Extrait de "Petit musée d'histoire littéraire"

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Nadja Cohen & Anne Reverseau

Petit Musée d’histoire littéraire 1900-1950

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



Nadja Cohen & Anne Reverseau (dir.)

Petit musée d’histoire littéraire 1900-1950 Préface de Thomas Clerc

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



extrait



Musée de la Littérature Thomas Clerc J’aimerais écrire un roman dont l’action se passe dans un grand magasin ou un supermarché. Après avoir épuisé le 10e arrondissement de Paris (dans lequel j’habite), mon appartement (dans lequel je continue de vivre) et mes forces (qui baissent), j’espère étendre mes explorations territoriales à l’échelle, intermédiaire entre l’extérieur et l’intérieur, de la grande surface. Reste à choisir la cible. Ce n’est pas une mince affaire. Comment la Littérature se débrouille-t-elle du fétichisme de la marchandise ? Le beau et original livre que vous avez sous les yeux propose un certain nombre de pistes. J’envisage toujours les espaces comme des musées. Qu’ils soient privés ou artistiques, champêtres ou publics, extérieurs ou professionnels, les espaces m’apparaissent d’emblée comme des musées – d’où le sous-titre de mon entreprise urbaine de description ambulatoire, entamée en 2007, Paris, musée du xxie siècle. L’expression prête à confusion, qui démarque le Paris, capitale du xixe siècle de Walter Benjamin avec distance, puisque Paris ne sera pas la capitale du xxie siècle : c’est déjà pas mal d’avoir remporté la médaille d’or une fois. Mais si Paris doit devenir le musée de notre siècle, c’est toute l’ambivalence du terme « musée » qu’il faut repenser. Le musée est un lieu inspiré-inspirant : ceux qui croient le dénigrer en insistant sur son aspect académique oublient trop vite qu’il est d’abord une institution révolutionnaire ; qu’il est aussi une école du regard. Dans sa Présentation du « Musée de la littérature », Paul Valéry écrivait déjà en 1937 : « Le problème général d’une Exposition est de faire voir. » Telle est la question que se sont posée les auteurs de ce livre destiné à montrer la Littérature autrement ; tel est aus5


si mon problème lorsque j’aborde un livre qui va quadriller un espace. La Littérature est une discipline matérielle : il lui arrive certes de traiter de questions métaphysiques, mais on n’imagine pas Blaise Pascal sans son cilice ni Tolstoï sans sa canne de pèlerin. On a beaucoup trop insisté sur la dimension idéaliste de l’art verbal. Paul Valéry, dont on ne peut qu’admirer l’intelligence, avait tort d’écrire dans le même texte : « Quoi de plus abstrait que l’activité littéraire ? » Les mots sont d’abord une matière, qui renvoie à d’autres matières (il est vrai qu’il n’est pas d’auteur moins réaliste que Valéry). De cette intellectualité de la Littérature, « Monsieur Texte » nous propose une contre-épreuve trop simple, l’exhibition des manuscrits, comme si l’idéalité de l’art littéraire se résolvait dans l’exposition muséale de ses origines de papier. Paul Valéry sépare les opérations de l’esprit des choses de la vie matérielle. Son génie est un génie réducteur, qui fait l’économie du sensible et se complaît dans la pure abstraction. Or, même les termes abstraits sont pleins de résonances concrètes : qu’estce que l’amour sans un lit aux draps blancs, l’amitié sans une bière au café, la jalousie sans une fenêtre ? Qu’est-ce que la haine sans une Kalachnikov et l’harmonie sans une guitare Fender ? (Comme on le voit, je suis partisan d’introduire les marques, ces noms propres tout à fait communs, dans le musée de la Littérature). Il est impie de séparer le verbe de la marchandise, de mépriser comme ineptes les productions industrielles, de faire une différence de nature entre le livre et ce qu’il contient ou ce qui l’entoure. Les objets me touchent donc. Leur part esthétique autant que pratique relève d’une totalité qui équivaut à celle, mystérieuse, de l’écriture. (Par parenthèse, je ne crois guère à la dématérialisation objectale qu’on nous annonce partout. Que le livre soit remplacé par l’écran et le cd par Internet ne


changera pas grand-chose, puisqu’un ordinateur est un objet qui en contient d’autres – j’ai également le projet d’écrire un texte « sur » mon ordinateur, l’ibook G4 sur lequel j’écris ce texte-ci, mais sur lequel je n’écrirai pas ce texte-là, car d’ici là je l’aurai remplacé par un modèle plus performant.) La production d’objets n’ira pas s’amoindrissant ; l’homme a besoin de remplir son vide. Seuls les esprits forts peuvent s’entourer de rien. En réalité, l’homme moderne est un clochard encombré de sacs, que le vide des espaces infinis effraie, surtout sous son propre toit. L’accumulation reste la règle, l’objet étant un objet de besoin et d’envie. Je poserai donc la relation entre la Littérature et les choses comme une relation de désir, c’est-à-dire de possession. J’ai toujours pensé que la Littérature était une manière d’associer l’être et l’avoir, cet avoir philosophiquement discrédité par une tradition puritaine et spiritualiste. Nul être plus matérialiste que moi ; enfant, ce que je préférais pendant la messe ce n’était pas la prière récitée froidement par des cœurs tièdes, mais les bancs de bois poli, les vitraux verts et rouges, l’encens trop fort, tout le décorum du catholicisme qui sauvait par une garniture attirante un plat insuffisamment relevé. Les ornements étaient l’essentiel ; j’aimais le missel de série.

(…)


1904 Le corset Contraint à l’exil après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, Stefan Zweig entreprend d’écrire Le Monde d’hier (Die Welt von Gestern). Dans ces « mémoires d’un Européen », il s’intéresse aux bouleversements culturels de l’entre-deux-guerres et notamment aux transformations de la mode féminine. Un phénomène jusqu’alors inédit en Europe retient son attention : la révolution qui consiste à montrer ses jambes en public. Il y voit un signe de la course inéluctable qui guide ses contemporains vers plus d’ouverture, d’individualisme et de désoPublicité pour la fabrique de corsets béissance. C’est là un des signes du Feder et Piesen (Prague), 1899. déclin de ce qu’il appelle avec mépris « l’ère des convenances ». Selon Zweig, une plus grande libération encore vient de la disparition du corset, ce curieux vêtement, composé de baleines rigides, qui transforme les femmes en étranges créatures entravées dans leurs mouvements. Le corset matérialise la prison sociale qui tient les femmes captives de bien des façons. Mais cette barrière qui les soustrait littéralement à tout contact physique est aussi un objet de fantasme. Ce vêtement, le plus féminin qui soit, suggère la promesse interdite d’un plaisir lascif et alimente

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Petit musée d’histoire littéraire l’imaginaire de la sexualité féminine qui obsède la culture fin-de-siècle. Mais comment jouer un rôle effectif dans la société, notamment dans le champ de la production culturelle, lorsque l’on est considérée comme une « idole de perversité » ? Placées sur un piédestal, objets d’un culte érotique célébré par les artistes, les écrivains et les psychiatres, les femmes ne sont guère prises au sérieux dans leur pratique artistique. De ce point de vue, l’étonnement exprimé en 1912 par le philosophe Georg Simmel devant la banalité et le caractère conventionnel de la littérature féminine est emblématique d’un scepticisme presque universel quant aux capacités créatives et intellectuelles des femmes. Un corps corseté serait simplement, de l’avis général, le reflet d’un esprit étriqué. Le corset étant la quintessence de la féminité (bien que son usage soit remis en question par le discours réformiste), il est omniprésent dans le monde des femmes : magazines féminins, revues de mode et de décoration, manuels d’économie domestique et de savoir-vivre. Attirail spécifiquement féminin aux connotations érotiques, les corsets sont des motifs iconographiques privilégiés pour les artistes d’avant-garde, du bordel fin-de-siècle de Toulouse-Lautrec aux représentations grotesques de la sexualité féminine d’Otto Dix ou de George Grosz. À l’exception des instructions de lavage et des ouvrages érotiques, toutefois, ce sous-vêtement est pudiquement passé sous silence dans les arts et la littérature mainstream. En particulier et de manière remarquable dans les œuvres des femmes écrivains. Depuis la fin du xviiie siècle, la bourgeoisie allemande s’est forgé une culture du travail et de la décence qui se distingue à la fois de la culture « libertine » de l’aristocratie et de celle des nations environnantes (lisez : la France !). Les convenances également mises en évidence par Stefan Zweig imprégnaient profondément l’ensemble de la production littéraire jusqu’à l’arrivée du naturalisme (et même au-delà) et plus encore les

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Le corset écrits des femmes écrivains, dont l’œuvre était sans exception dominée par la vertu et la pudeur. Dans ce contexte, un recueil de nouvelles intitulé Histoires de corsets (Corsetgeschichten), écrit en 1904 par une femme écrivain ayant pour nom de guerre Dolorosa, ne manque pas d’attirer l’attention. Cette personnalité hors-norme s’est rendue célèbre dans la vie nocturne berlinoise au tournant du siècle par les récitals de poésie sadomasochiste qu’elle donne alors dans le cabaret « Chez le Pégase affamé ». Après la fermeture du lieu par les autorités, Dolorosa change d’activité et écrit des romans traitant des tabous de la société bourgeoise. L’une de ces œuvres est justement le recueil Histoires de corsets qui peut être considéré comme une aberration pour bien des raisons. La dédicace provocatrice à « une gracieuse amie », inscrite par son auteur au fronton d’un recueil sur un sous-vêtement, n’est pas la moindre. Le livre est d’ailleurs interdit après sa première publication. Pourtant il ne contient rien d’autre que ce qu’il annonce : des histoires courtes, parfois un peu bizarres et coquines, à la fois très banales et curieuses, sur les corsets féminins. Prenons un exemple intitulé Le Corset sur le trône. L’objet éponyme est de toute beauté : « dans toute sa grâce, le corset était posé sur une petite table. Il avait la douce teinte rose d’un bouton de laurier et exhalait un parfum sucré, lascif ». L’histoire commence à Londres, où un voleur que rien n’arrête terrorise les habitantes de la ville. Bien qu’il puisse un peu évoquer Jack l’Éventreur, ce criminel n’en veut ni à l’argent ni à la vie humaine mais attaque plutôt de jeunes et jolies femmes pour leur dérober leur corset. L’impertinence est à son comble lorsque c’est la fille même du chef de la police, Miss Mildred Wimbledon, qui devient sa victime. Elle est embarquée dans une voiture par deux hommes et emmenée dans une maison, mais au lieu d’être jetée dans une sombre cellule, elle est précautionneusement déposée sur un siège dans un salon « plein des petits

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Petit musée d’histoire littéraire objets les plus précieux du monde, venant de Chine et du Japon, d’Égypte et d’Afrique du Sud, de Laponie et d’Inde ». Au lieu d’un personnage infâme, le voleur se révèle être « le plus beau et le plus charmant jeune homme qu’elle ait vu de toute sa vie ». Il la prie de lui donner son corset (non sans la laisser discrètement aux soins d’une bonne pour l’aider à se dévêtir) et à son retour lui montre la collection qu’il a constituée. Les femmes, dit-il, sont sans foi ni loi mais leurs corsets sont jolis, doux et loyaux. À la vue de son sous-vêtement, « le jeune homme tombe à genoux, presse le corset passionnément contre son cœur et l’embrasse passionnément ». Pendant ce temps, l’héroïne, dont le « cœur virginal » a été touché, ose à peine regarder le beau jeune homme qui « ressemble au marbre d’Apollon du British Museum », « presse ses mains délicates sur son cœur qui bat la chamade ». Il la ramène chez elle et disparaît de Londres, pour la rencontrer des mois plus tard en Italie, où il se révèle être un prince, vivant dans un château dans lequel le corset de Mildred est littéralement assis sur un trône. Ils se marient et Mildred en personne prend la place de son corset « sur le trône de son cœur ». L’intrigue de base de cette nouvelle est consacrée à un fétichiste des sous-vêtements féminins. Le récit, qui accumule les poncifs de la littérature romantique féminine du xixe siècle, forme un tel contraste avec le thème pathologique abordé, qu’il tourne à la parodie. La langue outrageusement sentimentale et l’improbable happy end d’une telle histoire expliquent qu’on lise la nouvelle comme une critique des conventions morales de la littérature féminine bourgeoise. Le personnage masculin, mû par une passion extrême pour ses chers objets, explique à sa victime qu’il ne comprend pas « pourquoi les poètes ne consacrent pas leurs plus beaux hymnes au corset poétique » et affirme : « Si j’étais l’un d’eux, je louerais le corset dans des vers incomparables ».

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Le corset De toute évidence, tel n’est pas l’objectif de l’auteur de cette prose. En créant un nouvel objet littéraire – le corset –, Dolorosa rejette l’enfermement de la femme aussi bien dans le rôle de reine de cœur (symbolique) que dans celui d’objet érotique. Mais elle le fait dans un subtil travestissement littéraire, courant ainsi le risque que celui-ci ne soit pas identifié comme tel et, donc, soit considéré comme un rebut de cette littérature féminine jugée banale et conventionnelle. À peine dix ans plus tard, les femmes écrivains et artistes des avant-gardes comme Hannah Höch, Else Lasker-Schüler, Lotte Pritzel, Emmy Hennings, par des biais différents, feront de la destruction de la mascarade bourgeoise leur objectif avoué. Mais il fallait bien que quelqu’un commence à desserrer le corset pour permettre aux femmes de prendre une profonde inspiration. Anke Gilleir Traduit de l’anglais par Nadja Cohen & Anne Reverseau Pour

aller plus loin

Gisela Brinker-Gabler, Deutsche Literatur von Frauen, Munich, Beck, 1988. Rita Felski, The Gender of Modernity, Cambridge Mass, Harvard University Press, 1995. Ute Frevert, Women in German History : From Bourgeois Emancipation to Sexual Liberation, United Kingdom, Bloomsbury, 1990.

le maillot de Musidora, la robe rouge, la veste du dandy

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1943 Le tabac

Photogramme de Pipe smoking d’Hixrat, 2014.

Dans un entretien qu’il accorde à Claude Lanzmann en juin 1967 pour Lui, Georges Simenon est interrogé sur la relation qu’il entretient avec la pipe : Lanzmann – Maintenant, […] on va parler de la pipe… puisque vous êtes un fameux fumeur de pipe ! […] Est-ce que vous pouvez me définir […] ce que l’on ressent vraiment en fumant ce qu’on appelle « une bonne pipe »… [ ?] Simenon – Eh bien, cela vous donne une certaine détente, en même temps qu’une certaine assurance. Le matin, par exemple, […] [e]n même temps que je prends mes premières gorgées de thé, eh bien, je prends mes premières bouffées de tabac. Le fait de me mettre la pipe aux dents, dès le matin, cela signifie que la journée commence, que je suis éveillé, et que je suis de plain-pied avec la vie. […] J’ai commencé à fumer très tôt, vers l’âge de treize ans. Est-ce venu d’une certaine timidité, d’un besoin de me croire un homme ? C’est fort possible mais je m’en réjouis !

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Le tabac Lanzmann – Vous fumiez en cachette de vos parents ? Simenon – Non, non. Mon père ne me disait rien. Mon père était trop intelligent pour m’empêcher de faire quoi que ce soit, il savait que je l’aurais fait tout de même.

Une telle confession peut paraître bien banale. Elle condense certains clichés relatifs à ce que le tabac représente, du geste devenu quotidien accompagnant le réveil à l’accession fantasmatique à la maturité. Mais pour un Simenon, la pipe est indissociable de son image. Simenon sans sa pipe ne serait pas tout à fait Simenon, comme si l’inspiration venait à ce fumeur invétéré par la grâce du tabac qu’il consume à longueur de journée. Tous les écrivains fumeurs ne sont pas des adeptes de la pipe, qui a fini par devenir une sorte de club réservé, voire d’aristocratie au sein du monde des fumeurs. Si l’histoire de la cigarette remonte, en Europe, à plusieurs siècles, c’est au cours d’un xxe siècle qui a été marqué par sa progressive démocratisation, avant la lutte dont l’industrie du tabac a été l’objet, que la cigarette a connu son âge d’or. Des grands bourgeois aux ouvriers en passant par la classe moyenne, la cigarette semble avoir pénétré l’ensemble des classes sociales. Plus modeste que la pipe, la cigarette a marqué de façon massive l’imagerie du xxe siècle, au point de faire partie de la panoplie de l’écrivain moderne. Combien d’images ne seraient pas ce qu’elles ont été sans ce petit tube de papier se consumant au bord des lèvres ou au bout des doigts ? Petit florilège (non exhaustif, loin s’en faut) de ceux que l’on n’imagine guère sans une cigarette : Blaise Cendrars, Marguerite Duras, Jean-Paul Sartre, Jacques Prévert, André Malraux (bien qu’on la lui ait retirée sur un timbre à son effigie). Pour les écrivains, de quoi la cigarette est-elle le signe ? Si pour certains elle fait partie de leur look, sans occuper pour autant une place centrale dans leurs œuvres, pour d’autres,

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Petit musée d’histoire littéraire elle semble accompagner l’écriture au quotidien, voire constituer leur identité d’auteur. Ainsi chez Blaise Cendrars, qui a livré le symbolisme de son pseudonyme en renvoyant aux figures conjuguées de la braise (Blaise) et de la cendre (Cendrars), la cigarette figure une identité résolument placée sous le signe du phénix. De fait, peu de clichés le représentent sans cet accessoire, forme iconique secrète du pseudonyme. Cet avènement du pseudonyme et sa relation à la cigarette prennent corps en 1932 dans Vol à voile, récit d’apparence autobiographique dans lequel l’écrivain relate comment, à l’occasion d’une scène de reproches que lui fait son père (qui a appris que son fils faisait l’école buissonnière et avait accumulé des dettes), il s’empare des cigarettes de ce dernier : Il s’était affalé sur son bureau, la tête dans les bras […]. Une boîte de cigarettes qu’il venait de renverser se vidait doucement, […] les cigarettes tombant à terre, une à une. […] Je ramassai les cigarettes par terre. […] J’en allumai une.

Si l’activité du fumeur s’initie souvent sous le signe de l’illicite, du défi adressé à l’autorité, ramasser les cigarettes de ce paternel effondré et « en allum[er] une » revient à prendre la relève du père en faisant main basse sur l’un des attributs de sa virilité. Et ce père d’interroger son fils : – Tu fumes ? – Oui, papa. – Depuis quand ? […] – Depuis… depuis toujours.

Bien que la cigarette qu’allume celui qui s’appelle encore Frédéric Sauser semble sa première, cela ne l’empêche pas de répondre à son père qu’il fume « depuis toujours ». Cette invraisemblance affichée signe en sous-main la naissance d’un pseudonyme dont l’auteur a donné à penser qu’il l’a également porté « depuis toujours », puisque Cendrars a, tout au

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Le tabac long de sa vie, dissimulé son véritable nom et fait passer son pseudonyme pour un nom authentique. Vol à voile se clôt sur la fuite du nid familial d’un jeune homme qui deviendra une figure emblématique de la bourlingue. Ainsi la cigarette apparaît-elle chez Cendrars comme le marqueur par excellence d’une posture d’aventurier mais aussi, plus largement, de l’inscription de l’écrivain dans le monde, qui le met « de plain-pied avec la vie », à l’instar de la pipe matinale de Simenon ou de celles qu’évoque Sartre dans L’Être et le Néant (1943). Comme Italo Svevo dans La Conscience de Zenon (La Coscienza di Zeno, 1923), Sartre décrit les affres de l’arrêt du tabac : Il y a quelques années, je fus amené à décider de ne plus fumer. Le débat fut rude et, à la vérité, je ne me souciais pas tant du goût du tabac que j’allais perdre que du sens de l’acte de fumer. […] [J]e fumais au spectacle, le matin en travaillant, le soir après dîner, et il me semblait qu’en cessant de fumer j’allais ôter de son intérêt au spectacle, sa saveur au repas du soir, sa fraîche vivacité au travail du matin. Quel que dût être l’événement inattendu qui frapperait mes yeux, il me semblait qu’il était fondamentalement appauvri dès lors que je ne pouvais plus l’accueillir en fumant. […] [F]umer est une réaction appropriative destructrice. Le tabac est un symbole de l’être « approprié », puisqu’il est détruit sur le rythme de mon souffle […], qu’il passe en moi et que son changement en moi-même se manifeste symboliquement par la transformation du solide consumé en fumée. […] [L]a réaction d’appropriation destructrice du tabac valait symboliquement pour une destruction appropriative du monde entier. À travers le tabac que je fumais, c’était le monde qui brûlait, qui se fumait, qui se résorbait en vapeur pour rentrer en moi. Je dus, pour maintenir ma décision, réaliser une sorte de décristallisation, c’est-à-dire que je réduisis […] le tabac à n’être plus rien que lui-même : une herbe qui grille […].

Objet par excellence soumis à compulsion, la pipe revêt dans la phénoménologie sartrienne du fumeur les traits d’un objet transitionnel, vecteur d’une manie dont il s’agit

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Petit musée d’histoire littéraire de se débarrasser. Chose curieuse, Sartre ne dit rien de ce qui l’a poussé à rompre avec ce qu’il présente comme une mauvaise habitude. En outre, s’il abandonnera la pipe, le tabac ne sera pas banni de son existence. Alors que les photographies de jeunesse de Sartre le montrent fréquemment pipe au bec, celles qui suivent la Seconde Guerre mondiale le présentent muni d’une cigarette. D’une façon de consumer le monde à l’autre une transition s’est faite, accompagnant l’engagement qui fera de Sartre une figure en vue du tout Paris littéraire de l’après-guerre existentialiste. Si fumer apparaît comme le point de contact de la littérature et du monde, la pipe de Simenon n’est pas la cigarette de Cendrars ou celle de Sartre. La première, plutôt casanière ou bourgeoise, se distingue de la seconde, qui affiche un goût plus tapageur de l’aventure, ou de l’engagement. Aussi la seule infidélité publique à la cigarette commise par Sartre n’en fut peut-être pas une : en 1960, Sartre et Simone de Beauvoir se rendent à Cuba et y rencontrent Ernesto Che Guevara, qui allumera un cigare au premier, ainsi qu’on le voit sur plusieurs clichés immortalisant ce moment. Le cigare n’est plus ici le symbole de la bourgeoisie occidentale – comme chez Freud –, mais bien celui d’une révolution populaire. David Martens Pour

aller plus loin

Sylvain Bouyer & Alain Gaffet, Anthropologie du tabac, Paris, L’Harmattan, 1997. Philippe Grimbert, Pas de fumée sans Freud. Psychanalyse du fumeur, Paris, Hachette Littératures, 1999. Richard Klein, Cigarettes are Sublime, Durham, Londres, Duke University Press, 1994, p. 86.

la machine Enigma, la veste du dandy, le passeport

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Table des matières Préface : « Musée de la Littérature » (Thomas Clerc) 5 1900 – Le manuel scolaire (Guillaume Willem) 9 1901 – Le canapé (Manuel Charpy & Léonor Delaunay) 13 1902 – La pastille (Myriam Boucharenc) 19 1903 – Le vélo (Sami Sjöberg) 24 1904 – Le corset (Anke Gilleir) 29 1905 – Le colt (Matthieu Letourneux) 34 1906 – Le manège (Jan Baetens) 39 1907 – La revue (Kristof Van Gansen) 44 1908 – L’automobile (Pieter Verstraeten) 49 1909 – L’avion (Sami Sjöberg) 55 1910 – Le mouchoir (Marieke Winkler) 59 1911 – La veste du dandy (Aleide Vanmol & Nadja Cohen) 64 1912 – La médaille d’or de littérature (David Martens) 69 1913 – La chaise de repos (Stijn De Cauwer) 75 1914 – La robe rouge (Sarah Bonciarelli) 79 1915 – Le masque à gaz (Bram Lambrecht) 83 1916 – Le drapeau (Jan Baetens) 88 1917 – Les toilettes (Pieter Verstraeten) 93 1918 – La carte de visite (Anne Reverseau) 99 1919 – Les brouillons de cafés (Anne Reverseau) 104 1920 – Les ciseaux (Gaëlle Théval) 109 1921 – L’écran de cinéma (Nadja Cohen) 115 1922 – Le masque d’art primitif (Lancelot Arzel) 120


1923 – Le maillot de Musidora (Nadja Cohen) 125 1924 – L’objectif (Nadja Cohen & Carmen Van den Bergh) 129 1925 – Les gants de boxe (Thomas Bauer) 134 1926 – Le meuble d’archive (Stijn De Cauwer) 139 1927 – La malle de voyage (Maéva Bovio) 143 1928 – Le mannequin (Marcela Scibiorska) 149 1929 – Le passeport (Matthias Somers) 154 1930 – Le microphone (Cyril De Beun) 160 1931 – Le menu (Bart Van den Bossche) 165 1932 – L’enseigne lumineuse (Nadja Cohen, Anne Reverseau & Carmen Van den Bergh) 171 1933 – L’Orient-Express (Dirk De Geest) 177 1934 – La bibliothèque (Olivier Belin) 184 1935 – La bouteille de Perrier (Myriam Boucharenc) 190 1936 – La chaîne de montage (Sascha Bru) 196 1937 – Le tract (Florian Mahot Boudias) 201 1938 – Le bleu de travail (Robin Vogelzang) 206 1939 – La machine Enigma (Tom Willaert & Cyril De Beun) 211 1940 – La radio (Céline Pardo) 217 1941 – Le gramophone (Tom Vandevelde & Tom Willaert) 224 1942 – Le platane (Jan Baetens) 229 1943 – Le tabac (David Martens) 234 1944 – Le pain (Nadja Cohen & Anne Reverseau) 239 1945 – La bombe (Tom Serpieters) 244 1946 – Le disque de jazz (Robin Vogelzang) 250 1947 – Les barbelés (Perrine Coudurier) 256 1948 – Le mur d’images (Laurie-Anne Laget & Anne Reverseau) 260 1949 – La télévision (Jan Baetens) 266


1950 – L’horloge anglaise (Karel Vanhaesebrouck) 271 Postface : « La fabrique du Petit musée d’histoire littéraire » (Nadja Cohen & Anne Reverseau) 276 Sources et crédits iconographiques 280


Petit Musée d’histoire littéraire octobre 2015

Une histoire littéraire buissonnière. Ainsi pourrait-on qualifier le parcours original auquel nous convie cet ouvrage. Loin des découpes scolaires en mouvements ou en genres, ce livre propose une lecture insolente et insolite de cinquante années de littérature – de 1900 à 1950 – par le prisme des objets. Objets de tous les jours comme le tabac, le vélo ou le mouchoir, objets d’écrivains comme la machine à écrire, la revue ou la carte de visite, objets de la modernité technique comme le microphone, la radio ou la télévision, accessoires féminins mythiques comme le corset, la robe rouge ou le maillot de l’actrice Musidora dans Les Vampires de Feuillade : tous ont quelque chose à nous dire de l’imaginaire littéraire et de la condition des écrivains de cette époque. Mais cette histoire littéraire tangible permet aussi de retracer cinquante ans de bouleversements techniques, artistiques et sociaux dont les écrivains ont été des témoins privilégiés. Richement illustré par des documents d’époque, ce livre prolonge et réinvente l’héritage du Projet d’histoire littéraire d’Aragon, des Mythologies de Roland Barthes, mais aussi des Je me souviens de Georges Perec. Docteurs en littérature française du XXe siècle, Nadja Cohen et Anne Reverseau travaillent à l’université de Leuven. Spécialiste des rapports entre littérature et cinéma, Nadja Cohen est l’auteur de Les poètes modernes et le cinéma, 1910-1930 (Garnier, 2014) et d’articles consacrés à Breton, Aragon, Michaux et Fondane. Anne Reverseau est spécialiste de photolittérature et étudie l’esthétique documentaire en poésie. Elle est l’auteur de Le Sens de la vue. Le Regard photographique dans la poésie moderne française (Pups, 2015).

Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874493058 ISBN 978-2-87449-305-8 304 pages – 20 €


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