Adrian frutiger

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t y p o g r a p h i e par roger chatelain

Étapes graphiques (n° 60) de mars 2000 avait publié, sur seize pages, une présentation intitulée “Adrian Frutiger – Une œuvre protéiforme”. Laquelle avait recueilli un grand écho. L’article a d’ailleurs été traduit en espagnol et inséré, avec une mise en pages remodelée, dans la revue Visual (n° 87), paraissant à Madrid. A la fin de son article, l’auteur avait rédigé une série de questions qu’il s’était proposé de poser à Adrian Frutiger. Las ! Le jour même où devait avoir lieu l’entretien, Frutiger entrait à l’hôpital pour y subir une importante opération cardiaque. C’était en novembre 1999. Après une longue convalescence, son état de santé s’étant amélioré, le célèbre dessinateur de caractères a enfin pu répondre à nos questions… et à l’attente de nos lecteurs.

Adrian Frutiger l’interview reportée Comment jugez-vous l’évolution actuelle dans la création de caractères, au point de vue de la facilité d’exécution ? Et au point de vue formel (c’est-à-dire de la qualité esthétique) ? Il est clair que l’usage de l’écran et de l’ordinateur a rendu la tâche plus facile. Mais cela comporte un danger… En effet, en raison des possibilités de répétition, on a tendance à oublier que chaque lettre représente un signe unique. L’autre jour, un ami graphiste me disait que lui-même disposait d’une palette de caractères à laquelle il se tenait depuis cinq ou six ans… Et qu’il ne voyait pas du tout d’intérêt à s’approprier de nouvelles fontes parmi celles qui sont régulièrement mises sur le marché. Qu’en pensez-vous ? En d’autres termes, à part des séries tout à fait spéciales et originales, avons-nous bien assez de polices de caractères ? C’est vrai que, présentement, le choix apparaît comme grandement suffisant. Mais la roue du temps continue à tourner… L’esthétique – le design, comme on dit maintenant – évolue, que ce soit pour un meuble, une automobile ou l’habillement… Cela signifie qu’il est impossible, pour quiconque, de projeter, dans le futur, le développement des formes. Une chose est certaine en ce qui concerne la typographie : les lois de la lisibilité, forgées cinq siècles durant, resteront fondamentalement ce qu’elles sont. Toutefois, l’ex-

pression globale pourra supporter de subtiles variations, qu’il est impossible de prévoir aujourd’hui.

Pour ceux qui ont connu l’ère du plomb, voire celle des débuts de la photocomposition, la prolifération actuelle de caractères de toutes sortes est-elle une dégénérescence ou un gage de créativité ? Il s’agit de différencier les caractères de texte et ceux de fantaisie destinés aux annonces, aux affiches, les lettres de titrage… L’explosion des années 1970-1975 était une saine réaction à l’égard des caractères OCR ou des chiffres à sept segments. Pour les jeunes qui nous liront, tout cela est bien lointain… Pourriez-vous préciser votre pensée ? Vers 1970, un tournant important s’est amorcé. L’être humain a pris conscience qu’il était en train de mettre en danger l’équilibre de la terre entière. En réaction, des punks colorés et provocants sont entrés en scène, des sprayeurs et taggueurs ont couvert de leurs signes des murs immaculés… L’arrivée des écologistes date également de cette période. La technologie des ordinateurs est entrée dans la vie quotidienne. Des États-Unis est venue une écriture destinée à être reconnue par un “lecteur” automatique, afin de transmettre un écrit codé à un ordinateur. C’était l’OCR (reconnaissance optique des caractères). En Europe, une saine réaction s’est manifestée contre cette caricature de notre alphabet. Les onze constructeurs européens d’or4.2001

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dinateurs ont créé une commission d’étude, dans le but de trouver une écriture OCR non “stylisée”, plus “humaine”, à partir d’une trame beaucoup plus fine. Notre atelier, à Arcueil (banlieue sud de Paris), fut chargé de dessiner ces lettres typographiques. Les techniciens s’emparèrent de nos premières esquisses pour faire des calculs comparatifs. Après quatre années de recherches, les dessins d’exécution purent commencer. Les comparaisons mathématiques aidant, nous avons pu présenter, l’année suivante, l’OCR-B, qui deviendra le standard mondial, la norme internationale. Dès lors, sur les chèques postaux, l’on put voir une longue rangée de chiffres renfermant l’ensemble des informations et permettant à un lecteur automatique d’effectuer en une heure environ cinq millions d’opérations financières. L’OCR-B dispose d’une sécurité de lisibilité de 130 %. En somme, il s’agissait de trouver une forme de caractère acceptable par l’œil humain comme par l’œil électronique. Ce n’était pas facile, car les critères de lisibilité étaient inversés : les lettres devaient être le moins laides possible. En résumé, je vous indique un signe rassurant, par rapport à l’avancée technologique : à la devanture de l’horloger, on ne trouve plus une seule montre à affichage digital et les anciennes aiguilles tournantes demeurent le symbole du mouvement du soleil. En politique, un groupe de plus en plus important s’est développé un peu partout, ce sont les Verts.

Parallèlement à la prolifération de nouveaux caractères, la disposition typographique a connu et connaît divers soubresauts (dont le “déconstructivisme” de David Carson, notamment, n’est pas le moindre). Quels sont vos sentiments à cet égard ? Chaque époque génère son expression formelle. Le style du Bauhaus était une grande et puissante réaction contre les fioritures de l’Art nouveau. Après votre formation (quatre années d’apprentissage de typographe, puis vos études à l’École des beaux-arts de Zurich), vous avez effectué toute votre carrière typographique à Paris. Certains de vos caractères visaient à un usage “universel”… Toutefois, je me suis demandé si ces derniers auraient été différents s’ils avaient été conçus dans un autre environnement, par exemple germanophone ? Certainement. La grande chance, dans ma vie, a été d’avoir bénéficié d’une éducation rigoureuse – “germa70   4.2001

nique”, en quelque sorte – et d’avoir pu exercer ensuite ma profession dans un pays latin.

Dans le même ordre d’idée, un typographe renommé a déclaré que, par rapport à la disposition typographique, on est en France “davantage porté sur l’image, le visuel, le spectaculaire”… Le pensez-vous aussi ? En d’autres termes, est-il exact de dire que le “sens graphique” est plus poussé, plus développé et mieux compris dans les pays germanophones et anglophones ? L’argumentation, telle que résumée, me paraît par trop restreinte. Le charme de la graphie française est notamment constitué par sa large ouverture. Tout y est possible (que cela soit bien ou mal exécuté). Le Germain est davantage puriste. L’Anglais vit sur une île, ne l’oublions pas, et c’est un monde un peu à part. De surcroît, il faudrait étendre la question au monde entier, aux États-Unis, aux pays de l’Est, plus récemment à l’Amérique du Sud… Ce problème soulève celui de l’enseignement professionnel… que vous connaissez particulièrement bien, puisque vous avez enseigné durant plusieurs années à Paris. Par rapport aux années cinquante et soixante, voire jusqu’à celles de quatre-vingt-dix environ, les choses ont bien changé dans la formation typographique et graphique… Le style des imprimés venus de France s’en ressent, non ? Pour répondre à cette question, je me permets de reprendre ma thèse. Elle est intitulée “Enseigner et apprendre” et doit être comprise globalement. Je précise que le chemin de l’évolution constitue une entité qui ne se limite pas à un seul pays, le monde entier étant concerné… “L’adulte porte en lui la responsabilité de transmettre son savoir, son savoir-faire. Ce n’est pas une obligation, mais cela procède d’un instinct profond. Lequel lui donne la patience d’accepter la présence quotidienne de plus jeunes que lui à ses côtés. Cet instinct pousse l’adulte à leur faire humer, sentir, voir, aimer le matériau, à leur faire apprendre la préparation et le maniement de l’outil. Il l’incite également à leur transmettre la persévérance et à se remettre vingt fois à l’ouvrage, à leur enseigner, enfin comment concevoir et développer une œuvre nouvelle.” “C’est grâce à cette intimité du travail en commun que, de génération en génération, telle une chaîne solidaire, savoir et savoir-faire continuent de croître en s’ouvrant à l’avenir.”


Quels conseils donnez-vous aux jeunes graphistes ? Faut-il encore apprendre à dessiner la lettre ? Doiventils s’astreindre à faire des croquis (alors que l’écran est à disposition) ? Le crayon doit-il être mis au placard ? Certainement pas ! Jamais un ordinateur ne saura conduire une machine qui fabriquera un violon dont le son sera pur et constituera l’outil idéal du musicien… Votre question nous renvoie au début de cet entretien. Il est difficile de prévoir l’avenir. Une chose est certaine : l’être humain ne perdra jamais son besoin, profond, de la beauté, voire du sublime. Et il n’est nullement contradictoire d’imaginer, par exemple, que la joie de calligraphier une belle lettre reviendra… La main, ce merveilleux instrument, retrouvera certainement le plaisir de tracer, au crayon, une ligne pleine de subtilités. La caricature représentant un être pourvu d’une grosse tête et disposant d’un seul doigt pour frapper sur un clavier est, pour la nature humaine, une injure !

*Le

Antique

terme

a été

utilisé par Francis

Thibaudeau

dès

1921

dans

son ouvrage, en deux tomes, intitulé La Lettre

Vous avez, d’ores et déjà, inscrit votre nom au panthéon de la typographie… En tenant compte de l’évolution technologique, aimeriez-vous, aujourd’hui, recommencer votre carrière de designer ? Oui, certainement. J’ai eu le privilège de vivre toute l’évolution du plomb jusqu’aux imprimantes les plus modernes. La technique ne m’a jamais fait peur…

d’imprimerie. Il désigne les caractères du groupe des

Linéales,

selon la

classification de

Vox,

Maximilien

adoptée par l’Association

typographique internationale

(Atypi)

en

1962

et devenue

une norme internationale

(DIN 16518). Malgré le terme

Antique

cela,

demeure

fort courant dans les ateliers, à côté d’autres expressions, comme “sans sérifs”,

“caractères

bâtons” ou

“grotesques”,

pour désigner

les lettres sans empattements

(les “gothics”

des

Américains !). Adrian Frutiger,

quant à lui, s’en

est toujours tenu au terme d’Antique quand il s’exprime en français.

Outre une précieuse carte de signes et symboles, vous avez publié un ouvrage renfermant des formes élémentaires, des formes libres et suggestives, tout en sachant, magistralement, jouer de la contreforme… J’ai l’impression que ces travaux artistiques vous font, à l’heure de la retraite, autant sinon davantage plaisir que vos familles de caractères. Est-ce exact ? Pas tout à fait. Voyez-vous, il ne se passe pas un mois sans qu’un journaliste veuille entendre de ma bouche le récit de ma vie de dessinateur de caractères… Ou bien c’est une classe de jeunes gens qui sont venus s’asseoir chez moi pour m’écouter. Je fais cela avec le même plaisir que celui que j’éprouve à dessiner une spirale. Pour répondre plus complètement, je me permets de citer Novalis dans Die Lehrlinge zu Saïs (Les Disciples à Saïs) : Les hommes vont de multiples chemins. Celui qui les suit et qui les compare verra naître des figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu’on entrevoit partout : sur les ailes, la coquille des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux

et dans la conformation des roches, sur les eaux qui se prennent en glace, au dedans et au dehors des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes. […] Si seulement on avait pu discerner quelques gestes en tant que lettres de la nature, le déchiffrement serait de plus en plus aisé. […]

La lisibilité vous a préoccupé et vos écrits didactiques sur le sujet ont fait école. Ils ont puissamment aidé moult enseignants graphiques… Pensez-vous que ces critères valent toujours pour les internautes d’aujourd’hui et vaudront pour ceux de demain ? Oui, certainement. Tout au long de ma vie professionnelle, je fus conduit à comprendre que la beauté, la lisibilité et, dans une certaine mesure, la banalité sont des notions très proches les unes des autres. La bonne lettre est celle qui s’efface devant le lecteur pour devenir pur véhicule entre l’esprit de l’écrit et la compréhension de la chose lue. Dès 1988, nous avions collaboré et publié votre Histoire des Antiques, dont le “tirage à part”, épuisé depuis quelques années, a obtenu un grand succès. Si les bases décrites demeurent valables, évidemment, pensez-vous que de nouveaux styles de caractères sans empattements mériteraient un développement ? J’ai moi-même esquissé une ou deux Antiques* plus souples, recelant des gestes plus proches de l’écriture courante. Les projets sont restés dans mes cartons. Depuis lors, une ou deux polices de nature un peu similaire ont été dessinées et mises sur le marché. Cela est bien. Mais il n’en reste pas moins vrai que, par définition, l’Antique reste une écriture plus proche d’une lettre construite que d’une écriture courante. Aimeriez-vous, en guise de conclusion, ajouter quelque chose ? Oui, je désire que vous reproduisiez un de mes écrits, même si c’est un peu prétentieux… Il est intitulé Le chemin de l’invention : Le savoir et le savoir-faire que nous possédons aujourd’hui constituent la base de ceux de demain. Toutes les activités du passé humain forment le fondement de l’œuvre du futur. La femme et l’homme portent en eux une responsabilité, celle d’avoir conscience que la clé de voûte du passé devient la pierre angulaire de l’avenir. ■ 4.2001

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Une exposition au musée Gutenberg Le musée Gutenberg, sis à Fribourg, en Suisse, a été inauguré en novembre dernier. C’est un superbe édifice, vieux de sept cents ans, ancien grenier à grain, rénové et aménagé, qui a été choisi pour abriter le nouveau Musée suisse des arts graphiques et de la communication. En février, une exposition des œuvres artistiques d’Adrian Frutiger a été montée en ses murs. C’est à Roger Chatelain qu’il avait été demandé de présenter le créateur de caractères et de réalisations plastiques à la nombreuse assistance. Parmi laquelle on notait la présence d’Hermann Zapf (créateur de l’Optima, du Palatino…), de Hans Eduard Meier (créateur du Syntax, du Barbedor…), entre autres personnalités des arts graphiques. Adrian Frutiger était présent et a dédicacé ses ouvrages. Il en a profité pour décrire ses premiers pas dans la profession. Nous reprenons ses propos et reproduisons ensuite l’allocution de Roger Chatelain.

Musée Gutenberg, 16, place Notre-Dame, boîte postale 394, CH – 1701 Fribourg. Tél. 0041 26 347 38 28. Fax 0041 26 347 38 29. Email : info@musee-gutenberg.ch Site : www.musee-gutenberg.ch

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De pâtissier à typographe A la question : “Comment est née en vous l’idée de la création ?”, Adrian Frutiger a longuement répondu, se plaisant à évoquer son adolescence… A l’âge de 13 ans, j’ai lu des livres destinés à la jeunesse. Ils étaient écrits par un instituteur du village voisin d’Interlaken (en Suisse allemande), où je suis né. Cette littérature, je l’avalais avec avidité. Dans un des ouvrages était décrit l’itinéraire d’un jeune homme qui – en dépit d’une fort modeste situation matérielle – voulait s’adonner à une activité artistique. Je me suis reconnu dans ce personnage. Tout de go, j’ai écrit une lettre à l’auteur pour lui expliquer ma situation. Il m’a répondu que ma missive l’avait intéressé. J’ai reçu cela comme un merveilleux cadeau (et, pendant des années, j’ai porté cette missive sur moi, tel un porte-bonheur). J’avais envie de peindre. L’instituteur-auteur me fit remarquer que, à mon âge, le plus important était de regarder la nature. Qu’il n’y avait rien de plus beau. C’est ainsi que je me suis mis à l’observer et à la dessiner. Alors que j’avais 15 ans, il reprit contact avec moi… Il faut préciser que mon père ne voulait absolument pas que je devienne un “artiste”. Il me trouva un emploi de pâtissier. Entre parenthèses, j’allais apprendre, plus tard, que je me trouvai en bonne compagnie puisque Baskerville fut aussi pâtissier. Cette activité ne correspondait évidemment pas à mes aspirations ni à ce qu’avait imaginé mon mentor instituteur… Il me dit : “Je vais en parler à un de mes amis imprimeurs”. Dans l’imprimerie en question, il y avait déjà un apprenti typographe. Toutefois, on était en période de guerre (1944) et des ouvriers étaient mobilisés pour garder les frontières. Il y avait donc un manque de main-d’œuvre et, en dépit des règlements, je fus tout de même admis comme apprenti et suis devenu typographe. Le premier jour où j’ai eu en main des lettres de plomb, ce fut une révélation. Un miracle. La capacité de rendre le monde de l’esprit par simple combinaison d’un nombre restreint de caractères me fascina. Ma passion pour la lettre et la lisibilité était née. Mon premier travail consista à composer un faire-part mortuaire. Malgré l’austérité du message, je suis rentré chez moi avec la précieuse épreuve en poche. J’étais ébloui. J’avais compris qu’une casse d’imprimerie permettait de composer n’importe quel texte dans n’importe quelle langue. Par la suite, j’ai été amené à m’intéresser à des revues graphiques, à ce qui se faisait à l’école de Bâle, sous la férule typographique d’Emile Ruder… Après mes études aux Beaux-Arts de Zurich, ce fut Paris, chez Deberny & Peignot, où mes recherches relatives aux caractères sans sérif allaient trouver leur aboutissement. ■


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