Patagonie

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Le sud profond, entre Chili et Argentine. Une zone à la réputation d’hostilité bien ancrée, battue par les vents, noyée la plupart du temps par le mauvais temps. Une neige volcanique où les skieurs inventent leurs lignes sur des pentes désertes. Brody Leven et “l’œil” du trip, Adam Clark, ont décliné des randos freeride le long des 5 000 kilomètres de routes défoncées. Juste pour la beauté, l’effort, la solitude, la rudesse apaisante des éléments. Photos : Adam Clark Texte : Brody Leven Traduction : Franck Oddoux

Ski volcanique par Brody Leven, Sierra Velluda.


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Sur les pistes poussiéreuses et sauvages du Chili.

e Chili et la Patagonie en Argentine ne sont pas des lieux crayonnés d’autoroutes, cernés par la civilisation tentaculaire, c’est le moins que l’on puisse dire… À la place, le sud de l’Amérique du Sud possède quelques routes, presque hésitantes dans leurs élans. La plupart des villes reculées n’étaient même pas accessibles jusqu’à une époque récente, c’est-à-dire en 2003. À cette date, la déglinguée “Carretera Austral” a ouvert 1 240 kilomètres de routes rudimentaires à travers le Chili. De l’autre côté de la frontière, pour ne pas être en reste, “l’Argentina’s Ruta 40” s’étire sur plus 5 000 kilomètres à l’est de la Cordillère des Andes. Avec Adam Clark, le photographe, nous avons parcouru ces routes historiques, dormant dans un van, regardant les montagnes au travers d’un pare-brise poussiéreux et surtout escaladant et skiant tout ce que l’on désirait, à la carte. Menu spécial. Dès que l’on a récupéré notre van, Adam commence à rouler à contresens dans une rue du centre ville de Santiago, Chili. Ce n’est pas tellement un signe de mauvais présage quant à la suite de notre périple mais plutôt un avant-goût des épreuves qui nous attendent. Le van a un petit évier, des couverts, une gazinière, un espace pour le matériel et un lit miniature. Il est en accord avec notre définition du confort. C’est un “deux roues motrices” mais je suis convaincu qu’une seule sur les deux marche. C’est notre maison pour un mois. Du sud de Santiago, on atteint le volcan Antuco, 2 929 mètres. Le cratère sulfureux sent comme les œufs pourris. On domine l’immense et magnifique lagune bleue de Laja. On skie depuis le sommet sous un ciel aussi bleu que peut être l’eau. Moins de douze heures plus tard, on grimpe sur le volcan voisin, le Sierra Velluda, un immense stratovolcan qui n’a vu que quelques traces de ski dans toute son histoire à cause de son éloignement et des conditions difficiles qui y règnent habituellement. C’est une ascension ardue, nous sommes en septembre et je n’ai pas beaucoup de ski au

La plus vaste salle de bain du monde…


Neige soufflée à Lonquimay, un autre volcan chilien.

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Extase pour Brody Leven : pentes à la carte, collection de volcans désertiques.

compteur, en plus nous avons skié un gros volcan hier. Ce n’est que le début, la nature des montagnes et l’essence même de notre trip nous promettent de longues heures à venir dans la neige et dans notre camping car. Nous avons plongé dans la zone de Lake District, par delà des routes pavées et la poussière âpre. Avant le départ, il faut bien dire que l’on n’avait qu’une vague idée des volcans qui pouvaient parsemer la Patagonie. Sur place, le jeu est simple : quand ils arrivent dans notre champ de vision, on les nomme et ensuite on les skie. On passe la ville de Pucón en direction d’un autre volcan, le Lanin. Avec ses 3 747 mètres, le Lanin est à cheval sur les frontières du Chili et de l’Argentine. Le début du chemin se trouve en Argentine et les autorités locales nous tombent dessus au sujet de notre van de location alors que nous voulons traverser. Un jour plus tard, nous avons les autorisations nécessaires pour conduire en Argentine. On suit la Carretera Austral à travers le Chili. Une route en perpétuelle construction qui offre de la poussière, de la tension, du sable, de la boue et des nids de poule. Un endroit où il y a des flamants roses, une absence complète de touristes, et une nature belle et brute. Une route qui ouvre sur de vastes plaines, d’étroits corridors avec d’énormes rivières se perdant dans des vallées profondes. Les ponts sont étroits, les virages non signalés. Au fil des kilomètres, je suis de plus en plus fasciné par ce voyage qui me contamine. On n’en finit plus de conduire, de faire de la peau et de skier, parfois jusqu’à neuf sommets. Luxe des vagabonds : notre camp de base est nouveau chaque nuit. Au choix : des plages désertes, des lacs géants, des stations-service dévolues aux routiers. Le van est notre camp de base roulant, et pour qu’il tienne le choc le plus longtemps possible, nous lui prêtons grande attention. Adam et moi sommes devenus très

familiers avec le maniement des chaînes, une punition que nous n’avions jamais expérimentée avant. On les met et on les enlève. Les mettre, les enlever. Les monter encore, les démonter une fois de plus… On s’attendait à des conditions printanières, à la place nous avons droit à des chutes de neige, des avalanches et des routes verglacées. Durant le mois passé en Patagonie, on a skié toutes sortes de neige : de la poudreuse, de la craie, de la glace, du gros grain, et des sastrugi. La poudre de haute qualité est rare. Les sastrugi et la glace sont les conditions les plus communes avec les gros grains et l’agréable neige de printemps. Coup de chance, les conditions météo semblent jouer en notre faveur, un fait extrêmement rare dans cette région du globe pour être signalé. Habituellement, le temps est qualifié simplement “d’atroce”. Parfois, fidèle à sa réputation, le vent se déchaîne. Les lignes que nous prenons en ski sont dans la plupart des cas dangereuses, non pas par la qualité de la neige mais par la situation très isolée des pentes et les dangers objectifs. Il n’y a bien entendu pas de secours et d’équipes de recherche en cas de pépin. À aucun moment, on ne peut se permettre de négliger des aspects de sécurité. Cela vaut aussi lorsque l’on conduit dans le cœur de la Patagonie du sud où il n’y a presque pas de voitures, ni d’ailleurs de stations-service. Pendant ce trip, nous devons être totalement autonomes. Deux auto-stoppeurs sont sur le bord de la route. Notre van est trop chargé pour leur offrir une place mais je m’arrête et ils rampent comme ils peuvent à l’intérieur du véhicule. Ce sont des bénévoles qui travaillent partout dans les parcs nationaux d’Amérique du Sud. Ils nous expliquent la faune et la flore qui nous entourent. On leur apprend ce que ça fait d’avoir un pneu à plat sur une aire de repos au milieu de nulle part… Quatre jours plus tard, on leur dit au


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Le Graal, le mythe, le rĂŞve : beau temps exceptionnel sur les sidĂŠrantes et magnifiques aiguilles du Cerro Torre.


Mélange de fumerolles soufrées et de nuages sur un volcan de Villarrica, Chili.

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Choix cornélien…

revoir au tout nouveau parc national de Patagonie, où ils se présentent innocemment, pleins de l’espoir d’un poste de bénévole. On continue sur la route cabossée tout l’après-midi, les aiguilles de granite d’El Chalten nous donnent la direction : plein sud. On campe le long d’une rivière en Argentine, après avoir franchi la frontière la plus perdue qu’il m’ait été donné de voir. Le lendemain, une minute après notre départ, on stoppe juste devant une fracture de deux mètres de profondeur qui coupe la route rendant le passage impossible. Il n’y a aucune indication, mais la route se divise à proximité du camp où nous avions passé la nuit. Nous n’avons pas d’autre choix que de suivre cette option et de voir où ça peut nous mener. La "Ruta 40" est la réponse argentine à la "Carretera Austral". Elle passe par vingt parcs nationaux et traverse des cols à plus de 5 000 mètres. C’est sans aucun doute, la route la plus panoramique que l’on ait prise, avec uniquement la vue sur des pentes neigeuses. Si c’était encore possible, les villes se font de plus en plus rares et les occasions de faire le plein d’essence encore plus aléatoires. Le voyant du réservoir s’est allumé un après-midi, dix minutes plus tard, on a croisé un panneau indiquant la prochaine ville à 75 kilomètres. La réserve nous permettait de franchir au maximum 40 kilomètres. Tout à l’économie, on a finalement réussi à rallier une pompe, in extremis. Après avoir quitté Santiago, l’Argentine est notre ultime objectif rando. On veut skier dans l’ombre des fameux Fitz Roy, Cerro Torre et autres aiguilles de granite pétrifiées de cet incroyable massif. J’ai passé ma vie à lire des récits d’ascensions de ces faces reculées et maintenant elles sont à portée de main. Les montagnes sont apparues alors que l’on roulait, le van a semblé s’arrêter tout seul… Nous nous sommes extirpés de nos sièges pour nous plonger dans “La escoba de Dios”, “le balai de Dieu”, le vent hurlant de Patagonie qui fouette les hautes

plaines d’El Chalten. Espérer ne passer qu’une semaine à El Chalten est risible pour tout grimpeur conventionnel. Les alpinistes passent des saisons entières dans le village sans parfois voir une simple fenêtre météo dans ce climat hostile. Coup de poker qui joue en notre faveur : avec notre petite semaine, on a pu pourtant skier tous les jours. Il suffit de repérer un sommet depuis le centre du village, de prendre nos sacs à dos et de grimper… Les montagnes ne sont pas terriblement hautes mais nous montons en peaux ou en crampons le moindre mètre de dénivelé qui se mérite. Les premiers rayons du soleil rougissant effleurent les rivages gelés de la Lagune de los Tres. Après une nuit mémorable dans le refuge le long du Rio Blanco, notre départ aux aurores m’offre le plus beau lever de soleil de ma vie. Punta Velluda est juste en face du Fitz Roy et, pendant toute l’approche, notre stupéfaction à la vue du panorama extraordinaire n’a jamais cessé. Nous avons skié depuis le sommet sans la présence du moindre nuage, du pur bonheur. Une montée au Cerro Creston nous fait de l’œil. On n’y croit pas trop, les chances d’atteindre le sommet sont maigres. Six heures plus tard, je suis réellement surpris d’être finalement au top. L’escalade a été du genre “engagée”, et mettre les skis est rassurant. La neige est parfaite pour du ski de pente raide, stable, facile dans les appuis. On arrive skis aux pieds au van, avec largement le temps de trouver un autre camp de base avant de partir le jour d’après pour Punta Arenas, la ville qui flirte avec le grand Sud…


Sweet home : le van. Échouage sur un parking glauque à souhait. Pas le courage d'aller plus loin.

El Chaten, Los Glaciares National Park, Chili. Une vue qui se mérite…

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Antuco, ski sur la lagune. Du bleu du ciel au bleu turquoise.

Ski, alpinisme, découverte mais aussi mécanique improvisée, réparations et galères de la route…


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