Frederic Lebas revue Societes MAGISTER LUDI

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MAGISTER LUDI

Le jeu peut être sérieux. Et les prises de consciences qu’il confère, renferment une part de sublime. D’après ce constat, ce texte invite à réfléchir sur la notion de jeu, en prenant appui sur le discours spéculatifs et fictionnel du Jeu des perles de verre d’Herman Hesse, afin d’illustrer que possiblement le drame advient lorsqu’il s’actualise et prend consistance. C’est-à-dire lorsque le jeu, au-delà de son caractère transitionnel, se referme sur lui-même, c'est-à-dire lorsqu’il n’est plus ouvert.


« Le jeu est une sorte de coup de force, au milieu du « clair-obscur » de la vie quotidienne, il lance un défi à la calme stagnation du monde » Jean Duvignaud, Le jeu du jeu. « J’aime celui qui a honte quand le dé tombe à son avantage et qui demande alors suis-je donc un tricheur ? – Car il veut son déclin. » Friedrich Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra.

PROLEGOMÈME Prendre la mesure et l’étendue du monde dans le lequel nous nous situons, comporte une part de sublime au sens qu’Edmund Burke lui donne. Qui ne s’est jamais adonné à ce subtil jeu des sens qui consiste à se procurer du plaisir, de la jouissance, en ce qui nous fait peur et nous terrifie. Les profondeurs abyssales des gouffres, l’infini horizontal du désert, le grouillement des forêts primaires, ou le déchaînement des forces vives de la nature cosmique, sont sources de découvertes et d’étonnement, autant que de mélancolie, voire de sentiment morbide. Saisir sa mesure, c’est aussi envisager de prendre connaissance de son fonctionnement interne, et c’est ici que ce dessine le sublime de la complexité, pour mimer la réversibilité entre nature et culture. Aujourd’hui, l’appel du vide de l’abîme, où se sont perdu tant d’apprentis démiurges, est désormais orchestré par la Théorie du jeu et du joueur rationnel issu des travaux en cybernétique de Von Neuman et Morgenstein. Ils invitèrent à systématiser de manière exhaustive la variabilité des « inputs » et « outputs » d’un phénomène, et l’organiser en système logicomathématique. Il en découlera par la suite le principe de simulation. Ainsi, les jeux portent désormais en leur sein cet insatiable appétit de connaissance et de maîtrise, et c’est en cela qu’ils renferment cette part de sublime. Malgré l’étymologie latine du jeu, jocus, signifiant la plaisanterie ou le badinage, on conviendra suite aux travaux de Joan Huizinga, qui insistera sur ce fait dès les premières pages

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d’Homo ludens1, que le ludique relève du sérieux. Certaines conduites des joueurs rationnels, peuvent à bien des égards nous effrayer de part leurs niveaux d’abstraction et du sérieux dont ces joueurs font preuve. Accepter les règles, c’est comme être saisi et possédé par elles. Et quand bien même nous refuserions de jouer, nous sommes tout de même obligés d’élaborer des stratégies et de suivre des règles. Peut-on dès lors, se tenir endehors du jeu ? Sur le plateau de jeu, ou grand échiquier, géoéco-politique du monde, nous sommes dépendant des coups que posent les joueurs/décideurs. N’y aurait-il plus d’en dehors comme l’espèrent les libertaires ? Un lieu où il est possible d’inventer, d’imaginer d’autres jeux, stratégies et mode d’exploration de la vie ? Ceci peut sembler bien caricatural de donner une importance aussi conséquente à cette notion de jeu comme moteur civilisationnel, mais fort est de constater dans nos sociétés contemporaines sa prééminence par sa prise de conscience. Ne serait-ce qu’en observant les jeux-vidéos, que ce soit les MMORPG2, les god games3, et dans les MUD (multi-user donjon) tel World of Warcraft (WOW). Les puissances créatrices qui sont mises en œuvre pour former ces mondes fictifs, élèvent le jeu au rang d’œuvre d’art. La griserie et l’exaltation du vertige du projet wagnérien, le Gesamkunstwerk, ne sont ici jamais très loin ! Cette manière de discourir sur le jeu n’est pas l’apanage d’une étude des phénomènes qui le déconstruise, selon les approches comme celles de Johan Huizinga ou de Roger Caillois. Ces études s’accordent également avec la désignation que propose Varga Zoltan pour résumer la perspective de Friedrich Von Schiller. C'est-à-dire de considérer le jeu comme un discours spéculatif4 La démarche de Schiller pour définir ce vers quoi l’éducation de l’homme5 doit se diriger est la synthèse de la dualité entre l’« instinct formel » ayant pour principale visée de saisir la réalité selon ses a priori; « ce mot [formel] comprenant toutes 1

Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Ed. Nrf Gallimard, Paris, 1951, p. 23. 2 MMORPG : massive multiplayer online role-playing games (jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs) 3 Jeu où le joueur détient certains pouvoir lui permettant de contrôler un très grand nombres de paramètres, tel que le Civilization ou Populous. A cela on peut ajouter un jeu comme Spore Creatures où l’on crée tour à tour des êtres vivants, leur civilisation et leur expansion en colonisant l’espace. 4 Varga Zoltán, Les jeux de la théorie, la théorie des jeux -- le jeu comme objet conceptuel dans la théorie littéraire, http://magyar-irodalom.elte.hu/palimpszeszt/11_szam/01.htm 5 Friedrich Von Schiller, Lettre sur l’éducation esthétique de l’homme, Ed. Aubier, Coll. Bilingue, 1992 (1795).

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les qualités formelles des choses et tous leurs rapports avec les facultés pensantes »6 et l’« instinct sensible » qui « a sa source dans notre existence physique ou dans notre nature physique; son rôle est d'insérer l'homme dans les limites le temps et de le transformer en matière. »7. De leur synthèse naîtrait l’instinct de jeu. Schiller propose de développer une « forme vivante » en tant que beauté qui allierait les sens et la raison, autrement dit de tenter de canaliser les deux principaux faisceaux dissociant la condition de l’homme moderne. Ce dernier hésitant entre une orientation immanente, matérialiste et sensualiste, et une orientation transcendante, valorisant la forme esthétique idéale. Michel Maffesoli désignerait ce processus par la « raison sensible », pour paraphraser le titre de son ouvrage, dont la bildung, « […] comme instinct de formation qui incite chaque être vivant à adopter une forme précise, puis à la conserver. »8, vers laquelle mène le jeu, conduirait vers une intensification de la relation nature/culture et son dépassement. Ce dernier précise que la bildung désigne l’ouverture vers la grâce divine, la maya, illusion nécessaire à toute formation du monde imaginal. C’est certainement au travers de l’art d’inventer des jeux et d’y jouer, le jeu comme symbole du monde dirait Eugen Fink, que se loge le cœur des processus de dénaturalisation de la nature et de sa culturalisation. En la déconstruisant puis en la reconstruisant, en simulant et créant ses principes d’organisation, ou en agissant directement sur ces variables : on déciderait de ses futures formations. Et en cela on participerait à sa désindividuation formatrice. C’est sans compter une autre facette dont les incidences ont des effets pour le moins directs sur la vie quotidienne : le langage commun est substitué par celui de la science. Il s’agit des métasjeux qui consistent à créer des systèmes multi-variables permettant « idéalement » de simuler des systèmes complexes dont la subtilité et la métastabilité dépasse de loin l’entendement. Il en est ainsi pour les écosystèmes, les variations de la bourse mondiale, la météorologie, le déplacement des populations et bien entendu la politique et la guerre qui ont été les premiers domaines à faire l’objet de simulation… Dans ces domaines, il n’y a pas ce même souci de pensée intégrative selon Edgar Morin, de la conjonction de l’un 6

Le formel selon Schiller renvoie au domaine de la raison qui s’emploie à quadriller l’existence, ibid. p. 215. Reprenant la pensée d’Héraclite et le projet heideggérien, Eugen Fink souligne les limitations du pouvoir d’action de l’homme sur la nature par la techné : « Comme technite, l’homme produit des choses qui, sans lui, n’existeraient pas dans la nature ; il a un pouvoir créateur limité. » Eugen Fink, Le jeu comme symbole du monde, Ed. De Minuit, Coll. Arguments, Paris, 2007 (1960), p. 27. 7 Lettre sur l’éducation esthétique de l’homme, op. cit., p. 183. 8 Eloge de la raison sensible, Ed. La Table Ronde, Coll. La petite Vermillon, Paris, 2005 (1996), p. 135.

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et du multiple, l’unitas multiplex. Une démarche qui permettrait, tout à la fois, de préserver une ouverture et cohérence aux systèmes étudiés ; tout en se préservant des écueils de la simplification réductrice, de la disjonction des savoirs les uns par rapports aux autres. Réduire et simplifier les données « mondaines » à un algorithme, et gérer ses inputs et outputs par une « machine nontriviale »9 est un péril vers lequel la raison abstraite du joueur rationnel peut mener. Si leurs visées de ces méta-jeux étaient mues par la soif, libido sciendi, de comprendre et d’expliquer, selon son étymologie première - déplier -, il n’y aurait rien d’inquiétant à cela, seulement les finalités et actions sont souvent mues, libido dominandi, vers des objectifs utilitaristes et instrumentaux. Si le jeu se ferme sur lui-même de manière autoréférentielle, n’étant plus considéré comme ouvert, s’il prend en conséquence une dimension par trop ontologique et tautologique, les possibilités de créer de nouveaux vecteurs, de nouvelles manières d’appréhender la vie, ces formes vivantes selon Schiller, par hybridation, mutation, s’amenuisent et deviennent nulles. C’est dans les discours spéculatifs, que l’on peut rapprocher de la science-fiction, au moment où l’on tente de créer de nouveaux socles à l’imaginaire, qu’éclot le jeu des possibles en devenir. Ne faut-il pas y voir dans le terreau de ces fictions des lieux où se décident les tentatives d’individuation du jeu, du Grand jeu, ou de la Grande Œuvre alchimique ? LORSQUE LE MAGISTER LUDI QUITTE LE JEU Le discours spéculatif du jeu ce décèle au mieux dans le genre de la fiction. L’une des démonstrations les plus convaincantes du projet Schillérien se situe dans l’ouvrage initiatique d’Hermann Hesse, Le jeu des Perles des verres, Essai de Biographie du Magister Ludi Joseph Valet10. Ce dernier inspira une première génération en 1930 en Allemagne, mais ne connut que peu de succès en Europe. Sa littérature d’éducateur, versée dans le mysticisme, le catholicisme et le I-Ching, était alors considérée comme Kitsch. C’est aux USA, au début des années 60, que Hesse connut le succès qu’on lui connaît pour être plébiscité au sein de la culture de la beat generation par Timothy Leary. Ici nous ne nous attarderons pas à tous les détails du récit, ni ne résumerons toutes les étapes spirituelles et initiatiques que gravit 9

Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Ed. Seuil, Coll. Points Essais, 2005 (1990), pp. 109-110. 10 Hermann Hesse, Le jeu des Perles de verre, Ed. LGF, Coll. Le Livre de Poches, Paris, 2002 (1943).

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Joseph Knecht, traduit en français par Joseph Valet. Valet est la figure archétypale du disciple modèle et ordonné du joueur talentueux dont la modestie n’a d’égal que le génie et la juvénile sagesse. L’irrésistible ascension de Valet jusqu’à la plus haute sphère de l’ordre spirituel du jeu, Magister Ludi, repose sur le même archétype du Puer aeternus11, autrement dit, du retour de la figure mystique de l’enfant éternel, privilégiée en nos sociétés contemporaine selon Michel Maffesoli et dont l’une des cristallisations serait Harry Potter. Le Jeu des Perles de Verres est une anticipation se situant dans un temps et un lieu fictif nommé l’Universitas Litterarum, correspondant de manière arbitraire à l’année 2200 de notre ère. Le Jeux des perles de verre est une réponse d’Hesse aux traumatismes des deux guerres mondiales, un espoir de l’humanité.12 Toute l’existence de Joseph Valet est tendue vers la réalisation de l’harmonie universelle. Après avoir gravit tous les échelons de la hiérarchie, accablé par les responsabilités qui lui incombent de la gestion de Castalie, Valet ne trouve plus en elle les satisfactions passées. Prenant conscience du décalage entre le monde spirituel et le monde profane, grâce aux enseignements historiques de Jacobus et les joutes verbales enflammées engagées avec son camarade d’étude de jeunesse Plionio Designori ; il décide de quitter l’ordre pour prendre en charge l’éducation de Tito, le fils de Designori. Non sans avoir au préalable donné les motifs de son départ : son profond désir de se consacrer à la pédagogie et de dispenser son savoir. Autre raison de se revirement, le jeu, emblème de la vie dans la Cité, est en passe de s’éteindre pour un nouvel âge. Castalie est insensible et aveugle à la décadence qui l’entoure, aux guerres et changements politiques tous proches. « C’est le joyau à la fois le plus précieux et inutile, le plus aimé et le plus fragile de notre trésor. C’est lui qui périra le premier. »13 Au fur et à mesure le jeu se ferme au monde extérieur, Castalie n’est plus en 11

Michel Maffesoli, Iconologies. Nos idol@tries postmodernes, Ed. Albin Michel , Paris, 2008, p. 172. 12 On pourrait rapprocher cette manière de considérer le futur selon la psychohistoire que développa Isaac Asimov dans sa série inachevée Fondation (Le cycle de Fondation (7 tomes) Ed. Gallimard, Coll. Folio Sciences-fictions, Paris, 2001 (1951-1992)). L’une des questions qu’il pose est : comment préserver une frange de l’humanité de sa propre destruction après avoir décelé les premiers signes avant-coureurs de sa décadence grâce à la science de la psychohistoire ? La stratégie, le Plan Seldon dans l’ouvrage, consiste à laisser décliner l’humanité jusqu’à son effondrement final, puis d’y réinjecter au moment opportun les arts et techniques pour relancer la civilisation. La mémoire humaine, et ceux qui ont conçu et veillent au bon déroulement du plan Seldon ont été au préalable envoyés dans un lieu reculé de la galaxie. Le rôle du Jeu de perles de verre fonctionne d’une manière à peu près similaire, hormis qu’il n’y pas de grand plan ordonnateur du futur. 13 Le jeu des perles de verre, op. cit.

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harmonie, en sympathie avec le monde en pleine évolution qui l’entoure, elle reste vissée sur son propre nombril que lui impose le mode rationnel, doctrinal et dogmatique qui lui est échut. Précision utile, la technique ne rentre pas en ligne de compte. Au commencement Le jeu des perles de verre fonctionnait en système ouvert, et il est désormais contaminé par la pathologie de la raison : « La pathologie de la raison est la rationalisation qui enferme le réel dans un système d’idées cohérentes mais partiels et unilatéral, et qui ne sait ni qu’une partie du réel est irrationalisable, ni que la rationalité a pour mission de dialoguer avec l’irrationalité. »14. Les castaliens malgré leur ouverture n’ont pas su préserver le jeu ouvert, se renouveler de lui-même et s’adapter à son environnement. C’est dans ce moment de félicité pendant lequel Joseph Knecht, malade, juste après être parvenu à toucher l’âme du fougueux et talentueux Tito, symbole de l’esprit rebelle, de la liberté, qu’il se noie, touché par la grâce de la Maya. Cette noyade n’est en fait que la transmission de son ultime enseignement, celle de l’humilité face à l’orgueil de la hiérarchie de Castalie et la révélation, l’acmé de l’esprit, qu’Edouard Sans en avant-propos désigne par « […] l’ultime synthèse : L’Humain véritable ne se réalise que lorsque l’Esprit et la vie, l’Esprit et la nature se servent réciproquement en fusionnant dans l’unité cosmique »15. Ainsi, bien que s’appliquant à sa tâche avec ferveur et dévouement, tel qu’il est exigé de tous les habitants de Castalie, il se désengage à mesure des responsabilités de Magister ludi qui lui incombent pour se tourner vers sa propre quête intérieure, mettant à mal la sûreté déjà bien élimée de son ordre. Il ressort de ces quelques repères restituant cet ouvrage dans ses grandes lignes que le jeu en lui-même brille par son absence puisqu’il n’est pas précisément expliqué par l’auteur. Si ce n’est qu’il est vaguement décrit comme un agencement complexe, dont la trame principale est constituée selon une partition musicale ou une modélisation mathématique, embrassant tous les champs du savoir : comme synthèse suprême des sciences et des arts, un langage universel basé sur la proportion des formes et l’harmonie musicale. Ce jeu des jeux qui délaisse l’« inventaire spirituel du monde »16 ainsi que toutes formes de séduction et copinage de cours, privilégie comme l’une de ces principales composantes la contemplation, la vita contemplativa, et du sentiment religieux : « Il est devenu le symbole, l’union mystica de tous les membres séparés de l’Universitas Litterarum. »17. Enfin, le jeu ne s’enseigne qu’en Castalie et 14

Introduction à la pensé complexe, op. cit., pp. 23-24. Le jeu des perles de verre, op. cit., p. 36. 16 Ibid., p. 92. 17 Ibid., p. 92. 15

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dans ses écoles, et c’est en enseignant et exerçant Le jeu des perles de verre que la culture se trouve ainsi conservée. Selon sa posture mythocritique, Gilbert Durand dit des œuvres de Hesse, et de Gide, quelles révèlent l’« antichambre de l’angoisse contemporain »18, c'est-à-dire qu’elles constatent l’échec de fond de la problématique moderne au sens que le pluralisme « […] n’est jamais assumé, repris en main »19 : un pluralisme inachevé se distinguant de l’altérité. Pour Durand le symbole de l’échec est l’ombre de la mort qui accompagne les principaux protagonistes des romans d’Hesse et de Gide, comme symbolisation de leur échec. À ce sujet, décider du moment de sa mort fait parti des ultimes enseignements prodigué par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, « Celui qui accomplit meurt de sa mort victorieusement, entouré de ceux qui espèrent et promettent. »20. Un échec aux relents de victoire certes, Hesse étant un grand lecteur de Nietzsche. Cependant pour Gilbert Durand, les protagonistes de ses romans ne surent pas restaurer le mythe hermétiste et alchimiste et aboutir à une maturation de l’être, comme a pu y parvenir Charles Baudelaire, comme figure tutélaire et décadente de la critique de la modernité. L’une des particularités du Jeu des perles de verre soulignée ciavant est l’absence de règles, de mode d’emploi clairement établi et édicté. Et les différentes acceptions du terme jeu traduit en langue anglaise par game et playing, dont la langue française ne traduit pas toute la subtilité, sont utiles pour nous aider à comprendre cette absence dans le récit d’Hesse. Le game se définit comme un jeu qui respecte au sens strict les règles comme organisées et immuables, ce qui correspond, par exemple, aux rites initiatiques très codifiés. Tandis que le playing, prend une connotation plus large, laissant un espace de liberté pour que s’expriment pleinement l’improvisation et le sens de la créativité. Pourrait-on imaginer qu’un jeu puisse se passer de règles, de codes ? Tout du moins, peut-on envisager que les règles se créent au fur et à mesure que l’on s’y adonne ? Est-ce que l’absence de règles signifierait que l’on ait intégré les règles du jeu au point que toutes postures autoréflexives deviennent impossibles ? Si l’on transpose autrement, on ne respecterait plus explicitement la morale en tant que telle. Il se sécrèterait en revanche une éthique du joueur partagée et implicite et non dogmatique entre les partenaires. À l’heure actuelle, les adultes et les jeunes jouent et jouer permettrait de préserver une jeunesse en développant et conservant ses facultés 18

Figures mythiques et visages de l’œuvre, Ed. Berg International, Coll. L’île verte, Paris, 1979, p. 262. 19 Ibid., p 262. 20 Ainsi parlait Zarathoustra, Ed. Librairie Générale Française, Coll. Livre de poche Classique de poche, Paris, 1983, p. 91.

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d’apprentissage, d’adaptation et d’écoute envers le monde : « On a là, encore, une des marques du mythe de « l’enfant éternel » qui n’a que faire des qualifications morales judicatives ou normatives propres à la logique du politique. Pour reprendre une expression courante, être « cool » vis-à-vis de soi-même, des autres ou de la vie en général semble être la seule injonction qui soit admise dans la structuration collective. »21 À cet égard, il s’agit de jeux dont on peine à comprendre le fonctionnement puisqu’ils tentent de s’émanciper de tout fondement. Ceci nous amène à penser le jeu autrement : il n’est plus de l’ordre du ludus, mais de la paidia, des « […] manifestations spontanées de l’instinct de jeu »22 selon Roger Caillois. DEDALES D’ESPACES TRANSITIONNELS Il faut préciser avant de poursuivre plus avant notre réflexion, que nous nous inspirons largement des espaces potentiels ou transitionnels23 que mit en évidence le psychanalyste Donald Woods Winnicott. Cette intuition théorique lui permit d’appréhender le rôle fondamental du jeu comme capacité de création d’un espace intermédiaire entre le dedans et le dehors ; comme lieu d’illusion nécessaire dans lequel l’enfant va se réaliser dans la quête de son moi au début de la relation avec sa mère. L’élaboration de ces espaces topologiques revêt toutefois une importance cruciale et singulière dans l’appréhension de nos sociétés contemporaines, comme plus généralement dans tous phénomènes culturels24. Les théories relatives au jeu se dissimulant en toutes activités humaines, nous amènent à penser la société comme une succession d’espaces transitionnels, tous plus ou moins vastes, renfermant en chacun d’eux un principe de réalité qui leur est propre. Nous sommes en mesure d’en ressentir l’impact à l’aune de l’invention des jeux de rôle qui prirent leur essor grâce à Donjon & Dragon commercialisé dès 1974. A contrario des Wargames ou jeu de plateaux plus anciens qui se restreignaient exclusivement à des phases de combats, Gary Gygax et Dave

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Michel Maffesoli, L’étoffe du réel in revue Sociétés n°92, 2006/2, Ed. De Boeck, Bruxelles, p.81 22 Les jeux et les Hommes Le masque et le vertige, Ed. Gallimard, Coll. Idées, Paris, 1967, p. 76. 23 Donald Woods Winnicott, Jeu et réalités, Ed. Gallimard, Coll. Points Essais, Paris, 2002 (1975). 24 « Entre objet donné et le sujet subi, le « transitionnel » est la première œuvre de l’homme. Le langage, l’écriture, la culture s’engouffreront dans le sillon du premier jouet, de l’humble ours en peluche… » Beaux-arts et archétypes : La religion de l'art, Ed. P.U.F., Paris, 1989, p. 216.

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Arneson ont crée ce jeu d’inspiration médiévale fantastique25, afin de faire vivre leur personnage hors du champ de bataille. On joue aux jeux de rôle à l’aide d’un support papier imprimé ou sur un plateau à l’aide de figurines. Ils exigent certaines prédispositions et facultés de projection imaginative pour se représenter mentalement les univers, ainsi que la capacité de partager cet imaginaire avec les novices. Les principales sources des univers des jeux de rôles sont prolixes et proviennent de la littérature de la science fiction, de l’héroicfantasy, cyberpunk et steampunk. Leur représentation est assurée par les illustrations et certains comics books qui relayent leur engouement. Désormais, l’accès aux mondes des jeux-vidéo est bien plus simple et intuitif, ne serait-ce que par l’immédiateté de l’interactivité qui les caractérise. Jouer, participer, c’est renouveler sa vision du monde. En conséquence, tout jeu ne peut se suffire à lui-même, il y aurait un au-delà du jeu, un hors jeu, à l’image de Joseph Vallet décidant d’abandonner Castalie. Les considérations des créateurs de jeux vidéo, démiurges ou thaumaturges postmodernes, faiseurs d’univers, posent d’ailleurs cette même exigence de la pluralité. En d’autres termes, il s’agirait ici d’accéder à la plénitude et à cette impression de ne faire plus qu’un avec la nature, pour s’abandonner aux illusions de la maya, du jeu parfait et pluriel. Seulement, jusqu’où l’illusion se jouerait de nous ? Parlant des jeux-vidéo et de leur intérêt immersif, on peut rapprocher cette quête à celle que conta Mamoru Oshii dans son film Avalon26, inspiré de la légende de l’île de la fée Morgan du cycle Arthurien. On suit dans ce film les pérégrinations du wisard Ash, joueuse du jeu-vidéo Avalon, jusqu’à ce qu’elle accède au niveau suprême, la Classe Spécial A, dernière étape avant Avalon. Ce film procède par inversion du réel et du virtuel : Ash vie dans un réel qui semble désincarné, aux couleurs sépias anachroniques où étrangement seuls les aliments semblent véritables tandis que l’univers de jeu d’Avalon bien que virtuel nous parait aussi irréel que le quotidien de Ash. C’est au dénouement du film, lorsqu’Ash accède à Avalon, lieu, îlots où se trouvent les âmes des guerriers « non-revenus » que transparaît le réel incarné tel que nous le connaissons en occident : Varsovie, lieu où a été tourné le film. Ici le caractère du game fait place à celui du playing. Le jeu devient un phénomène transitoire permettant d’appréhender une réalité autre dont les bornes ne sont pas fixées. Telle l’émancipation de l’enfant de sa mère par l’intermédiaire de son 25

Principalement issue de l’univers imaginé par J.R.R. Tolkien, notamment le Seigneurs des Anneaux (Le seigneur des anneaux : Tome I, II et III, Ed. Press Pocket, Paris, 1999 (1954-1955)) 26 Mamoru Oshii, Avalon, Cinévia Films, Japon, 2000.

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doudou. Valet approche l’harmonie du cosmos dans sa complétude après s’être détourné de la voie du jeu des perles de verre. Par l’entremise du jeu-vidéo Avalon, Ash quitte son plan de réalité pour se retrouver dans un autre lieu censé être le domaine des dieux, des guerriers : il n’est autre que notre réalité dénuée d’effets spéciaux, purgée de toute fantastique et magie. En jouant, le joueur désire toucher une réalité fictive. Seulement, il ne saurait toutefois se séparer du flux immédiat de la conscience, idéalement d’une réalité infiniment concrète qu’il pourrait à loisir triturer, palper en tout sens et même détruire à sa convenance afin de vérifier sa propre existence corporelle, autant que celle du monde dans lequel il évolue. Le monde de la simulation est au même titre que l’espace transitionnel « une expérience de contrôle du monde »27. Dans le roman d’Hesse, le maître de jeu, celui qui est censé guider spirituellement tous les joueurs de Castalie, quitte ses hautes fonctions et laisse pour ainsi dire le jeu continuer de son propre chef vers son inéluctable déchéance. Le jeu des jeux tournerait en circuit fermé, de manière autonome ou comme dans les jeux-vidéo : le monde virtuel évolue selon ses propres routines, selon les décisions de l’intelligence artificielle devenue magister ludi, un deus ex machina en quelque sorte, enfermé dans une boîte noire. À ce sujet, on peut remarquer la figure obsédante de cette boite noire chez l’auteur Maurice G. Dantec, elle symboliserait dans son ouvrage Grande Jonction le passage dans un camps-monde, une machine monde : la confirmation de l’assomption des machines qui possèderait désormais le verbe, le logos de dieu, et dont la black box figurerait la matrice à partir de laquelle on aurait accès au principe d’individuation constitutif de tout être et étant. « Et l’androïde venu apporter l’immortalité à l’humanité avait dessiné dans l’espace un vaste globe de ses deux mains ouvertes. »28 Ici la boite noire se conjugue à la symbolique de la coupe29 comme réceptacle à une réalité. TRANSPARENCE DE LA MONADE On retrouve ce même souci de globalité et de renoncement de toutes issues chez Walter Benjamin lorsqu’il analyse l’installation « triomphante » de la modernité dans l’Origine du drame baroque allemand dans le passage qui traite de La monadologie. C'est-à-dire du Trauerspiel, le « jeu de la tristesse », du « drame », terme que certain traduisent par 27

Jeu et réalités, op. cit., p. 98. Maurice G. Dantec, Grande Jonction, Ed. Albin Michel, Paris, 2006, p. 709. 29 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l'archétypologie générale, Ed Dunod, Paris, 1992 (1969), p. 320. 28

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« théâtre du deuil ». On sait que Benjamin est influencé par la pensée allégorique comme « saisissement de fragments du passé » réarrangés et réinterprétés selon une perspective rédemptrice et messianique. Il ressort du jeu la figure de l’Angelus Novus, ce messager biblique que Karl Kraus désigne « comme libérateur de l’inhumain en nous »30, venant satisfaire le désire d’autodestruction qui se logerait au plus profond de l’humain. Ce que présage Benjamin, c’est la modernité du débarras : « lieu ambigu où déjà, mémoire et oubli se confondent dans une ténébreuse et profonde unité »31. Une modernité qui accumulerait toutes sortes d’objets fait de bric et de broc, composant un tableau kitsch privé de toute authenticité. Pour Benjamin le principe de la monadologie se résume ainsi : plus l’idée est élevée, plus la monade dans lequel elle s’inscrit, c'est-à-dire la construction d’une proto histoire, deviendrait parfaite et sans faille. C’est pour cette raison que ce dernier précise que la monadologie est le calcul de l’infinitésimal, car bien qu’elle soit une réduction de ce qui nous semble à nos yeux une histoire « naturelle », elle n’en est pas moins la reproduction allégorique et réductrice d’un monde réinterprété jusqu'en ces moindres détails. « L’idée est monade – ce qui signifie en résumé : toute idée renferme l’image d’un monde. La tâche de la présentation de l’idée, ce n’est rien de moins que de dessiner cette image en réduction du monde »32. On retrouve cette même idée chez Dantec dans son ouvrage précédemment cité, Grand jonction, en désignant ce non-lieu comme l’Anome : « Croyez en l’Anome car l’anome croit en vous. »33 L’une des figures de l’impossibilité de contenir la totalité se trouve certainement dans Citizen Kane34 d’Orson Wells, dont fait état Christine Buci Glucksmann dans la Folie du Voir. De ce film qui retrace la vie d’un grand magna de la presse, interprété par Orson Wells lui-même, elle y décèle une manifestation de l’image cristal deleuzienne dans laquelle une temporalité est en germination, une cartographie mentale abstraite35, jusqu’à ce que ce germe cristallin devienne un lieu. Le film débute par le regard plongé dans un presse-papier de cristal de Charles Foster Kane, aux portes de la mort. À son dernier soupir, il prononce l’énigmatique nom de Rose Bud (bouton de rose), dont on apprend à la toute fin du film que c’est le nom gravé sur la luge de son enfance, avant qu’on ne le sépare de sa mère. Si l’on se risque ici à une lecture psychanalytique : la luge est l’objet 30

Christine Buci-Glucksmann, La folie du voir, une esthétique du virtuel, Ed. Galilée, Coll. Débat. Paris, p. 206. 31 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Ed. Flammarion, Coll. Champs, Paris, 2002 (1916). 32 Ibid., p. 46. 33 Grande jonction, op. cit., p. 715. 34 Orson Wells, Citizen Kane, Mercury Productions, RKO Pictures, 1941. 35 La folie du voir, op. cit., p. 205.

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transitionnel et symbole de la séparation avec sa mère Et le presse papier représente l’éclat mémoriel de la prime jeunesse de Kane. À l’âge adulte, il ne cessera de palier la brutale rupture de son enfance en tentant d’actualiser à l’échelle 1/1 cet éclat ; c’est-à dire en accumulant de manière dépareillée – on retrouve ici l’idée de débarras de Benjamin – toutes les richesses et la diversité du monde sur une île au nom de Xanadu36. Après la mort de Kane, on démantèle Xanadu, on assiste à l’inventaire du capharnaüm qu’il s’est constitué. Tout cela signifie bien qu’il est, peut être, impossible de constituer un monde sur des soubassements aussi faibles : celui du souvenir d’un enfant taraudé et déformé par les années. Il ne repose que sur une rêverie allégorique, une allégorie pour Buci-Glucksamn dont le principal drame est de demeurer à l’état de transparence virtuelle. Toutes tentatives de lui offrir un plan de consistance seraient vouées à l’échec, on ne fait que singer le monde en créant des aberrations monstrueuses non-viables… À bien des égards, ceci pose le problème de l’hyperréalité baudrillardienne, de la simulation intégrale de la réalité. À l’image des jeux-vidéo, nous jouerions des jeux dont les partitions et scenarii sont déjà partiellement écrits. La réalité n’est qu’illusion, simulacre de souvenir, substituée par des vécus simulés, pré-calculés et partagés de manière consensuelle ; tout du moins pour ceux qui partagent les mêmes territoires ou niches. Le film Existenz37 de Cronenberg soulève également ce problème de l’hyperréalité dans les jeux-vidéo : tout est virtuel, rien n’est réel, et nous sauterions inlassablement d’une réalité à l’autre, piégés dans différents espaces transitionnels sans que l’on ne sache véritablement quelle est le plan de consistance originel. POUR CONCLURE : GERER L’EMERGENCE Grâce à l’ouvrage initiatique d’Hesse, augmenté de l’apport de Winnicott, nous avons tenté de démontrer que ces jeux qui façonnent le monde ne valent que s’ils sont considérés en tant qu’espace transitionnel. La préservation de cet aspect transitoire de ces machines multivers ouvertes et interopérables contribue à renouveler nos stocks d’expériences, à créer du lien autant que des lieux, pour signifier l’enracinement à partir duquel nous 36

Nom de la résidence d’été de l'empereur Kubilaï Khan. Xanadu est rendu célèbre par le sociologue américain Ted Nelson, inventeur de la notion d’hypertexte : « l’hypertexte est un mode d’organisation des données et un mode de pensée. […] Il s’agit d’un concept unifié d’idées et de données interconnectées, et de la façon dont ces idées et ces données peuvent être éditées sur un écran d’ordinateur ». http://www.electronicshadow.com/biographies/liquid/hprtxtu.htm 37 David Cronenberg, Existenz, Alliance Atlantis, 1999.

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sommes en mesure d’appréhender la porosité des mondes. C’est dans le Jeu des perles verres se loge certainement l’une des limites du jeu. Limite qui constitue également une victoire dans la mesure où elle permet de trouver, toujours et encore, des zones du dehors, des interstices comme nouveaux échappatoires émancipateurs. La limite dans le Jeu des perles de verre que constate Gilbert Durand est l’échec de la quête de la pluralité : le jeu évacue toutes altérités au profit d’un monde abstrait et désert. Et dont l’abstraction ultime est de se dépouiller de ses vêtements, de se mettre à nu, pour enfin se déposséder de sa propre enveloppe charnelle. Hesse procède au « déshabillage de l’âme »38 par la posture ascétique et comme le souligne si justement Durand, a contrario de Baudelaire : il manquerait à l’ascétisme de Valet et aux autres prêtres - la citée de Castalie n’est ouverte qu’aux hommes - c’est l’intégration de l’autre, dont l’incarnation première et étrangère est la femme. L’oubli de l’éternel féminin, du principe d’anima alchimiste, autrement dit, l’absence de cette part d’ombre ne peut conduire à une pensée dionysiaque. Nous aurions pu aussi ajouter l’absence de la technique dans Le jeu des perles de verre, en tant que partition concrète à la formation du monde. Ni Hesse et ni Schiller n’ont su apprécier les conséquences de cette omission. Dans La lettre sur l’éducation esthétique de l’homme, Schiller invite à expurger la société de toutes barbaries, alors qu’il aurait certainement du l’intégrer pour respecter toutes les facettes de l’âme humaine. Mais on ne peut reprocher à Hesse de ne pas avoir entraperçu cette critique. Ce denier en faisant parler Designori sous la colère souligne bien cet aspect : « Vous m’êtes apparus dignes, tantôt d’envie, tantôt de pitié, tantôt de mépris, castrats que vous êtes, artificiellement retenus dans une éternelle enfance, gamins et puérils dans votre monde de jeu, dans ce jardin d’enfants ignorant des passions, proprement enclos et rangé, […] tout émoi du cœur qui vient jeter le trouble est aussitôt contrôlé, dévié et neutralisé par la thérapeutique de la contemplation. »39. En terme schillérien, on tombe dans l’impasse à toucher les formes vivantes par l’instinct de jeu si l’on ne tient pas compte des affects, affects justement par trop lissés par l’éducation contemplative – au sens passif et occidental du terme - castalienne. Que ce soit dans l’engouement des jeux-vidéo ou auparavant des jeux de rôle, les passions et l’esprit de destruction40sont souvent 38

Figures mythique de l’œuvre et visages de l’œuvre, op. cit., p. 273 Jeu des perles de verre, p. 413. 40 En cela il nous faut comme l’invite à la faire Edgar Morin : « Assumer la condition humaine, c’est chercher une sagesse qui assume notre nature d’homo complexus (sapiens-demens-ludens-mythologicus-poeticus) ». L’éthique complexe, Tome 6 de la Méthode, Ed. Seuil, Coll., Paris, 2006 (2004), p. 152. 39

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mis en avant a contrario de la créativité. Ceci ne fait que corroborer au passage la saturation de la modernité et son nécessaire dépassement : à mesure que les espaces se réduisent, c’est-à-dire qu’ils s’enferment sur une seule et même idée totalisante et globalisante, plus nous sommes en quête d’espace du dehors. Par le jeu devenu figure totémique de la postmodernité, par la recherche de mythes au sens polythéiste du terme, l’accès aux formes individuées permettrait de recouvrer des accès vers un « en dehors » que constitue le monde imaginal. Selon Carl Gustav Jung, l’individuation serait cet affrontement et cette intégration de la part d’ombre qui permettrait l’acquisition d’un supplément d’âme et de l’élargissement de la sphère du conscient. Cet élargissement peut faire déborder le jeu du cadre imparti. C’est en cela qu’il peut y avoir un danger et que le jeu devienne véritablement sérieux. C'est-à-dire qu’il nous faut lui être attentif lorsqu’il prend consistance et s’actualise. Comme le souligne Michel Maffesoli à la suite de Benjamin, le drame baroque est une caricature de la tragédie antique, la vie ne peut s’y loger d’aucune façon. L’une des finalités du jeu ne serait-elle pas de le quitter, avant qu’il ne soit complètement sous contrôle, comme une monade définitivement close sur elle-même. Moment où toutes tentatives de rechercher l’altérité est vaine, où tous mystères seraient résolus. Le délaisser, comme l’enfant se séparant de son doudou, afin de passer à un nouvel objet transitionnel et continuer à inventer et expérimenter sans fin d’autres devenirs. L’objet délaissé jouerait toujours, bloqué sur le même mode d’être. Sachant que le jeu est l’une des preuves de notre existence, autant qu’il est l’un des principaux moteurs de notre créativité : l’on ne saurait se satisfaire du jeu que l’on a créé et auquel on joue. L’une des solutions est proposée par Alexandro Jodorowski dans le scénario de la bande dessinée des Technopères41. Le héros, Albino, confronté au monde inhumain de la caste des techno-technos passe plusieurs phases initiatiques pour au final mener une colonie d’élus sur une planète ou les relations humaines et le développement personnel importeraient plus que la vie matérielle. La première phase de ses nombreuses initiations dont seule celle-ci sera mentionnée, est justement de créer des jeux-vidéo simulant l’idéal de vie que le héros s’est lui-même fixé. La seule échappatoire se dessinant avec les jeux initiatiques et mystiques créés par Albino est de redoubler une nouvelle fois ce qui a été auparavant simulé, pour détourner le destin du cours inéluctable des choses : celui de retrouver enfermé dans le jeu. 41

Alexandro Jodorowsky (scénario, dessin : Zoran Janjetov, couleurs : Fred Beltran), Les Technopères, Ed. Les Humanoïdes Associés, Paris, 1998-2006.

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Bibliographie Ouvrage et Articles - Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Ed. Flammarion, Coll. Champs, Paris, 2002 (1916). - Christine Buci-Glucksmann, La folie du voir, une esthétique du virtuel, Ed. Galilée, Coll. Débat. Paris. - Roger Caillois, Les jeux et les Hommes Le masque et le vertige, Ed. Gallimard, Coll. Idées, Paris, 1967. - Gilbert Durand, Beaux-arts et archétypes : La religion de l'art, Ed. P.U.F., Paris, 1989. - Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre, Ed. Berg International, Coll. L’île verte, Paris, 1979. - Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l'archétypologie générale, Ed Dunod, Paris, 1992 (1969) - Jean Duvignaud, Le jeu du jeu, Ed. Balland, Paris, 1980. - Eugen Fink, Le jeu comme symbole du monde, Ed. De Minuit, Coll. Arguments, Paris, 2007 (1960). - Joan Huizinga, Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Ed. Nrf Gallimard, Paris, 1951. - Michel Maffesoli, Eloge de la raison sensible, Ed. La Table Ronde, Coll. La petite Vermillon, Paris, 2005 (1996). - Michel Maffesoli, L’étoffe du réel in revue Sociétés n°92, 2006/2, Ed. De Boeck, Bruxelles. - Michel Maffesoli, Iconologies. Nos idol@tries postmodernes, Ed. Albin Michel , Paris, 2008. - Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Ed. Seuil, Coll. Points Essais, 2005 (1990) - Edgar Morin, L’éthique complexe, Tome 6 de la Méthode, Ed. Seuil, Coll., Paris, 2006 (2004) - Friedrich Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra, Ed. Librairie Générale Française, Coll. Livre de poche Classique de poche, Paris, 1983. - Friedrich Von Schiller, Lettre sur l’éducation esthétique de l’homme, Ed. Aubier, Coll. Bilingue, 1992 (1795). - Donald Woods Winnicott, Jeu et réalités, Ed. Gallimard, Coll. Points Essais, Paris, 2002 (1975).

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- Varga Zoltán, Les jeux de la théorie, la théorie des jeux -- le jeu comme objet conceptuel dans la théorie littéraire, http://magyar-irodalom.elte.hu/palimpszeszt/11_szam/01.htm Œuvres littéraires et filmiques (bande-dessinée) - Isaac Asimov, Le cycle de Fondation (7 tomes) Ed. Gallimard, Coll. Folio Sciences-fictions, Paris, 2001 (1951-1992) - David Cronenberg, Existenz, Alliance Atlantis, 1999. - Hermann Hesse, Le jeu des Perles de verre, Ed. LGF, Coll. Le Livre de poche, Paris, 2002 (1943). - Orson Wells, Citizen Kane, Mercury Productions, RKO Pictures, 1941. - Mamoru Oshii, Avalon, Cinévia Films, Japon, 2000. - Maurice G. Dantec, Grande Jonction, Ed. Albin Michel, Paris, 2006 - Alexandro Jodorowsky : scénario, dessin : Zoran Janjetov, couleurs : Fred Beltran, Les Technopères, Ed. Les Humanoïdes Associés, Paris, 1998-2006.

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