Des mots bleu

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Didier Jacquot

Des mots

bleu Tome 1


Le Code de la propriété intellectuelle et artistique n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l’article L.122-4). « Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. »


Merci aux donateurs de photos Alain Barré, Francis Beurrier, Delphine Cereser, Sébastien Decle, Luc Delvaux, Louis-Paul Fallot, Marie Gallen, Anne-Laure Genet, Françoise Gruy, Yasmine Husson, Magali Jarricot, Barbara Lecomte, Sophie Lorenzi, Arnaud Martin, Claudio Orlando, Sylvaine Texier, Pascale Tonin et Tiphaine Touzeil.

à Laurence

Photo Achim Mittler©

www.flickr.com/photos/anymotion


Photo Didier JacquotŠ

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Avant-Propos

Et un. Non, il n’y a pas de faute d’orthographe dans le titre. Vous auriez mis un S à bleu. Bien sûr. Pas moi. Mieux : B majuscule. Caprice ? Que nenni ! Le Bleu est un état d’esprit. La couleur du ciel qu’on a dedans soi. La couleur des maux aussi. Le poète Jean-Michel Maulpoix le dit bien : « Le bleu s’évade. Ce n’est pas, à vrai dire, une couleur. Plutôt une tonalité, un climat, une résonance spéciale de l’air ». Et deux. Ce que vous allez lire dans les pages suivantes, c’est déjà toute une histoire. Des amis m’ont communiqué des photos. A partir d’elles, j’ai imaginé des textes. A d’autres fois, j’ai écrit des textes et suis allé piocher dans leurs images. Dialogue Bleu. En outre, je me suis volontairement contraint pour écrire : une demi-heure maximum par texte. Un défi dans le défi. Je n’ai pas toujours réussi mais presque. J’aime la force du premier jet. J’espère que vous aimerez aussi. Parfois, ça surprend !

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Et trois Ce livre est constitué de textes plutôt courts. C’est aussi un choix. On lit paraît-il de moins en moins, de nos jours. De plus en plus vite aussi. Puissent ces pages servir de passerelle. J’ai pris beaucoup de plaisir à regarder, écrire, imaginer puis me lancer dans ce rêve pour moi qu’est la réalisation d’un livre. Prêt à faire d’une pierre trois coups. Deux autres tomes selon le même procédé sont prévus. A ce propos, vous pouvez vous aussi me transmettre une photo. Ce n’est pas compliqué. Je vous donne mon adresse courriel ci-dessous ! Et enfin Ce livre peut se lire ou juste se regarder assis, debout, couché. Dans l’ordre, dans le désordre, en jouant à saute-mouton, un jour sur deux, en une traite, en commençant par la fin, etc. Il peut traîner dans les toilettes, sur une table de chevet, dans un sac, une poche.

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Novembre 2014

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Photo Luc Delvaux©

Alors Alors, nous mélangerions nos doigts et nous partirions en courant dans l’herbe humide du matin escaladant sans crainte les bouses laissées par quelques vaches distraites. Nous aurions des espadrilles légères comme des libellules qui savent où aller et elles nous guideraient vers la clairière invisible, celle qui se nicherait derrière les joncs et que seuls ceux qui voient connaissent.

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De là, nous prendrions le chemin de terre qui sans pancartes nous conduirait directement vers la maison de bois et son bras de planches qui plonge vers l’étang. Nous apercevrions au loin quelques nénuphars, et quelques chardons aussi, et nous serions indifférents au chant des grenouilles parce que les oiseaux se seraient tus. Pendant que nous enlèverions nos habits, je te regarderais et tu me regarderais sans que nous sachions vraiment ce que nous pensons l’un de l’autre. Cela n’aurait aucune importance. Nus comme des vers qui frétillent d’impatience, nous plongerions dans les eaux froides de l’eau molle, nous nous éclabousserions joyeusement, dans le bruit doux des gouttelettes et nous verrions qu’elles deviennent des étoiles lorsqu’elles se reflètent dans les rayons du soleil. Nous aimerions cela. Nos bouches, nos mains, nos sexes se rencontreraient à nouveau, et encore à nouveau, comme une évidence, comme une éternité, et déjà la lune ferait son apparition au point d’en laisser le ciel tout pantois et un peu penaud. Pendant que les occidentales pensées se connecteraient sur un réseau pour se guider, nous serions tout l’univers et après la terre, l’eau, le ciel. Après avoir tant marché sans boussole et tant nagé sans bouée, nous irions nous sécher près du feu, à l’abri de la pluie qui se serait mise à tomber, riant de nousmêmes, mêlant nos larmes à celle des cieux. Un morceau de lard fumé grillerait tranquillement. Nous avions faim. Pour finir.

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Photo Francis Beurrier©

L’alambic

Nous étions près de l’alambic. Ça suffoquait là-dedans. Des tuyaux reliés dans une curieuse cacophonie semblaient courir dans tous les sens. Des fumées blanches s’échappaient ça et là. Parfois, le navire semblait tanguer, cracher, éructer, tousser et le calme revenait, avant les éruptions suivantes. Il s’amusait de tout cela, comme un joueur d’orgue. Il allait partout, lui seul savait s’y retrouver dans ce dédale. Il avait, serré à sa ceinture, un tabouret et il était souvent assis mais jamais au même endroit.

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Il m’avait jaugé de son œil bleu, j’observais pour ma part sa gestuelle : ses mains épaisses comme les pales d’un aviron qui fend les flots, et qui parfois se précipitaient avec la douceur de la plume en un endroit précis ; ses sourcils de broussailles qui vous éloignaient avant de venir vous chercher ; ses joues rebondies qui semblaient contenir tous les mots du monde. Peut-être dans toutes les langues. Des lunettes crasses pendouillaient à son cou. C’était un homme du cru. Il ne payait pas de mine. Selon les gens d’ici, il était là depuis toujours et serait toujours là. Il n’avait pas d‘âge. Quelques générations pouvaient en témoigner. Il ne pleurait qu’une chose. Ce ici qu’il habitait, ce ici dans lequel il était tombé, comme il disait, alors qu’il aurait préféré tomber là-bas. Ce là, pour lui, c’était l’Afrique. Il montrait une carte postale punaisée au mur. Saint-Louis, il précisait. Ses yeux partaient. Un moment passait puis il revenait. J’étais venu le voir à plusieurs reprises ainsi qu’on me l’avait conseillé ; il reniflait les gens avant de leur parler et à certains il ne parlait jamais. J’avais eu de la chance. Au bout de quelques visites, j’étais resté planté-là à le regarder farfouiller dans ses tuyaux, sortir d’étranges breuvages qu’il goûtait en claquant la langue, il avait accepté de me dire quelques mots. M’avait demandé mon nom, m’avait dit demain. Les premières fois, je ne comprenais rien à ce qu’il disait. Puis je m’étais habitué. Maintenant j’enregistrais. J’avais un dictaphone qui avalait ses paroles qu’ensuite je buvais le soir ou le lendemain. Je n’avais pas osé le le lui dire. Lorsque je partais, je sentais son sourire dans mon dos. Je n’osais pas me retourner. Je remontais mon col, ridicule palissade. J’allongeais la foulée. Je respirais un grand coup hors de portée.

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Je l’écoutais sans rien dire et le soir je notais sans rien dire non plus. Par je ne sais quel magnétisme, je m’étais coulé dans son rythme à lui, comme si j’étais moi aussi l’un de ces liquides qui cavalaient dans ses tuyaux rafistolés et dont il faisait ce qu’il voulait. Ses mots devenaient un sang nouveau qui circulait dans mon corps et dans ma tête, un parfum inédit où se mêlaient, comme dans son alambic, l’eau et le feu, le fruit et l’adrénaline, dans une alchimie dont il était l’inventeur et le dépositaire. Loin de son là à lui, il s’était fait une raison. On raconte qu’il ne dormait jamais. Qu’il lisait. Des bâches empêchaient de voir autre chose que ce qu’il voulait bien montrer. Une lueur brillait chaque lune. On l’appelait l’ourse. La grande ourse. C’était un repère. La tanière de l’ourse. Son alambic était perché sur ce monticule, dominant le village et la vallée. Un puits évitait d’aller au loin plonger dans la rivière. Un jour il m’avait dit que pour lui, l’Afrique, c’était l’âme du monde et qu’il se serait bien vu assis près d’un arbre dans un village à humer le vent de la mémoire des siècles, à sentir le chant du ciel, à humer les parfums de la terre. Je le soupçonnais d’avoir niché dans ses tuyaux cette mémoire, ce ciel et cette terre. Et je faisais partie de ceux qui s’en imprégnaient.

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Photo Francis Beurrier©

Une belle saloperie ! 93 jours qu’il pleut. Sans que ça cesse vraiment. Ici, ils n’ont jamais vu ça. Cela m’arrivait assez souvent finalement, d’être dans des parages lorsque du jamais vu se produisait. En 2003, déjà, j’étais là. Plus de 100 jours de soleil sans interruption à l’époque. Ils n’avaient jamais vu ça non plus. On cuisait. Je m’étais baigné pour la première fois ici. Pour les dernières fois aussi. Il fallait ça. J’attendais le réchauffement climatique avec impatience. Louis, ça l’avait fait marrer. Il disait que le réchauffement commencerait par une glaciation. Que j’étais pas prêt de tremper le cul dans la bassine. ...

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Photo Marie Gallen©

Louise Les films, et surtout ceux qui sont bien joués, bien menés, ont cette force, cette faculté, cette capacité de nous sensibiliser de l’intérieur à des situations, des vies, des destins. Ainsi l’histoire de cette femme aux portes de la cinquantaine. Elle vit dans sa voiture. De petits boulots. L’ironie, mais l’on sait que la fiction n’est parfois qu’une copie à peine feinte de la réalité, est qu’elle fait le ménage dans un hôtel. Ses yeux aimantent la caméra. Plongent en nous. Son silence est un dialogue. On la suit au fil des jours à la manière dont il fait nuit. On n’étouffe pas. On galère avec elle, bien au chaud, nous.

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L’on craint, à certains moments, qu’elle ne dérape. Qu’elle n’en finisse. C’est mal la connaître. Si elle dévie parfois, elle ne tombe pas. Elle se relève sans cesse sur son fil de rasoir. Elle cavale tant bien que mal après l’argent. Cet argent que de toutes parts, on lui réclame. Et elle cavale, cavale encore, cette femme que l’on pourrait croire à l’arrêt, alors qu’en elle, tout est urgence, tout est mouvement. S’adapter en permanence, à tant de choses : au mauvais sommeil. A l’inconfort. Au manque de nourriture. A la solitude. Au manque d’amour. A la panique, aussi. Sa voiture, c’est tout ce qui lui reste. C’est ce qui la relie. Et c’est ce qui la maintient. Alors quand frôle la panne, on mesure l’énormité de la situation. Et quand on sent poindre la menace de l’huissier, on devine alors l’énergie de l’impossible. Les sourires viendront à la fin, et ce ne seront pas des sourires de happy end, non. Ce seront des sourires de soulagement. Des esquisses d’espoir. Car enfin, elle a fini par réussir à dégoter un logement. Au quinzième, dans une tour. Mais le sourire dit alors que c’est le paradis. Parfois, un début, ça vaut tout l’or du monde.

(Texte inspiré par le film Louise Wimmer)

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Photo Claudio Orlando©

Le choix Il se baladait souvent dans le port, maintenant qu’il avait pris goût à la marche, un casque sur les oreilles et sa musique dedans. Il déboulait là presque à chaque fois, comme aimanté, même en prenant des chemins différents. Il avait pris le temps de l’observer, cet endroit. Il y faisait ses pauses. Il avait fini par comprendre que tout se passait à un emplacement précis. Là et nulle part ailleurs. L’angle parfait. C’est évidemment ici que l’idée avait peu à peu germé. Ca n’allait pas fort entre lui et Marine, pas fort du tout, au point qu’ils s’y habituaient. C’était peut-être le pire, cette morve attitude. Leur vent ne soufflait plus. Presque toujours tombait une pluie fine. Au boulot, ce bal des y’a qu’à, il faut, tu devrais, ses collègues multipliaient les clins d’œil et les conseils avant de passer à autre chose et il avait fini par se résoudre à cette vérité mille

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fois évitée et mille fois vérifiée : chacun se parlait surtout à lui-même, faisant mine de parler à l’autre. Passons. Le déclic a surgi du quai. Il ne croyait pas au hasard. Il n’y a pas de chemin sur lequel on se retrouve si l’on n’y a pas déposé le premier orteil. Un jour, donc, après le déclic, il a eu l’idée de proposer un jeu à Marine, elle qui jouait si peu, elle qui ne jouait plus. Comme un coup de dé. Elle grogna mais il ne lui donna pas le choix. Il lui banda les yeux. Ils prirent la voiture. Se rendirent au port. Ses narines frémissaient. En chemin, il lui expliqua : à un moment, on s’arrêtera. Nous descendrons de la voiture. Nous serons à un endroit précis. Tu resteras sur place. Et tu décideras si tu vas plutôt à gauche ou plutôt à droite. Tu ne le feras pas. Tu me le diras. Elle demanda s’il y avait un danger. Il lui sourit que non, évidemment. Sauf si tu pars en courant ! Y’a de l’eau pas loin. A un moment, elle avait sans doute pensé qu’il allait la tuer. Ou quelque chose du genre. Il se fit la remarque qu’on finit par ne plus connaître les gens. Ils arrivèrent. Il la plaça à l’endroit précis. Elle respirait fort. Il est un peu glauque ton jeu, elle chuchota. Moins assurée, soudain. Il n’y avait qu’eux, le vent, l’odeur du fleuve. Elle demanda ce qu’elle devait faire maintenant. Choisir. Me dire. Gauche ou droite. Elle ne dit rien pendant un long moment. Et il fut surpris lorsqu’elle commença à tourner sur elle-même. Lentement. Elle s’arrêta et dit droite ! Elle n’était plus dans le même sens. Il demanda ta droite ? Ou ma droite ? Elle réfléchit à nouveau. Ma droite à moi. Il regarda. Elle avait choisit peace and love. Il lui ôta le bandeau en lui demandant de ne pas bouger. La laissant revenir à la lumière. Il lui montra : à droite, la chaîne. A gauche la paix, l’amour, la liberté. Tu as choisi la liberté.

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Photo Magali Jarricot©

Comme dans oui Il ne comprend pas. Il n’encaisse pas. Ils n’ont pas les mots. Ils ne peuvent pas s’expliquer. Probablement même qu’ils auraient les mots qu’ils ne pourraient pas plus s’expliquer. Ils ne peuvent comprendre ce qui leur échappe, puisqu’ils pensent que c’est de l’autre que ça ne sort pas. Il reste les faits. Brutaux. Douloureux. Là, on n’est pas loin de se dire que c’est un poing qui peut se mettre sur le I. L’alcool s’en mêle. La violence comme une réponse ? Comme une question ? On va s’expliquer entre hommes, dit la formule consacrée, ce qui est très con. On n’explique rien avec ses poings.

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Autour de lui, quelques-uns veillent. Il n’est pas question que le lait déborde. Qu’en cette soirée, le laid saborde. Alors ils restent tous les deux droits comme des I. Raides comme des poulies. Des I avec dedans le poids du silence. Ce n’est pas un silence paisible. Ce n’est même plus un fossé : c’est une falaise. Abrupte. Deux falaises, plutôt. Qui faute de se heurter et de se défier font mine de s’ignorer. Chacun reste en lisière, et au milieu coule une rivière. Un torrent. Impétueux. Prudents, ou respectueux, ou les deux, s’acceptant mal mais s’acceptant quand même puisque s’aimant malgré tout, ils se tiennent à distance comme on se tiendrait en respect, plus qu’en chiens de faïence. Que peut savoir l’un de la dégringolade de l’autre ? Et l’autre du vide de l’un ? Que peut savoir l’un de ce qui est sans doute un animal retour au très loin de soi, tréfonds refoulés soudain revenus. Et que peut savoir l’autre de la brutalité du symbole refusé, l’adoubement attendu qui ne vient pas, et qui ne viendra pas. Culture contre culture. Génération contre génération. Le passage ne se fait pas et en même temps se fait. Sans les mots. Sans les poings. C’est déjà ça. Avec un i. Comme dans oui. Comme dans je t’aime.

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Photo Luc Delvaux©

La bibliothèque

Et soudain, mon cœur s’est accéléré. Des dizaines de kilomètres que j’avais dans ma mire ce qui, dans un premier temps, m’avait semblé être un fil de terre, puis une montagne, peu à peu un monticule. Pas n’importe quel monticule. Celui-là. Idris m’avait dit, pas de problème, tu vois le point noir là-bas, et son index me l’avait désigné, tu y vas, tu marches, tu marches et ce sera juste après, juste derrière. Maintenant que je suis juste devant, je suis impressionné. Ému, plutôt. J’ai besoin de me reposer. De boire. Il fait chaud. Et glacial. Je le sais, je le sens : elle est là, derrière, rien ne le laisse deviner. Elle est là, la bibliothèque des sables.

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Une belle saloperie !

... Tout le monde parlait de mer, d’océan, Louis de bassine. Il gueulait des fois avec de la bière dans les yeux, je vous emmerde tous, autant que vous êtes !!! Je suis un marin moi et chez nous, on dit la bassine. C’est comme ça. La pluie ça le rendait nerveux. Je lui avais dit, c’est pas grave, je me baignerai après la glaciation. Il avait rigolé. Il m’appelait L’intello. Ou “Mossieur Dico”. J’t’aime bien, toi, il me tapait alors un grand coup dans l’épaule. Il savait que je n’aimais pas ça. 93 jours de pluie après le passage de la tornade. ...

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Photo Yasmine Husson©

Un nerf d’accordéon Diego jouait les yeux fermés. Il faisait corps avec l’instrument. C’était comme ça depuis toujours. Il arrivait que cette sensualité dérangeât. Il arrivait aussi que, parfois, on ne savait plus qui était qui. Mais là, le sang dégoulinait de partout. Diego n’avait rien vu, rien senti. Il se croyait en sueur. Ce sont les hurlements, stridents d’abord, collectifs ensuite, qui le firent sursauter, ouvrir les yeux, regarder le public et

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le voir qui détalait, mines horrifiées, regards fixés sur lui, au point que tout se mélangeant dans sa perception des choses, il se demanda comment faisaient ceux qui couraient vers la sortie pour lui tourner le dos en le regardant. C’est alors qu’il sentit des gouttes sur son front et qu’il vit la tache rouge sous ses pieds. Il regarda son accordéon. Rouge aussi. Ses mains, ses habits, rouges, et ça pissait encore. Il jeta par réflexe l’accordéon mais fut embarqué avec. Il n’avait pas pensé aux harnais. Ils basculèrent l’accordéon et lui pendant que les derniers spectateurs, voyant l’artiste tituber puis s’écrouler, déclarèrent à la Police accourue fissa qu’un type était mort sur scène. Il éclata de rire en tombant, persuadé que ce sang était le sien, cela ne pouvait en être autrement, même s’il ne souffrait pas, nulle part, de rien. Il avait toujours rêvé de cette mort-là. Sur scène. Il se fit mal en tombant, front contre accordéon. Il vit des pompiers et des policiers foncer sur lui. Ils s’arrêtèrent net. Il les fixait du regard en se massant les tempes. On s’étonna qu’il ne fut pas mort. Il enleva son instrument. Il gisait dans une mare. Il se leva, les secours l’allongèrent, il n’avait rien. Ils le nettoyèrent. Il pleurait, l’accordéon mort à ses pieds. Les analyses arrivèrent quelques semaines plus tard. Quelqu’un avait injecté dans l’accordéon du sang congelé. Réchauffé par les projecteurs, il avait peu à peu fondu et s’était écoulé lentement.

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Photo Claudio Orlando©

Tu ne sais pas regarder Sabrina avait la langue pleine de fougue à moins que ce ne fût de fugue lorsqu’elle embrassait. J’aimais comme elle me fouillait, avec conviction et parfois férocité. Hors du lit, elle avait aussi la langue coupante. Ses mots fusaient. Ils cinglaient. Nous étions près de la cheminée. Elle promenait un index intrusif sur quelques-unes des photos qui étaient exposées là. Je ne comprends pas pourquoi tu gardes ces horreurs, elle a dit. Me piquant au vif. J’ai vitupéré en retour. Méchant. Tu sais baiser mais tu ne sais pas regarder, je lui ai répondu. Trop vite. Elle ne pouvait pas deviner. Elle

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aurait pu se taire. Ou demander. Nous ne nous connaissions pas encore assez bien. Elle se retourna, surprise. Je ne lui avais jamais parlé comme ça. Elle a rougi, aussi. A un autre moment, j’aurais probablement trouvé cela charmant. Pas là. Sa langue dans sa poche, qu’elle se l’enfonce bien profond, voilà ce que je pensais. Quoi ?!!! Elle a presque hurlé. Tu parles de ces photos-là ? Mais elle sont moches ! Non, on ne parlait pas de cela. Je parlais d’elle. J’ai senti mes poings se crisper dans les poches imaginaires du caleçon que je portais. Je la trouvais si belle quelques heures avant. Si chiffonnée maintenant. Tu ne sais pas regarder, j’ai fini par dire. Tu ne sais pas ce qu’elles représentent ces photos. Tu ne sais pas qu’une photo, des fois, c’est ce qu’on ne voit pas dessus qui compte ! Et c’est pour ça qu’on les garde ! Elles ont une valeur que tu ne peux même pas imaginer alors s’il te plaît, ne salis rien. Ces photos disaient toute ma vie, notre vie. Nos premiers pas. Et les derniers. Tout avait fini là où tout avait commencé. Au bord du canal. Émois. Effroi. Et tout ce que la pellicule n’avait pas saisi. Nos visages, le temps, la lumière, l’heure, l’endroit, les badauds autour, la couleur, comment nous étions habillés, nos humeurs, son éclat de rire, mon cri de terreur, nos jambes qui se rapprochent, mes jambes qui se dérobent. Elle est partie et j’ai dit en serrant les dents : ferme ta bouche, merde !

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Photo Arnaud Martin©

A l’air libre Clovis est accoudé au balcon de sa chambre. Il regarde par la fenêtre. Des larmes coulent de ses yeux. Elles ne font pas de bruit. Il voit l’oiseau qui essaie de s’envoler. On dirait qu’il vole, d’ailleurs. Mais il ne vole pas. Il sait voler, il ne demande pas mieux que de voler, il a envie de se tirer à grands coups d’ailes. Mais il y a ce fil invisible qui lui attache les pattes. Qui le retient là, chaque heure, chaque jour. Clovis a vu le fil. Il n’est qu’un enfant. Il ne sait rien de la cruauté dont sont capables les Hommes.

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Clovis admire l’oiseau, surtout, qui, chaque jour, fait mine de s’envoler, flotte dans l’air et soudain s’arrête. Les fils se sont tendus. L’oiseau reste alors comme en suspens. Clovis sait que l’oiseau a appris à ne pas se faire mal. A rester là, en stationnaire, ou à revenir en arrière, laissant les fils se détendre. L’enfant se souvient que les premières fois, l’oiseau insistait, essayait par réflexe de rompre les liens jusqu’à s’abîmer. Il a entendu la plainte de l’oiseau. Il a vu du sang, à quelques reprises. Il sait l’image trompeuse dans ce ciel bleu. Clovis a envie de grandir, de partir. Il est encore trop petit. Mais il a à côté de lui les ciseaux. Il rêve d’être celui qui coupera le fil invisible. Il rêve que l’oiseau s’envole. Il rêve que les Hommes cessent de s’empêcher de voler avec leurs fils invisibles. Il rêve que les Hommes cessent de se venger sur les animaux. Il a vu sa maman pleurer. Son papa partir un soir en claquant la porte. Clovis admire l’oiseau qui souffre en silence dans sa prison. Qui penche juste la tête avec dans l’œil toute la compréhension du Monde. Clovis ferme les volets et va se coucher. Il rêve souvent qu’il vole aux côtés de l’oiseau. Et que tous les deux sourient. A l’air libre. Pendant que tombent les ciseaux.

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Photo Louis-Paul Fallot©

Le fil d’Oriane Une robe de cuir comme un fuseau / Qu´aurait du chien sans l´faire exprès / Et dedans comme un matelot / Une fille qui tangue un air anglais / Ces mains qui jouent de l´arc-en-ciel / Sur la guitare de la vie / Et puis ces cris qui montent au ciel / Comme une cigarette qui brille / My daisy, daisy, daisy, désirable / Je suis malheureux d’avoir si peu de mots / A t’offrir en cadeaux / Darling I love you, love you, darling I want you Il fallait tendre l’oreille par-dessus les coups de marteaux et les machines qui dézinguaient béton et métal et pétaradaient sans vergogne de l’autre côté de la porte pour entendre l’étrange sifflement qui mêlait deux chansons sans le savoir. Il fallait aussi profiter d’un joli concours de circonstances côté circulation alentour. Le Boulevard Kennedy était arpenté de tôt à tard, parfois de fort tôt à très tard.

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Pour eux, chaque matin, la course de VTT finissait devant la grille. Ils y déposaient leurs montures. Vincenzo arrivait le premier la plupart du temps, tee-shirt jaune, lui qui venait du Chemin de la Minoterie. Bon second, Thibault déboulait du Chemin des Petits Plans. Ils pédalaient allègrement, arrivaient essoufflés, pressés, ou plutôt impatients surtout s’il fallait attendre l’autre lorsqu’ils n’arrivaient pas en même temps. Ils reluquaient alors pendant quelques instants celle qu’ils avaient appelée Oriane, à la recherche du temps perdu, belle au bois dormant, fleur d’or, de vent, fille du ciel aux contours dorés. Puis ils pénétraient dans l’enceinte interdite au public pour le moment. Réservée aux gars du bâtiment pour l’instant. Ils construisaient ce qui allait prochainement devenir un temple de la consommation quatre étoiles, de ces lieux qu’ils ne fréquenteraient pas avec leurs trous dans les poches au quinze du mois. Ils s’en fichaient. Ils aimaient ces matins de retrouvailles avec la belle, ces journées de bon cœur et c’est presque en lui tirant une révérence, peut-être même pour de bon la faisaient-ils cette révérence, qu’ils repartaient le soir avant, la plupart du temps, d’honorer leurs dames au couchant, plus souvent que d’ordinaire en tout cas, tout cela à cause d’une affiche alors qu’elles mettaient sur le compte du printemps la vitalité retrouvée de leurs amants. Une robe de cuir comme un fuseau / Qu´aurait du chien sans l´faire exprès / Et dedans comme un matelot / Une fille qui tangue un air anglais (…) Avec ton air canaille, canaille, canaille / How can I love you. C’est cela qu’ils sifflaient. Sur l’air de Charles. En pensant à Léo. Ou vice versa.

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Photo Didier Jacquot©

Un arbre Tu es là, dans la cathédrale, immense, le monument imposant, ou, plus petit, plus proche, l’église du coin, une chapelle égarée, une maison ciselée… Tu es devant la pierre pendant que dans ton dos pousse une zone industrielle. Signe des temps. Tu regardes. Tu respires. Tu vois presque ces hommes qui construisent et tu penses à ces hommes qui ont construit. Alors tu cherches trace du progrès, ce progrès qu’on te vend à tous les coins de rue.

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Tu es là, dans la cathédrale, impressionné par le boulot réalisé, l’immense et le détail, tu te dis que des types ont commencé le truc et ne l’ont jamais vu, comme d’autres ont planté des arbres que toi tu vois matures aujourd’hui, et quelque chose te gratte dans le dos, ce quelque chose qui impose le respect de ces anciens et le rictus face à nos temps modernes qui ne créent plus grand chose. Ou alors du durable qui éphémère. Qui s’évanouit. La Cathédrale reste, elle. Tu regardes la zone industrielle et non loin de là, une ancienne grande surface s’abandonne aux fleurs de béton et aux tags ; tu regardes l’ancienne usine démolie. Tu penses à tes petits-enfants, aux petits-enfants de tes petits-enfants, et tu te demandes ce que tu vas leur laisser. Tu as soudain envie de planter un arbre. Pour eux. Pour toi.

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Photo Didier Jacquot©

C’est là C’est là. Précisément là. Sur ce terrain-là. Pas vraiment un stade. Plus tout à fait un champ. C’est là que l’enfant venait taper le cuir. Seul la plupart du temps. Des fois avec des copains. Seul mais loin d’être seul. Il venait avec son ballon, ses crampons et ses champions. Ses potes s’appelaient Platini, Lacuesta, Bijotat et d’autres encore. Lui était souvent buteur. Décisif. Il tirait des coups-francs et essayait les arabesques de Platoche. Ça ne marchait pas souvent. Il visait la lucarne. Elle se dérobait. Il remettait l’ouvrage sur le métier. Le tir en hauteur finissait parfois en tir à ras-de-terre. Les filets

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ne tremblaient pas tant que ça. Il n’était pas rare de le voir soudain partir à fond de train, dribbler toute l’équipe adverse et parachever l’œuvre d’un maître tir placé qui donnait la victoire à l’AS Nancy Lorraine. Qui était bien sûr le club star en France et en Europe. Un club qui gagnait tout. Il n’était pas rare non plus de l’entendre parler. Il jouait et faisait la radio. Décrivant les actions. Il pouvait faire soleil, pluie, vent, neige : il n’hésitait jamais à venir là, quitte parfois à devoir aller chercher le ballon derrière le but. Il arrivait fréquemment qu’il rate la cible, qu’un mauvais rebond lui fit donner au ballon une trajectoire improbable, et alors, il devait descendre en contrebas, défiant sa peur des chiens, pas loin de l’écurie à cochons. Il récupérait le ballon, fissa, remontait sur le terrain, et les parties pouvaient reprendre. Et elles reprenaient. Là et nulle part ailleurs. Quelque part d’ailleurs, un peu, elles continuent.

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Photo Pascale Tonin©

J’ai nettoyé vos tombes C’est étonnant comme on est marqué, rempli peut-être, en tout cas moi, par des expressions de toutes sortes. Elles jaillissent ou surgissent. Titres de film, de bouquin, extraits de chanson, slogans de pub. Pour raisons familiales, je me suis retrouvé au début de l’été 2014 sous un soleil de plomb dans le cimetière de la ville du coin. C’était avant qu’il ne pleuve comme vache qui pisse. Chaleur à crever, si je puis me permettre. Savon noir aussi. Mission : nettoyer le caveau familial, livré à lui-même ces dernières années. Pas une mince affaire ce marbre grisé par le temps. Et que ça gratte, que ça frotte, que ça sue.

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J’irai nettoyer vos tombes pensais-je, parodiant l’écrivain chanteur, arpentant le cimetière de bas en haut (c’est bien sûr tout là-Haut que ça se passe), découvrant un à un, inscrits sur le fronton du caveau, les prénoms, noms, dates de mes grands-parents, arrières grands-parents, multipliant les allers et retours, seau et arrosoir à la main, vers ce robinet qu’ici on appelle fontaine. Étrange sensation que de gratter les lettres de leurs prénoms, noms, dates. Et ces nettoyages de plaques, de Christ… Et ces débords sur les tombes voisines, pardon messieurs-dames. J’ai nettoyé vos tombes. Et je vous prie de ne pas m’en tenir rigueur mais je l’ai fait torse nu, en fredonnant des airs diffusés par mes écouteurs blancs. Surtout quand est arrivée la chanson de La Tordue INRI. Sur une des croix c’était écrit INRI. Et me tordant sur vos tombes pour leur redonner à un peu d’éclat, La Tordue me chantant dans les oreilles, je souriais ainsi en coin et de loin à ces passantes qui passaient, dérangées dans leur solennité, mine hostile face à cet hurluberlu hirsute. Mais de sourire quand même, s’en repartant. Parce qu’un plus jeune s’occupait du marbre ? Elles ne disaient pas bonjour. Mais elles disaient au-revoir.

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Photo Anne-Laure Genet©

Le soldat inconnu Ils n’en sont pas revenus. A dire vrai, ils viennent de découvrir son existence. Mais ils ne le diront jamais comme cela. L’administration ne sait pas quoi faire dans ces cas-là. Pas de procédures et un peu de honte, quand même. Elle ne sait encore moins quoi dire pour masquer son erreur. Les énergies, alors, se concentrent sur c’est la faute à qui ? Plus

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que sur la solution. Alors tant pis pour lui. Il va en bout de course devoir assumer. En bout de courbe. Faut bien quelqu’un. Ce sera lui. Après tout, soudain, c’est lui pose problème. Lui qui depuis près de trente ans maintenant, chaque matin, vient travailler ici. Fait son boulot d’agent d’entretien. Touche son salaire. Reçoit un bulletin de paie. Lui qui a un chef chef d’équipe et des collègues. Chaque matin, il ferme le portail, monte dans le car maintenant que les trains ne passent plus dans le village, se rend à la gare de la petite ville, puis il rejoint la grande, avant de prendre le tram puisqu’il a remplacé les bus. Il termine le parcours à pied pour arriver sur son lieu de travail. Rien à signaler. Mais il a reçu un courrier. Qui a tout chamboulé. L’administration lui a demandé qui il était et pourquoi il travaillait là. Lui disant qu’il ne devrait pas travailler là. Que ce n’était pas possible. On le convoqua. On le somma de donner des explications. Il tripatouillait sa casquette. Il avait peur. On venait de lui dire que, sûrement, il allait falloir lui trouver une nouvelle affectation. Mais qu’il n’y avait pas de poste. Comme s’il fallait un poste pour faire son boulot, il pensait. Et aussi ON est un con.

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Photo Didier Jacquot©

Le type C’est un café de ville comme il y a tant de villes et tant de cafés. La pluie tombe drue, ce jour-là. Je ne sais pas trop si elle y change quelque chose. Elle a, me semble-t-il, son importance. On a peut-être l’esprit plus courbé pendant que dégringolent les gouttes. J’entre. J’ôte mes lunettes. Troque une buée contre une autre. Les gouttes tombent. Les odeurs montent. Je regarde autour de moi. A ma gauche, le coin presse et jeux. Des robots vendent. Des robots achètent. File d’attente qui avance et se remplit à mesure. Devant moi, le bar. Un homme s’affaire. Quelques personnes devant lui. A ma droite et au fond, la salle. Les uns boivent un coup debout, quelques-uns sont à une table, seuls, ou à plusieurs. Néons.

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La veille, je suis allé dans un café de village. Rien à voir. Elle nettoyait ses haricots. Le roquet venait renifler et attendre la miette. Trois types s’en revenant de la chasse venaient causer avec un quatrième qu’ils ne voyaient plus. Il y a dans les cafés de ville un je ne sais quoi de plus pressé, un silence plus épais et puis il fait sombre. Dans tous les cafés de ville, il y a un type. Celui qui est ici, toujours ici, forcément ici, un autre est dans un autre café. Il est au milieu de tous, il est au milieu de personne. Il regarde partout, aux aguets, on dirait. Il fait mine d’être de toutes les conversations mais son hochement de tête est décalé, pas raccord, il n’est dans aucune. Il est juste le type qui est là.

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Photo Didier Jacquot©

9 848 mètres carrés Alors, il a acheté l’usine. Ce qu’il en restait. 9 848 mètres carrés situés juste derrière chez lui. Une friche de pierre. Une jachère de béton. Il a cramé ses économies. Il y eut de la bagarre familiale mais il a tenu bon. Il n’en fait pas grand chose de son usine. Il n’en parle pas. Il y stocke des bricoles. Il s’y promène souvent. Il a su, dès l’avoir achetée, qu’il faisait acte de mémoire et de futur en même temps, que l’usine parcourant, c’est dans tout un univers qu’il se promenait. Celui de ces femmes et de ces hommes inconnus, des ouvriers. Une mémoire qui est sienne mais qu’il ne connaît pas et vers laquelle se promenant il s’aventure. Il s’est renseigné sur l’usine, son histoire. Il a appris qu’avant d’être une usine, il

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y avait des parcelles de terre, ici. Quartier maraîcher. Tout y poussait ou presque. Puis l’industrialisation a débarqué, changeant le paysage et les métiers. Puis l’industrialisation est partie, laissant les paysages et les hommes. La terre sous le bitume. L’endroit est son voyage, l’incarnation de la vie qu’il n’a pas menée, parce que son père l’avait menée et n’avait pas souhaité que son fils en fasse autant. On l’avait bombardé d’études. Il en était ressorti avec des diplômes. Il respire maintenant à pleins poumons ces effluves de temps, mêlant les époques, écoutant le craquement d’un caillou, le grincement d’une tôle, le fracas d’une porte. Il fredonne souvent une chanson. De Romain Dudek. La poésie des usines. Douce et hargneuse à la fois. Il a acheté 9 848 mètres carrés de poésie.

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Photo Marie Gallen©

Droit dans ses bottes Les bottes, il ne les avait pas choisies. En plus, elles étaient trop petites, et ses pieds se recroquevillaient davantage. Il avait mal dedans lui, croisant les regards des autres. Des regards moqueurs, amusés, dérangeants. Il portait ses bottes comme il portait ses cheveux trop longs, se plantant parfois devant les adultes, impérieux, le regard noir lorsque l’on parlait de lui en disait elle. Il tonnait alors. Mains sur les hanches. Prêt à en découdre.

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Longtemps, il n’avait pas aimé la mer et les balades à cause de cela. Ces bottes. Celles de sa grande sœur. Il se demandait pourquoi on se refilait ainsi les choses dans la famille. Ses copains n’avaient pas de bottes rouges à pois, eux. Ses parents le forçaient à les mettre avec des arguments sans répliques. On lui disait tu. Tu n’auras pas les pieds mouillés. Tu ne tomberas pas malade. On savait pour lui. Ils ne savaient rien. Car lui était déjà malade. Rien que d’y penser. Dès qu’il apprenait, allez, aujourd’hui, on va à la Pointe. Les bottes dans le coffre et le ventre noué. On pensait qu’il était malade en voiture. On lui donnait des cachets et il les avalait en se demandant pourquoi on ne lui donnait pas aussi des cachets contre les bottes rouges à pois. Le plus dur était de les oublier, de s’amuser quand même. La plupart du temps, il finissait par réussir. Il jouait dans le sable, sautait les obstacles, maintenant il s’en souvenait. Il a un sourire amusé alors qu’il regarde cette photo retrouvée dans le grenier. Une tendresse pour l’enfant. Il regarde ses pieds. Il se sent droit dans ses bottes. Il se souvient de ce jour où il a refusé de les mettre, et où il est allé pieds nus marcher sur le sable.

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Photo Sophie Lorenzi©

Depuis toujours Au fond de lui, il avait toujours su. Il n’en avait rien dit pendant toutes ces années où les anciens demandent aux plus jeunes tu feras quoi plus tard quand tu seras grand, comme si le maintenant n’avait aucune importance. Ce n’était pas bien vu, ce qu’il avait à répondre, alors il répondait n’importe quoi. Il était loin le temps où c’était gloire d’une famille. Passage obligé pour l’un.

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Il avait fini par trouver. Il répondait aiguilleur du ciel. Il restait dans sa vérité, ainsi, et on ne l’embêtait plus. Chacun y trouvait son compte. Il passa une enfance tranquille de ce côté-là. Une adolescence sereine. Il voyait autour de lui ses copains, qui s’embourber, qui s’oublier, et lui traçait son chemin, un œil vers les nuages, toujours. Main sur le cœur. Il dégageait une tranquillité étonnante. Recherchée par quelques uns. Moquée par d’autres. Il était un bon samaritain. Il partageait peurs et humeurs, vapeurs et torpeurs, petits drames et coups bas. Moins les bonheurs. Réservés à d’autres. Avec le poil sous le menton, on était passé au comment elle s’appelle, ta copine ? Il répondait qu’elle allait bien mais savait que dans son dos, on se moquait et l’on s’interrogeait. Lui n’en avait cure. Après le Bac, le moment fut venu d’annoncer qu’il allait devenir prêtre. Aiguilleur du ciel. Sa mère pleura les petitsenfants qu’elle n’aurait jamais et rosit du bonheur de ce fils qui avait suivi la voie de la religion inculquée. Son père ne fit aucun signe. Sa sœur, les bras en croix, avait le sourire qui sentait le je le savais. Il apprit à devenir de ces hommes qui vivent bien avec peu et sourient là où ils sont. Alors, cette glace que l’on venait de lui offrir, là, sur le parvis, il n’allait pas se gêner pour la savourer.

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Photo Louis-Paul Fallot©

L’heure intouchable Chaque jour, c’est le même rituel. Personne n’a réussi à l’expliquer. Nombre d’éminences de tous poils et de spécialistes en tous genres s’étaient déplacés et les expériences, des plus saugrenues aux plus nobélisables, avaient été pratiquées. Mais rien. Chaque jour à 16 h 04, un rideau se soulevait. Toujours le même rideau. Et à 4 h 04 du matin, volets clos ? Non. Des caméras avaient été installées. Rien.

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Les hypothèses penchaient pour un lien avec le soleil, le lunaire étant évacué. Les carnets d’observations qui remplissaient la moitié de la bibliothèque du village (au point qu’il avait fallu l’agrandir) en attestaient. 16 h 04, pan, le voile se lève. Personne n’avait osé tenter l’inimaginable : enlever le rideau. Pour voir. Quelques aventuriers avaient émis l’idée de le remplacer, par de la tôle, du bois, de la pierre, pour voir ce qu’il se passerait. Mais on les prenait pour des sorciers. Alors il ne restait que les rumeurs. Elles dansaient comme, plus folles les unes que les autres. La plus tenace disait qu’il s’était passé quelque chose en 1604. On ne touchait donc à rien. Le temps s’écoulait. Rue de l’horloge, on ne badine pas avec l’heure.

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Photo Tiphaine Touzeil©

Gare à toi Le sac, c’est pour faire genre et faire mine de rien. Un Vieux avec un peu de bedaine, un chapeau, ça a cette particularité d’attirer l’œil et de ne rien éveiller du tout. Point de suspicion. La décision n’avait pas été difficile à prendre. Le plan était simple. Il l’avait tuée puis s’en était allé en fermant tranquillement la porte du pavillon. Il avait jeté les clés dans les égouts. Puis il était était monté dans le train. Ce serait dans les gazettes plus tard, et ce serait trop tard. Pour lui aussi, c’était trop tard. L’idée avait peu à peu germé dans sa tête et si certaines idées ne donnent rien, étoiles filantes, d’autres s’installent, s’incrustent. Obsédantes avant de se muer en action.

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Dans le sac, il n’y a que la photo. Son poids : 21 grammes. Il a passé du temps pour trouver le papier permettant cela. Le poids d’une vie. D’une âme. Une vie qu’il reprend maintenant. Il ne l’a pas tuée pour qu’elle meure. Il l’a tuée pour vivre le peu de temps qui lui reste. Il est malade. Le diagnostic a été net et sans bavure. La photo, il l’avait prise au débotté, lors d’une balade. Découvrant son amnésie. Refoulement, avait-il lu par la suite. C’était un endroit inconnu qu’il connaissait en réalité. A mesure, tout lui revenait. Lui, l’enfant de nulle part, comprenait qu’il avait un chez lui, qu’il l’avait oublié, et qu’il le retrouverait. Maintenant, il est en route. Il rentre chez lui. C’est tout ce qui compte. Dans sa poche, les médicaments. Il aura le temps de faire quelques travaux. Il va là :

Photo Sylvaine Texier©

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Photo Arnaud Martin©

Jacques a dit C’est difficile à défendre devant un juge et je ne m’étais pas mal trituré les neurones pour trouver autre chose avant le rendez-vous, dormant mal les nuits précédentes et ne dormant carrément pas la nuit même, cette rencontre me tournait les boyaux, je passais mon temps à me gratter le front, les bras, le dos, des fourmis de partout, de la sueur par-dessus, et d’ailleurs rien n’y faisait, même pas les douches que je ne cessais d’aller prendre, ne sachant plus si c’était pour me laver, ou pour me rafraîchir, sans doute un peu des deux, mais je n’étais plus sûr de rien, même pas la climatisation qu’à la

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longue j’ai fini par arracher, trop chaud, trop froid, c’était en fait plus simple et plus terrible que cela, je faisais les cent pas, les mille pas, terré dans cette chambre d’hôtel qui me brûlait les yeux, tellement je bloquais sur le seul argument que j’avais à lui donner, à ce crétin en cravate derrière son bureau, rien d’autre à lui dire et je mesurais comme ça ne pesait rien, rien du tout face à tous les alinéas de ses bouquins rouges, lui que j’imaginais dans sa petite maison, avec ses proprets et sa belle bagnole, son gazon tondu ras la motte et ses merveilleuses relations avec ses voisins, et je me grattais encore, les bras cette fois, putain de merde, qu’est-ce qu’il pourrait bien comprendre à toute cette âpreté, lui, dans son monde lisse, que savait-il de son corps, de ses tatouages, de ses montées d’adrénaline, des bouteilles qu’elle laissait rouler partout jusqu’à des fois tomber dessus le gamin dans les bras, qu’est-ce qu’il pouvait comprendre, lui, comme il me glaçait soudain ce rire, il était si aigüe, si dedans, si gorge déployée que je m’épongeais le front, et comment alors lui expliquer, à cet homme de loi et de droit, dont je me fichais qu’il le soit, droit ou pas, comment lui expliquer que pendant toutes ces années, presque chaque jour durant, j’avais tenu avec juste quelques mots, modestes ficelles d’un pantin qui est toujours là chaque matin de tous ces jours-là, et chaque soir, pendu à son fil de mots, agrippé plutôt, on a les survies que l’on peut, oui, comment lui dire que ces mots aidaient, tenaient, donnaient sens, sans cesse et sans que cela se voie, je les fredonnais, alors qu’elle dormait dans son vomi quand elle ne me courait pas après avec des bouteilles, les mêmes avec lesquelles elle étalait la pâte quand prise d’une fringale elle se mettait en tête de faire une tarte, tant pis si elle l’oubliait, tant pis si une fumée âcre finissait par sortir du four, tant pis si le môme hurlait et si elle reprenait une bière pour ne pas lui filer une claque, oui, comment lui dire qu’un

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jour, je n’ai pas pu faire autrement que le prendre dans mes bras, le môme, regardant le désastre que nous avions semé, le regardant une dernière fois, faisant un flou de tout ça et partant, coupable et innocent, le coupable portant l’innocent, pensant que oui, bien sûr, monsieur le juge, bien sûr qu’on est toujours deux dans un désastre, mais là nous étions trois, et je devais faire quelque chose, et je ne savais pas quoi faire, pendu au refrain, jusqu’à cette nuit de trop où je n’ai pas pu faire autrement que de prendre l’enfant dans mes bras et de m’en aller loin d’elle, les tripes en tenailles. Pars, surtout ne te retourne pas Pars, fait ce que tu dois faire sans moi Quoiqu’il arrive je serai toujours avec toi Alors pars et surtout ne te retourne pas Oh pars… mais l’enfant L’enfant il est là il est avec moi C’est drôle quand il joue il est comme toi Impatient Il a du cœur, il aime la vie Et la mort ne lui fait pas peur. Jacques Higelin, Monsieur le juge. Il a sauvé la vie de ce môme. C’est écrit dans vos bouquins qu’une chanson peut vous sauver la vie ?

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Une belle saloperie !

... C’est comme si le ciel n’avait pas voulu s’en remettre. Comme si le déluge succédait à l’hécatombe. Comme si plus qu’une fin, le vent fou avait signalé le début. Louis beuglait, écopait, parant au plus pressé. Les arbres avaient salement morflé et pourtant, la nature déjà s’en remettait. Cicatrisait. Ne masquant aucune fracture mais digérant, ceci repoussant là, cela ici ou ailleurs. Louis râlait que depuis le passage de la saloperie, on y retrouverait plus une mouche dans le cul de sa vache. Il clignait de l’œil. Je lui inspirais des formules de ce genre. J’aimais bien. ...

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Photo Tiphaine Touzeil©

L’art Je suis admiratif. Partout dans le monde, des femmes et des hommes produisent de l’émotion, du langage, de la communication (au sens de mise en commun) et les partagent. Ils les donnent à partager même s’ils les vendent, aussi. Pas toujours. J’ai bonheur à débusquer une musique, un musicien, parfois même juste une chanson, un passage. Un son, quelques

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mots peuvent suffire. Itou pour les arts, tous les arts. Aucune connaissance encyclopédique, c’est trop chiant. Juste une rencontre, un toucher, ça agit ou pas. Aimer la musique, les musiques, les arts, c’est un parcours de chercheur d’or. On sait la pépite devant. L’on chemine. Et à son tour on partage. Les artistes ont quelque chose de magique parce qu’ils prennent le risque de la rencontre. Ils s’offrent à l’autre, ils se mettent à nu. En retour, la moindre des choses, c’est d’oser cette rencontre plutôt que tourner dans le cercle réduit de ce que l’on connaît. N’avoir peur pas. Nous portons tous en nous ce patrimoine invisible. Oser l’art, ce n’est pas un voyage égoïste. C’est au contraire un pas pour l’humanité.

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Anne-Laure Genet©

Angles droits Stéphane se tient la tête entre les mains. Il est assis, à même le trottoir. Encore dans la boîte aux lettres des courriers de la banque, des services fiscaux, des fournisseurs, des pubs. Stéphane attend. Il attend le client. Le client qui ne vient pas. L’idée était géniale, pourtant. Tout le monde le lui avait dit. Il s’était lancé par conviction autant que par défi. Il lui avait plu, aussi de créer son affaire. Et même, pour le coup, carrément de créer un concept. Certaines nuits, rêvant, et certains matins, du rêve se souvenant, il se voyait avec un cigare, en smoking, parlant l’anglais dans des salles immenses. Même les nippons se déplaçaient par cars entiers pour visiter ses entrepôts.

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Dans ses rêves, les entrepôts grandissaient, n’en finissaient pas de se vider et de se remplir. Il était fier de son idée, lui qui au fond n’avait rien inventé. Tout ayant été déjà inventé, les meilleures inventions sont juste des détails que personne n’avait vus avant. Son idée à lui était venue un jour, comme ça. Il l’avait dégrossie, puis épaissie. Elle avait pris corps. Il en avait fait brevet, s’amusant que ce mot revienne dans son paysage, mesurant le temps parcouru : on passe son brevet, puis on dépose son brevet. L’enthousiasme, autour de lui, lui avait fait voir grand et un bac complet contenait les preuves mondiales de son brevet. Il avait ouvert un magasin, pensant que ce ne serait que le premier. Il mettait du cœur à l’ouvrage, se retrouvant face à plus qu’une vie : un destin. Son destin. Enfin, lui, l’anonyme allait devenir quelqu’un. Il découvrait l’albatros qui sommeillait en lui. Le ciel était à lui. La terre aussi. Pensait-il. L’idée était géniale mais les entrepôts étaient vides. L’argent ne rentrait pas. Personne ne voulait de cercueils ronds. C’était aussi bête que cela. Stéphane méditait assis sur son trottoir. Il se demandait si les cercueils carrés répondaient à des vies qui tournaient en rond, comme si en partant, chacun se voulait à angles droits. Et si les cercueils ronds rappelaient trop des vies à arrondir les angles. Et puis les incinérateurs n’avaient pas voulu de ses cercueils en plastique. Ça fond, disaient-ils. Et c’est le bazar dans les cendres. Construisez plutôt des urnes, ils disaient. Chaque soir Stéphane était épuisé, les poches vides, à tourner en rond, creusant sa tombe d’albatros déchu.

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Photo Sébastien Decle©

L’horizon à perpète Pendant toutes ces années, reclus, il a gardé cette image en tête. Le vent, lavande, l’avant, levant. Sa vie un jour s’est écroulée. Ce jour-là, il l’a terminé menottes attachées à un radiateur, le cul et la tronche citrons pressés. La suite s’était écrite en sa présence et sans lui. Partition des autres. Tout le tintouin : mise en examen, maison d’arrêt, cour d’assise, jugement, peine, médias, cancans. Tout ce cirque pour le déclarer coupable alors que c’était couru dès

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le départ. 20 ans de tôle. Commis d’office, son avocat, en souriant, lui avait promis que ça ferait seize avec les remises de peine et qu’on s’en était pas trop mal tiré. Il devint comme on devient en prison. Un rat qui grouille dans les canaux souterrains. Il n’a pris qu’une seule décision : ne jamais regarder par une fenêtre, un toit, des couloirs, ne jamais voir des barreaux. Il tourna le dos au jour, à la nuit, cette photo dans les yeux. Il attendrait. Et il attendit. Suffisamment longtemps pour ne plus attendre. Cette photo était sa paix. Sa liberté. Celle que personne ne pourrait lui voler. Les années passèrent et un jour il est sorti. Il est allé dans la photo à pied. Il se rendit directement dans le cabanon. Et enfin put s’y allonger. Dormir. Respirer. Sentir. Sans barreaux. Sans métal. Les pieds dans une terre sans cafards. L’horizon à perpète.

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Photo Didier Jacquot©

Les temps contraires Au début, c’était pour déconner. Juste pour déconner. Comme on déconne sans savoir en réalité qu’on ne déconne pas. Le pote lui balance un reportage à mater d’urgence. Facile comme un coup de clic. Hop. Un lien, un clic, et c’est parti. La fabrique des pauvres, c’est le titre du documentaire. Lui, pour déconner, il dit qu’on ne comprend décidément rien à rien dans ce monde où tout finit par dire son contraire, même les dictons. Il se dit que tout est faux, que ce sont les riches estampillés comme tels qui sont bien pauvres et que les pauvres sont en réalité bien riches. La formule lui plaît. Ce n’est qu’une formule. Regardant le documentaire, il songe à cette chanson des Têtes Raides, Je voudrais. C’est la mise en musique des mots d’un SDF. C’est puissant. Nous dans la rue on n’a plus rien on n’a que nos yeux / Faut pas fermer les yeux, faut pas les fermer / C’est pour ça qu’on fait peur aux gens qui passent. Fabrique des pauvres mon cul, il se dit.

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Le moral dans les

Photo Tiphaine TouzeilŠ

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chaussettes C’est jour de honte parce que tu as les pieds mouillés, parce que tu es allé jouer dans le ruisseau. C’est jour de double ration de honte parce que tu décides de faire un feu en cachette. Ton copain et toi, vous vous êtes planqués après avoir piqué des allumettes. Tu fais un feu pour que les chaussettes sèchent. C’est jour de triple ration de honte parce que les chaussettes, maintenant que le feu a pris, tu les mets trop près des flammes et les voilà qui se mettent à brûler, les chaussettes. C’est le moment horrible : elles ne s’embrasent pas, elles partent en fumée. Tu vois la chaussette qui fume, tu te dis cool elle sèche mais tu vois un trou se former, il est de plus en plus grand, elle fond la chaussette et te voilà à fondre aussi près du feu. C’est jour de quadruple ration de honte puisque tu finis par rentrer chez toi sans chaussettes dans tes chaussures mouillées. Elles, tu n’as pas osé les faire sécher. Du coup, ça fait flic floc même pendant que tu pédales sous la pluie, que tu te cognes le village, sa montée, que tu descends du biclou. C’est jour d’intense soulagement quand tu arrives enfin chez toi, parce que tu peux enfin te glisser en douce dans ta chambre, sécher avec une serviette tes pieds glacés et mettre des chaussettes propres. Te réchauffer. De bas en haut. Et t’endormir. Comme un chat.

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Une belle saloperie !

... J’étais arrivé juste après la tornade. J’avais retrouvé la maison. M’y était installé. Taiseux. J’avais rencontré Louis au café. Il me faisait un peu peur au début. Il râlait tout le temps. Personne ne semblait en être gêné. Un personnage qui faisait parler avant qu’il arrive, pendant qu’il était là et après qu’il soit parti. Le ton montait vite. Mais il était plus chiffon que d’habitude, disaient les autres. Il fallait le voir taper dans des cailloux avec ses bottes bleu pétrole. Gueulant en postillonnant elle m’a foutu en vrac ma forêt, la saloperie. Elle m’a ruiné trente ans de boulot. Bordel de merdre. Et elle en a tué, des lapins. Je le sais. J’les vois plus. Comme si la saloperie les avait emportés avec elle. ...

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Photo Tiphaine Touzeil©

Le cadre

Ils souriaient parce qu’ils voyaient bien l’adulte se marrer avec son idée de cadre. Allez, pour la photo, c’est rigolo. Ils se sont serrés l’un contre l’autre pour s’y glisser tous les deux. Clic clac, ce fut comme une claque. Elle en tira malaise, et elle le sentit très vite. Dans sa chambre rouge, le soir, quand elle alla se coucher, ou plutôt le matin, à ces heures où on ne sait plus trop, après avoir regardé et regardé cette image, laissant les mots se bousculer, après avoir bu mille cafés et fumé des dizaines de cigarettes, elle baignait dans le diffus. La gentillesse de ses enfants la touchait. Leur grâce la retournait.

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Leurs sourires, pas loin d’être des grimaces, à bien y regarder, lui avaient parlé et le soir, scrutant, elle avait compris. Vivre. Vivre comme ça. Ce cadre qui empoisonne. Regardant la photo, la comprenant par delà l’image, elle n’en finissait pas de voir comme il leur fallait se contorsionner pour y tenir ensemble, pour avoir le visage bien comme il faut, et une bonne partie de la nuit, elle avait filé la métaphore. Les enfants souriaient parce qu’ils voyaient l’adulte se marrer et au fond d’eux, dans leurs cœurs immenses, dans leurs yeux de géants, ils savaient que le secret n’était pas dans ce cadre. Ils le savaient comme on ressent le brûlant sans même le toucher. Ils sortaient à peine de l’œuf que déjà ils savaient et que déjà ils allaient devoir rentrer dans le cadre. Prêts à passer le restant de leurs jours à tenter de s’en extraire, même quelques instants. Et elle devrait se battre dans l’océan du paradoxe. Qu’ils entrent dans le cadre. Mais pas trop.

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Photo Tiphaine Touzeil©

Scotch

On la voyait de loin, cette main. Au loin, plutôt. Comme blottie, là, dans le millefeuille des années rondes qui se dévident. On pourrait penser à une moule cherchant le rocher auquel s’agripper. Un appel à l’aide. Ou une manière de se signaler. Au bourbon, d’aucuns préfèrent le scotch. Il colle aux parois. Il étanche. Il réchauffe. Il est difficile à décrypter, le cri de cette main. Cette main sort, s’extrait, se bat, on en est sûr. Ou alors, c’est une illusion d’optique ? Cette main pourrait aussi être l’énergie de la danse, sur des airs tziganes et flamencos, la transe de la danse qui fait tchic tchac tchic tchac tchic tchac tchic tchac, le son des talons sur le parquet ou du pied nu sur la terre battue avec des guitares sèches qui accélèrent et des percussions qui disent le bois ? Juste une main tendue par l’émotion que l’on apercevrait derrière des pneus entassés ?

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Tu attends

Photo Françoise Gruy©

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C’est ici que tu as décidé que ce serait ton dernier. Lorsque, dans les vitres barrées, tu as vu ton reflet et cette mise en abyme de toi qui attend et qui te prend en photo en train d’attendre et qui te voit te prendre en photo en train d’attendre. Bref. Tu as pensé au fric, aux heures creuses, aux années qui passent, à ta collection de voyages enfilés comme des perles et tu as pensé, cette fois, c’est fini. C’est le dernier. Une seule chose n’est jamais écrite dans les brochures : l’attente. En voyage “organisé”, tu passes une partie phénoménale de ton temps à attendre. Toi qui dans ton quotidien pianote des doigts au téléphone quand ça traîne. Toi qui t’impatiente aux caisses des magasins. Toi qui vise quelle est la meilleure file au péage. Pressée. En voyage, tu attends. Quel que soit le pays, la ville. Tu ne sais plus, à la longue. Tu as attendu ta retraite pour voyager et maintenant, tu attends que tout le monde soit réveillé, que tous aient déjeuné, que chacun soit dans le car. Tu attends que le guide fasse son baratin torticolis, regardez à droite, et oh !, regardez à gauche. Tu attends qu’il finisse. Tu attends que le chauffeur ait trouvé place, que tout le monde descende, puis remonte. Tu attends pour faire des visites, pour manger, pisser, dormir. Et ainsi de suite. Tout est rondement mené, à croire qu’on court après le temps soudain. Tu finis même par attendre le sommeil. Maintenant tu attends pour revenir. Tu attends à l’aéroport pour finir comme cela avait commencé. Tu attends dans les bouchons pour revenir comme tu étais partie. Tu peux maintenant aller où personne ne s’attend à te voir. Où personne ne t’attend. Où tu t’y attends le moins. Tu vas chez toi. C’est là véritablement que tu plantes la tente.

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Photo Barbara LecomteŠ

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Page 64 - Vous buvez trop vite, il dit, ce n’est pas un vin de soif. Il se carre dans son fauteuil, le verre à la main. - Prenez le temps. Regardez cette couleur ! C’est un vin de patience. Comme cette ville. Mon père disait que le savoir commence comme ça, en appréciant un bon vin. - Je commence tard. Il garde un peu de vin sur sa langue et il le laisse couler. - Chaque vin que vous buvez doit vous rappeler un vin déjà bu, un parfum, une terre. De même que chaque chose que vous apprenez doit se rattacher à quelque chose que vous savez déjà. C’est ainsi que le savoir se construit. Buvez maintenant. Le vin imprègne ma langue. Le goût reste, pénétrant. - Alors ? - C’est mieux. Luigi apporte du fromage sur un plateau. On mange, on ne parle pas, le prince m’enseigne cela. Une chose après l’autre. Et après, les paroles. Claudie Gallay, Seule Venise. Pages 64 et 65.

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Une belle saloperie !

... Louis était aussi un chasseur qui, un jour, comme touché par la grâce, avait cessé de chasser. On raconte que ce jour-là, fusil armé, il avait été à deux doigts de tuer une biche croisée de bon matin, une biche surgie de la brume que presque ils étaient nez à nez, et alors ils se regardèrent et pendant ce regard, il en fut tout désarmé. C’est ce qu’on dit, lui n’en parle jamais. Ou quand il en parle, il commence par se taire, il a l’oeil qui part au loin, et il dit juste, tout doucement : Putain l’effet que ça fait ! Mais on ne savait jamais de quoi il parlait au juste. La biche, une aventure en bassine ou autre chose. Lui disait que maintenant, il parlait aussi aux animaux. Il comprenait leur langage. ...

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Photo Tiphaine Touzeil©

Ta voie vaut tant Ils ont laissé faire et la démocratie s’est retournée contre eux. Le souci, c’est que eux, c’est moi, c’est toi, c’est nous, c’est vous. Nous pensons tous que l’on peut donner de la voix. Donner notre voix quand on ne barricade pas. Nous cherchons tous à s’éclaircir la voix. Nous espérons tous qu’ils l’aient, eux, la voie et à chaque scrutin, à chaque campagne, nous y croyons. Tellement nous voulons y croire. C’est pourtant exorbitant ce que nous leur confions. Une partie de nos vies, de celles de nos enfants, de nos parents, nos budgets, etc. Même lorsque nous n’y croyons pas, nous y croyons quand même. Et lorsque nous n’y croyons plus, nous y croyons encore.

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Certains ont décidé de ne plus voter, sans voix, puisque les règles leur a confisquée, cette voix, que tu viennes voter ou pas, c’est pareil, que tu sois nul ou blanc, c’est pareil. Ils ont organisé la démocratie comme on crée sa boîte. Ils n’en sortent pas. Revenant par le soupirail après s’être fait botter le cul. On n’y entre pas. Nous avons laissé faire. Alors nous nous sommes éloignés. La démocratie est de ces métaux qui rouillent. De ces routines qui s’usent si l’on ne s’en sert pas. Je pense souvent à celles et ceux qui se sont battus pour le droit de vote, pour la paix, pour tant d’autres choses dont nous sommes les héritiers et je me dis que ma voix peut peser lourd et que la tienne aussi. Peu importe qu’on ne voit pas tous les choses de la même façon. Tant mieux même ! Chacun sa voie. Nous arpentons la planète Bleu puisque nous sommes tous nés quelque part.

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Photo Tiphaine Touzeil©

La revenue Mona regarde l’horizon dans un soupir. Elvire a de nouveau paniqué. Comment lui en vouloir ? Elle s’est enfuie en poussant son cri guttural. C’était il y a vingt minutes. Un incroyable silence est tombé. En chute libre. Comme à chaque fois, Mona s’en veut. Son premier réflexe a même été de regarder autour d’elle, pour voir si quelqu’un avait vu. Son second fut d’être soulagée. Non, il n’y avait personne. Rien qu’elle et sa fille. Son troisième fut de la gêne. De la colère. Après les deux premiers réflexes.

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Le hurlement commençait toujours par être muet avant de se muer en grondement puis il jaillissait de la bouche de sa fille. Mona tremblait comme une feuille. C’était comme ça depuis cette nuit-là. Elle ne partit pas tout de suite à la recherche de sa fille. D’abord se calmer. Elle était prête à mordre. Elle ne hurlait plus sur Elvire, maintenant. Mais il fallait ce temps. Elle essayait de comprendre ce qui avait pu se passer. Elles se promenaient, Elvire marchait devant et comme à son habitude, observait tout avec une extrême attention. Deux yeux comme des flèches. Perçants. Prélude au hurlement. Puis elle filait droit devant elle, d’un coup, sans se retourner. Le feu au cul. Elle allait ensuite se terrer quelque part, dans des endroits improbables que sa mère, toujours, heureusement, finissait par trouver : un arbre derrière lequel, prostrée, Elvire tanguait un langage invisible. Un rocher. Un buisson. Un fossé. Une maison abandonnée. Un pneu. Sous un pont. Là, elle la trouva derrière un calvaire. Elvire ne voulait s’habiller qu’en noir. Elle était quasiment invisible. Sa mère resta un moment à distance, s’approchant doucement. Puis elles se levèrent,. Mona n’osa pas prendre la main de sa fille. Elvire glissa alors la sienne dans celle de sa mère.

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Photo Delphine Cereser©

L’étape du lendemain Bernard était devenu sculpteur grâce au Tour de France. Lorsque la course passait près de son village. Ses parents ne voulaient pas qu’il y aille, ils avaient peur de la foule, qu’il aille sur la route. De sa chambre, il voyait les attroupements joyeux, entendait passer la caravane publicitaire, des objets virevoltaient, des gens se précipitaient, des hurlements dignes des plus grandes victoires accompagnaient le mouvement et puis ça se calmait jusqu’à ce qu’un concert de cliquetis déboule suivi en trombe par des motos, des voitures. Et puis plus rien. Tout le monde repartait.

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La vue de la chambre redevenait ce qu’elle était. Un jour, Bernard remarqua au loin quelque chose qui brillait. Il y a alla pendant que son père somnolait devant la course diffusée à la télé. Il fut surpris par les déchets laissés par toute cette foule et découvrit ça et là des objets publicitaires délaissés ou pas vus. Il les embarqua. Le lendemain, il décida de faire une battue. Minutieuse. Cinq kilomètres avant chez lui, côté gauche, puis itou côté droit. Il tria les déchets et récupéra ce qu’il pouvait récupérer. On le félicita de ce nettoyage et de cette initiative. C’est comme cela qu’il commença sa collection. Son trésor. Planqué dans sa chambre, au début. Au grenier ensuite. Plus tard, Bernard se mit à suivre l’intégralité des étapes le lendemain, puis il acheta la grange près de sa maison. Il devint gardien de son musée. Et sculpteur de canettes. Habile de ses doigts, il avait pris l’habitude de triturer ce qu’il pouvait, il pliait, il redressait, il inventait. On venait voir son bazar sympathique, une année, les équipes télé du Tour avaient même fait un reportage. Il eut son heure de gloire, on lui achetait ses créations. Ça ne tient à pas grand chose, une vie. Surtout une vie bien remplie.

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Photo Tiphaine Touzeil©

A la benne Des années qu’elle fait du rangement. Mais il y a des gens, ils trient pour mieux multiplier. De fait, on retrouve les mêmes choses en deux, cinq, six exemplaires, et autant d’endroits. C’est juste le septième qui a été jeté. Les ça peut toujours servir s’ajoutent aux ces objets inanimés ont une âme. Trop d’âme, sans doute. Mais tout a son explication. Ceci servira peut-être. Ceci ira dans une brocante. Ceci sera donné. Va benner, on lui dit quand même alors que l’appartement ressemble au sixième continent. Une mer de bouquins, de chemises, d’enveloppes, de blocs-notes, de fringues, de

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meubles, d’objets divers et variés, de décos multiples. Des vagues qui tanguent d’une pièce à l’autre au point qu’on a l’impression, dès que l’on se retourne, que d’autres objets nous ont suivis et se sont déplacés pour mieux nous surprendre. Va benner, on lui dit. Mais elle n’y arrive pas. Au-dessus de ses forces. On met des trucs dans une caisse, un sac poubelle ? Elle plonge aussi sec et regardant, soupesant, assaillie, soupirant, se dit que non, finalement, ceci… Et puis cela… Une Maison, c’est soi.

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Photo Didier JAcquot©

L’homme Musique D’abord debout. Puis assis. Puis affalé. Puis avachi. Même s’il change de chaise, de pièce, de table, on ne voit pas la différence. Il est là, et il est ailleurs. Ses cheveux, on dirait des tue-mouches découpés en fine lanières. Les mouches en moins. Ils retombent devant lui, masquant presque jusqu’aux narines. Il est habillé n’importe comment.

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Il avale des verres. Il avale des fumées. Il penche légèrement la tête. On pense qu’il va tomber à un moment. Qu’à force de pencher… Et puis soudain, le voilà qui surgit, tout vivant après avoir semblé être si proche de la fin, tout en énergie après en avoir tant manqué, ou tant semblé n’en avoir plus. Le voilà qui est debout. Le voilà qui est au milieu de la pièce. Il a les cheveux en arrière, maintenant, et une guitare autour du cou. Il commence à jouer. Il commence à faire taire autour de lui. Il commence à chanter. Et le voilà qui éclaire, son ombre derrière lui. Il fait corps avec son instrument et l’on se dit que tout à l’heure, il ne pouvait pas mieux tenir que comme il tenait, parce qu’il lui manquait cette guitare. Maintenant il joue. Ni affalé, ni avachi. Maintenant il vit. Et ce qu’il joue est magnifique.

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Photo Didier JAcquot©

Corpus Les yeux. Les yeux qui fuient. Les yeux qui fouillent. Creusent dans la nuit. Creusent dans la houille. La tête. Légèrement penchée. Vers l’avant. A peine. Comme pour resserrer les liens, rapprocher tempes et mâchoires, ne faire qu’un. Fermer les dents. Les épaules. Recroquevillées. Soudées aux bras, collées le long du corps. Faire la statue en faisant mine d’être de marbre. Adopter le statut de l’homme blanc au regard apeuré, gris finalement, vaguement la vase. Les narines. Plissées. Pincées. Les mots. Les siens. Tus. Bouche cousue.

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Les mots. Les autres. Ceux de l’autre. Qui tombent, drus, comme une pluie sèche. Rafale. Seules, les oreilles... Rien à faire. Ouvertes, les oreilles, grandes ouvertes. Alors entendre. Tout. Du début à la fin. Entendre. Pas facile. La posture est bagarre. L’énergie maximale. Tout bouger sans rien remuer. Les mains. Posées sur les genoux. Elles aimeraient se ficher contre les oreilles, mais c’est toute l’architecture qui peutêtre dégringolerait. Que faire ? Remonter les mains, les décoller du corps, lâcher les bras, et la tête ? Et les yeux ? Et les épaules ? Les pieds. S’agitent sous la table. Ni vu ni connu. Ils dansent au bout de toutes ces tensions. Les lèvres. Finissent par trembler. Légèrement. Puis moins. Puis s’ouvrent. Ne disent rien. Enfin… Pas de mots qui sortent, de l’air qui sort, c’est tout. C’est un début. Ce n’est pas un soupir, pas un râle, rien qu’un peu d’air qui sort. L’un éructe, l’autre respire. De mieux en mieux.

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Photo Luc Delvaux©

Famille

Des pères, des mères. Des fils, des filles. Des frères, des sœurs. Des cousins, des cousines. Des grands-pères, des grands-mères. Des petits-fils, des petites-filles. Des gamins, des jeunes, des moins jeunes, des vieux. Des filles, des garçons, des femmes, des hommes. Cela en fait, des êtres humains, des histoires, des salades, des envies, des attentes, des amours, des désamours, des paroles, des silences, des regards, des gestes, des présences, des absences, des souvenirs, des apartés, des murmures, des rires, des larmes, des poings serrés, des mises au point, des coups de gommes, des coups de freins, des accélérations, des battements de cœur, des gencives, des dents, des langues, qui se lient, se délient ou se liguent. Famille. Un mot épuisé ? Un mot épuisant ? Un mot moderne, surtout. Un mot pour demain, assurément.

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Une belle saloperie !

... Louis, tout le monde pensait que peu à peu c’est son ciboulot qui partait en javel. Un marin à terre, forcément, à la longue… Mais c’était mal le connaître. Et moi je savais. Il m’avait raconté. Face à la biche, aussi sec, il avait baissé son fusil. Il était rentré chez lui. Il ne chassa plus jamais. Quelques uns disaient qu’il y avait derrière tout cela comme une histoire de réincarnation ou un truc du genre qu’un cartésien comme lui ne pouvait admettre. Le fait était que Maryse, sa femme, était morte quelques années avant, pas loin de cet endroit là, à peu près ce jour-là. Elle s’était effondrée et clac, elle était morte. ...

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Yeux punaises

Photo Tiphaine Touzeil©

Lisa raconte à Lucie. Elles sont assises, sac à main sur les genoux, à la terrasse d’un café. Elles aiment toujours la double chaleur : le soleil. Et le regard des passant(e)s. Lisa et Lucie sont belles, elles ont longtemps été trop belles et puis ça s’est arrangé. Elles ont passé des milliers d’heures ainsi, assises, exposées, offertes plutôt, passant des heures à commenter ces types

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testostéronés et ces nanas au regard noir, à moins que ce ne soit l’inverse. Mais là, tout de suite, elles ne sont pas là-dedans. Loin de là. Lucie a rappliqué fissa quand Lisa l’a appelée. Tremblante. Traumatisée par un rêve. Ce ne sont pas les poupées qu’elle a revues dans ce rêve, ni leurs couleurs, une par année. Ce n’est pas non plus son visage d’enfant. Non, ce qui l’a traumatisée, ce qui l’a poursuivie ensuite, la faisant se réveiller en sueur, draps chiffonnés, la faisant se lever, marcher, boire un verre d’eau, fumer une cigarette elle qui ne fumait plus, c’est le regard de cette petite fille. Son regard, ce regard qu’elle avait encore parfois. Un mélange. De tout. Lisa raconte à Lucie le moment précis de sa vie où ce rêve n’en était pas un, où ce rêve était un moment précis de sa vie. Lisa n’avait jamais aimé les fêtes de fin d’année. Elles ne sortait en vie du tunnel qu’au moment de la frangipane. Épuisée. Un jour, elle avait appris par sa cousine que le Père Noël n’existait pas. Ce regard était né. Il disait qu’elle avait choisi. Elle ne détruirait aucune poupée. Elle ne dirait rien. Elle laisserait le malaise la nauser si besoin. Elle s’était revue laisser tomber le couteau pointu qu’elle était allée chercher dans la cuisine, en larmes, la magie crevée par la cousine dont elle se garda bien d’en faire une coupable. Ces salopes de poupées offertes les yeux sur le cœur par ses parents se disant mandatés par le père Noël ne faisaient plus sens. Elle s’en fichait du Père Noël. Elle savait désormais. Que des yeux peuvent clouer comme des punaises.

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Photo Sophie Lorenzi©

Baluchon Le plus impressionnant, c’est ça : pas un mot. Rien. Et pourtant tout s’est exprimé. Sourire de l’un, grimace de l’autre, au diapason, à peine quelques secondes de décalage, raccords, l’un chopant la grimace et l’autre le sourire. Et puis ils ont continué. Ils se sont croisés dans la rue, ils se sont regardés et dans ce regard express, tout était dedans : la tendresse, le défi, l’indifférence, la violence, la paix. Ils ne s’étaient plus vus depuis longtemps. Ils ne s’étaient ni parlé, ni donné des nouvelles, ni n’en avaient pris. Et alors qu’ils marchaient dans

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la ville écrasée par le soleil, alors que sans le savoir ils se dirigeaient l’un vers l’autre, ils surent à quelques mètres l’un de l’autre qu’ils ne se diraient rien de plus. Qu’ils ne s’arrêteraient pas, quoi qu’un observateur attentif aurait noté un léger et partagé fléchissement du pied d’appui au moment d’amorcer le croisement, fléchissement oublié ensuite par une soudaine poussée de ce même pied d’appui, comme si vexé d’être à la traîne il devenait pressé de passer devant. Ils avaient tant partagé, on peut même dire qu’ensemble, ils avaient tout fait. Ils s’étaient aimés d’une fraternité qui fait les hommes en devenir, et à l’heure de partir chacun le baluchon encore rempli des larmes de maman et avide du reste, ils avaient cessé de se voir. Tout simplement. Ils ne s’étaient pas rayés de la carte. Ils étaient allés au bout de leur histoire. Tout simplement.

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Photo Tiphaine Touzeil©

Jus de prêche On croit les religions mortes, les sectes sous contrôle, la morale en berne, les feux éteints. Mais n’oublions jamais que rien ne se perd, que tout se transforme et que la nature a horreur du vide. La bonne morale continue de veiller sur nous ! Sous le manteau. Ce sont juste des phares éteints dans la nuit occidentale. Il suffit de voir comme ils sont nombreux à prêcher, en réalité. Gavés de c’est pas bien. Goinfrés de il faut. La bonne

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conscience est là, en bandoulière, prête à faire feu de tous bois. Elle est juste devenue une arme de dissuasion massive. Un bouclier. Elle n’attaque plus. Elle se défend. Ça ne bouge plus Milos. Alors ça dit. Alors ça prêche. Ça fait du vent avec des moulins. Ça prêche comme on bêche. Comme on pèche. Comme on brèche. Comme on lèche. Ils prêchent comme certains font du sport une bière à la main. Comme d’autres disant aimer les gens leurs marchent sur la tronche. Oups, pardon, désolé, ils disent après. Pas fait exprès. D’autres, au milieu de tous, ont un œil sur l’écran tactile, le pouce pressé. Le pouce précis. D’autres sortent de leur ennui comme sur des ressorts lorsque la musique à fond de balle permet de les libérer enfin des poussifs moments où il faudrait échanger avec des autres êtres humains. Ils prêchent à l’heure du dessert, sucré en bouche, miel aux paupières, alcool dans les veines. Là, soudain, ça va mieux. Ça va bien même. On s’est réchauffé. Il faisait froid, non ? Ils prêchent par tous les temps. Qui va l’œil humide montrer son potager dont il fera conserves et mets délicieux. Qui va l’œil spacieux montrer les bouquins achetés chez le libraire du coin parce qu’il faut sauver l’emploi local. Qui va l’œil brillant et la main sur le cœur écouter des disques achetés dans le commerce. Parce que tout ça c’est bien. Ils prêchent et je les écoute. J’ai cette politesse. Mon respect n’est pas feint : ils ont tellement raison. Mais la coquille est tellement vide. Il pleut de la bonne conscience. Ils ne savent pas ce qu’ils ne font plus.

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Photo Tiphaine Touzeil©

Il sculpte le silence Ce sont des moments où le silence se sculpte. Il façonne quelque chose. L’on sait tous que les mots ne feraient que dire leurs limites, leur embarras. Un mauvais maquillage. Alors il y a les regards. Les gestes. Ce sont des moments où le silence est noble. Il affiche sa dignité, sa force aussi. Il est plein de beaucoup, il est comme l’amour, il y en a pour tout le monde. Ce sont des moments où mêmes humides, les regards sont clairs. Où même affaissées, les épaules sont droites. L’on est ailleurs. L’on mange sans faim. L’on s’en fout de boire un peu trop, de fumer un peu trop. L’on est ensemble. Proches. Réunis. Un de nous s’en est allé et il est dans toutes les têtes. Il sculpte le silence.

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Photo Louis-Paul FallotŠ

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Sous le capot Cela faisait bien longtemps qu’il ne voyait plus le monde en couleurs. Et il ne supportait plus les miroirs. Impossible de donner une date. Cela lui demandait une énergie considérable. Car il en avait fait mode de vie. A l’insu de tous. Il se rasait à l’aveugle. Se lavait par habitude. Il marchait dans les rues en évitant les vitrines. Il allumait toujours des lampes pour ne pas se voir dans le reflet des fenêtres. Il fermait les volets. Il ne regardait pas en face les porteurs de lunettes. Il conduisait, mal, doucement, pour n’avoir pas à regarder derrière lui, ni sur les côtés. Ce que peu savaient, ce dont personne ne se doutait, c’est qu’en réalité, pareillement, c’est à peine s’il regardait devant. Sa carlingue mangée de l’intérieur rutilait, pourtant. Policée de partout. Intacte. Affichant une fierté et une sorte de classe. Il en imposait. Mais l’essentiel n’était pas là. Il était à l’arrêt. Garé sur son parking. Depuis ce temps où les couleurs s’étaient évanouies et où aucun miroir ne lui renvoyait d’image. A quelques encablures de sa fin de vie, il mesurait, miroirs morts, couleurs fanées, qu’au final, c’est le noir qui gagne. Le noir des hommes qui s’arrêtent à un moment donné. Pendant que leurs vies continuent, inlassables compagnes. Il songe à cet enfant effrayé par la sorcière demandant au miroir de lui renvoyer un reflet parfait. La perfection n’est pas un sentiment. Ni une émotion. Alors il prend place dans le musée, veillant sur sa brillance pour qu’au moins elle demeure. Il en a encore sous le capot.

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Photo Didier JacquotŠ

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Le Jeune et le Vieux Lui, c’est Le Jeune et lui, là, c’est Le Vieux. En ce début de millénaire, ils ont un étrange point commun. On pourrait même croire tout le contraire. Que tout les oppose. Platon l’évoquait déjà. Le Vieux ne comprend rien à Le jeune. Et Le Jeune se moque du monde de Le Vieux. Mais de nos jours, Le jeune et Le Vieux, ils sont pareils. C’est demain qui les réunit et fait que leurs corps ont peu ou prou finalement la même attitude et que leurs regards empruntent les mêmes étranges dédales. Il faut bien observer, bien sûr, et lorsqu’on le fait, on en est quasiment stupéfait. Le Jeune et Le Vieux ont pareillement un léger mouvement d’épaule, des épaules qui se recroquevillent. Le jeune ne sent rien, Le Vieux grimace car ça grince. Le Jeune et Le Vieux ont pareillement un œil qui semble vitreux mais qui est en réalité fuyant. Un regard qui se cache, qui traque. Et souvent, l’un et l’autre tentent de le noyer dans du vaporeux. Ce ne sont pas les mêmes substances. Ils lévitent, dans une société qui s’est longtemps appuyée sur l’un et l’autre et qui désormais semble vouloir les écarter de son chemin. Ils encombrent. Le Jeune et Le Vieux ont des visages pâles. Et si Le Jeune donne plutôt dans le maigre, ça accentue l’effet, Le Vieux donne souvent dans le gros. Je regarde Le Jeune et Le Vieux et je me demande quel monde nous avons enfanté pour que l’un et l’autre n’y aient pas de place. Presque ils ne la cherchent plus, cette place, effrayés comme des oisillons. Pas forcément à l’idée de mourir. Plutôt à celle de vivre encore longtemps comme ça.

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Photo Pascale ToninŠ

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Je garde mes distances

J’avais dans les dix ans et je ne comprenais rien à la messe. Je n’aimais pas aller à l’église. J’avais froid. Je m’ennuyais. Je n’aimais pas m’ennuyer et encore moins avoir froid. Aux pieds. Alors je m’évadais. Je suivais les rituels et faisais tout avec un léger temps de retard. Chacun se regardant le nombril, personne ne le remarquait. Il fallait se lever, s’asseoir, on suivait des yeux le curé qui montrait ou disait levez-vous, asseyez-vous. Souvent, faisant mine de murmurer pendant que les autres en faisaient autant, je regardais alentour, les sculptures, notamment, les vitraux, les gargouilles. Tête en l’air. Au milieu des têtes baissées. A contre chœur. Dans la contre-allée. Je rêvais de m’ébrouer dans le pré. Je n’aspirais qu’à respirer. Je me bouchais le nez lorsque l’encens se faufilait. Religion, éducation, lecture, philosophie, arts : on cherchait à nous élever. J’avais envie de rester les pieds sur terre. Je regardais en particulier une statue, mesurant la distance qui séparait ma tête de ses pieds, et je sentais l’inéluctable. Peu à peu nous allions nous rapprocher, ses pieds et ma tête. Ils ne bougeraient pas. C’est moi qui allait grandir. Je n’étais pas pressé.

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Une belle saloperie !

... Louis était propriétaire d’un boqueteau situé près de la lagune. C’était devenu au fil des ans son Arche de Noé. Façon de parler. Le biblique non plus n’était pas sa tasse de thé. Il aimait bouffer du curé et ôtait sa casquette quand il le croisait. Sa forêt, il avait décidé de l’aménager pour que les bêtes y soient protégées. Il avait créé des labyrinthes et des galeries, des futaies et des dénivelés, une mare et des plantes de toutes sortes pour qu’elles puissent se nourrir et se reproduire. A l’insu des regards. A part lui car il s’était installé un coin d’où il pouvait contempler son petit monde. Il avait les larmes aux yeux lorsqu’il évoquait les lapins jouant dans la nuit, les mulots boire à la mare, les cygnes de passage, divers oiseaux de toutes sortes et les grenouilles et les escargots. Pas besoin de carte. Il connaissait tout par cœur. ...

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Photo Tiphaine Touzeil©

Docile ocytocine Il en voyait des chats et surtout des gens adorer les chats. Une passion. Un culte presque. Souvent, il voyait des mines et des paroles attendries, des photos. Lui pensait en souriant à la chanson Ces gens-là de Jacques Brel, reprise par Bertrand Cantat. Le passage j’ai pas tué de chats, ou alors je ne m’en souviens plus. Il ne cessait d’être surpris par ces gens capables de donner tant d’amour à des bestioles, d’investir tant d’humanité pour des bêtes et tant d’animalité dans leurs relations humaines. Peut-être est-ce plus facile d’aimer des animaux que des gens ? Ou alors c’est bêtement hormonal ? Une affaire de production d’ocytocine, l’hormone de l’attachement, sécrétée lorsque nous sommes bien entourés. Mais on ne s’en souvient plus.

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Une belle saloperie !

... Louis venait souvent la nuit dans son havre de paix, il y passait des heures. Par la suite, il avait acheté des parcelles voisines et voté pour la loi littoral qui interdisait les constructions. « Ses » bestioles pouvaient cavaler. A sa façon, il était devenu un acharné de la protection de la nature et des animaux. Il n’en soufflait mots. Il ne voulait pas que cela se sache. Donc tout le monde savait. Au début, certains se moquaient mais plus maintenant. Robert, le correspondant du journal local, avait essayé de faire un article sur cet étrange endroit, sur ce chasseur ne chassant, ce marin de terre, mais il avait toujours refusé. ...

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Photo Louis-Paul Fallot©

La Cavaleta Marco et Gilles peuvent enfin profiter de la vue. Ils transpirent encore un peu. Ils n’ont pas chômé de la journée. Un de ces vendredis de fin d’été, avec beaucoup de monde et de chaleur. Ils ne s’en plaignent pas. C’est bon pour les mollets, et ce qui est bon pour les mollets est bon pour les affaires. Ils ont pédalé et pédalé encore, sillonnant la ville en tous sens, se croisant parfois et se donnant rendez-vous pour la fin de la journée. Au frais. Là, on est est un peu avant 19h, et ils se reposent. Comme souvent, Marco parle et Gilles écoute. Gilles est allé chercher les canettes de Ice-tea, les alcools, c’est pour la nuit, ils doivent garder les idées claires. Il les a ouvertes et en a tendu une à Marco. Marco évoquait une drôle de femme qu’il a emmenée au musée en fin de matinée. Il ne sait pas dire si elle était jeune ou vielle, ou entre les deux, si elle était belle ou laide, ou entre les deux. Sa voix ? Pareil, il n’arrive pas à dire. Elle ne parlait pas un mot de français, pas un mot d’anglais, pas un mot d’italien, il dit.

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Russe peut-être ? Lettonie ? Marco ne pige pas trop pourquoi il a pensé à ces pays auquel on ne pense jamais. Ses fringues, peut-être ? Ils regardaient la mer, ce disant, se laissaient baigner par elle, savourant son souffle, l’un parlant, l’autre n’écoutant plus depuis quelques minutes. Gilles l’a vue débouler là-bas, et il a noté que tout s’était tu. Au loin, indifférent, le bateau continue de creuser l’écume mais il lui tourne le dos et sûrement que sinon, lui aussi se serait arrêté. Gilles n’écoutant plus, Marco le sentît et s’arrêta. D’un petit geste, ils en avaient l’habitude, son copain lui avait fait comprendre que c’est derrière lui que ça se passait. Il se retourna lentement, à peine en fait, leur tour était rôdé. Il fallait qu’il la vit pour se mettre au niveau de son ami et il fallait qu’elle ne le vit pas. Lola n’avait aucune raison de voir quoi que ce soit. Depuis plusieurs heures, elle marchait. Ses larmes avaient fini de couler. Elle ne voyait rien ni personne et elle ne savait pas depuis combien de temps elle marchait. Elle longeait la mer. Il lui semblait qu’elle filait vers Monaco. Mais peut-être était-ce l’inverse. Qu’elle quittait la Principauté et se rendait vers Nice. Elle avait juste décidé que plus rien ne l’arrêterait. Ni personne. Rien ni personne ne l’avait arrêtée depuis qu’elle était sortie du magasin dont elle ne supportait plus la clochette d’entrée et encore moins ceux qui venaient là et encore moins sa patronne, toujours derrière elle. Elle avait fini sa journée et était partie droit devant. Malgré sa tenue, qui fait se tourner les regards. Les hommes se retiennent de siffler et les femmes siffleraient bien ces hommes qui se retiennent de siffler cette donzelle arrogante.

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Depuis plusieurs jours, Lola n’avait plus peur et surtout pas de lui. Lise lui avait dit, un homme qui frappe n’est pas un homme. C’est un animal. Quittes-le. Des mois que ça tournait dans sa tête et elle avait fini par se décider. Elle avait terminé sa semaine comme on ferme soigneusement un pan de sa vie, et elle a quitté le magasin, en finir avec l’un c’était le point de départ pour en finir avec l’autre. Ce soir elle n’allait pas rentrer chez eux. Elle allait marcher et marcher encore. La nuit viendrait bien assez tôt et les odeurs de frites lui soulevaient le cœur. Elle n’avait pas faim. Peut-être qu’on n’a pas faim quand c’est fini. Avant qu’elle ne passe devant eux sans les voir, Gilles a juste mis un bras derrière sa nuque et se tient dans sa traditionnelle position de dragueur décontracté. Parfois ça marche. Il a étudié cette position, mélange d’indécence et de réserve, il en est assez fier. Cette fois ça ne donne rien. Marco sourit en coin. Ils n’ont pas dit un mot depuis qu’elle est dans les parages. Lola est passée devant eux, à son rythme, régulier, déterminée. Dans le déhanchement, un quelque chose qui n’autorise aucune interruption. Ni Gilles ni Marco ne tentent quoi que ce soit. Elle les réduit au silence. D’ordinaire, ils ne se privent pas. N’ont pas de problème avec la méthode, tant que cela permet d’établir le contact, après on verra bien. Ce n’est que quand elle se sera suffisamment éloigné, permettant à la mer, aux oiseaux et à tout le monde de reprendre son souffle, de reprendre possession de sa vie et de ses esprits, qu’ils purent reprendre leur fil de leur vie. Et pendant que Gilles essayait de se souvenir s’il avait déjà vu une femme aussi belle dans sa vie, avec une démarche si électrique finalement, Marco demanda : à ton avis, pourquoi elle a enlevé une chaussure ?

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Une belle saloperie !

... Louis, au début, évitait les averses et venait me voir pendant les accalmies. Et puis comme ça ne s’arrangeait pas, il avait fini par débouler quand ça lui plaisait ou quand il passait dans le coin. Je le soupçonnais des fois de passer dans le coin pour débarquer. J’habitais à peu près à mi-chemin entre chez lui et le boqueteau. Il aimait venir chez moi prendre un café. Ou un verre de blanc, selon l’heure. C’était souvent l’heure du blanc. Il aimait me regarder écrire. C’était l’un des rares moments où il se taisait. Il avait fini par apporter un carton de Muscadet car je n’en buvais pas et n’en achetais jamais. Il vidait tranquillement les bouteilles, verre après verre, semaine après semaine. ...

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Photo Sophie Lorenzi©

Jeu de cartes La carte d’identité dit quel âge tu as. La carte vitale dit tout de ta santé. La carte bancaire dit quel client tu es. Les cartes fidélités disent quel consommateur tu es. Les cartes routières disent sur quelle route tu es. Les cartes scolaires disent quels diplômes tu as. Les cartes professionnelles disent quel travailleur tu es. Les cartes RSA, chômeur, étudiant, famille nombreuse, personne âgée, personne handicapée disent quelles réductions sont les tiennes. Les cartomaciennes disent quel est ton avenir. Aucune carte ne dis qui tu es. C’est pourtant la seule à jouer.

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Photo Didier JacquotŠ

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La montée des eaux Sur le coup, nous n’avions pas fait attention jusqu’à ce que l’on finisse par nous retrouver en train de camper sur le toit. Là, ça ne rigolait plus quoique ça souriait quand même. Plus que la flotte qui nous dégoulinait dessus, je redoutais les angoisses de Rosa. Elle, ça ne la faisait pas marrer du tout, tout ça. Un peu naïvement je le reconnais, un peu par réflexe en fait, j’avais essayé de transformer notre inconfortable situation en jeu mais je m’épuisais vite et je crois que je me tirais une balle dans le pied. Ni ma femme ni mes enfants ne rentraient dans cet état d’esprit ludique que j’essayais de donner à ce qui était une galère plus qu’une aventure. Une maison, au départ, on vit dedans. Nous l’avions d’ailleurs fait pendant pas mal d’années, douillets, je dirais que ça se passait plutôt bien. Mais la flotte tombait encore et encore. C’est comme ça que de dessous le toit, au rez-de chaussée puis au premier étage puis au grenier, on a fini par se retrouver sur le toit.

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C’est l’air de rien tout un art que d’apprendre à dormir sur un pan, ou d’utiliser la cheminée pour s’y adosser. De tendre comme on peut des cordes et des mettre des bâches qui se déchirent, s’envolent, nous baffent la figure. Surtout à quatre. Encore heureux qu’on avait opté à l’époque pour qu’une partie du toit soit végétalisée. Et plate. On a pu y installer une tente et j’ai même tenté une opération barbecue mais l’inspiration n’était pas excellente je le concède. Papier mouillé, bois mouillé, fumée de partout. Moins pire cela dit que les premières nuits, que j’avais transformées en super mes amours on va dormir à la belle étoile, regarder le ciel et la lune, et même carrément soyons fous faire des vœux. Il pleuvait tellement que mon idée ne fit rire personne. Rosa, elle, n’avait pas renoncé : elle n’était jamais entrée dans le truc. Et ça montait en puissance. Un soir, elle a poussé un hurlement et j’ai dû repêcher un ou deux gamins. Ils avaient glissé dans leur sommeil. D’où l’installation sur le toit plat malgré les bestioles et obligations pour tous de porter un truc que nous avions bricolé avec des restes du carton d’emballage de la télé. Des gilets de sauvetage, a estimé ma femme. Nous avons dû aussi organiser quelques parties de pèche, et je trouvais que globalement, nous ne nous en sortions pas si mal. Les oiseaux avaient déserté. Ils savaient que nous en avions pour un bout de temps. Le comprenant mieux et plus vite que nous. Ça n’a pas loupé : Rosa a observé qu’on avait quand même sacrément perdu l’habitude de comprendre les animaux. Selon elle, tout cela, c’étaient des signes. Elle pensait que nous n’allions pas nous en sortir, que la prophétie de Costner dans Waterworld se matérialisait. Elle me jetait son regard bleu noir. J’avais eu la mauvaise idée de dire, joyeux, tiens, si on se regardait ce film au moins il fait beau.

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Les piles du lecteur DVD avaient lâché, à moins que ce soit l’eau qui ait dégouliné sur le DVD. Surtout, ils avaient tous encore plus flippé. Rosa continuait de malaxer ses aigreurs. Si ça se trouve, ils nous annoncent quelque chose, les oiseaux, les insectes, et nous, on ne voit rien. Nous sommes devenus aveugles et sourds, voilà ce que je crois, criait-elle, impuissante. Tous nos bouquins avaient été dévorés par l’eau. Ils flottaient quelques mètres sous nos pieds. J’essayais de positiver. Ne te plains pas, l’eau s’est arrêtée, on peut encore avoir le toit. C’était avant. Elle beuglait : on fait quoi maintenant monsieur j’ai une solution à tout ? Je la trouvais injuste. Mais je l’avais toujours aimée pour son caractère. Je n’avais pas imaginé qu’un jour, on serait sous l’eau sur un toit, au cœur de la pire averse non stop que la région ait jamais connue. Les historiens locaux n’avaient rien trouvé. Aucune référence. Un cas sans précédent. Les idées les plus folles s’étaient mises à circuler et en accéléré, on avait découvert nos voisins et leurs voisins sous des angles complètement nouveaux. Le curé avait le sourire, les pèlerins avaient rappliqué. Les porteurs de croyances de toutes sortes aussi sortaient du bois. D’autres grognaient. Certains partageaient, d’autres étaient prêts à tirer à la carabine sur quiconque s’approcherait de leur boîte de thon. Moi, je rêvais d’un café chaud bu dans un environnement sec. Je n’avais ni l’un ni l’autre. Repense au film, je disais à Rosa. Ils survivent. Alors ne te plains pas, ça pourrait être ce qu’on vit et on en est loin, tu peux me croire. Mais c’est déjà ça qu’on vit, mon vieux ! Elle ne tourna pas les talons, parce que c’était trop bancal, mais haussa les épaules. Quand elle m’appelait mon vieux, ce n’était pas bon signe du tout. Je faisais montre de bonne volonté. Je comprenais. Il

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fallait bien que les nerfs lâchent un peu. De temps en temps, je la comprenais évidemment. Ce n’était pas confortable, ces campements sur l’ardoise. La veille, c’étaient les voisins qui avaient chauffé, elle finissant par se jeter à l’eau dans un hurlement étonnant et lui par s’éloigner quelques secondes d’un pas prudent sur l’arête de leur toit, avant de se retourner brusquement et de plonger à son tour. Il venait de se souvenir qu’elle ne savait pas nager. Il avait hurlé j’arrive ma chérie, ne panique pas, me voilà, n’ait pas peur, et ploutsch, il s’était lancé à son tour dans l’eau boueuse et chaude pour la hisser sur le toit. De belles retrouvailles. Il s’étaient embrassés. Vingt-et-un ans qu’ils ne l’avaient pas fait, m’a-t-il expliqué après. J’ai pensé que pour sûr, quand on la voyait, sa femme, on ne pensait pas spontanément à l’embrasser. J’eus du coup beaucoup d’admiration pour cet homme frêle. Je me demandais où il était allé chercher sa force pour la sortir de là et la hisser sur le toit. Avec tout ça, elle avait perdu de son allure la dame, elle qui sortait en ville attifée comme une donzelle sortie d’un magazine de mode, maquillée de près et de partout, ne faisant pas son âge mais pire que son âge ce qui n’était pas pour déplaire au quartier. On aimait se moquer de ses déhanchements ridicules. De ses pas mal assurés la faute à des talons trop biscornus. Elle fut comme éteinte par cette douche froide et Rosa et moi échangeâmes un sourire. ça nous changeait des petits cris étouffés mais obsédants et pour tout dire obscènes qu’ils lâchaient de manière invariable un soir sur deux, aux alentours de 1 h du matin. Ils n’avaient pas d’enfants. Rosa et moi étions soucieux nous qui en avions mais on abstinait car nous n’avions pas encore trouvé de solution pour les envoyer quelques temps chez leurs grands parents, eux aussi

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locataires de leur toit, mais avec plus de chance que nous leur maison étant plus haute. Ces proximités, ces inconforts, ces situations incongrues, ajoutées à cette eau et à cette chaleur : il y avait beaucoup d’éléments pour que ça dégénère, quand même. Dans l’ancien centre-ville, ça ripait souvent. Les pompiers avaient triplé leurs effectifs. Les canots étaient devenus leur moyen de locomotion et le ministère réfléchissait à trouver comment installer sur des bouts de toile des sirènes et des phares. Les policiers, eux, avaient dû recruter à tour de bras les militaires de réserve pour tenter de faire en sorte que règne un semblant d’ordre. Mais le problème des uniformes s’était vite posé et la seule consigne qui était restée avait été : mettez un truc bleu dans vos cheveux, ça ira bien comme ça. Lorsqu’ils patrouillaient, hirsutes, un peu hippies, dépareillés qui avec une écharpe, qui avec un bob, qui avec un mouchoir, un bout de plastique ou un bonnet, ils ne faisaient pas bien sérieux et certains le comprenant moins que d’autres, ils avaient tendance à en faire un peu trop dans l’autoritaire. Les amendes pleuvaient. Personne ne payait. On disait tous que tout était dans la maison. En vérité, Rosa n’avait pas tout à fait tort. L’eau avait monté, monté, monté sans qu’on n’y puisse grand chose. On n’avait rien vu venir bien que depuis les fenêtres de la chambre, on voyait la rivière. Son niveau avait grimpé et on aurait dû le remarquer si nous n’étions pas embringués dans nos petites considérations. On bouillait tellement depuis des semaines et des semaines dans cette chaleur humide qu’on passait surtout du temps à se plaindre sans cesse et à interroger la météo.

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On n’avait pas fait le rapprochement, en plus. Pas vu, au sol, l’humidité s’installer. Puis se transformer en rizière. Et en rivière. En lac. En torrent. En mer. En marée. Rosa tempêtait. J’essayais de me transformer en digue. Mais le barrage n’était pas bien solide, il faut en convenir. Dans les magasins, la razzia sur les bouteilles d’eau minérale s’était terminée en bagarre générale. Le directeur du supermarché avait été obligé d’imaginer un système de tickets réduisant le nombre de litres achetés. Il y avait des files interminables à l’accueil du magasin. C’est là qu’on se faisait délivrer les fameux tickets. Il y avait désormais des caisses spécifiques où l’on se regardait en chiens de faïence, quand celui qui vous précédait par exemple avait droit au double ou au triple de packs que vous. Ceux qui avaient la chance d’avoir des puits chez eux avaient exulté sur une durée trés courte. La pompe ne pissait rien d’autre que du vide. C’était à n’y rien comprendre et pour dire, on s’interrogeait de partout, du café du commerce aux plus hautes sphères de l’état en passant par les laboratoires de recherche et les bureaux de Météo France. Pendant quelques semaines, j’avais fait comme mes voisins. Nous avions installé un campement de fortune sur le toit, et des solidarités nouvelles se faisaient jour. On se hélait chacun depuis son mirador, qui pour demander des biscottes, qui pour savoir comment orienter l’antenne pour capter la télévision, qui pour demander des sacs plastiques et du scotch imperméable. On passait aussi beaucoup de temps à échanger des combines. J’avais par exemple appris comment tirer un câble depuis la maison inondée sans craindre de finir électrocuté. En échange, j’avais montré à mon voisin comment murer la cheminée pour y installer un foyer et transformer le tout en barbecue. L’épisode du feu de camp m’avait servi.

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Les enfants, eux, prenaient tout cela avec plus de joie, évidemment. Ils barbotaient sans cesse et sans efforts, les pieds dans l’eau, riant, se prenant pour des stars de water-polo, dernier sport à la mode. Le petit avait appris en un temps record à nager dans cette eau voire à devenir un potentiel champion en apnée. Personne n’avait souhaité regarder le Grand Bleu, ce que j’avais proposé un soir. Depuis peu, des avions s’étaient transformés en bulletins d’information. Ils déboulaient avec derrière eux de larges banderoles. C’est comme ça qu’on apprenait que du pain était disponible, ou que le maire venait d’acquérir de quoi construire un pont qui nous relierait à la ville voisine. Ou alors on nous demandait d’être volontaire pour aider à construire des radeaux pour des personnes âgées. Bref, nous survivions.

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Une belle saloperie !

... Louis avait aussi apporté du bois, et faisait souvent du feu de cheminée. Il avait réparé une fuite dans les WC, vidangé les radiateurs. Ce genre de choses. Ou alors il se racontait. Parfois, on se buvait un bol de chocolat chaud, on mangeait des tartines beurrées. Je m’étais fait sacrément engueuler, la première fois ! Du beurre doux ! Il avait failli tout recracher et le lendemain, il avait apporté, comme il disait, du vrai beurre. Lorsqu’il parlait de sa vie de marin, tout changeait. Il s’animait, soudain. Ses mots n’étaient plus les mêmes, sa voix non plus. Ses yeux brillaient. Il y était et il s’y sentait bien. Je voyageais aussi.

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Photo Alain Barré©

Démo J’aime trop les mots pour n’aimer pas ceux qui salissent. Je crois même que je les déteste. C’est comme donner de la confiture à des cochons. Des gens devraient apprendre à parler au lieu de se draper dans le silence assourdissant de leurs idées creuses comme des caries. On ne devrait pas avoir le droit d’utiliser certains mots en les ayant vidés de leur sens, en les ayant broyés, en désossant la bête.

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Mais chacun a droit à la parole. Certains mots sont seulement sales de ceux qui les prononcent. Ils dessinent les cœurs gros, les vaches maigres, font apparence du plein et hurlent du vide. Trop de silences, peut-être. Trop d’inertie, sans doute. Plus de passé que de la mémoire. Moins de présent. Pas d’avenir. On se cogne au plafond. Les mots avec ces gens-là deviennent des grimaces. Ils sont laids. Ils se déversent sans queue ni tête, poignards de l’instant. Ils se déglutissent. Ils font peine à entendre. J’aime les mots y compris ceux qui disent la difficulté et la souffrance. Je les aime quand ils sont dits avec les yeux et le cœur au diapason. Ils ne trichent pas. Ils ne paradent pas. Ils se déposent. Ils sont offrandes. Ils inspirent respect, confiance, dignité. Je n’aime pas les mots qui planquent la vérité. Ils se défaussent et se déchargent de la colère, de la jalousie, de la rancœur, de l’amertume. Attisant le feu glacé des désespérants. Ces mots-là finissent en effet miroir. Ils peignent celui qui les prononce. Ces mots-là vipèrent un venin inutile. Ils automutilent celui qui les dit. Ils sont flèches toutes fripées. La cible n’est pas la cible. Je n’aime pas les mots dépotoirs. Ils grisent les destins. J’aime les mots quand ils sont échange, quand ils expriment et partagent, désaccords compris. Quand ils assument.

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Photo Francis BeurrierŠ

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Ami lecteur, ce livre que tu viens brillamment de parcourir, que certains ont dévoré, que d’autres n’ont pas su quoi en penser, reconnaissons-le, il est aussi signé Altercom’. C’est quoi, Altercom’ ? C’est une petite entreprise qui ne connaît pas la crise, et qui la connaît aussi, un peu. Pour tout te dire, ami lecteur, elle roule sur l’or. Mais on ne parle pas de pognon, ici. Mange pas de ce pain-là. Cette or-là est celui des valeurs véhiculées par celles et ceux qui pilotent cette entreprise. Des valeurs humaines. Des valeurs de partage. Une idée certaine de l’intelligence collective, du réseau, du ensemble. Tu t’es senti bien au pays Des mots Bleu ? Tu as aimé l’objet ? Eh bien c’est normal ! Altercom’ s’y entend pour allier le fond et la forme, glisser quelques subtilités là, souligner un détail ici. Comme une main qui se tend, discrète, pour t’aider et pas pour te pousser. Comme un fil qui se tisse dans des invisibles fraternels. Alors si tu as des envies, des projets, n’hésite pas ami lecteur. Il y a tout près de toi et en toi des pépites. Et même ci-dessous les coordonnées qui vont bien.

Achevé d’imprimé par l’imprimerie L’Atelier Lorrain Nancy - le 8 Nov. 2014 Couverture - Création graphique et mise en page : Francis Beurrier - AlterCom’ - www.altercomstudio.fr Dépôt légal : Novembre 2014 ISBN : 978-2-9550730-0-1

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« Des mots Bleu ». Ne nous fions pas au titre, ce Bleu-là est de toutes les couleurs. Celles qui disent notre époque bigarrée avec lucidité et tendresse, à l’aide d’une caresse ou d’un uppercut, d’une image ou d’un récit. On la saisit brute et complexe. On la comprend mieux, feuille morte et bourgeon. Lecteur en creux, nous découvrirons les pépites d’espoir attendant l’heure de transpercer les ciels de plomb. Demain sera Bleu, pourvu qu’on le sache ! Demain sera Bleu, pourvu qu’on le fasse ! Car, « il n’y a pas de chemin sur lequel on se retrouve, si on n’y a pas déposé le premier orteil ». Alors, cheminons, sans méthode, entre textes et photos et tout fera écho. Nos sens eux-mêmes s’emmêleront. Ne nous étonnons pas si nos oreilles voient et si nos peaux entendent. Nous en sortirons, certains que nos émotions sont intelligentes. Didier Jacquot est né en Lorraine le 10 novembre 1967. Sa formation de journaliste idéaliste l’a fait plonger tout entier dans le monde digital. Car, c’est aussi du terrain. Et quel terrain ! Un terrain à la hauteur de ses ambitions de partage et de lien avec ses contemporains. Depuis, il sévit, avec bonheur et talent, autant sur nos écrans que sur nos chemins. Il fait flèche de tous bois, et, toujours où on ne l’attend pas. Didier s’offre le luxe de savoir coller à l’époque avec distance. Père, mari, écrivain, citoyen, tout en lui nous invite à souffler sur les braises de l’espoir. Alors, soufflons !

Claudio Orlando

12 a N° ISBN 978-2-9550730-0-1


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