Solidarité guatemala 210

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Numéro 210 septembre 2014 Lettre d’information du Collectif Guatemala

Les conditions de l’injustice

A

Sommaire

Edito: Les conditions de l’injustice par Thibaud Marijn p.1

L’arrivée au Guatemala de 3 nouveaux accompagnateurs p.2-3

Où sont-ils? par Pauline Matteoni

Par Thibaud Marijn

p.4-5

Focus sur Rodrigo Rey Rosa par Coralie Morand p.6-7

Collectif Guatemala 21 ter, rue Voltaire Collectif Guatemala 75011 Paris - France 21 ter, rue Voltaire Tel: 01 43 73 49 60 75011 Paris - France collectifguatemala@gmail.com Tel: 01 43 73 49 60 www.collectifguatemala.org collectifguatemala@gmail.com www.collectifguatemala.org

Directrice de publication: DirectriceTauty Isabelle de publication Chamale : Isabelle ISSN 1277 Tauty 51 Chamale 69 ISSN 1277 51 69

Ont participé à ce numéro : Ont participé numéro : Cyril Benoit,à cePau Dachs, Bérénice Boukaré, Amandine Grandjean,Amandine Thibaud Grandjean, Vanessa Góngora, Marijn, Pauline Matteoni, Marilyne SandraCoralie LengClémenceGriffon, Minet, wiler, Thibaud Morand, IsabelleMarijn, Tauty. Zuleika Romero, Isabelle Tauty, Martin Willaume.

lors que le Collectif Guatemala aurait été tenté de se prélasser dans cet été tristement frais et humide, l'actualité agitée Outre-Atlantique l'a maintenu bien éveillé. Comme évoqué dans le numéro précédent, deux volontaires de PBI-Guatemala (Peace Brigades International) ont reçu des ordres d'expulsion à la fin juin. Si cette décision a finalement été révoquée, elle en dit long sur la criminalisation croissante des défenseur-es des droits étrangers. Rien ne devrait toutefois empêcher nos nouveaux(-elles) accompagnateurs(-trices) sur le terrain (Clémence, Cyril et Pau) d'effectuer leur précieux travail dans les meilleures conditions. L'actualité sociale reste très tendue. Malgré l'organisation et la détermination de la résistance pacifique, les exploitants et les forces de l'ordre semblent reprendre la main sur le projet minier de La Puya. Les projets hydroélectriques dans le département d'Alta Verapaz sont le théâtre de violations répétées des droits des populations autochtones : expulsions violentes dans le cas de Monte Olivo, illégalités dans l'octroi d'une étude de faisabilité à une entreprise brésilienne dans celui de Xalalá. À San Mateo Ixtatán, Huehuetenango, les populations locales sont menacées par des groupes paramilitaires travaillant à la solde d'entreprises désireuses d'installer des mégaprojets. Au niveau institutionnel, le flou règne. Le Tribunal Suprême Électoral (TSE) a suspendu pour six mois l'ensemble des activités de onze partis politiques pour cause de campagne anticipée. Il est vrai que les campagnes d'affichage à la gloire de tel ou telle candidat(e) avaient trop largement fleuri dans l'ensemble du pays. Deux scenarii sont envisageables dans cette année pré-électorale : soit une légère accalmie sur le front social, les candidats jouant la carte du rassemblement et entonnant le refrain de l'union nationale ; soit au contraire une intensification des opérations de répression sur le terrain, le pouvoir profitant de la distraction inhérente à toute campagne majeure. La majorité maintenue silencieuse par le pouvoir et les médias sera sans nul doute sacrifiée par les douloureuses conséquences ou les promesses inconséquentes. Que ce soit le très populiste Manuel Baldizón (ex-parti Lider), le très libéral Roberto Alejos (parti Todos) ou la très controversée Sandra Torres (ex-femme d'Alvaro Colóm, parti UNE), nul ne représente un espoir ou même une alternative, alors même que le Partido Patriota du Président actuel devrait essuyer un sévère revers. Le véritable enjeu du pays, la question de la Justice et de l'accès à la Justice, sera-t-il au cœur de la campagne ? Rien n’est moins sûr. Au lieu de s'attaquer au fléau qu’est l'inexistence de l’État de Droit, le pouvoir exécutif actuel a préféré protéger les dignitaires de l'armée et les intérêts des grandes entreprises. Le renouvellement cette année de la quasi totalité des magistrats des grandes institutions de Justice du pays est, comme on pouvait le craindre, largement soumis à des calculs politiques. La lutte pour la Justice historique continue, comme vous pourrez le découvrir dans l’article consacré au Diario Militar, mais dans quelle conditions ? Celles de l’injustice.■

Solidarité Guatemala n°210 septembre 2014

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Actualités L’arrivée au Guatemala de trois nouveaux accompagnateurs Par Cyril Benoit, Pau Dachs et Clémence Minet

Début juillet, trois accompagnateurs recrutés par le Collectif Guatemala ont rejoint le projet Acoguate. Cyril et Clémence resteront sur le terrain jusqu’en décembre et Pau s’est engagé pour neuf mois à nos côtés. Passés les premiers émois de l’expatriation et de la découverte de leur mission, ils présentent, chacun à leur façon, leurs impressions en ce début de nouvelle vie.

Cyril Benoit, 25 ans, accompagnateur dans l’équipe Ixil Il y a un mois de cela, je quittais Paris pour le Guatemala pour une mission de six mois en tant qu’accompagnateur international. A ce moment,-là malgré mon intérêt long de plusieurs années pour le continent latino-américain et la préparation intense que nous avait fournie le Collectif Guatemala, je n’avais qu’une idée imprécise de la situation et du travail qui m’attendaient. Cependant, dès mon arrivée je fus pris dans le tourbillon guatémaltèque : après seulement un jour libre pour mettre au point les derniers détails de l’installation, Clémence, Pau et moi commencions notre formation à l’accompagnement. Histoire et contexte actuel du pays, système judiciaire, règles de sécurité… c’est de façon intense que nous avons découvert notre future mission et nos camarades venus des différents comités composant ACOGUATE. D’autant plus intense que nous arrivons dans une période troublée et inquiétante : quelques jours avant notre départ, deux accompagnateurs des Brigades Internationales de Paix (PBI) s’étaient vus révoquer leur permis de résidence temporaire et assigner un délai de dix jours pour quitter le pays. Témoignage de la volonté du gouvernement de renforcer la répression contre les défenseur-es des droits humains et du territoire, amenant nos

organisations à redéfinir le rôle et les méthodes de l’accompagnement. A l’issue de cette semaine a été levé un grand doute existentiel, celui de mon affectation ! Pour moi, l’aventure commencera au sein de l’équipe mobile, basée à la capitale, avant de se poursuivre dans la région Ixil. Au sein de cette première équipe, j’ai pu me familiariser avec la multiplicité et la complexité des luttes menées dans le pays : celle pour la justice historique avec des femmes mayas poqomchi’ victimes du conflit armé, ou encore le combat des paysans de la communauté Santa Elena Samanzana II pour le respect de leur droit à la terre. Ce premier mois a donc été riche en expériences et découvertes, celles d’un pays aux profondes inégalités, où, malgré les difficultés et les menaces, la population ne cesse de lutter pour faire respecter ses droits. Ce sont ce courage et cette détermination qui m’inspirent aujourd’hui et seront le moteur de mon engagement en tant que volontaire !

Pau Dachs, 26 ans, accompagnateur dans l’équipe Huehuetenango-San Marcos, « Des vies en résistance » Dès que je suis arrivé au Guatemala, j’ai pu écouter des fragments d’histoires de dizaines de vies en résistance. Ce sont des existences marquées par des agressions perpétrées ou tolérées par l’État, dans tous les domaines quotidiens. Le faible système de justice est souvent complice de ces menaces, en veillant à l’impunité des crimes du conflit armé et en alimentant la criminalisation des défenseur-es du territoire avec des arguments impartiaux et sans preuves. Toutefois, la résistance a réussi à connaître quelques triomphes.

© Cyril Benoit

Mission d’observation d’une cérémonie de commémoration du massacre de la Libertad, Ixil 2

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À El Jute, une petite commune du département de Chiquimula, à l’ouest du pays, un massacre perpétré par l’armée en 1981 a été jugé en 2009. La sentence a condamné 8 disparitions forcées.


Actualités Pendant ma courte participation au sein de l’équipe mobile d’ACOGUATE, j’ai rendu visite à des témoins de ces crimes. Bien que la vérité des faits ait été admise par les institutions, les corps de ces disparus n’ont pas encore été récupérés. De plus, un deuxième procès pour détention illégale, viol et torture reste ouvert. Jour après jour, la lutte contre l’impunité et la résistance face à la douleur de ces traumatismes persistent. Au début du mois d’août j’ai rejoint l’équipe régionale de Huehutenango-San Marcos et je me suis rendu à Barillas. Dans cette commune de terres riches entre les montagnes, près de la frontière nord du pays, la menace est latente. Le projet hydroélectrique d'Hidro Santa Cruz, propriété de l’entreprise espagnole Hidralia, a été imposé en 2008. Après l’incendie des équipements de l’entreprise et après un état de siège déclaré en mai 2012, aujourd’hui les travaux sont arrêtés grâce à la mobilisation des opposants. Mais le projet est là, et les dégâts de ces sept années sont énormes : des familles sont frappées par les détentions arbitraires, l’intimidation et la criminalisation, des systèmes de répression qui rappellent ceux des années 1980. En outre, une nouvelle lutte est imposée dans les foyers des détenus, des ex-détenus et des accusés : la lutte pour survivre face à des revenus familiaux et un état de santé souvent très détériorés à cause de ces processus pénaux.

Clémence Minet, 25 ans, accompagnatrice dans l’équipe Ixcán Début juillet, nous prenons un nouvel envol avec Cyril et Pau, direction le Guatemala. Cet envol est le point de départ de la découverte d’un nouveau pays, avec son histoire, sa culture, et

© Clémence Minet

Clémence en accompagnement lors d’un trajet en barque

ses luttes sociales. Autant d’éléments qui vont me permettre de mieux comprendre le pays dans lequel je vais évoluer pendant les 6 prochains mois, de mieux saisir le contexte actuel du Guatemala.

© Pau Dachs

Commune d’El Jute en juillet 2014

A notre arrivée, nous rencontrons l’équipe d’ACOGUATE, et notamment les autres volontaires avec qui nous partagerons notre vie au quotidien ainsi que nos expériences de travail. Equipe haute en personnalités et multiculturalité, marquée par des tonalités différentes d’espagnol en fonction de nos origines et de notre lieu d’apprentissage de cette langue, cette équipe semble toutefois unie et animée par la même volonté et les mêmes espérances d’une meilleure application des droits humains au Guatemala. Aussi, après 10 jours de formation à la capitale, composée de divers ateliers sur l’histoire du pays, la conflictivité locale, la sécurité, et le rôle de l’accompagnateur, l’heure a sonné de partir pour ma région : l’Ixcán. L’actualité principale de ma région concerne le projet de construction du barrage hydroélectrique Xalalá que de nombreuses communautés rejettent au regard des conséquences désastreuses que ce projet pourrait avoir sur leurs lieux de vie, c’est-à-dire aussi bien sur leurs maisons que sur leurs terres cultivables. Nous rendons donc visite principalement aux familles engagées dans cette lutte et nous continuons également à rendre visite aux communautés de « retornados » [« retournés » de l'exil] du conflit armé. Ma première sortie a été le lieu des premiers échanges avec les familles, des premières découvertes culinaires, des premiers apprentissages de mots en Q'eqchi et surtout de ma première confrontation aux récits des témoins et survivants du conflit armé, survivants qui aujourd’hui continuent de faire face à une agression étatique, au travers de l’implantation de ces mégaprojets sur leurs terres. Toutefois ces hommes et ces femmes semblent rester guidés par une seule et même philosophie : la lutte pour la vie.■ Solidarité Guatemala n°210 septembre 2014

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Actualités Où sont-ils? La disparition forcée, une plaie toujours grande ouverte au Guatemala et loin de cicatriser Par Pauline Matteoni Après 36 ans de lutte acharnée, Estela Carlotto, la fondatrice argentine des Grands-mères de la Place de Mai a retrouvé son petit-fils. La fille d'Estela, Laura Carlotto, avait été victime de disparition forcée alors qu'elle était enceinte, puis torturée et finalement exécutée le 26 juin 1978, deux mois après avoir donné naissance à Guido. Il est le 114 ème « bébé volé » de la dictature argentine à pouvoir renouer avec sa famille. En Argentine, on célèbre cette nouvelle victoire tout en continuant la lutte.

L

a disparition forcée¹ est une pratique qui fait son apparition dans les années 1960 en Amérique latine et qui sera utilisée de manière systématique et massive dans toutes les dictatures et conflits que subira le sous-continent jusque dans les années 1990. Lorsque l'on parle de disparition forcée, on fait souvent références aux dictatures de Videla en Argentine (1976-1983) ou de Pinochet au Chili (19731990), mais cette pratique sera également monnaie courante en Uruguay, au Brésil, au Pérou, en Colombie, en Honduras, au Salvador, au Mexique, en Haïti et bien sûr au Guatemala. C'est d'ailleurs au Guatemala, avec le début de la guerre civile (19601996), que la disparition forcée s'instaure comme un moyen de répression et d'extermination systématique dirigé par l'État à l'encontre de tout élément dérangeant, autrement dit intellectuel(le)s, professeur(e)s, étudiant(e)s, paysan(ne)s, membres de communautés autochtones, dirigeant(e)s politiques de partis d'opposition, militant(e)s politiques de gauche, syndicalistes, religieux et enfants. Le Guatemala est également le pays d'Amérique latine qui recense le plus grand nombre de victimes de disparition forcée, soit 45 000 disparus selon le rapport de la Commission pour l’Éclaircissement Historique². La découverte d'un Journal Militaire ou Diario Militar, en 1999, dans lequel figure les noms de 183 hommes et femmes fichés et ciblés car considérés comme pouvant constituer un « danger » pour le régime militaire en place, devrait permettre de mettre en évidence l'existence d'un véritable système d'extermination. Sur 108 de ces fiches figure le code 300, code qui correspond aux personnes exécutées, généralement après avoir été séquestrées et torturées pendant un certain temps. Beaucoup de familles ont pu reconnaître les noms et les photos de leurs proches dans ce journal et savoir où se trouvaient les corps. Pour les familles qui, depuis trente ans, cherchent inlassablement la trace de leurs êtres chers et exigent que justice soit faite et que les responsables soient enfin condamnés, cette découverte a été porteuse d'espoir. Un espoir qui s'est vu renforcé lorsque la Cour Interaméricaine des Droits de l'Homme a déclaré l’État du Guatemala coupable des délits de disparitions forcées et l'obligeait alors à ouvrir, le 20 novembre 2012, le procès du Diario Militar.

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Elles s'appellent Josefa Elizabeth Andrade, mère de Joaquín Rodas Andrade, disparu le 2 mai 1985 ; Natalia Gálvez Soberanís, mère de Carlos Guillermo Rámirez, disparu le 14 février 1984 ; Antonia Chiguil Aguilar, mère de Manuel Ismael Salanic Chiguil, disparu le 14 février 1984 ; Aura Elena Farfán, sœur de Rubén Amílcar Farfán, disparu le 15 mai 1984, et représentante légale de FAMDEGUA³, l'association des parents de détenus et disparus du Guatemala. Aura Elena raconte que Rubén, son frère « si spécial », « son jumeau malgré la différence d'âge », était étudiant et membre actif du syndicat de l'Université. « Á cette époque nous avions très peur, tout le monde avait très peur, pas seulement les familles,

© Pauline Matteoni

Album photographique des délinquants, Archives Historiques de la Police Nationale

C'est dans le cadre de ce procès que j'ai assisté à l'audience de preuve anticipée les 3 et 4 juillet derniers, comme observatrice et 4

accompagnatrice internationale. Au cours de ces deux jours émotionnellement très intenses, quatre femmes ont pris la parole et raconté leurs histoires, exhibant la photo de leur proche disparu. Elles sont toutes âgées déjà - le mari de l'une d'entre elles, également appelé à témoigner, est décédé à peine un mois auparavant - c'est pour cette raison qu'il était urgent de les écouter. Au Guatemala, on ne sait jamais combien de temps durera un procès...

toute la population (…). La situation était très difficile, on capturait les étudiants, les paysans. », explique-t-elle. « J'avais l'habitude


Actualités également irruption au domicile d'Antonia Chiguil Aguilar et de sa famille. Ils tirent au plafond et menacent son mari un pistolet sur la tempe. Ils entrent ensuite dans la chambre de son fils, Manuel Ismael Salanic Chiguil, le jettent au sol en criant « Où sont les armes ? Où sont les autres ? ». Pendant deux heures © H.I.J.O.S. Guatemala il recevra des chocs électriques avant d'être enlevé. Ils frappent également son frère, âgé de 16 ans. Avant d'ouvrir la porte de sa chambre, de lui chatouiller la plante des d'abandonner les lieux, les hommes leur crient de ne pas bouger pieds parce que c'était un gros dormeur. Ce matin-là, à 5 heures ou ils reviendront pour les tuer. 40, je l'ai fait, sans savoir que ce serait la dernière fois... » Ce jour-là, la vie d'Aura Elena a changé à jamais. Et cela fait maintenant trente ans qu'elle se dédie corps et âme à la recherche de Rubén. De Rubén et de tous les autres. Elle raconte avoir frappé à tant de portes sans jamais obtenir de réponse, « trente années ont passé et nous attendons toujours qu'on nous dise où il est ». Elle retrace alors le chemin parcouru, de son engagement avec le GAM (Groupe de Soutien Mutuel)4 - qui a permis à tous les proches des disparus de voir que leur douleur était partagée par tant d'autres, de se donner du courage, de continuer à lutter ensemble - à son engament aujourd'hui avec FAMDEGUA ; elle dépeint les manifestations et les rassemblements devant le Palais Présidentiel, « nous pensions qu'ils se trouvaient peut-être là. S'ils étaient au sous-sol du Palais Présidentiel, ils allaient nous entendre. Nous venions chaussées de chaussures à talons pour faire du bruit, nous criions leurs noms, nous avions acheté des sifflets en plastique. » La photo de Rubén est épinglée à sa veste, © Christina Chiquin pour Mujeres Ixcheles tout contre son cœur. Elle pleure, et la salle, occupée par une Natalia Gálvez Soberanís, Josefa Elizabeth Andrade, Antonia Chiguil majorité de gens venus en signe de solidarité, renifle en silence. Aguilar et Aura Elena Farfán, avec les photos de leurs fils et frère Joaquín, fils de Josefa Elizabeth Andrade, avait 23 ans, étudiant brillant en économie. Ce jour-là, un samedi, il devait sortir pour réaliser des travaux pratiques. Sa mère était dans la cuisine et elle lui demanda : « Que veux-tu pour déjeuner ? - Un bifteck de foie et des frites. » Les heures passaient et Joaquín ne rentrait pas. « Nous commencions à nous inquiéter parce qu'il ne ratait jamais un repas (…). Dans l'après-midi, nous avons pensé qu'il devait être avec des amis mais notre inquiétude ne cessait d'augmenter. » Joaquín n'est jamais rentré. Depuis, Josefa Elizabeth a voyagé, pour se faire entendre, puis elle a écrit un livre qui l'a aidé à s'en sortir, dit-elle. « Nous étions une famille très unie mais le mal qu'ils nous ont fait nous a obligé à survivre plus qu'autre chose (…). Nous enlever nos enfants c'est nous ôter une part de nousmêmes. ». En ce qui concerne le Journal Militaire, pour elle, sa découverte a été d'une grande importance : « c'est la clef qui permettra d'ouvrir toutes les portes et d'éclaircir tous les mystères autour de la disparition de mon fils. » Carlos Guillermo est enlevé au domicile familial le 14 février 1984, « le jour de la Saint-Valentin » ajoute sa mère, Natalia Gálvez Soberanís. Il avait 19 ans et était étudiant. Son nom apparaît dans le Journal Militaire, suivi du code 300. Il serait mort le 6 mars mais sa famille ignore où se trouve son corps. Cette même nuit du 14 février 1984, des hommes armés font

Manuel Ismael apparaît dans le Journal Militaire, mais la photo est celle de son petit frère Esteban, explique-t-elle quand on lui demande si elle reconnaît son fils dans le Diario Militar qu'on place devant elle. Aujourd'hui, il est urgent de légiférer en matière de disparition forcée et d'adopter la loi 3590 pour la création de la « Commission Nationale de Recherche de Personnes Victimes de Disparition Forcée et Autres Formes de Disparition ». L’État doit reconnaître sa responsabilité et le rôle qu'il a joué en matière de disparition forcée durant la guerre civile et participer activement et positivement à la dignification et à la réparation intégrale des victimes et de leur famille. Pour cela, la Commission aura pour objectif de déterminer où se trouvent les corps des victimes ainsi que la vérité sur les circonstances de la disparition, promouvant le droit des victimes et de leur famille à accéder à la vérité et à la recherche des disparus. Les organisations de la société civile se battent pour cela.■ 1. La disparition forcée s’entend comme l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou tout type ou forme de privation de liberté qui soit l’œuvre d’agents de l’État, ou de personnes ou groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, le soutien ou le consentement de l’État ; s’en suit le refus de reconnaître la dite privation de liberté ou de garder secret le sort ou l’endroit où se trouve la personne disparue, la soustrayant à la protection de la loi. Selon le Manuel de recherche de personnes victimes de disparition forcée et autres formes de disparition, réalisé par GAM, FAFG, FAMDEGUA et CIIDH. 2. Comisión para el Esclarecimiento Histórico. 3. L’association Familiares de Detenidos Desaparecidos de Guatemala est accompagnée par ACOGUATE. 4. Grupo de Apoyo Mutuo.

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Focus sur ... Rodrigo Rey Rosa

Par Coralie Morand

A l’occasion de la réédition, en juin dernier, en format poche en France, de l’un des chefs d’œuvre du guatémaltèque Rodrigo Rey Rosa, Pierres enchantées (2001), le Collectif Guatemala a choisi de revenir sur cet écrivain emblématique du Guatemala et des luttes intestines qui l’animent.

R

odrigo Rey Rosa est un écrivain guatémaltèque, né en 1958 d’une famille bourgeoise, installée à Ciudad de Guatemala. Fils d’un père italien, il a été habitué à voyager très jeune, notamment en Europe et en Amérique centrale. C’est à l’âge de 18 ans qu’il entreprend son premier voyage seul. Il visite alors l’Europe pendant un an, avant de rentrer au Guatemala. En 1979, il fuit son pays et l’atmosphère « de violence et de crispation » qui y règne en se réfugiant à New York où il entame des études de cinéma pour lesquelles il ne parviendra jamais à obtenir de diplôme. Il abandonne la School of Visual Arts de New York en 1983 pour partir au Maroc où il participe aux ateliers d’écriture de Paul Bowles (compositeur, voyageur et écrivain américain, auteur, notamment, de Un thé au Sahara), qui deviendra son ami et qui traduira ses premières œuvres en anglais, lui permettant ainsi de se faire un nom auprès du public anglophone. Il revient au Guatemala au début des années 1990, période à partir de laquelle il va enchaîner les entrées et sorties du territoire, en parallèle à l’écriture d’ouvrages de plus en plus nombreux. Il achète alors une maison à Ciudad de Guatemala mais préfère de loin vivre dans le cadre plus reposant de sa maison du Petén. Son pays restera le fil conducteur d’une œuvre mêlant mythes et réalités, violence ordinaire et beauté pure. En 2005, son talent est souligné par le prix national de littérature Miguel Ángel Asturias. Chacune de ses œuvres est un regard neuf porté sur une société en changement perpétuel, dans un cadre gouvernemental réactionnaire. Afin de garder le recul nécessaire à son travail, il alterne roman propre et traductions qui lui permettent de trouver de nouvelles formes d’inspiration. Ainsi, il travaille régulièrement sur les œuvres de Paul Bowles, Norman Lewis, 6

Paul Léautaud et François Augérias. Toujours dans le but de maintenir son inspiration vivante, il se consacre au journalisme et s’engage dans une dénonciation humaniste des souffrances vécues par le peuple guatémaltèque. Quelques mois après avoir publié la nouvelle Les Sourds (septembre 2012), il consacre ainsi un reportage à l’ethnie maya ixil. Plus précisément, à l’heure où, à Ciudad de Guatemala, se déroule le procès le plus important de l’histoire du pays, celui du génocidaire Efraín Ríos Montt, il s’exile en région ixile afin de récolter des informations sur la période qui a décimé le tiers d’une ethnie, afin d’apporter un regard différent sur ce génocide. Ce reportage, qu’il intitule « La queue du dragon et la cour céleste » (publié en août 2013), propose un regard neuf sur les souffrances de ce peuple. Sans voyeurisme aucun, il dresse un portrait sans concessions des lieux de pouvoir du Guatemala : à la fois le gouvernement et ses technocrates, ainsi que la guérilla qui

© El Jinete Insomne

Rodrigo Rey Rosa, une pièce maîtresse de la littérature guatémaltèque Solidarité Guatemala

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Focus sur ... armait les autochtones et punissait ceux qui refusaient de prendre part aux combats. Ce regard cru qu’il porte sur la réalité de son pays est bien le marqueur de l’ensemble de son œuvre. Une désillusion perpétuelle, mêlée à un amour sans faille pour les hommes de bien. Pas de jugement, seule une lumière crue est portée sur les choses.

façon de travailler qui façonne son style et son regard inimitables, qui en font aujourd’hui l’auteur guatémaltèque le plus connu en-dehors de ses frontières.■

Rodrigo Rey Rosa propose une œuvre qui nous emmène dans son monde ; mais lui aussi se laisse porter par son œuvre. Ses histoires et personnages ont leur vie propre. Il se positionne luimême en tant que son propre lecteur et n’anticipe jamais les événements qu’il va dérouler sous nos yeux. C’est peut-être cette © Pendiente de migración

Lecture de Pierres enchantées : « Le pays le plus beau, les gens les plus laids ». Voilà comment, en 2001, Rodrigo Rey Rosa décrit sa terre natale. Voilà comment ce court roman démarre. Nulle ironie cachée. Ce sont bien des gens laids que nous allons croiser. Laids de l’intérieur, parfois même de l’extérieur ; mais laids parce que c’est comme ça, parce que c’est ainsi que le Guatemala les a élevés. La peur au ventre, au point d’en faire des êtres lâches et individualistes. L’histoire s’ouvre sur un accident de voiture. Le jour de la fête de l’armée. Armando a renversé un petit garçon, Silvestre, juché sur un cheval de location, un blond. Armando ne s’arrête pas, par peur du lynchage, par peur d’une justice militarisée à outrance dans une « ville policière » où « n’importe laquelle de vos connaissances était ou pouvait être un indic ».Il se réfugie chez son « ami » Joaquín. Joaquín qui préfèrerait qu’Armando n’oublie pas qu’au final il n’est jamais que son dealer. Pourtant, Armando sera bien le couard dans cette affaire, il va tout simplement disparaître et laisser le soin à Joaquín d’essayer de s’en tirer après être devenu son complice involontaire. L’intrigue démarre. Entrent alors en scène une série de personnages tous plus prompts à sauver leur peau les uns que les autres :  Franco Vallina, l’avocat (avocangster) auquel on est censé faire confiance mais, franchement, on n’y arrive pas ;  Faustino Barrondo, le père adoptif de Silvestre, homme d’affaires sans scrupules et père distant ;  Doña Ileana, la mère adoptive de Silvestre, femme de bonne famille bien plus préoccupée du qu’en dira-t-on que du bonheur de l’orphelin belge qu’elle a adopté ;  Emilio Rastelli, le détective privé chargé de comprendre ce qu’il s’est passé le jour de l’accident. Ni humain, ni inhumain, juste repoussant ;  Elena, la journaliste dont Joaquín est amoureux mais qui, elle, aime son métier et son pays plus que tout ;  Le gang des enfants des rues, qui n’ont gardé d’enfantin qu’une certaine forme d’insouciance face aux lendemains ;  Et Joaquín bien sûr, qui ne rêve que de quitter ce pays de fous.

© Gallimard

Sans oublier, le personnage principal du roman : la plume incomparable de l’auteur, un style d’une dureté sobre qui laisse sa place à l’insupportable, qui jette une lumière crue sur un système de gouvernement militarisé et totalitaire. Rodrigo Rey Rosa nous invite dans une littérature haletante, une tranche de vie sombre et étouffante, nous fait découvrir son pays à un rythme effréné, dans une langue qui hésite entre sordide et sensibilité, sans jamais pouvoir masquer cette humanité pure qui le caractérise, cette bienveillance à l’égard de ses personnages détestables. « L’air guatémaltèque est toxique (…). Les gens qui vivent ici sont comme en pierre, ce sont des gens morts ».■ Solidarité Guatemala n°210 septembre 2014

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Le Collectif Guatemala Qui sommes-nous ? Fondé en 1979 par des réfugiés guatémaltèques et des militants français, le Collectif Guatemala est une association 1901 de solidarité internationale. Il est constitué de bénévoles et de deux coordinatrices sur lesquels repose la vie de l’association. Depuis mars 2006, l’association a ouvert un bureau de coordination pour ses activités au Guatemala (accompagnement international et campagne de soutien aux militants luttant contre le pillage de leurs ressources naturelles).

Les activités du Collectif au Guatemala

Les activités du Collectif en France

● L’accompagnement international

● L'appui aux organisations de la société civile guatémaltèque qui luttent pour plus de justice et de démocratie

√ des populations autochtones victimes du conflit armé, impliquées dans des procès contre les responsables de crimes de génocide, crimes contre l’humanité, disparitions forcées et violations sexuelles, √ des personnes et organisations menacées du fait de leurs activités de défense des droits humains et des droits collectifs (droits des peuples autochtones et défense du territoire). Comment ? √ à la demande des groupes, victimes ou témoins menacés, √ en recherchant et en préparant des volontaires qui resteront au minimum 6 mois sur le terrain. Pourquoi ? √ pour établir une présence dissuasive, √ pour avoir un rôle d'observateur, √ pour relayer l'information. Les accompagnateurs/trices sont des volontaires majeur-es, de tous horizons, désirant s’engager sur le terrain. Des sessions d’information et de préparation ont lieu en France avant le départ. Au Guatemala, les accompagnateurs sont intégrés au projet international d’accompagnement ACOGUATE.

● L’outil vidéo √ réalisation de films documentaires comme outil de campagne et de sensibilisation, √ soutien à la diffusion de films documentaires à la capitale Ciudad de Guatemala et dans les communautés au Guatemala. Merci à nos partenaires:

√ en relayant des dénonciations de violations des droits humains, √ en organisant des campagnes pour soutenir leurs revendications, √ en recherchant des financements pour soutenir leurs projets, √ en recevant en France et en Europe des représentant-es de différentes organisations pour leur permettre de rencontrer des décideurs politiques ainsi que d’autres mouvements sociaux et de défense des droits humains.

● L’information et la sensibilisation du public français Sur quoi ? √ la situation politique et sociale au Guatemala, √ la situation des droits humains, √ l'action des organisations populaires, autochtones et paysannes. Comment ? √ par la diffusion d’une lettre d’information bimestrielle, Solidarité Guatemala, √ par l'organisation ou la participation à des conférences, débats, projections documentaires, √ par des réunions mensuelles ouvertes à toute personne intéressée, √ par la diffusion d’informations via les réseaux sociaux (Twitter, Facebook), √ par l’organisation de réunions de plaidoyer.

● Le travail en réseau avec différents types de partenaires présents au Guatemala √ associatifs, √ diplomatiques.

Contact: collectifguatemala@gmail.com

ADHÉSION / ABONNEMENT Le Collectif Guatemala vous propose plusieurs formules de soutien : 

Adhésion au Collectif, permettant de recevoir la Lettre d’information - Solidarité Guatemala

23 €

Adhésion à tarif réduit (étudiants, chômeurs etc. joindre justificatif)

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Don, un soutien supplémentaire pour nos activités

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Total :

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Nom .................................................................................... Prénom ....................................................................................................... Adresse ..................................................................................................................................................................................................... Code Postal ...................................................... Ville ............................................................................................................................... Téléphone ......................................................... Courrier électronique ....................................................................................................

□ Je souhaite être informé(e) par e-mail des activités du Collectif Guatemala □ Je souhaite faire partie du Réseau d’alertes urgentes électronique Les dons et cotisations peuvent être déductibles des impôts à hauteur de 66%.

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