberg. Parfois, à seulement quelques mètres derrière les murs des stations, se trouvent plus de deux cent bunkers militaires et gouvernementaux dont l’existence est cachée à des millions de voyageurs. Mais ce n’est pas tout : parallèlement au réseau emprunté par les Moscovites, un métro secret a été réalisé pour les élites

dirigeantes. Des stations ont été construites sous chaque institution gouvernementale : les ministères, les résidences des dirigeants, la bibliothèque Lénine, le bâtiment qui abritait le KGB sur la place de la Loubianka, l’université d’État de Moscou (MGU), et bien sûr, sous le Kremlin. Elles constituent ce que l’on appelle le réseau « Métro 2 ». En cas de troisième guerre mondiale, les dirigeants soviétiques, les élites des services secrets et de l’armée, les savants, les universitaires auraient pu être sauvés grâce à cette infrastructure qui existe toujours actuellement. Pour le moment, la troisième guerre mondiale semble lointaine, mais je reste persuadé qu’aucune ville au monde n’est mieux préparée à l’Apocalypse que Moscou. Dmitry Glukhovsky

BIOGRAPHIE

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a construction du métro de Moscou avait commencé avant la Seconde Guerre mondiale, mais celle-ci a entraîné des changements dans les plans de construction. Les stations étaient utilisées comme abris pendant les bombardements, elles ont protégé des dizaines de milliers de Moscovites des raids aériens. Voilà pourquoi le métro moscovite est si profond par rapport aux réseaux européens ; certaines stations se situent à plus de cent mètres sous la terre. Après la guerre, le métro est resté un lieu à double vocation : il constitue l’un des plus beaux réseaux de transport du monde, une merveille soviétique au même titre que le Transsibérien ou la tour de radio-télédiffusion Ostankino, et représente toujours le plus grand abri anti-bombardement de la planète. Avec l’apparition de l’arme nucléaire, de nombreuses stations ont accédé au rang de bunkers antiatomiques : chacune d’elles était équipée d’un système de fermeture et de portes blindées opérationnelles en moins de six minutes. Beaucoup de stations étaient équipées de filtres à air, de stocks de provisions et de médicaments, lesquels étaient entreposés dans les tunnels. Des puits artésiens furent également construits. Quand j’ai appris que le métro que j’empruntais tous les jours pour me rendre à l’école n’était pas un simple réseau de transports mais un gigantesque bunker, j’ai eu envie d’écrire un roman qui se déroulerait vingt ans après la troisième guerre

Dmitry Glukhovsky est né à Moscou en 1979. Il a vécu et étudié en Israël et a travaillé en Allemagne et en France. Il a été correspondant de Radio Russie, a collaboré à la radiotélévision Deutsche Welle, aux chaînes Euronews et Russia Today. Il a été présentateur du programme de vulgarisation scientifique « Le Petit déjeuner fantastique » sur le Web. Il a fait ses débuts en tant qu’écrivain en ligne avec le roman post-apocalyptique « Métro 2033 », publié sous forme de livre en 2005.

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AUTOPORTRAIT À LA PALETTE, 1917. L’AUTOPORTRAIT EST L’UN DES SUJETS PRÉFÉRÉS DE CHAGALL. IL FIT MÊME UNE VERSION ÉCRITE DE SON AUTOPORTRAIT AVEC SA BIOGRAPHIE « MA VIE ».

Correspondance avec Khodorkovski Natalia Gevorkyan a publié un long essai épistolaire avec Mikhaïl Khodorkovski, qui est sorti en France en février 2012. omment avez-vous réussi à concevoir ce livre avec un détenu, Mikhaïl Khodorkovski ? Khodorkovski et moi avons chacun rédigé différents chapitres du livre et je me suis efforcée, dans mes chapitres, de ne pas répéter ce qui se trouvait déjà dans les siens. Notre échange de lettres a été long et difficile. Quand j’avais le sentiment qu’il avait oublié quelque chose ou qu’il était réticent à se souvenir de quelque chose, je lui envoyais des questions supplémentaires. En règle générale, il complétait alors ses textes. Dans mes chapitres à moi, de nombreuses voix s’expriment : celles des actionnaires, des journalistes et des experts. Comment avez-vous procédé pour échanger avec un homme qui se trouve en prison en Russie alors que vous vivez à Paris ? J’ai passé beaucoup de temps en Russie quand j’écrivais le livre. J’étais présente dans la salle d’audience pendant presque tout le deuxième procès. Honnêtement, j’ai souvent oublié qu’il s’agissait d’un détenu. Il n’y avait que quand cela m’énervait qu’il ne parle pas assez ouvertement à certains endroits ou que je ne reçoive pas de réponse de sa part pendant longtemps que je me souvenais des conditions difficiles dans lesquelles il travaillait à ce livre. D’ailleurs, je ne sais toujours pas comment il a trouvé le temps de le faire… D’abord c’étaient les audiences qui l’accaparaient, puis la prison, où il devait travailler et avait très peu de temps à lui. Khodorkovski est une personne forte et un interlocuteur fort, ce qui fait que j’ai souvent oublié de le ménager. Tant mieux,

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peut-être. Je me demande parfois ce que ce livre aurait donné si nous avions été assis l’un en face de l’autre à parler, comme je l’ai fait auparavant avec Poutine. Croyez-vous que Khodorkovski ait un avenir politique ? Une mission particulière ? Je suis sceptique vis-à-vis des gens qui considèrent la politique comme leur mission. Je doute qu’il soit de ceuxlà. A la fi n du livre, j’ai écrit qu’aucun d’entre nous ne connaissait cet homme qui se trouve en prison depuis neuf ans. Ni moi, ni même ses meilleurs amis. Aujourd’hui, seul son cercle familial proche le connaît peut-être, sa femme. Mais sa personnalité est telle qu’il atteindra ses objectifs, quoi qu’il entrepren ne après sa libération. Il y a quelques années, vous avez eu à plusieurs reprises l’occasion d’observer de près Vladimir Poutine. Qu’est-ce que Poutine et Khodorkovski ont en commun, qu’est-ce qui les différencie ? La Russie d’aujourd’hui est-elle marquée par cette divergence ? Je n’ai pas envie de les comparer l’un à l’autre. Ils ont sûrement des choses en commun. Ne serait-ce que leur sexe. Mais ils sont assurément très différents. Humainement parlant, Khodorkovski est pour moi une plus grande figure. Poutine est une bien trop petite personne, c’est ce qu’il m’a semblé dès le début ; il possède

de nombreux traits de personnalité qui sont purement et simplement dommageables pour la fonction qu’il exerce. Avec le début de la rivalité entre Khodorkovski et Poutine a effectivement commencé une époque que l’on qua l i f ie aujou rd’hu i de poutinienne. Et oui, de nombreuses choses qui se sont passées en Russie depuis 2003 peuvent s’expliquer à partir de l’arrestation des dirigeants de Ioukos et du démantèlement de la compagnie. Pourquoi le mouvement de contestation actuel ne reconnaîtil pas Khodorkovski comme leader politique ? Même dans le Conseil de Coordination que l’opposition vient de former, Khodorkovski n’a aucune place, même symbolique… Peut-être les principaux opposants n’y pensent-ils pas ? Ou peut-être portentils sur Khodorkovski un regard inquiet, pour ne pas dire jaloux. A mon avis, au niveau intellectuel, il surpasse tous ceux que l’on con sidère aujou rd’hu i com me le s leade r s de l’opposition. Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce livre ? Pour faire bref : la complexité de la tâche. Propos recueillis par Dmitri Vachelin


MARC CHAGALL, AOÛT 1934. DE RETOUR EN FRANCE APRÈS UN VOYAGE EN PALESTINE, CHAGALL SE MIT À TRAVAILLER SUR LES ILLUSTRATIONS DE LA BIBLE POUR A.VOLLARD.

Des héros aux ailes brisées Le nouveau roman de Lioudmila Oulitskaïa, La Tente verte, sur les dissidents soviétiques, est très attendu en France en 2013. nées 1960 jusqu’au début des années 1980, quand les arrestations ou les internements en hôpital psychiatrique pour cause « d’agitation antisoviétique » ou de « hooliganisme » étaient monnaie courante. Le thème le plus important du roman est la matu r ité morale de l’ind iv idu, sa conscience et sa liberté. Doit-il faire prendre des risques énormes ou suivre les rêgles établies ? Pourquoi certains individus développent-ils une responsabilité morale tandis que d’autres, non ? Les principaux tournants dans le destin des protagonistes sont les interrogatoires du KGB. Ils ont mis au pied du mur, confrontés à une fêlure, physique et morale. Une esquisse de Vroubel – un ange aux ailes brisées – suspendue au-dessus du lit de Tamara, sert de métaphore. Et elle sert très prosaïquement à payer les coûts du départ pour rejoindre l’être aimé émigré. Lioudmila Oulitskaïa ne donne pas une série d’événements linéaires, elle opte pour des spirales liées aux personnages. Chaque chapitre est enchevêtré dans l’autre et change la perspective. Le motif est complexe et souvent fatalement brisé à l’intersection de plusieurs lignes de vie. En plus de la poésie omniprésente, l’auteure distille un humour très personnel. Parfois, elle comprime le temps en des événements historiques, comme l’horreur archaïque de Moscou au moment de la mort de Staline. Parfois, l’absurde apparaît, lorsque Macha détourne de l’argent et s’achète secrètement des bottes de pêcheur. Elles se révéleront trop petites, alors elle les bourrera d’une copie circulant sous le manteau de l’Archipel du Goulag, interdit, et cachera le tout au-dessus des toilettes. Peu de temps après, la datcha du « Roi Arthur » sera l’objet d’une perquisition qui retournera tout et mènera à la confiscation de livres, mais le carton contenant les bottes ne

sera pas découvert et le beau-père de Macha échappera à l’arrestation. Ceux qui sont en prison ou dans les camps sont marqués à vie et la plupart meurent jeunes. Lioudmila Oulitskaïa met le point final avec la mort de Joseph Brodski en 1996, à New York. Mais Brodski, condamné en tant que « parasite » en 1964 et expulsé du pays en 1972, devenu anonyme, incarne les poètes et les dissidents : Siniavski, Daniel, Galanskov, Bukowski, Gorbanevskaïa, le général Grigorenko, etc. Le prototype pour Micha est le poète Ilia Gabaï. Les destins d’Ilia, Sania et des femmes sont des compilations de plusieurs biographies. L’auteure mixe fiction et travail documentaire. Andreï Sakharov n’a besoin d’aucun masque. Elle décrit simplement une visite auprès du physicien et défenseur des droits de l’homme qui a accepté l’humiliation car il avait considéré l’utilisation de quelque chose de plus important comme un privilège personnel. Dans les rêves d’Olga, ils sont tous rassemblés, vivants et morts, traîtres, coupables et victimes. Lioudmila Oulitskaïa ne condamne personne, mais son amour va aux gens solides et au x p o è t e s d o t é s d ’ u n e conscience. Ruth Wyneken

BIOGRAPHIE

epuis ses débuts, la littérature en Russie incarne la conscience de la nation et l’écrivain est considéré comme une autorité morale. Le verbe artistique ne jouit pas seulement d’une grande importance dans la population mais il est également redouté par le pouvoir. La censure s’est abattue sur Pouchkine et Gogol en passant par Dostoïevski et Soljenitsyne. Tandis que l’historiographie officielle défigure ou escamote la vérité, la littérature ose s’en approcher. Le nouveau roman de Lioudmila Oulitskaïa, La Tente verte, commence là où s’arrête le plus grand roman de la perestroïka, d’Anatoli Rybakov, Les Enfants de l’Arbat, c’est-à-dire à la mort de Staline. C’est une mise en garde contre un retour au stalinisme, contre la glorification du « glorieux passé soviétique » et la soumission aux autorités. Il donne au lecteur un aperçu des dilemmes de l’individu face à un État totalitaire, qui se prétend gardien des libertés et de la justice sociale. Les trois camarades d’école Ilia, Sania, Micha et les jeunes Tamara, Galia et Olga sont nés avant la guerre et grandissent dans les années 1950 à Moscou. Les jeunes gens sont sensibilisés par Viktor Chengueli, un professeur engagé sur les questions culturelles, sociales et éthiques. « La littérature est la seule chose qui aide l’homme à survivre, à se réconcilier avec son temps », leur apprend-il. Ils comprendront plus tard que ce postulat s’applique à tous les arts, Sania en tant que musicologue, Ilia en tant que photographe et Micha en tant que poète et professeur. Bien que n’étant pas actifs politiquement, ils entrent rapidement en contradiction avec la doctrine d’État soviétique. Consients de leur responsabilité morale, ils devinrent fatalement des marginaux et des « ennemis ». Le livre tourne autour de la période de la dissidence soviétique dans les an-

Lioudmila Oulitskaïa est née le 23 février 1943 en Bachkyrie. Diplômée en biologie, elle devient chercheuse en génétique à l’Académie des Sciences de l’URSS, puis se tourne vers l’écriture. En 1994, sa nouvelle « Sonietchka » est très remarquée en France, et reçoit le prix Médicis. Lioudmila Oulitskaïa a été nommée Officier de l’Ordre des Palmes Académiques en 2003 et de l’Ordre des Arts en 2004. En 2011, elle a été lauréate du Prix de Simone de Beauvoir.

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BIOGRAPHIE

Mikhaïl Chichkine est né en 1961 à Moscou d’un père sous-marinier et d’une mère enseignante. Diplômé de la Faculté romano-germanique de Moscou. Il a souvent changé de profession : concierge, professeur d’allemand et d’anglais. Chichkine est publié depuis 1993. Paru en français, « Dans les pas de Byron et Tolstoï » a reçu le prix du meilleur livre étranger en 2005.

Deux heures moins dix Chichkine livre un ouvrage puissant qui a reçu le prix du Grand Livre en Russie. Il sollicite la sagacité du lecteur avec plusieurs niveaux de lecture.

se sont aimés le temps d’un été, avant que la guerre ne les sépare. Ils se sont aimés, trois jours peutêtre. Désormais ils s’écrivent. Au-delà de la vie et de la mort, deux voix qui s’élancent l’une vers l’autre, mais dont les messages, on le comprend très vite, ne parviennent jamais à leur destinataire. En deux heures moins dix, la perception du réel, de l’espace et du temps est faussée. Le temps de sa correspondance à lui, Volodia, le temps d’une guerre, 3 ans peut être, ne correspond pas à son temps à elle, Sacha, que l’on suit le temps d’une vie d’adulte, 33 ans sans doute. 3 jours, 3 ans ou 33 ans, quelle importance ? Le temps, c’est nous… Nous sommes ses vecteurs, nous disparaîtrons et la guérison viendra.Le temps aura passé comme une angine dira Volodia. L’important c’est la vie, « la vie bruyante, capiteuse, impérissable » et c’est la mort qui lui donne son sens, notamment au moment du passage ultime, éclairé par le sourire de la Joconde, moment où il est tellement important de faire son travail d’humain : « Je ne sais pas si ça l’a aidé à mourir mais moi ça m’a aidé à vivre », « je lui ai tenu la main au moment qui est certainement le

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illusion. Le moi existe, il s’agit de le rendre heureux. Car… L’homme… est le seul être vivant qui sache que la mort est inéluctable. C’est pourquoi il ne faut pas remettre le bonheur à plus tard, il faut être heureux maintenant ». Ne pas espérer, surtout, respirer tout de suite de tout son corps la vie, se réjouir de l’inutile, de ces choses insignifiantes, comme celles évoquées dans leurs souvenirs. Fragments de vie, moments intimes restitués avec leurs odeurs, leurs couleurs et leur bruits, objets, comme cette bague figée dans sa chute qui jalonne un instant de vie, moment d’éternité. L’absence de repères temporels, géographiques, sociologiques confère une dimension universelle à leur parole, comme l’abondance d’éléments physiques : chairs meurtries, plaies infectées, humeurs et fonctions les plus intimes des LIVRE corps, qui soulignent que Volodia et Sacha vivent ce que TITRE : DEUX HEURES MOINS DIX vivent en tout temps et en tout AUTEUR : MIKHAÏL CHICHKINE lieu les hommes et les femmes, ÉDITION : NOIR SUR BLANC avant tout, êtres de chair et de TRADUIT PAR NICOLAS VERON sang. De même, le choix étrange, à première vue, de plus important dans la vie d’un faire que ces deux corresponhomme, et je me suis sentie dances ne communiquent pas, heureuse », disent respective- montre que chacun est enferment Volodia et Sacha. La mort mé dans sa solitude et doit acdes uns est aussi la renaissance complir, chacun, son cycle de des autres, cycles de vies mêlés, vie. Comme dans le royaume comme aussi, dans les récits de du Prêtre Jean « bruyant, caSacha, cette inversion des rôles piteux, impérissable » qui acavec le temps, entre enfants et cueille Volodia. Chichkine parents. Éternel recommence- brouille encore les cartes avec ment. Sur le front, entouré ce royaume mythique « …où d’êtres disloqués, sans identi- chacun connaît son avenir et té, sans visage, confronté à l’ex- vit néanmoins sa propre vie… trême cruauté et à la misère avant que de redevenir ce qu’il humaine, Volodia comprend a « toujours été : chaleur et que « le monde n’est pas un lumière ». songe et le moi n’est pas une Christine Mestre


BIOGRAPHIE

Né en 1960, l’essayiste et écrivain voyageur, Vassili Golovanov est diplômé de la faculté de journalisme de l’Université de Moscou. Il a travaillé comme journaliste puis publié des essais, des nouvelles et des romans dans les revues « Nouvelle jeunesse », « Amitié des peuples » (meilleure publication en 1997), « Nouveau Monde » (meilleure publication en 2004).

Géographe du sens L’écrivain Vassili Golovanov est un des vulgarisateurs russes du concept de géopoétique inventé par le philosophe écossais Kenneth White. uelques anoù « une jeunesse que personne ne connaît né es après encore aiguise l’arme du verbe pour la L’Éloge des future révolte contre l’indigence voyages intriomphante ». sensés, livre Voyage dans le jardin de Priahallucinant dont la traducmoukhino créé par le père de tion fut récompensée par Bakounine qui accueille déle prix Russophonie, les sormais les rassemblements éditions Verdier publient de jeunes anarchistes ; un nouvel opus de Vassili voyage dans la steppe, Golovanov, Espace et lade Touva, à la croisée, byrinthes. Même quête fiédes trajectoires mivreuse, minutieuse et dégratoires des oisespérée, même passion faseaux et des cararouche de cheminer vers v a ne s de s m a r les villages les plus recuchands, entre lés de l’immense pays, pour Europe et Asie ou retrouver sa source. Celle dans celle qui abride la Volga, source de terait, Tchevenmythes en même temps que gour, cité mythique source de vie ; celle de la du roman éponyme Russie, la substance du de Platonov, vers lapeuple russe, ce je-ne-saisquelle Golovanov et quoi sans lequel, écrit Goses complices lovanov, « notre immense s’élancent, à bord littérature (l’un de nos de « La force du rares apports à la culture prolétariat », vieux universelle) deviendra 4X4 qui porte le pour nos enfants aussi il- LIVRE nom d’un cheval du lisible qu’une écriture curoman… « Plus on TITRE : ESPACE ET LABYRINTHES néiforme » ; celle des textes s’éloigne des valAUTEUR : VASSILI GOLOVANOV de cette même littérature. lées des bourgades ÉDITION : VERDIER Car il s’agit bien ultimeet des villes où les TRADUIT PAR HELENE CHATELAIN gens mènent une ment et tant qu’il est temps, encore, de faire du lien vie cupide, menentre la langue et la terre, de donner du sens s o n g è r e , h u m i l i a n t e e t et d’ancrer dans des racines une génération malveillante, plus on s’approche rongée par le consumérisme. de Tchevengour ». « Sans doute l’homme a-t-il besoin de temps Sur les routes, Golovanov reà autre de pénétrer dans d’autres mondes pour monte aux sources des mythes. ne pas se sentir prisonnier de sa vallée de larmes » « Sans mythe, la terre est inerte, nous dit Golovanov qui, dans ses voyages litté- muette, vouée à l’oubli ». Tel un géoraires, nous entraîne à la fois dans une relecture graphe du sens, il élucide avec une des œuvres de Vladimir Khlebnikov ou d’An- incroyable érudition le mystère de la dreï Platonov et dans les lieux qui les ont vus langue : son ancrage géographique, sa naître. Voyage à la source de la Volga, puis dans densité, sa trame, tout ce qu’elle porte d’hisson delta, à Astrakhan, « véritable chaudron toire humaine. Pour Golovanov, c’est l’émerethnique et linguistique, bouillon de culture ver- gence de ce sens, né du dialogue entre la terre bal » qui inspira Khlebnikov, infatigable brico- et la langue, qui permettra aux générations fuleur de mots, poète à l’écoute amoureuse du chant tures de ne pas sombrer dans une « indigence des oiseaux et des langues des hommes, désor- triomphante » et de renouer avec leurs racines. mais présent seulement dans de rares mansardes Christine Mestre

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LE S O MÈR NGE, 19 E DES ET L’ 78. LA PEI TON ENFA NT N S BL EUT T ET ES URE É V ÉS. TD OM OQUE INÉ L E PA A R

Le silence du marchand de honte

BIOGRAPHIE

Vingt ans après avoir tiré sur la foule, un ancien militaire russe expatrié à Paris réalise sa culpabilité et prend le chemin de la rédemption. Iouri Bouïda est né en 1954 à Kaliningrad. Après avoir reçu son diplôme en 1982, il commence à travailler en tant que journaliste. En 1991, Iouri s’installe à Moscou et la même année, il publie des œuvres en prose. Il est l’auteur du roman « Don Domino » (1994, présélectionné pour le prix Booker russe) et du livre « La Fiancée prussienne » (1998), récompensé par le petit prix Apollon Grigoriev et également présélectionné pour le Prix Booker. Le roman a pour la première fois été publié sous forme de livre en 2005.

est la fin des années 20, à Paris. Dans cet entre-deux-guerres défi ni par Bultmann comme « une halte douloureuse entre la Crucifixion et la Résurrection ». Le jazz mêle ses accents à ceux de La Madelon, les cicatrices laissées par la Grande Guerre sur les hommes et sur toute la société sont profondes. Dans ce Paris léger et tragique, où le soleil ensanglante la Seine et les façades, Dali croise Ma-

LA GRAND’ ROUE, 1911-12. RÉALISÉ LORS DU PREMIER VOYAGE DE CHAGALL À PARIS. IL DIRA MÊME : « MON ART A BESOIN DE PARIS COMME L’ARBRE A BESOIN D’EAU ».

demoiselle Channel et Berdiaev Teilhard de Chardin ; Théo, le Russe blanc, croise Mado l’adolescente unijambiste, psychopathe, cynique et pleine de hargne tout droit sortie de la Cour des miracles d’Hugo. Théo, Fiodor Zavalichine, est l’un de ces nombreux Russes qui peuplent Paris et sa banlieue. Ancien militaire, médaillé de la Grande Guerre, c’est la photo pornographique qui lui assure une existence prospère. Théo et ses amis discutent de leur vie à la lumière de la pensée inévitable de Dostoïevski, mais aussi de celle de Pascal, de Spinoza, de la Bible et de la mythologie grecque. Un jour, la vie de Théo bas-

LIVRE TITRE : POTEMKINE OU LE TROISIÈME COEUR AUTEUR : IOURI BOUÏDA ÉDITION : GALLIMARD TRADUIT PAR SOPHIE BENECH

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cule. Il revit, à travers le film d’Eisenstein la tragédie du Potemkine à laquelle il prit part lors de son service militaire à Odessa. Il réalise soudain qu’il a tiré sur d’innocentes victimes, des femmes et des enfants et, tel Zossime, le héros de Dostoïevski, rattrapé par la culpabilité, il court se dénoncer à la police. Mais la justice des hommes ne peut juger un crime qui remonte à 20 ans et Dieu, « ce marchand de honte », demeure silencieux… « Le châtiment est inexorable uniquement dans le cas ou Dieu existe ». Théo devra faire seul son chemin expiatoire. Le médecin qui soigne sa soudaine épilepsie le met en garde : « Le sentiment de culpabilité est une chose dangereuse… il est fréquent qu’il oblige un homme à commettre des actions fatales, qu’il fasse de lui un esclave et un monstre ». Justement, un curieux engrenage transforme notre héros en quête de rédemption en « serial


killer », les crimes des autres étant au passage mis à son compte... Il quitte Paris avec Mado, couple improbable lancé dans un « road movie » qui doit les conduire à Lourdes où un charlatan a promis à Mado de faire repousser sa jambe. Sur son chemin de croix, Théo sent peu à peu palpiter dans sa poitrine un autre cœur à côté du sien, puis un troisième : le cœur de Jésus, le cœur de l’amour qui est la seule rédemption. Bouïda liv re u n roman dense, complexe, raffiné et cru sur ses thèmes de prédilection, le bien, le mal, le silence de Dieu, le cercle vicieux de la vie et de ses souffrances : « … un labyrinthe dans lequel se cogne et se débat une conscience stupide qui tente de trouver une sortie là où il n’y a pas d’entrée… ». A son habitude, Bouïda flirte avec le

Bouïda livre un roman complexe et cru sur ses thèmes de prédilection fantastique tout en insérant à sa narration un étrange collage de fragments d’articles de presse, certains authentiques, de diagnostics médicaux, de citations des Pensées de Pascal, du Traité sur les duels d’Olivier de la Marche. Il parvient ainsi, dans une langue superbe, parfaitement rendue par la traduction de Sophie Benech, à recréer la sensation tragique et sublime de la condition humaine prisonnière de « la glace millénaire de la solitude… cet espace terrifiant où ne peut vivre qu’un esprit mort, prisonnier d’une géométrie inhumaine, monstrueuse et privée de Dieu ». Christine Mestre

A la recherche d’une oasis culturelle

Cuisinier et professeur de danse, Dimitri Bortnikov ne se considère pas comme écrivain, mais consacre son temps libre à l’écriture. l est difficile pour un Russe de se mettre à écrire en français. Pas pour Dimitri Bortnikov. Non seulement il publie ses livres en français, mais il préfère parler de littérature dans la langue de Molière. Et lorsqu’un francophile russe s’installe à Paris, cela crée tout de s u it e u n « bu z z » d a n s le m i l ie u littéraire. Le parcours de Dimitri Bortnikov est tout sauf ordinaire. Originaire de la région de Kouïbychev (Samara), il fait d’abord des études de médecine comme sa mère, mais interrompt le cursus pour effectuer son service militaire en Iakoutie, dans le stroïbat, le bataillon de construction. Il passera ainsi deux années dans la toundra, au-delà du cercle polaire où il va commencer à écrire. Son premier roman, Syndrome de Fritz, le Booker Prize russe de l’année 2002, a été un succès en Russie et en France. En partie autobiographique, ce livre donne la vision de Bortnikov sur son parcours semé d’embûches. Issu d’une famille noble, il est obligé de vivre dans la misère. Abandonné par ses parents, trop occupés par leur carrière, il est élevé par son arrière-grand-mère aveugle, ayant passé son enfance dans une maison au bord de la Volga dans des conditions moyenâgeuses. Mais c’est dans cette maison qu’est née sa spiritualité, que son monde intérieur s’est enrichi et qu’il s’est s’initié au slavon. Rien d’étonnant donc que Bortnikov préfère toujours le papier à l’ordinateur, se dise mystique et profondément réactionnaire. Après son service militaire, juste avant l’éclatement de l’URSS, Bortnikov étudie à la faculté des lettres classiques de l’Université de Samara et continue à chercher sa voie. Il est tour à tour cuisinier, aide-soignant dans une maternité et professeur de danse, consacrant son temps libre à l’écriture.

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N’ayant pas trouvé ses lecteurs en Russie, Dimitri Bortnikov s’est lancé à leur recherche en France. Et le résultat est plutôt satisfaisant. « En termes de littérature, les Français sont au dessert, tandis que nous (les Russes) sommes toujours au plat principal. Je me sens certes comme un dessert bizarre, mais tous les écrivains sont exotiques aux yeux des lecteurs français », dit-il en souriant. En évoquant la littérature russe moderne, Bortnikov reprend son air sérieux. « C’est la traversée du désert, comme disait le philosophe Gilles Delheuze. Et j’ai beaucoup de compassion pour ceux qui sont nés en Russie maintenant. C’est un véritable désert culturel. En France, c’est aussi le désert, mais il est bien irrigué. Dommage, car les Russes vivent sur trop de matière. Et pour l’animer, il faut un souffle d’Hercule ». En visite à Marseille pour le mois de novembre (2012) sur l’invitation de l’association Peuple & Culture, Dimitri Bortnikov participe à des discussions littéraires, lit des extraits de ses œuvres, et anime des ateliers de traduction. Il y a quelques mois, il a terminé de traduire en français les lettres d’Ivan le Terrible (Ivan le Sevère dit le Terrible, Je suis la paix en guerre, publié aux éditions Allia). « C’est une torture que j’ai infligé aux deux langues, dont aucune n’est ma langue maternelle », souligne-t-il, en parlant du slavon et du français. Bortnikov ne serait pas un homme de lettres si pour lui la traduction, une profession qui nécessite beaucoup de rigueur, n’était pas devenue « une contrebande littéraire, une transfiguration qui consiste à faire « chauffer » la phrase dans une langue pour la tordre selon la structure d’une autre langue ». C’est certainement sa manière audacieuse d’interpréter les choses simples qui intrigue les lecteurs français. Eugène Zagrebnov

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Combat contre la servilité et la mentalité de troupeau

AU-DESSUS DE LA VILLE, 19141918. DE RETOUR À VITEBSK CHAGALL PEINT SON BONHEUR FAMILIAL ET CÉLÈBRE SON AMOUR POUR SA FEMME.

Andreï Makine fait partie du cercle très restreint des auteurs russes qui écrivent directement dans la langue de Molière.

BIOGRAPHIE

LIVRE

’ouvrage d’Andreï Makine L e Livre d es brè ves amours éternelles s’inscrit dans la droite ligne de ces précédents romans, La Femme qui attendait, La Vie d’un homme inconnu, L’Amour humain où, déjà, l’auteur écrivait : « Il n’y a que l’amour pour sauver l’humain ». Makine persiste et signe avec huit récits, souvenirs de moments de la vie du narrateur, de l’enfance à l’âge mûr. Moments fugaces et pourtant essentiels. Transporté par la fulgurante évidence de la force de l’amour, celui qui

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Andreï Makine est né en 1957 à Krasnoïarsk. Il est diplômé de la Faculté de philologie de l’Université d’État de Moscou. En 1987, lors d’un voyage en France, il demande l’asile politique, qui lui est accordé. Il a reçu les prix Goncourt et Médicis pour son roman « Le Testament français », traduit dans 35 langues.

les vit est posé au cœur du monde dans sa plénitude d’humain, au-delà des enjeux misérables que lui proposent les sociétés, totalitaires ou libérales, au-delà de l’espace, du temps, de la mort, de la laideur du monde. Instantanés emblématiques de moments de vie qui mettent en scène des destins sculptés dans la masse d’une société cruelle. Estropiés de la vie, femmes inconsolables, amants séparés par le tourbillon de l’Histoire ou Don Quichotte exsangue, tel Dmitri Ress que l’on retrouve dans les pre-

TITRE : LE LIVRE DES BRÈVES AMOURS ÉTERNELLES AUTEUR : ANDREÏ MAKINE ÉDITION : SEUIL TRADUIT PAR JOELLE DUBLANCHET

La société se divise en trois catégories : conciliants, ricaneurs et révoltés miers et derniers récits et qui s’épuise dans un combat inégal contre une société qu’il divise en trois catégories : « Les conciliants, les ricaneurs, les révoltés ». Mais il y a aussi ceux qui, sans pour autant hurler avec les loups, ne les combattent pas, car la haine est absente de leur cœur, « ceux qui ont la sagesse de s’arrêter dans une ruelle et de regarder la neige tomber,

de voir une lampe qui s’est allumée dans une fenêtre, de humer la senteur du bois qui brûle ». Makine évoque bien sûr la Russie soviétique, l’avenir radieux dont rêve l’enfant, et qui ne viendra pas, la désillusion de l’adolescent, les vies meurtries, ceux qui combattent « la servilité avec laquelle tout homme en tout temps renie l’intelligence pour rejoindre le troupeau ». On se situe dans l’universel, et c’est l’homme qui importe. « Dans ce duel avec l’Histoire, il ne peut pas y avoir de vainqueur », toutes les sociétés fabriquent des créatures serviles, mais chaque homme, dès lors qu’il abandonne la quête d’un bonheur d’animal bien nourri, est « capable de quitter la marche grégaire du défilé, ses vociférations exaltées, ses emblèmes écrasants, ses mensonges » et d’accéder au bonheur, dans le partage d’un moment humble et essentiel. Christine Mestre

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