Les territoires de la création

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Les territoires de la création Une contribution au débat public sur l’Art, la culture et les territoires Une publication du festival de Chaillol sous la direction de Michaël Dian

avec la participation de Jean-Marc Adolphe Hervé Cortot Laurent Devèze Michaël Dian Marc Mallen Philippe Mano Catherine Peillon François Rossé Photographies Adrien Perrin



Pour ouvrir... L’aventure du festival de Chaillol (HautesAlpes) a été initiée en 1997 par quelques musiciens, dont le pianiste que j’étais, pour la plupart issus des conservatoires supérieurs de Paris et Lyon. Portés par le désir - adolescent, quelque fois même brutal - de partager une passion pour la musique dont la plupart ont fait leur métier, ces jeunes artistes ont communiqué au festival un élan et un esprit qui se ressentent encore, quelque trois cents concerts plus tard. Pourtant, que de chemin parcouru depuis les premiers concerts dans la modeste salle des fêtes de Chaillol... Si nos premières réalisations étaient déjà de vraies réussites sur le plan musical, elles restaient sourdes, je m’en rend compte aujourd’hui, à ce qui fait la richesse d’un territoire qu’aucun de nous ne connaissait vraiment, lequel n’avait pas encore commencé de nous apprivoiser. Il faudrait raconter bien des choses, le souvenir d’innombrables moments de joie, de grâce quelques fois, et aussi parfois, celui de petits malentendus, pas toujours improductifs d’ailleurs... Ce récit, foisonnant et joyeux, nous l’avons fait dans un livre (1), premier moment d’un regard rétrospectif. En quinze portraits réhaussés d’un travail photographique d’Adrien Perrin - qui signe les photos de cette nouvelle publication - le festival de Chaillol dévoile une partie de son histoire, à travers le regard généreux et lucide de quelques-uns de ceux qui l’accompagnent au quotidien.

La présente brochure, dont le titre conjugue les deux passions qui nous animent - la création musicale, la diversité dans laquelle elle se déploie aujourd’hui, et le territoire entendu dans sa dimension géographique tout autant qu’humaine - procède d’une démarche similaire à celui du livre, qu’elle vient compléter et enrichir d’une dimension plus nettement politique, avec l’ambition de contribuer à un débat en train de s’ouvrir, sur l’avenir des politiques publiques de la culture dans des économies européennes en crise durable. Bien qu’il se déroule l’été, le festival de Chaillol ne s’est jamais vécu comme un énième festival d’été. La nuance peut sembler dérisoire, mais pour minimale qu’elle soit, elle signale l’exigence aussi bien que le projet qui n’ont cessé d’être les nôtres : inscrire une action culturelle dans la continuité et la fidélité avec un héritage intellectuel, une histoire politique. Aussi, on ne s’étonnera pas que, parvenus à une plus grande maturité, nous proposions cette première table ronde (2), que la publication de cette brochure précède de peu. Enfin, j’ai voulu, dans ces pages puis autour d’une table, réunir quelques-unes des personnalités qui ont contribué de manière décisive à l’évolution du festival tout autant qu’à la mienne. Aussi n’est-il pas interdit d’y voir le témoignage d’une amitié, la reconnaissance d’une dette que je suis heureux d’avoir, un jour et pour longtemps, contractée auprès d’elles. Michaël Dian

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Chaillol, portaits d’un festival, Quinze années d’action culturelle en territoire rural de montagne, Éditions Aedam Musicae Les Territoires de la création, table ronde, le samedi 21 juillet 2012, Musée Museum de Gap, 14h00.

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LA CHÈVRE ET LE CHOU Jean-Marc Adolphe Rédacteur en chef de la revue Mouvement

Comment (a)ménager les territoires de la création ? On se pince d’abord pout y croire. A-t-on mal lu ? Au Festival d’Avignon, ce 14 juillet 2012, le grand débat public qu’organise le Syndeac (Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles) est intitulé : « La création est-elle compatible avec la décentralisation ? ». Certes, la question ne vaut pas réponse. Qu’importe l’étiquette du flacon pourvu qu’on ait l’ivresse du débat ? Tout de même… Qu’en ce début de 21ème siècle, la plus puissante organisation professionnelle du spectacle vivant en soit encore à s’interroger sur la compatibilité de la création et de la décentralisation, laisse pour le moins songeur. On connait par cœur le refrain du désengagement de l’Etat, quand le rôle central, en France, d’un ministère de la Culture, épate encore bon nombre de nos voisins européens. Mais depuis saint Malraux, les « professionnels de la profession » ont cultivé une telle addiction à la subvention d’Etat que la soif leur fera toujours crier au scandale du verre à demi vide quand celui-ci sera à demi plein. Or, force est de constater que le « paysage artistique et culturel » est aujourd’hui incomparablement plus dense, plus divers et plus fourmillant, qu’il ne l’était voici cinquante ans. Et les collectivités territoriales (villes, départements, régions, etc.) assument aujourd’hui plus des deux tiers des financements culturels en France. Pourtant, lors de son déplacement pour l’ouverture du 66ème festival d’Avignon, Aurélie Filipetti a tenu des propos où l’on peut déceler une certaine indécision. Tout en se réjouissant du « réseau très dense de structures et de compagnies sur l’ensemble du territoire »

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que lègue « l’héritage de la décentralisation culturelle », elle a déploré « l’affaiblissement de l’Etat culturel », qui aurait ainsi laissé un « espace vacant » qu’ont « pris les collectivités. » « Seul l’Etat a la puissance, la légitimité nécessaires pour pouvoir définir des critères applicables partout, c’est-à-dire une forme d’objectivité », a ajouté Aurélie Filipetti, pour qui « la culture fait partie du domaine régalien de l’Etat. » Mais en même temps, la nouvelle ministre de la Culture et de la Communication a estimé que « l’Etat doit travailler avec les collectivités locales dans un nouveau système de partenariat basé sur un rapport de confiance. » Comprenne qui pourra… Laissons le temps à Aurélie Filipetti d’affiner ses intentions et de prendre pleinement possession de son ministère. Pour l’heure, admettons qu’en des temps de rigueur budgétaire, il faille avant tout ménager la chèvre et le chou. Le moment venu, il faudra bien sortir de la fable et constater que dans les endroits plutôt secs où on élève des chèvres, il n’y a pas de cultures de choux… Plus sérieusement, en matière d’élevage caprin comme en matière de chouchoutage culturel, on peut espérer que l’Etat en vienne à faire sa révolution, et qu’une fois actée la décentralisation de ses emblèmes, il sache opérer le décentrement de ses cartographies. Depuis la création en France d’un ministère de la Culture, son existence et les moyens qui lui sont alloués reposent sur l’objectif de la « démocratisation culturelle ». Cette perspective suppose que l’Etat impulse une politique culturelle, sélectionne les artistes et les opérateurs qui seront les agents de cette politique, mette en œuvre un maillage institu-


tionnel toujours plus conséquent, afin que le « plus grand nombre » accède aux sommets esthétiques de la distinction et de l’excellence. Pourtant, les études menées depuis une vingtaine d’années sont venues jeter le trouble sur la réalité de cette « démocratisation culturelle » : quelle que soit l’augmentation du nombre de lieux culturels, de festivals, de compagnies, le « non-public » reste majoritaire, et la base sociologique du régiment des « spectateurs » reste inchangée. Il faudrait certes relativiser ces études, qui prennent essentiellement en compte les formes de fréquentation payante, et enfin réaliser que la « consommation culturelle » ne dit pas tout du rapport qu’entretient une population (mais on pourrait dire, aussi bien : une nation, une région, un territoire) avec les formes multiples de « la culture ». Prenons un seul exemple : afin d’organiser en 2013 une grande exposition du peintre Gustave Courbet à Ornans, où il a vécu, le Conseil Général du Doubs souhaitait acheter un fameux tableau, Le Chêne de Flagey, à un collectionneur japonais. Pour y parvenir, une souscription publique a été lancée : quelques-uns des plus modestes (en termes de revenus) des habitants alentour ont été parmi les premiers à y répondre. Plus largement, lors d’un récent séminaire à la Saline Royale d’Arc et Senans, le politologue Stéphane Rozès pointait l’écart persistant entre le réel et ses représentations : « ce que les citoyens investissent au niveau local, ce n’est pas ce que montrent les télévisions », remarquait-il.

réflexion politique, notamment sur ce qui fonde l’action publique et sa légitimité : l’intérêt général, c’est-à-dire ce qui fait sens collectif dans nos sociétés. L’art est affaire de tous, il est affaire publique. Cette dynamique participative au long cours questionne et met en débat le rapport entre pratique artistique et culturelle et enjeux démocratiques et sociétaux. » (1) Retrouver aujourd’hui la voie d’un nouveau « contrat social » entre art, culture et société, implique notamment « par l’action culturelle, de redonner à l’art sa dimension relationnelle – donc politique, au sens citoyen du terme. Il incombe à la puissance publique de construire les conditions d’un partenariat entre les équipes artistiques et les populations. » (2) Et pas seulement, donc, entre « Etat » et « collectivités territoriales »… Penser alors les « territoires de la création » non plus seulement comme une question de chèvres et de choux, mais comme espace de relation poétique, où la géographie des aménagements saurait considérer, par exemple, que la coûteuse prolifération des ronds-points ne favorise guère la chance de la rencontre.

A l’encontre de bien des discours masochistes qui entretiennent le désarroi de la « culture » à n’être pas davantage diffusée, peut-être serait-il temps de questionner enfin les modalités de mise en œuvre de ce que le philosophe Jacques Rancière nomme le « partage du sensible ». Comme le dit une campagne de mobilisation intitulée L’Art est public, « l’avenir est lié à la nécessité d’une

1- L’Art est public, mobilisation pour une politique culturelle réinventée. www.lartestpublic.fr 2- Alain Manac’h, Inverser l’accès à la culture ?, sur le blog devoirdeculture (op.cit.). Voir également Jean-Paul Rathier, Attention aux voisins. Pour une éthique des arts mitoyens, texte à paraître dans L’Observatoire – la revue des politiques culturelles.

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L’EXPÉRIENCE DE LA CRÉATION Catherine Peillon Auteur photographe, philosophe

«Vers les mers nouvelles La-bas - aller là-bas je le veux désormais C’est à moi même que je me fie, à ma propre main Ouverte s’offre la mer, dans le bleu Se veut élancer ma barque génoise.» Friedrich Nietzsche, Chansons du prince hors-la-loi

L’élan artistique est vital. Il est porté par une énergie impressionnante – érotique et spirituelle, les deux intiment entremêlées, si elles sont distinctes – et se manifeste par un sentiment violent d’urgence (je reviendrai sur le mot).

est sa nature ? L’ai-je déjà contemplé (ce qui expliquerait l’invocation à Mnémosynée) ?

Autre signe ou autre métaphore pour en parler: celle de l’inspiration, au sens du daïmon (du type socratique), qui (me) visite et (m)’absente au monde des apparences et de l’illusion d’un continuum. Souvent les poètes antiques commencent leurs poèmes par une invocation aux Muses. Ne pas y voir une adresse conventionnelle, il s’agit bien plutôt d’une forme de prière. Notamment à Mnemosynée, la Muse de la mémoire…

Cette recherche se développe à travers une série d’Actes. Comme si chaque œuvre contenait un fragment de cette vérité, sans pour autant l’épuiser. Me pousse une quête obstinée, à l’allure quasi-obsessionnelle. Je deviens moi-même le guide, le guide qui ne connaît pas le chemin.

Il y a ici quelque chose qui nous échappe, de l’ordre de la grâce. Celle-ci vient ou ne vient pas, s’approche, inonde ou se retire, se soustrait. Je ne peux la saisir. Je la reconnais à l’émotion, au sentiment. Une nécessité se fait jour, de façon apparemment soudaine, subite, subie, pourrait-on dire. Le daïmon, le duende ou quelque autre force mystérieuse. Quelque chose donc comme une injonction, un impératif absolu, qui relève d’un non-choix, avec, tout aussi inattendue, une grande maîtrise (techné), couronnée par assurance souveraine. Une force-instinctive, guidée, dictée. Je me suis souvent posé la question du « modèle ». Existe-t-il ? Préexiste-t-il ? Quelle

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Tout se passe comme si je cherchais une forme tout à fait précise, alors même que je m’enfonce dans l’inextricable inconnu.

C’est mon inconnu, un inconnu familier. Inconnu première strate. La deuxième strate est plus profonde, plus étrangère. Pour l’atteindre, je dois bousculer, percer, creuser encore bien davantage, faire surgir les ombres de ma peur, continuer plus loin ce chemin solitaire dans les abîmes, les méandres de mon monde intérieur. Souvent c’est l’intrusion de l’Autre, de son désir qui, déviant ma trajectoire, ouvre une voie nouvelle. L’Autre, son désir, une provocation, je le relève comme un défi. C’est la demande, la « commande ». Elle induit de fait le regard de l’autre (et donc une reconnaissance qui me confère au passage l’Autorité) et le regard autre. Car, si elle est assortie de contraintes, et elle l’est intrin-


sèquement, ces contraintes joueront comme contradictions, contrariétés, m’empêchant de « créer en rond » – me forçant la main pour m’aventurer sur des voies imprévues, étonnantes, stimulant l’imagination, cette assistante dévouée de ma capacité d’adaptation au monde. Mais cela ne s’arrête pas là, car l’imagination – si fertile et douée soit-elle - ne suffit pas. La commande formulée, je suis engagée. Trop tard. Je me cogne contre la porte, je traîne, je me mets en retard. Je fuis ce que je voulais accueillir les bras ouverts. Je m’égare dans le labyrinthe, en ayant sur le moment « toujours mieux à faire », voyant poindre mille envies. Je maudis l’instant où je me suis embarquée dans cette aventure, j’essaie de biaiser, de tromper mon angoisse. Toute stratégie pour tromper mon angoisse. Mais ce n’est pas l’angoisse de la page blanche. Plus impalpable, plus insaisissable ; plutôt celle de se jeter à l’eau, de se noyer, à corps perdu. Et il s’agit du corps. Prise de corps dans l’œuvre, précisément. Jusqu’à ce que se révèle le moment où du chaos encombré de mon égo, surgisse quelque chose de plus fluide, de plus net : l’œuvre, dans son épiphanie, sa manifestation, son altérité. Son propre corps. Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles.(1)

perdre. Atteindre un espace vertigineux. Où l’endroit et l’envers se confondent, l’archaïque et le nouveau, le savant et le populaire, l’individu et le collectif. Plus aucune distinction usuelle ne fonctionne. Changement de paradigme. En cet endroit, de la plus grande intimité, de la plus grande étrangeté, toutes les sources se croisent, s’interpénètrent en perpétuelles transformations. Chatoyance, miroitement, infinie variété des formes. Un creuset de métamorphoses. L’œuvre achevée existe alors de façon autonome, elle se détache de son auteur et, c’est son « œuvre », elle opère, elle agit. Elle existe et crée à son tour sa part de brèches à chaque rencontre. Elle a cette fonction d’éveil intérieur, force agissante, s’insinuant dans le regard, la relation, elle élargit le monde. L’œuvre opère à son tour. Suscite ruptures, mutations chez l’autre. Ainsi de suite.

Mon esprit me porte à parler des formes changées en corps nouveaux. Ô dieux, vous qui êtes responsables aussi de ces mutations, inspirez mon entreprise et accompagnez un chant qui aille sans interruption de la première origine du monde à nos jours. (Ovide, Métamorphoses, I,1)

Troisième strate

« Pour se protéger, les hommes se fabriquent des ombrelles et y dessinent un firmament.» Le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle (...) pour faire passer un peu de chaos libre», une « brusque lumière » (2) Je parlais de ce sentiment d’urgence. L’urgence se réfère au travail et le travail à la transformation, à la démiurgie. Une opération, une découpe, un forage. Se glisser à travers la fente, la brèche, la faille. S’y engouffrer, se 1. 2.

Ainsi l’œuvre nous inscrit-elle dans un processus généalogique. Nous reliant au temps, à l’espace de la Polis. Cette intime conjonction entre un Ici-et-Maintenant atemporel et un vivre-ici-et-maintenant historique et sociétal se fait par le biais de la contemporanéité de l’œuvre. Une exigence absolue.

Lettre de Rimbaud à Paul Demeny - 15 mai 1871 Qu’est-ce que la philosophie ?, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Les Éditions de Minuit, Paris

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ÉCRIRE LE SILENCE Michaël Dian directeur du festival de Chaillol « La nouvelle apparition de l’enfant qui dort au fond de nous-mêmes, recouvert par une si épaisse nappe de déceptions et d’oublis, exige attention et silence.» Michel Butor

Le langage commun dispose d’un mot simple pour désigner le responsable d’une manifestation culturelle : c’est l’organisateur. Dans les milieux culturels, ce terme n’est plus utilisé, l’usage ayant retenu celui de directeur, nettement plus sonore. C’est dommage, car l’essentiel de sa journée est consacré à cela : l’organisation, dont il faut avoir le goût ou au moins le sens, bien affirmé. On organise et on s’organise tout à la fois, en s’efforçant, comme tout le monde, de concilier un désir avec les contraintes que la réalité lui oppose. On peut trouver cette entrée en matière un peu triviale au moment d’introduire la question de la création et de son rapport au territoire, mais on verra plus loin, qu’en réalité, il n’est pas de mot qui convienne mieux que celui-là. Mais revenons à la musique, ou plutôt à ce qui la précède, dont elle émerge et vers lequel elle tend naturellement : le silence. En vérité, on ne devrait pas parler du silence, que le singulier réduit à la seule dimension phénoménologique, mais des silences. Aucun n’est identique, tous sont le produit de circonstances et de contingences particulières, qui lui donnent sa substance. Il est des silences pesants, lourds de sens ou de dangers, d’autres pleins de tendresse ou riches de promesses. Il y a le silence qui abîme et celui qui apaise, celui qu’on redoute et celui qu’on espère. Malgré sa richesse, le langage, peut-être du fait qu’il est une séparation d’avec le silence, peine à traduire l’infinité de ses nuances. Pour certains d’entre eux d’ailleurs, il n’existe tout simplement pas de mot.

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Du silence, chacun fait une expérience singulière. Certains le craignent et pour y échapper, développent toutes sortes de stratégies, répondant sans délai aux sollicitations d’une époque prodigue en la matière. D’autres s’y préparent, l’attendent, se réjouissent d’en faire l’expérience, d’en retrouver une fois de plus la saveur. Ceuxlà communient, comme retirés en eux-même, recueillis. On les dirait absents du monde et des autres le temps d’un concert, d’une lecture ou d’une promenade en forêt. D’autres encore décident d’en faire voeu, expérience radicale qui permettrait d’atteindre une vérité de l’Être. On devine, dans tous les cas où il est recherché, que le silence est autre chose qu’une « absence de ». Celui qui précède les premières notes d’un concert, alors que chacun est dans l’attente de ce qui va naître, me touche plus qu’aucun autre. La qualité du silence que produit un auditoire est le signe le plus indiscutable et en même temps le plus impalpable de ce qui se joue entre le public et les artistes. Les musiciens le savent, qui vivent régulièrement l’expérience de la répétition générale, au cours de laquelle la salle, déserte, engloutit tout comme un trou noir duquel rien ne leur revient. À l’inverse, le silence d’une salle attentive, vibrante de vie, est unique, au sens où l’est l’empreinte d’un doigt, le timbre d’une voix. Ce silence là est le fruit d’une attention collective, d’une réceptivité et d’une disponibilité particulières que je n’ai pas souvenir d’avoir rencontrées ailleurs que dans un théâtre ou une salle de concert.


« Le vase donne une forme au vide, et la musique au silence », a écrit Georges Braque. Attentif à celui qui s’installe et parfois se poursuit miraculeusement tout au long d’un concert, je m’interroge continûment sur la nature même de ce silence. Quel lien invisible retient ensemble les spectateurs, les musiciens entre eux, et ceux-ci avec ceux-là ? De quoi a-t-on tissé l’étoffe qui réchauffe cette petite communauté d’un soir ? Comment définir cette vibration particulière, cette grâce mystérieuse? Qu’avons-nous convoqué en ce lieu ?

d’une maison. Entrer dans le silence habité d’une petite église de montagne après avoir traversé les ruelles du village, contourné le petit cimetière, déchiffré quelques noms sur les ex-voto, est déjà une expérience musicale.

La tradition juive dit qu’avant la création, Dieu occupait tout l’espace et que le monde a été créé dans le vide laissé par son retrait volontaire. Comme en résonance à ce retrait du créateur « de lui-même en lui-même »(1), la musique et le paysage naissent de la disponibilité et de la réceptivité de ceux à qui ils s’offrent, attitude sans laquelle il n’est pas d’écoute, ni de regard possibles. Bien sûr, on peut toujours voir un paysage en passant un coup de téléphone, mais le contempler ? Il n’est pas interdit non plus d’entendre une oeuvre de musique en discutant d’autre chose. Mais l’écouter ?

Dans l’Abécédaire de Gilles Deleuze (3), une conversation filmée par son élève Claude Parnet, le philosophe donne du désir une définition qui épouse parfaitement les contours du festival de Chaillol, éclaire la cohérence de sa trajectoire, et incidemment, me ramène à mon introduction : « Désirer, dit-il, c’est construire un agencement. (...) Jusqu’à maintenant, vous parliez abstraitement du désir parce que vous extrayiez un objet supposé être l’objet de votre désir. (...) vous ne désirez jamais quelqu’un ou quelque chose. Vous désirez toujours un ensemble (...) Quelle est la nature du rapport entre des éléments pour qu’il y ait désir, pour qu’ils deviennent désirables (...) Pour moi, quelqu’un qui dit ‘je désire ceci ou cela’ signifie qu’il est en train de construire un agencement. Il n’y a pas de désirs qui ne coulent - et je dis bien qui ne coule - dans un agencement. Et ce n’est rien d’autre, le désir, ce n’est rien d’autre… »

Aussi, dans la musique, celui qui veut apercevoir un visage doit s’efforcer d’amoindrir en soi le tumulte du monde, sans quoi il ne percevra, au mieux, qu’une vibration de l’air, lointain murmure de ce qui a été entendu par le compositeur. Pour former son oeuvre, celui-ci n’a d’ailleurs pas fait autre chose, espérant ainsi atteindre un niveau de sensibilité à ce qui est en lui propice à l’éclosion d’un élan créatif. L’inspiration, si elle existe, n’est pas autre chose que cet appel de la mémoire et le travail du compositeur, une confiance dans la capacité de formulations nouvelles. De même, qui cherche à ressentir la poésie d’un lieu doit se mettre à l’écoute des générations qui, silencieusement, parlent en lui. Les traces qu’elles y ont laissées sont partout : ici une haie, là un bosquet ou un petit bois, un muret toujours debout, une date au fronton

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De ce point de vue, il faut sans doute au moins autant de temps pour apprendre à regarder un paysage que pour savoir comment écouter une grande oeuvre de musique, apprentissage qui a bien moins à voir avec le savoir, mais plutôt, comme le soulignait Roland Barthes (2), avec la saveur et la sagesse.

Alors, avons-nous fait autre chose, dans ce petit coin des Alpes sinon laisser couler ce désir fou d’un dialogue entre le monde la création musicale et ces territoires ruraux de montagne ? S’il est une exemplarité du festival de Chaillol, elle est à chercher dans les secrètes correspondances que nous avons découvertes, révélées et que nous continuons d’accompagner, entre le silence des uns et celui des autres.

Marc-Alain Ouaknin, Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, Petite bibliothèque Payot Roland Barthes, Leçon inaugurale prononcée le 7 janvier 1977 au Collège de France, Paris, 1978 L’Abécédaire de Gilles Deleuze, entretien de Claire Parnet, réalisation : Pierre-André Boutang et Michel Pamart

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L’art quelque part, quelque part, l’art. Laurent Devèze, philosophe directeur de l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Besançon

Plus tard, il revint à la réalité, la vraie. Edouard Glissant in « Tout-monde »

A en croire la rumeur publique française en manière de politique culturelle nous n’aurions pas le choix. Ou bien il nous faudrait exiger des artistes et ou de leurs diffuseurs qu’ils répondent à des objectifs de démocratie culturelle faisant en sorte par exemple que les subventions ou autres aides d’Etat ou provenant des Collectivités territoriales soient fléchées sur de tels objectifs d’ouverture sociale de la culture. L’effort des ministères concernés et des collectivités se portant alors essentiellement sur l’évaluation d’une telle politique : calcul du nombre de spectateurs de moins de vingt ans, classement de ceux-ci selon leur provenance géographique, leur niveau de vie, leurs catégories socioprofessionnelles, etc. Bref l’ère du tableau « Excel » et du modèle d’une sociologie positiviste bien connue des administrateurs de compagnies et de lieux. Ou bien l’on porterait attention à la création comme telle, dans l’indifférence souveraine à son développement public, refusant toute instrumentalisation du créateur conçu comme forcément indépendant du monde et de ses forces sociales et économiques.Avec cette fois un risque quasiment inverse, celui qui reviendrait à légitimer la vision de certains souhaitant que l’on abandonne au marché ou à l’Histoire, l’art et les artistes pour ne s’intéresser éventuellement qu’à leur formation, à la sacro sainte éducation artistique. Un peu comme le modèle du financement public français de la science et de sa recher-

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che dévolu aux grandes écoles et aux laboratoires des universités dont on abandonne au marché les déclinaisons industrielles le tout dans une parfaite indifférence aux questions de vulgarisation scientifique considérées comme accessoires. Pour préciser encore davantage cette aporie, l’on serait condamné soit à avoir d’un côté la figure d’un artiste atteint dans son intégrité de créateur comme forcé de devenir fonctionnaire culturel d’Etat, voire pire encore municipal ou régional, ou de l’autre, celle d’un démiurge dont aurait au mieux aidé la formation mais qui devrait faire ses preuves dans une solitude assumée, le tout dans une perspective darwinienne dans le marché d’aujourd’hui ou face à la postérité historique : et Dieu reconnaitra les siens. Il est clair que cette deuxième figure qui tente parfois les artistes par rejet de la première, porte en elle évidemment un risque majeur celle de voir les subsides publiques diminuer avant de disparaître tout à fait. En effet, en estimant que son caractère intouché est essentiel à l’artiste il est aisé d’en venir à l’idée qu’il convient de le laisser vierge également de toute subvention et que l’aider serait instaurer une sorte de dérèglement insupportable au marché, revenant souvent à instituer une sorte de « dumping » : en aidant par exemple le créateur français à l’exportation l’on risquerait en retour face à ce favoritisme insupportable une sorte de protectionnisme qui empêcherait en fait le développement in-


ternational de nos créateurs. C’est pourquoi cette figure de l’intégrité de l’artiste créateur est d’ailleurs souvent convoquée dans le monde ultra libéral où elle justifie plus le mécénat ou l’aide privée (toutes deux pouvant d’ailleurs être conçues comme de simples modalités du marché) qu’elle ne fonde la nécessité d’une intervention publique. Evidemment, cette opposition entre la solitude d’un créateur à qui, ne demandant rien, l’on n’estime ne rien lui devoir et son recrutement dans un corps de fonctionnaires zélés oublie souvent ipso facto de convoquer dans l’analyse ce qui est sans doute bien plus qu’un paramètre essentiel à la compréhension de la création : son territoire. En effet quel que soit la figure retenue celleci semble représenter l’artiste dans un environnement vague et insignifiant considérant que le seul horizon qui porte le sens soit celui de son tête à tête avec la puissance publique ou privée susceptible de le financer. Or n’est ce pas là précisément la leçon de Chaillol que de nous inviter à corriger pareille approximation : l’art naît et se développe dans un territoire qu’il enrichit et qui l’enrichit ? L’artiste n’est ni autarcique ni autiste ni encore moins en apesanteur. L’art advient toujours quelque part. L’on voudra bien excuser l’apparence simpliste d’une telle formulation qui mérite sans doute d’être un peu approfondie. Tout d’abord un artiste est toujours issu d’un terroir. L’on prend à dessein ici moins par provocation que souci de l’exactitude cette expression qui semble pertinente pour peu qu’on arrive à s’abstraire de son contexte exclusivement rural. Le terroir pour un vin est cette abstraction difficile à définir qui mêle le sol l’ensoleillement les cépages et la culture de la vinification associée bref tout un ensemble forcément un peu mystérieux un humus culturel qui fait que

toutes les tentatives de réplique sont vouées à l’échec. En effet, en important le même sol, les mêmes vignes et les mêmes tonneaux l’on obtient jamais le même nectar d’un bout à l’autre de la planète et ce, au grand dam des hommes d’affaires inspirés qui rêvaient de voir des milliers d’hectares de Romanée Conti s’étendre dans la Napa Valley. Un artiste entretient avec son environnement fait de ses lieux historiques où il s’est « fabriqué » comme tel, où il est parvenu à maturité et peut être à été pour la première fois véritablement « goûté », une relation unique et particulière. Qu’il s’agisse d’un quartier de New York ou de Los Angeles ou des fins fonds de la Creuse ne change rien à l’affaire. De nombreux créateurs entretiennent avec leur terre d’origine ou de formation un rapport vivant, parfois intime et secret et qui explique que contre toute attente et prévisions institutionnelles il ou elle donne une œuvre, voire une collection ou un concert selon les cas et la discipline considérée dans un lieu qui compte non pour le reste du monde en instance de référence mais pour lui-même. Soulages avec Sète comme Kendell Geers avec Johannesburg, pour n’évoquer ici que les arts plastiques, entretiennent avec ces terres une autre relation que celle d’un vague environnement. Même rêvé, sublimé, fantasmé, le terroir de l’artiste fait sens comme autre chose qu’un extérieur ; Chopin en composant ses « polonaises » alors qu’on fait difficilement à l’époque plus « parisien » que lui , donne à ce pays de véritables hymnes totémiques dans lesquels des siècles après leur création il se reconnaît encore : des canons sous le sentiment. Cocteau à Menton ou le Chaillol de Michael a partie liée à l’enfance ou à des rencontres familiales, à des odeurs et des promenades

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sans fin et qu’importe si le sapin ou le citronnier prédomine, si l’on souhaite un jour avoir affaire à la culture, mieux vaut savoir que sa part humaine trop humaine a avoir avec ces question d’origine incontrôlée. Rien dans ce cas n’autorise plus de réduire le dialogue entre l’artiste ou l’organisateur de festival et les élus par exemple comme un rapport d’instrumentalisation unilatérale. Il est au moins double et réciproque et, plus sûrement, il n’est pas. Il ya quelque chose qui se dit entre celui ou celle émanant d’un terrain précis et celui qui décide d’y jeter l’ancre et de s’y « naturalisé », quelque chose comme un mariage et ce ne sont pas les expériences de Jean Blaise à Nantes ou avant lui de Jean Vilar à Avignon qui me démentiront sur ce point. Mais il y a plus encore : l’art lui-même, en s’ajoutant à ce qui est pour lui autre chose qu’un environnement, le modifie plus ou moins en profondeur. Aujourd’hui le festival a modifié Avignon jusque dans son urbanisme même ou ses habitudes citadines, et d’hôtellerie en fréquence de TGV, le festival marque le territoire avec le quel il s’est « marié ». Nul besoin d’enquête sociologique pour savoir que Bourges, Chalons, ou Angoulême doivent autant aux rencontres qu’elles accueillent que celles-ci doivent aux villes qui les ont un jour une première fois hébergées. Arles sans les rencontres n’aurait évidemment pas une école nationale de la photographie et sans elles, des sensibilités de créateurs comme Christian Lacroix n’aurait pas vues le jour, du moins pas avec la même intensité. Il y a encore quelque chose de chamanique dans ces implantations qui s’inspirent des territoires qui les abritent et les font être différemment, un peu comme le sorcier sibérien met des jours à trouver la terre sur laquelle il pourra tracer ses dessins sacrés, que selon

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lui elle « appelle », la transformant alors en sanctuaire. Métaphore pour métaphore l’on conviendra que le terroir est une figure peut être plus aisée encore à accepter que celle du chaman aux cercles magiques. Pourtant le lieu, les lieux, ne sont plus les mêmes depuis que la musique y a régulièrement résonnée. Des chemins ont été rafraîchis, des chapelles se sont rouvertes un temps, un terroir s’est constitué autour de cette fête musicale, patiemment, sans même le dire des cours de fermes se sont enjolivées, des rues ont été mieux signalées. L’art, quand il advient quelque part, n’entretient pas avec son lieu un rapport extérieur de pur décor ou alors, il ne s’agit que d’un accident, d’une grosse machine à rave indifférente à ce qui reste à jamais un environnement pour elle. Voire car la petite ville de Woodstock porte encore aujourd’hui la mémoire de moins d’une semaine de concerts pluvieux…Vous avez dit chamans ? Enfin, l’artiste, compositeur ou interprète, est lui aussi comme lentement, (et il n y a là aucune injonction politique extérieure « caporalisatrice » à l’œuvre) changé par le lieu. Jouer dans une grange devant un public qu’on ne peut pas individuellement repérer par son nom comme dans certaines salles ou centres d’art amène quasi naturellement à assumer cette proximité « questionnante ». Le musicien est médiateur sans statistiques, il va de soi que le randonneur qui a posé son sac attiré par telle ou telle sons émanant d’une œuvre de Ligeti ou de Bach en n’étant pas pétri par les usages sociaux de l’art a la demande plus facile, plus spontanée, comme souvent son écoute aussi d’ailleurs. Ainsi, le public qui ne se constitue, presque pas comme tel justement, attend aussi quelque chose : l’artiste dans la ferme ne peut pas être tout à fait séparé.


Il n’est pas ce pingouin en frac inaccessible obligé à tourner à vie sur sa banquise désertée. Son humanité permet l’audace du questionnement, l’intrépidité du rire ou du bravo qu’on ne retient pas même si le morceau n’est pas achevé, après tout qu’importe, lorsqu’on rencontre cette qualité d’émotion là. L’on croit à tort dans les sphères parisiennes (les autres capitales du monde sont moins « bourdieusiennes » sans doute) que le créateur qui fuit le « white cube » le fait faute de galerie comme si Cocteau avait peint la salle des mariages de l’hôtel de ville de Menton parce qu’il était en manque de galeries ou qu’Ernest Pignon Ernest ne s’était diffusé sur les murs de Naples que par dépit ou manque de reconnaissance ou que le théâtre de rue n’est que du théâtre dans la rue ou encore que de plus en plus de jeunes créateurs choisissent la performance comme moyen d’expression privilégié par souci de pure forme esthétique. Or il faut admettre au contraire et une fois pour toute, la possibilité qu’un écœurement puisse saisir le créateur et particulièrement le jeune artiste sorti de l’école, devant la monstrueuse pédophilie d’un marché qui le jettera après l’avoir pressuré passé trente ans, pour aller indifférent aux développement de son œuvre, s’enquérir à nouveau des prochaines chairs fraîches.

table ouverte créole où tout le monde se sent bienvenue et invités. L’on aura le rire sardonique devant les évocations de partage ainsi décrites (c’est fou comme les gens qui ne rient plus entre amis se vengent sur le ricanement) mais rien aujourd’hui n’est plus proche de la cause de l’art et de la création que celle de la convivialité, et les victoires ont toujours le goût du rassemblement, rarement celui du plateau repas. Ainsi Chaillol a-t-il accumulé, sans les nommer toujours, ces expériences de découvertes mutuelles et de complicités, ces fous rires devant des improvisations qui s’inventent et ces larmes devant des rencontres et des moments inouïs où la terre, l’homme et la musique, semblent s’inviter au même banquet. Petit à petit, de lieux dits en hameaux, de villages en bourgs, la musique a serpenté comme le vent dont les Anciens disaient qu’il était le souffle des Dieux quand ils voulaient encore parler aux hommes pour leur communiquer leur sagesse. Ni embrigadement ni solitude seulement la certitude que partager rend plus riche et qu’il n’y a sans doute pas d’art sans cette alchimie généreuse qui transforme le faire en offrir. On le sait encore dans ces montagnes on l’apprendra bientôt dans nos villes sous peine de grandes souffrances.

Aujourd’hui les petits poucets se font un devoir de perdre l’ogre en forêt, ou… à la montagne. Retrouver le temps d’un festival au moins cette envie de jouer sans autre enjeu que la musique elle-même, sans considération de carrière ni angoisse critique, être bien, non dans l’entre soi étouffant d’initiés au comportement de membres de club privé, mais bien dans son monde dans son Tout-monde. Edouard Glissant n’en finit pas d’avoir raison : au village global qui n’est que le masque du nouvel Imperium ne peut être opposé que la

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Géopoétique d’un festival Marc Mallen Centre pour l’Oralité Alpine, agronome Tout territoire porte une dimension universelle, fruit de l’intelligence pratique et sensorielle que l’homme a développée pour exploiter au mieux ses richesses, déjouer les obstacles et les contraintes qu’il lui impose. C’est ce qui explique une certaine permanence dans les paysages, outils, savoir-faire, et symboles propres aux montagnes du monde. Derrière cet universel apparaît le particularisme de chaque groupe social. Collecter des voix, des langues, des chants, des contes, des récits vient alimenter un patrimoine qu’on dit immatériel. Ces ressources permettent de percevoir les fondements culturels de ces particularismes. A contrario, faire abstraction de la dimension immatérielle d’un territoire revient à se priver de l’apport des générations qui ont construit et nourri son terreau vivant et symbolique. Le territoire n’est pas objet, support passif que traverserait les générations, mais un tissu vivant de liens qui unissent les sociétés et leurs espaces socials, culturels, économiques, symboliques ou idéels. Ce sont ces interrelations multiples qui permettent à un groupe social de se définir, de s’identifier, de percevoir sa ressemblance et ses différences avec un autre. Vivre un territoire exige de toujours prendre conscience des ressources symboliques qui participent de sa construction. L’immatériel recouvre de multiples formes (musique, langue, conte, légende, récit...) qui se manifestent par l’expression d’un imaginaire collectif ou d’une somme d’imaginaires individuels ; tout projet, tout mouvement d’idées et tout désir de créer en un lieu se nourrissent de ces imaginaires pour prendre forme matériellement. L’immatériel est aussi l’expression d’un mode de présence au territoire, à son âme ; c’est l’habiter au sens de s’y engager poétiquement, de le vivre intérieurement. Les utopies sont immatérielles dans le sens où elles font émerger, depuis le parcellaire territorial, de nouveaux champs du possible. Cela suppose un entrelacement du réel des territoires avec une psyché, qui naît des interrelations entre les êtres et leur cosmos. L’immatériel en appelle à la géopoétique voire à l’anthropoétique, à cette alliance permanente entre l’objectif et le subjectif, entre le physique et le psychique, entre l’immanent et le transcendant. Un paysage porte souvent les traces des projets humains (canal d’irrigation, station de ski,...), mais un évènement culturel ne le marque pas de la même manière. Il modifie l’habitus d’une vallée, interroge une culture, nourrit un imaginaire tout en stimulant des craintes - de l’absorption du local par le global, du champsaurin par le p(h)arisien... La force de l’immatériel, au-delà de sa fonction patrimoniale, est de permettre l’expression d’un groupe et de déployer ainsi une fonction analytique qui effiloche des non-dits, évacue des peurs, invite au dialogue et déjoue des crispations. Ce sont ces pensées, ces récits - et la mémoire de ceux-ci - qui fertiliseront l’humus immatériel du territoire à partir duquel germeront d’autres récits, d’autres réalités.


DE L’ENTRE-DEUX Hervé Cortot conseiller scientifique, écologue

Contempler un paysage, s’en imprégner, puis peu à peu l’analyser. Le géographe le sait et l’enseigne: dans notre monde d’Europe occidentale, le trait marquant est la confrontation entre les phénomènes naturels et l’action humaine. Confrontation à une époque dotée d’une technique apparemment triomphante. La digue qui corsète le torrent, la ville qui imperméabilise les sols. Aucune cohabitation, sauf catastrophe... Mais il y a aussi des paysages dans lesquels l’homme compose. Ainsi les terrasses méditerranéennes ou le bocage champsaurin. Là, on répond à la pente, à l’eau qui ravine, au vent qui dessèche. Trois contraintes qui ont rendu l’homme inventif. Chaque communauté a utilisé les recettes communes à l’humanité : la terrasse, la haie, le canal, mais a su aussi trouver des réponses ponctuelles, limitées dans l’espace et le temps. L’esprit humain sait trouver des solutions en tâtonnant, se trompant parfois. Avec le temps se créent des savoir-faire, des cultures originales. Des contraintes naissent des choses nouvelles. Ainsi les hommes des Alpes du sud ont limité les dures sécheresses estivales en captant l’eau dans des canaux, la stockant dans des mares, les serves : une création de milieux particuliers qui font la richesse biologique du bocage de la vallée du Champsaur. Des espèces se plaisent au bord de ces ouvrages, ayant trouvé de quoi surmonter les étés trop secs, des cultures plus exigeantes sont possibles, le canal tour à tour draine ou arrose, un nouveau fonctionnement s’installe. Entre Alpes et Provence, on parvient a cumuler les richesses et les diversités des deux ensembles et c’est vrai à toutes les échelles du territoire, des Alpes à la parcelle. La nature ne fait pas autrement et les écologues savent que se sont les lisières qui concentrent les richesses biologiques, produisant le plus de biomasse. A la fois lieu de confrontation des espèces mais aussi synthèse de deux ensembles, ces lieux d’entre deux connaissent les plus

fortes dynamiques : elles recèlent une grande partie des espèces qui prospèrent dans chaque milieux et en rajoutent d’autres. L’interpénétration de deux écosystèmes, les mosaïques de milieux naturels, posent souvent problème à nos classifications rigides mais la porosité d’une limite, le flou d’une frontière produisent de nouvelles contraintes et favorisent l’apparition de nouvelles espèces, de nouveaux milieux, de nouvelles dynamiques, de nouveaux paysages. Cette réflexion sur l’effet bordure convient aux lisières naturelles, transition souvent douce entre deux ensembles. Les lisières artificielles sont bien différentes : l’homme sait la rectitude et l’absence de transition. On passe de la plantation monospécifique d’arbres au champ en monoculture, brutalement : une invitation aux problèmes hydriques, aux ravageurs, un puit dangereux pour la vie animale et végétale. L’ourlet mérite un espace pour développer des transitions, même minimes : quelques décimètres, symbolisés par le buisson, le talus, pour protéger du vent, abriter des auxilliaires de l’agriculture et ne pas être une barrière. Les plus belles haies sont ainsi : concentré de multiples espèces, alternance d’ombre et de lumière, sol profond ou pierrier stabilisé, biotope sec ou humide, ombres d’été ou nudité d’hiver... Habiter et vivre un territoire c’est prendre en compte les éléments présents et participer à leurs fonctionnements dynamiques. Appliquer des recettes « toutes faites » est à terme synonyme d’appauvrissement, de banalisation. Adapter les réponses est un enrichissement des communautés et des individus. Dans un monde qui simplifie à l’extrême, blanc ou noir, un ou zéro, la richesse ne viendrait-elle pas de l’entre deux ? Entre gris clair et gris foncé, par exemple. De même, la solution trouvée vient aussi des marges, des lisières, de l’entre deux, du métissage. Cette dynamique, qui utilise deux pôles confrontés ou composés, est facteur de progrès. Il y aura des échecs, des solutions sans lendemain mais aussi des élans, des perspectives. Le comprendre, l’accepter, le provoquer c’est participer à un élan de création en marche permanente depuis le début du monde. Figer les choses, bloquer une évolution sont à long terme, contraire aux processus de création .

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CULTURE, CRÉATION, TERRITOIRES Philppe Mano consultant en ingénierie culturelle et développement local

Culture, création et territoires ? Cette interrogation peut paraître spécieuse en ces temps de mondialisation culturelle. Il n’est pas anodin qu’elle provienne, comme invitation à la réflexion, d’une manifestation culturelle, le Festival de Chaillol, dont l’ancrage en un territoire donné, quoique évolutif, est la raison même de son émergence, puis de son développement. Sans entrer dans la complexité terminologique de ces trois termes, il est indispensable de distinguer culture et création dans leur relation à l’inscription géographique. Mais méfions nous des fausses évidences : la culture serait « de quelque part » tandis que la création serait par nature « hors sol ». Si l’on considère qu’il n’y pas de création sans culture, et que notre réflexion est à la fois datée (début XXIe siècle) et inscrite dans le territoire français, il nous faut resituer la question initiale dans la relation entre développement culturel et aménagement-développement des territoires français, communément appelée décentralisation culturelle. C’est dans ce cadre que

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nous rappelerons comment la culture vient aux territoires et comment les territoires peuvent, ou non, devenir créatifs. Parler aujourd’hui de culture et de territoires nous renvoie à un temps où cette expression ne faisait pas évidence. Les territoires ne seraient pas égaux devant la culture et la création et l’on pourrait parler de « fracture culturelle territoriale ». De tout temps, la culture c’est la ville ! Comment et pourquoi « faire culture » dans des territoires de « non ville »: territoires ruraux, à faible démographie, territoires rurbains. Et pourtant c’est le cas. Culture et territoires ne seraient donc plus incompatibles. Nous avons même le sentiment que la fracture culturelle territoriale se serait réduite, que la culture est désormais partout, pas le moindre petit village qui n’ait sa manifestation... Ce constat demande explication. En France la culture est une affaire publique. C’ était exclusivement une affaire d’Etat, mais ce dernier va engager, dans les années cinquante, une régionalisation culturelle par le haut. Puis la décentralisation, à partir des années

80, va « libérer les énergies » des territoires et accroitre leur autonomie ainsi que leur capacité financière. Les acteurs locaux vont devenir les principaux financeurs de cette dynamique de culture publique. L’État, de principal acteur culturel, devient une collectivité parmi d’autres .Villes, régions, départements, pays, communautés de communes, pèsent collectivement près des deux-tiers de l’investissement public culturel. Bon nombre de territoires se seraient donc emparés de l’enjeu culturel, faisant évoluer la fracture culturelle territoriale. Cette évolution correspond à une transformation sociologique de la société française, unifiant les modes de vie, accélérée par les modes de déplacements physiques et virtuels. Les cultures dites populaires, ancrées dans une spécificité géographique, se sont diluées dans une culture dé-territorialisée, où la télvision et internet sont des offres massives et hors sols. La décentralisation institutionnelle va offir la possiiblité de « refaire pays », de « refaire territoire » autour de la volonté d’une offre culturelle


en tous lieux. L’émergence de nouveaux territoires de vie s’inscrira alors dans une concurrence d’attractivité entre eux, la culture devenant un élément d’une stratégie de maketing territorial. L’évolution démographique et les brassages de population, induits par les mobilités de loisirs et les choix d’implantation de nouvelles populations, vont activer la demande et installer dans ces nouveaux territoires des populations consommatrices de culture d’où vont émerger de nouveaux acteurs culturels. Des efforts considérables ont porté sur la diffusion culturelle. Dans presque tous les territoires, des équipements permanents, des manifestations temporaires, ont unifié le pays dans son offre. L’étape suivante est celle de la création. Un territoire culturel est celui qui réunit les trois piliers: diffusion, formation, création . Ainsi, l’enjeu culturel imprègne de plus en plus de territoires. Nous sommes passés du local au global mais le risque de retour au bocal existe. Chaque commune va bientôt souhaiter son festival, si possible international. Les financements publics étant de plus en plus ceux de collectivités locales, la dispersion des fonds publics « pour ne froisser personne » et solidifier son implan-

tation politique, contribuent à la multiplication sans limite de l’évènement culturel. Le festival remplace la fete de village. Le danger est la banalisation de l’acte culturel, tout faisant culture, et la difficulté à conforter les manifestations structurantes. Le seuil qualitatif est indispensable pour un acte culturel. Son marqueur est la création mais le lien difusion culturelle / création n’est en rien automatique. La compétition entre les territoires va se jouer sur leur capacité à être aussi des territoires de création. Ce n’est plus seulement un mouvement descendant : la ville diffuse ses créations dans les territoires. C’est aussi un mouvement d’aller-retour. Les acteurs culturels d’un territoire peuvent y créer des oeuvres originales qui circuleront ensuite sur d’autres territoires ruraux et/ ou urbains. Cette étape est fondamentale. Que ce soit à

travers des équipements, ou des manifestations temporaires, trouver l’énergie, les finances, permettant à des créateurs d’ici et d’ailleurs d’enrichir la création contemporaine, voilà l’enjeu décisif qui distingue une terre de réception d’une terre d’émission. Le Festival de Chaillol illustre ce propos, en reliant la diffusion à la commande. Un territoire deviendraitil créatif par la présence de créateurs ? Ce postulat est nécessaire mais non suffisant. Un territoire « aculturel » peut abriter des créateurs « au calme ». Ce sont des créateurs « hors sol » qui produisent mais qui ne « font pas culture « dans ce territoire ». C’est la rencontre entre une création et un territoire qui fait sens. Cette rencontre n’est pas forcément le fruit d’une inspiration liée à ce territoire spécifique. L’illustration n’est pas en soi création. C’est le partage avec un public qui vit, en lui,

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ce territoire, qui fait « coproduction ».

D’autres questions seraient à approfondir.

La création « in situ » (« plein champ » ou « plein chant ») est une valorisation et une offrande. Valorisation du récepteur qui se voit confirmer le génie du lieu et de ses autres modes de création : cultures locales, agriculture... Offrande de l’émetteur. Si cette oeuvre a été créée ici, si sa première diffusion se fait ici, cela signifie que les mystères de la création sont possibles ici comme dans d’autres lieux que je croyais plus propices. Dans ces territoires, la création « in situ » est souvent accompagnée d’une présentation du « faire », du « créer » qui me rapproche, moi public, de l’acte de créer. Mon territoire de consommation devient territoire de création. Cela m’incite moi même à créer, à innover, que ce soit dans un domaine artistique ou autre. Nous sommes là dans la révélation du potentiel créatif, dont le « hors champ » de la ville n’a plus le monopole.

En quoi la spécificité géographique ou démographique d’un territoire peut elle jouer sur la création ? Proximité ou non d’une ville culturelle, taille et isolement des villages, importance du secteur touristique, nombre de résidences secondaires, tous ces éléments peuvent être pris en compte pour une action culturelle, en particulier le caractère touristique. Peut on avancer une corrélation entre un « esprit des lieux » et des formes de création ? Cela me

semble bien hasardeux. C’est souvent après coup que l’on formule des corrélations qui vont devenir « naturelles ». La clef la plus répandue est celle de rencontres humaines. Pourquoi un territoire seraitil plus créatif que d’autres ? Un territoire vivant est une image mentale autant qu’une communauté de vie. La création est une germination, non seulement interne à l’artiste, mais aussi dans la rencontre de deux désirs : celui du territoire (à travers un ou des représentants, souvent élus), et celui du créateur .


LA COMPOSITION COMME AVENTURE François Rossé compositeur, pianiste

La suite baroque impliquant l’Allemagne dans l’Allemande, l’Italie dans la Courante, l’Espagne dans la Sarabande, la France dans le Menuet et l’Angleterre dans la Gigue, témoigne déjà largement des connections culturelles sur le plan géographique au niveau de l’Europe. Certes il y manque le Liechtenstein, Monte Carlo, San Marino, la Suisse et le Luxembourg, pays relevant de la suite bancaire. Au-delà de l’espace géographique des cultures, développé durant le XXe siècle, passant de l’Europe à la planète entière, l’espace historique témoigne des filiations à travers les acceptations et les rejets toujours localisés et provisoires impliquant l’importance donnée à la notion de transmission des actes et mémoires. Nous sommes au centre de coordonnées temporelles et spatiales, dans une immense complicité qui tisse ce que les humains ont nommé peu à peu « musique », en ce qui nous concerne présentement. Cette notion de musique implique toutes nos dimensions existentielles, de nos caractéristiques biologiques les plus primitives aux états de culturation les plus avancés. De ce fait, la musique est d’abord une énergie physique et mentale sur laquelle se greffent toutes formes de codification et de ritualisation caractéristiques de l’humain dans sa progressive définition culturelle locale, dès la préhistoire si l’on se réfère à la stylisation des peintures murales de nos grottes. De cet axiome devrait découler toute la stratégie pédagogique, qui est en réalité souvent prise à l’envers dans nos établissements de formation où la culturation abstraite de la par-

tition écrite précède souvent la conscience biologique de soi-même. Il est évident qu’à ce niveau, la prise en compte essentielle de l’oralité devient imparable et que la conscience de la part énergétique (expressive) de la transmission obligerait à minimiser au maximum le schisme encore bien actuel entre formation et production (il n’y a aucun réseau artistique entre les conservatoires sur le plan national et international hors quelques plans « Erasmus »). A l’instar de la reconnaissance d’autres cultures, celles du Japon, de l’Inde ou d’ailleurs, il semblerait urgent de redécouvrir notre propre tradition musicale occidentale impliquant naturellement une complémentarité entre écriture et oralité et non une exclusivité de l’écriture, si belle soit-elle ; cela relève d’un unijambisme pédagogique au vu de l’intégralité de notre nature humaine, pédagogie handicapée donc dans l’insuffisance d’une relation artistique physique et complice entre maîtres et apprentis. On ne peut expliquer la capacité de JeanSébsatien Bach, qui n’a pas quitté l’espace germanique, d’avoir pu intégrer dans ses œuvres très efficacement les styles italiens, français, anglais etc. sans saisir que les joutes en improvisation étaient courantes à l’époque baroque lors de rencontres de musiciens étrangers invités ; il y a une immédiateté physique du fait musical dans cette relation et transmission que l’analyse d’une partition écrite ne peut donner dans cette dimension « chorégraphique », vivante dès lors que les capteurs réceptifs sont efficaces, ce qui a du être le cas concernant Bach. Ce

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sont donc ces données croisées entre notre préhistoire biologique, notre conscience de l’environnement actuel, de 2012 provisoirement, impliquant les mouvements culturels humains en de vives confrontations nous permettant de redécouvrir en bonne relativité notre propre culture occidentale (que je revendique) que je situe ma démarche créative. Un certain nombre d’axiomes sont à la base de cette démarche qui s’oppose assez profondément à la conception de la « musique contemporaine » dont l’image d’Epinal a germé durant le siècle précédent. Ce n’est pas une vision négative de ce qui s’est passé durant ce fabuleux siècle passé qui a mis en jeu tout l’espace acoustique par rapport aux exclusives musiques « d’écriture historique » , qui s’est ouvert sur l’espace du monde moderne de manière expérimentale engageant les technologies les plus avancées et s’est hissé, dans

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le rapport à d’autres cultures, au-delà des exotismes primaires. Je crois simplement que chaque époque possède ses nœuds de tensions et d’actions et qu’à présent les urgences ont bien modulé lors de ces dernières décennies au travers de cette confrontation humaine accélérée et plus physique, en bonheur et en douleur aussi. Parmi ces axiomes, il y a l’acceptation de notre propre nature humaine complexe et irrationnelle voire contradictoire, l’acceptation de notre polyculture interne, configurée par nos chromosomes depuis des milliers de siècles et qui s’oppose aux religions de cohérence qui se sont révélées dans les minimalismes absolus ou des attitudes prosélytes sur des vies entières parfois (tout en reconnaissant les vertus d’une attitude minimaliste occasionnellement, mais hors des intolérances, problèmes que l’on peut déceler aujourd’hui encore dans certains milieux d’improvisateurs exclusifs bien plus que chez les compositeurs qui ont


conscience de cette expérience inclue dans le passé du siècle dernier). Probablement que, Alsacien d’origine, je suis une sorte de créole du Nord, fondamentalement bilingue, musicien de frontière contraint d’accepter davantage les relativités des phénomènes et fonctionnements (le bilinguisme Francogermanique est tout de même important, entre le monde latin issu de la Méditerranée et le monde nordique). De ce fait, plutôt elliptique, je suis peu enclin à apprécier positivement les conglomérats centralisés de la pensée politique ou artistique. Cet axiome me conduit aussi vers une démarche d’aventurier dans le monde séculier en me référant à l’énorme réalisation effectuée sur deux années (dans les années 1989/90) à l’Île de la Réunion impliquant sur une bonne heure plus de 300 musiciens spatialisés et de culture hétérogène, à l’œuvre pour camion de pompiers et 3 saxophonistes, à l’œuvre réalisée dans la grotte d’Izturitze en pays basque impliquant des flûtes en os de vautour de 40 000 ans aux côtés d’un dispositif électroacoustique ou à l’œuvre réunissant un groupe de jazz à des musiciens handicapés mentaux mais géniaux, tout en n’excluant pas les formes plus classiques, œuvres solistes, musique de chambre, orchestre et divers ensembles de musique contemporaine, ni par ailleurs les confrontations en performance avec des plasticiens, sous des films, le théâtre, œuvres mixtes entre écriture et improvisation, confrontations avec des musiciens de tradition orale, œuvres impliquant de jeunes enfants, le milieu amateur (dans une conception et exigence professionnelle, j’ose espérer) ou la chanson de cabaret alsacien. Qu’un moment donné on soit en situation d’expérimentation entre musiciens professionnels spécialisés « de musique contemporaine », c’est une chose nécessaire et jouissive aussi, nécessaire pour se faire la main sur le plan artisanal dans les démarches d’écriture et diverses expérimentations, mais qu’en suivant on prenne aussi le

sac à dos et le bâton de marche pour sortir des autoroutes et des lieux spécialisés de la « contemporaine », en gravissant les sentiers escarpés vers le monde séculier, cela me paraît passionnant afin de situer l’engagement artistique vers de nouvelles prises de risque, de nouveaux lieux d’imagination et d’expérimentation au-delà de l’expérimentation abstraite en laboratoire. Un équilibre à trouver entre nos puits aux richesses internes et les énergies externes. On situera ainsi la notion de recherche, non seulement dans le domaine du son, mais aussi dans l’autre dimension nécessaire à l’existence de la musique, celle de l’humain, conjuguant sciences acoustiques avec les sciences humaines. En certains lieux le compositeur devient réellement concepteur, avant de plonger dans le propre de la problématique musicale dont il est contraint d’en analyser les éléments de faisabilité et donc de forme de la partition elle-même. C’était le cas à l’Île de la Réunion la partition engageant des musiciens non lecteurs, des musiciens exclusivement lecteurs, large spatialisation…etc). Certains festivals contemporains des musiques d’aujourd’hui, notamment celui des Détours de Babel, le Festival de Chaillol, le lieu d’Uzeste et quelques autres lieux engagent une démarche dialectique qui me semble positivement actualisée, au-delà de certains choix centripètes de certains festivals plus spécialisés dans les « musiques contemporaines ». A chacun son siècle. De Haroun Tazieff, grand volcanologue, universitaire reconnu, on retient néanmoins plus de lui l’éruption humaine et vitale dans ses aventures. En liaison avec Gilles Deleuze, je ne supporte guère les absolus, les universalismes, particulièrement dans le domaine artistique en ce qui me concerne, il y a donc une hiérarchie à équilibrer entre la démarche vitale et la démarche artistique. A chacun ses réponses, mais il est de bon alois de se poser les questions pertinentes et contemporaines de l’aujourd’hui XXIe siècle…

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SOMMAIRE La Chèvre et le chou Jean-Marc Adolphe

Géopoétique d’un festival Marc Mallen

p.4

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L’expérience de la création Catherine Peillon

De l’entre-deux Hervé Cortot

p.6

p.17

Écrire le silence Michaël Dian

Culture, Création, Territoires Philippe Mano

p.8

p.18

L’Art quelque part, quelque part, l’Art Laurent Devèze

LA COMPOSITION COMME AVENTURE François Rossé p.21

p.10

ECC LEBOCAGE www.festivaldechaillol.com

www.mouvement.net


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