La porte rouge

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Le hall d'entrée de la grande maison était jonché de cartons. Anne les observait, les poings sur les hanches, ne sachant pas lequel ouvrir en premier. La matinée n'étant pas avancée, elle décida de refaire le tour de la grande bâtisse. De grands draps recouvraient encore les meubles anciens dans quelques pièces. Anne en libéra certains dans le grand salon, faisant ainsi valser un nuage de poussière dans le soleil matinal. Dans la cuisine, quelques casseroles en fonte étaient encore suspendues et l'âtre noirci invitait à d'agréables repas. La bibliothèque désormais vide avait dû accueillir un nombre impressionnant d'ouvrages, du sol au plafond. La maison sentait le bois, le vieux papier, le passé, mais aussi l'avenir, un nouveau départ pour la jeune femme. Une vibration dans la poche de son pantalon la sortit de sa rêverie. Un message de Vincent : J'ai besoin de te parler, de te voir. Réponds-moi, reviens... Voilà des semaines qu'elle refusait ses appels et ignorait ses messages. Jamais plus elle ne le laisserait s'approcher. Il était une grande part de ce passé qu'elle fuyait : il était cris, coups, colère. Une fois le téléphone éteint, elle le remit en poche et monta le grand escalier de bois craquant qui menait à l'étage. Quatre grandes chambres promettaient un confort douillet aux couleurs printanières. Au bout du couloir, une magnifique salle de bains au style ancien proposait deux vasques de porcelaine ainsi qu'une grande baignoire sur pieds. Anne se sentait déjà chez elle, ici. Sur le palier, derrière un épais rideau poussiéreux, se trouvait une petite porte de bois qui cachait l'escalier pour monter au grenier. Cette vaste pièce, Anne ne l'avait qu'aperçue rapidement à la première visite, peu de temps avant l'achat. Des tentures faites d'épaisses toiles d'araignée, de vieux cadres vides et ternis, d'antiques mannequins usés et figés dans la poussière et l'oubli. Anne étant une excellente couturière, ces derniers lui seraient d'une grande utilité. Au fond de la pièce équivalente en taille à deux des chambres de l'étage du dessous, une simple porte rouge se dessinait sur le mur de vieille brique. Le panneau supérieur était couvert d'une fine poussière blanche. Anne le caressa du bout du doigt : de la craie. Elle tourna la poignée ronde, mais la porte de bois refusa de s'ouvrir. Il lui faudrait trouver la clé. Les jours suivants, la jeune femme débarrassa la maison de sa poussière et vida une bonne partie de ses cartons pour remplir les meubles de ses affaires. Les derniers propriétaires étaient décédés depuis une petite année, aussi l'endroit était encore en bon état, même le terrain, qui aurait quand même besoin d'un peu d'huile de coude. Vincent continuait son assaut téléphonique d'appels en messages, et Anne l'ignorait toujours superbement. Parfois, entre deux tâches ménagères, elle se mettait subitement à chercher la clé


perdue, et d'autres fois, elle montait au grenier et collait l'oreille à la porte rouge, pour écouter le silence de la pièce secrète. Au fur et à mesure que le sentiment de frustration grandissait, l'idée d'ouvrir la porte de force commença à germer dans son esprit. Un matin de mauvaise humeur, après un rapide petit-déjeuner, elle monta au grenier d'un pas décidé et lança plusieurs fois ses grosses semelles à l'assaut de la malheureuse porte, qui ne broncha pas. Aucun craquement, aucune vibration, rien. Elle semblait soudée à son montant, et plus solide qu'elle n'en avait l'air. D'ailleurs, à y réfléchir, la peinture rouge n'était écaillée à aucun endroit, contrairement aux autres portes, fenêtres et murs de la maison. Le lendemain, Anne se mit en quête d'un pied de biche. La vieille cabane de jardin aux couleurs passées fut entièrement fouillée, et quelques araignées déménagées. Une fois l'outil en main, elle se rendit au grenier avec le même entrain que la veille. La porte lui opposa la même résistance, et la peinture rouge tint bon malgré l'acharnement de la jeune femme. Et c'est en posant un livre sur sa table de chevet qu'un soir, elle le vit : un contour rectangulaire discret dans la plinthe, sur le mur à droite de son lit. Alors elle s'extirpa du cocon de chaleur que lui offrait sa couverture pour s'accroupir et décrocher du bout des doigts le morceau de plinthe, qui céda assez aisément. Anne révéla un espace sombre de la taille d'une boîte à cigares. Curieuse, elle glissa une main dans l'ouverture, tout en craignant qu'une petite bête pleine de pattes n'en profite pour lui grimper dessus. Ses doigts rencontrèrent un morceau de lin clair qui protégeait un objet de la taille d'un livre. Avec douceur, Anne fit glisser le tissu jusqu'à découvrir un carnet de cuir brun usé. En l'ouvrant, elle ne put s'empêcher de le sentir. L'odeur du vieux papier et des mots oubliés. La jeune femme s'assit lourdement sur le lit pour l'étudier. Il était quasiment vide. Vers le milieu, dépassait une photographie en noir et blanc, sur laquelle un bel homme enlaçait tendrement son épouse, qui ressemblait à Anne, quoiqu'un peu plus âgée, avec un style vestimentaire et une coiffure très différents. La jeune femme poussa un petit cri de stupéfaction. Serait-ce sa mère ? Anne retourna la photographie et y vit une date : juillet 1965. Ça ne collait pas. Elle détailla l'image avant d'entamer sa lecture. L'homme nommé en première page : Nicolas Geoffront, laissait un message. J'ai emménagé dans cette propriété le 21 juin 1955, au premier jour de ce qui deviendra le plus bel été de ma vie. C'est là que j'ai découvert le secret de la porte rouge. Une note pliée était glissée dessous. Le message était en partie effacé mais j'ai eu la chance d'en comprendre l'essentiel. Alors voilà... Je m'adresse à toi, qui trouveras ce carnet, un jour, lorsque je ne serai plus. C'est à toi


qu'appartient désormais la porte rouge. Et je te propose un petit jeu. Sur le sol, près de la porte, se trouvera probablement encore un morceau de craie. Utilisele pour y inscrire une date, celle que tu veux... et ouvre la porte. L'homme d'âge mûr qui lui avait vendu la maison à peine quelques semaines plus tôt avait dit être le fils unique des précédents propriétaires. Avait-il connaissance de l'existence de ce carnet ? Il lui avait cédé la propriété pour une bouchée de pain et lui en avait grandement facilité l'acquisition. Une bouffée de curiosité empreinte de peur envahit la jeune femme, qui décida de se prêter au jeu du défunt. Après avoir remis la photographie à sa place, Anne quitta la chambre pieds nus, le carnet en main, uniquement vêtue d'une fine nuisette satinée. Les battements de son cœur faisaient doucement bruisser le tissu sur sa poitrine. Elle ouvrit dans un long grincement la porte qui permettait de monter au grenier. Une bouffée d'air froid et poussiéreux repoussa quelques mèches de ses cheveux blonds dans son dos. Ses pieds laissèrent leur empreinte sur chaque marche. Une fois en haut, elle tira sur une ficelle jaunie qui pendait du plafond. Une frêle lumière jaillit dans un cliquetis. La porte rouge s'imposa à sa vue, et elle oublia le reste. Elle s'en approcha, le carnet serré contre son cœur. Ses doigts s'égarèrent sur la fine poussière de craie blanche qui recouvrait le haut de la porte, laissant un sillon courbe et propre derrière eux. Sur le sol, tout contre le mur de briques, elle remarqua un petit morceau de craie qui n'attendait que sa main. Alors elle se pencha pour le ramasser et le fit plusieurs fois tourner entre ses doigts avec nervosité tout en réfléchissant. A quoi rimait ce petit jeu ? Quelle date pourrait-elle bien inscrire sur la porte ? Qu'y avait-il derrière ? Des archives du passé ? Ces questions, c'est à Nicolas Geoffront qu'elle aurait aimé les poser. Anne leva lentement la main et inscrivit : 21 juin 1955. Aussitôt, une chaude lueur éclaira les contours de la porte. La jeune femme laissa tomber le morceau de craie, qui roula sur le vieux parquet. Elle remit en place la bretelle qui avait glissé sur son épaule et tourna la poignée ronde, le cœur cognant contre le satin. Lorsqu'elle ouvrit la porte, elle fut auréolée de la lumière de l'autre côté. Dans un reflet quasi identique de son grenier, se tenait une silhouette masculine, à contre-jour, devant la porte. L'homme s'écarta doucement et lui tendit la main, un sourire bienveillant à demi-éclairé sur son visage. — Anne, je t'attendais. Sois la bienvenue en 1955. — Nicolas Geoffront ? demanda-t-elle, incrédule.


Il hocha la tête, et son sourire s'éclaira davantage. Elle observa le grenier plus attentivement ; la pièce était vide, mais en meilleur état, et plus propre. Puis son regard s'attarda sur l'homme ; il était beau et son regard perçant accrocha le sien. C'est alors qu'elle comprit : la photographie du passé était son avenir, ici, dans cette même maison, avec lui, et l'homme qui lui avait vendu la propriété était leur fils. Nicolas l'observait réfléchir à toute vitesse, en silence, patient. Après quelques secondes qui lui semblèrent des minutes dans cette sourde bourrasque temporelle, Anne franchit le seuil, lui prit la main et ferma la porte sur son futur passé. De l'autre côté, l'écran de son téléphone s'alluma et des vibrations firent trembler l'appareil sur la table de chevet. Vincent attendait qu'elle décroche.


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