Les crépuscules des dogmes

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Introduction : Après la droite et la « Gauche », le Peuple ! Nous, Collectif de jeunes Citoyens Subversifs, composé de toutes les conditions sociales et ethnoculturelles, nains assis sur les épaules des géants du passé, analysant le développement de nos sociétés depuis leurs origines et décryptant les modes de fonctionnement actuels avec leurs sinistres, souhaitons décrire ici nos vues d’une Révolution qui s’avère inévitable et nécessaire quoi qu’on puisse en penser ! Nous vivons une époque fort minable ! Personne ne peut nier aujourd’hui qu’il y ait urgence à changer radicalement dans tous les domaines de l’Humanité : nos sociétés occidentales sont en déclin et se cherchent face à l’émergence de pays dont notre toute-puissance n’avait rien à craindre jusqu’ici, notre planète est en danger de mort et déjà très amochée, l’Europe est exclusivement faite actuellement pour l’économie et le développement d’un capitalisme sauvage, les attentes des européens en matière de contre modèle américain (Justice, Solidarité, Coopération, Développement Durable, etc.…) ne sont pas satisfaites, la France connaît une crise du politique et de la représentativité sans précédent, les institutions de la Vè République ne sont plus adaptées au monde et à la société actuelle.

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ORIGINE ET CHUTE DES DOGMES

Depuis des siècles, voire des millénaires, des humains se sont levés pour critiquer les systèmes en place, pour proposer des alternatives pour le bien-être des Peuples et construire une civilisation pérenne. La plupart d’entre eux sont morts debout au nom de Liberté, car ils ne voulaient pas vivre à genoux. L’Histoire n’est pas linéaire, elle est comme la mode, indémodable et se répète sans cesse ! Cet ouvrage a pour but la vulgarisation de nos modestes connaissances sur les origines de nos civilisations, leurs cycles d’expansion et de déclin, les problèmes structurels de nos sociétés à travers les âges et leurs résolutions. Analysant ces informations, nous pourrons alors proposer des pistes de réflexion pour notre modique contribution à l’élaboration d’une société où les individus soient pleinement épanouis. Pour une large part, nos ancêtres ont déjà connu des situations similaires (les ordinateurs et Internet en moins), et les questions clés sont régulièrement revenues au long des siècles sur le tapis de la Révolte Citoyenne. Nous estimons, pour notre part, qu’il faut que tout ce micmac cesse. Notre mode de vie voit le monde par le petit bout de la lorgnette et notre civilisation scie la branche sur laquelle elle est assise. Nos parents se sont Libérés des corsets de la morale sexuelle judéochrétienne en Mai 68 ; arrêtez de nous prendre pour des cons, on va faire la Révolution ! pour Libérer l’humain de l’emprise capitaliste de notre actuelle civilisation de la compétition et de la peur d’autrui ! Nous voulons tout bonnement mettre de l’ordre dans cette société qui incite intrinsèquement au désordre. Nous en voulons pour preuve qu’une civilisation stable n’engendre pas de Révolution à chaque génération (1789, 1830, 1848, 1871, 1936, 1968, 200 ?), mais devrait évoluer par la Réforme permanente. La France reste bloquée sur les privilèges concédés par la Révolution bourgeoise de 1789, et après plus de deux cents ans de débats et de crises, n’a toujours pas résolu la fameuse Question sociale !

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00 - INTRODUCTION : APRÈS LA DROITE ET LA GAUCHE, LE PEUPLE

Nous sommes de simples Citoyens, éduqués à un niveau moyen, mais curieux et capables de comprendre comment nos civilisations se sont développées et comment elles peuvent trouver des solutions pour assurer leur pérennité et leur bien-être. Nous sommes parfaitement intégrés à la société, semblables à tout un chacun. Nous souhaitons juste le bonheur de vivre dans une France, une Europe, un Monde qui soient réellement Démocratiques (le pouvoir du Peuple, par le Peuple, pour le Peuple), assurer aux générations futures une bonne qualité globale de vie, permettre une Harmonie entre tous les êtres vivants sur notre si belle planète. Cette œuvre Collective n’a nullement la prétention d’être la vision absolue de l’Histoire de l’Humanité, même si elle est précise dans ses sources et basées sur des réflexions de grands penseurs, ni d’être une doctrine à l’emporte-pièce. Nous-mêmes avons étés trop déçus par ces programmes si alléchants, mais qui nous ont toujours parus bien loin de nos aspirations profondes ou de la nécessité des choses. Aujourd’hui, en politique comme dans d’autres domaines qui touchent à notre vie de tous les jours, nous n’avons plus de leader charismatique, nombre de théories se sont fourvoyées, mais la situation est on ne peut plus urgente. Nous ne souhaitons pas que vous soyez forcément d’accord avec nos analyses et nos propositions ! Tout ce que nous voulons, c’est vous faire réfléchir différemment, que vous en discutiez avec qui vous voulez, mais que des débats passionnés et passionnants voient le jour dans le but de préparer au mieux une Révolution qui ne saurait tarder.

ANOTHER WORLD IS POSSIBLE ??? For sure, JUST DO IT, we need it !!! but DO IT YOURSELF !!!

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Chapitre I

Piqûre annuelle de rappel de vinaigre « Hôtel de Commune. Vous voilà arrivés. Possibilité de garage superposé à 50 m, remplissage d’hydrogène nécessaire et disponible à proximité. » « Merci Kitt. Fais ce qu’il y a à faire. Nous devrions être là dans deux heures ». • Moa : Viens Esperanta ! Ça c’est le fameux Hôtel de Commune, symbole et haut lieu de toutes les grandes Révolutions françaises/parisiennes. C’est véritablement la Maison du Peuple. • Esperanta : C’est magnifique ! Et ça en impose. • M : Oui (avec un petit rictus au coin des lèvres). Ça en imposait tellement, comme tu dis, qu’en ce temps-là, en ce monde-là, le pouvoir a toujours eu peur des Parisiens et de leurs poussées de fièvre Révolutionnaires. Du coup, dès que le Peuple a eu un peu plus de pouvoir, celui-ci fut de suite contrebalancé par une préfecture de police. Ce n’est que depuis 1977 de l’autre ère que la municipalité gérait pleinement et sereinement la ville de Paris, avant il n’y avait pas de maire mais que le préfet de police de la Seine. • E : Tu m’avais pas dis que tu insistais sur l’appellation Commune de Paris ?? • M : Si, mais en ce temps-là, en ce monde-là ce n’était pas le cas. Du moins, la ville ne méritait pas le nom glorieux de Commune de Paris. Surtout que la cité sortait de trente années de gestion par celui qui allait devenir le président de la république française. Un Collectif des 12 Singes

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escroc arriviste, un self-made bouseux de Corrèze qui a su jouer de tout le monde jusqu’à arriver au sommet de l’état. Même parvenu au sommet, ces démêlés judiciaires n’ont fait que commencer, mais Jacques Chirac (le parrain de la Correzanostra), connaissait plus de monde qu’il n’était vraiment malin. Donc il fut protégé par ses mandats présidentiels. Même ses adversaires politiques (que l’on nomme à tort socialistes), pour ménager la fonction et les institutions, ont tué dans l’œuf une possible mise en accusation du président, qui se doit d’être le plus exemplaire des Citoyens. Du coup il a pu se représenter et se faire réélire grâce à une fronde des Citoyens qui ont surtout voté aux extrêmes, puis ont du faire bloc contre le fascisme. E : Carrément ! Mais c’est une république bananière la France ! M : On peut même dire que c’était une monarchie présidentielle avec sa cour, le « gratin » des puissants et des parvenus. Mais bon, il faut avoir une vision chronologique et globale pour mieux saisir le fonctionnement de l’autre système, qualifié de « démocratique » (laisse-moi rire) afin de calmer les velléités Contestataires, puisqu’il suffisait de voter dans cinq ans pour que ça aille mieux. Hahahahahahaha. E : Qu’est ce qu’il y a de marrant ? M : Désolé ce n’est vraiment pas drôle, mais avec le recul, c’est tellement énorme. Je me demande comment les gens ont pu se laisser berner aussi longtemps. Mais surtout croire que les élections peuvent changer quelque chose. Si tel était le cas, le suffrage universel (mis en place définitivement en 1848 de l’autre ère) n’aurait jamais été adopté : trop dangereux pour les intérêts privés. Bref ! Allons voir cette piqûre de rappel de vinaigre, c’est pour ça qu’on est venu.

• Bien le bonjour, Dame et Sieur. Nous allons donc procéder aujourd’hui à votre incrémentation historique, plus communément appelée « piqûre annuelle de rappel de vinaigre ». Nous allons tout d’abord définir les groupes d’approfondissement. A l’occasion de l’anniversaire de notre civilisation, le thème de cette piqûre concernera la veille du Grand Soir, comment l’Humanité a Collectif des 12 Singes

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enfin basculée vers l’Anarchie, c’est-à-dire vers son autogestion plutôt que par sa délégation de pouvoirs. E : (C’est quoi ces groupes d’approfondissement, Moa) ? M : (En fait, plutôt que de faire des groupes de niveaux où les gens peuvent se sentir dévalorisés car placés dans des « niveaux faibles », on demande le niveau d’approfondissement que les gens souhaitent avoir dans différents domaines). E : (Excellent ça ! C’est vrai que c’est sûrement plus efficace de demander aux gens quelle profondeur de connaissances ils souhaitent avoir, plutôt que de leur imposer un package informatif indigeste dont ils ne désirent pas la moitié des informations, car trop pointues par rapport à leurs besoins de savoirs). M : (Exactement. Alors ? Tu veux les connaissances de base ou tu préfères aller plus loin et approfondir ce thème de la veille du Grand Soir) ? E : (La question ne se pose même pas ! Bien sûr que je veux avoir un maximum d’informations sur ce thème. Qui sait, cela pourra peut-être m’aider à comprendre ma présence ici, voire même lever le voile sur le but de mon séjour dans ce Paradis terrestre). M : Dame, nous souhaiterions intégrer le groupe des connaissances accrues. Choix très judicieux. Si vous voulez bien me suivre, nous allons monter dans la salle des transmissions … du savoir.

La prof, Moa et moi, entrons dans une pièce sombre avec un cube au milieu. Il y a des sortes d’araignées géantes posées sur des têtes de mannequins. • E : Excusez-moi Madame. • Non mais dis donc, tu me prends pour qui toi ? Je ne suis pas ton gourou alors un peu de Respect s’il te plaît. • M : (On dit excuse moi, Esperanta, je t’ai déjà dit que le vous n’était que pour le groupe ou les personnes que tu Respectes car tu les connais, ou envers qui tu veux mettre de la distance. Elle, même si tu la Respectes en tant qu’individu, tu ne la connais pas,

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donc tu la tutoies. Et ce n’est pas Ta Dame, donc pas de Madame s’il te plaît). E : Pardon Dame. Je ne voulais pas t’offusquer. Bon, mais fais attention. C’est pénible venant de gens qui ne nous connaisse pas. Ça nous donne l’impression que l’on nous flatte, ou que l’on marque son Respect avec l’intention d’obtenir une contrepartie. Bref ! Veuillez enfiler vos casques cognitifs ! E : (C’est quoi ça encore les « casques cognitifs », Moa) ? M : (En fait ce sont les espèces d’araignées que tu vois là-bas posées sur les têtes. Tu le poses sur ton crâne et grâce à des électrodes, on peut te faire mémoriser toutes sortes d’informations et d’émotions. Ton cerveau et un ordinateur fonctionnent sur le même principe : des réseaux neuronaux et des programmes fonctionnel, le tout alimenté par de l’électricité (ainsi que des réactions biochimiques pour les humains). L’ordinateur transfert l’information sous forme de 0 et 1 et le casque la met en forme de signaux électriques variés, directement assimilable par ton cerveau. Ainsi tu as les informations, et les sensations relatives à ces données (vue, touché, goût, odeur, ouïe). E : QUOI ??? Arrête de déconner, c’est quoi ce délire encore ?? M : C’est tout simple, quand dans le documentaire apparaît une situation, tu as l’impression de pleinement la vivre. Un exemple à la con, si quelqu’un mange une pomme, ta bouche (via ton cerveau) aura l’impression d’en croquer un morceau : ça aura le goût, la couleur, la consistance d’une pomme, mais cela n’en sera pas une. Pour des informations plus importantes, tu peux te faire incrémenter : ton cerveau stocke les données alors directement dans le néocortex (centre d’archivage des connaissances liées à la mémoire à long terme). E : Y a pas moyen, je mets pas ce truc sur ma tête ! Tu crois quand même pas que je vais laisser un ordinateur programmer ma mémoire, du moins le peu qu’il m’en reste. M : Mais t’inquiètes pas, tu vas voir, ça va bien se passer. Tu sais, le train aussi au départ les plus grands médecins disaient que si on le prenait, avec la vitesse et la force centrifuge, le cerveau se Collectif des 12 Singes

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retrouverait écrasé contre le crâne, avec tous les dommages que cela entend. Mais jusqu’à preuve du contraire, ça n’a jamais tué personne de prendre le train (sauf en pleine face, mais c’est encore autre chose). E : Tu fais ce que tu veux avec tes neurones, moi je ne touche pas à ça, point final. Par contre, Demoiselle, je te conseille tout de même de suivre le cours explicatif complémentaire avec les hologrammes. Ces images en 3D seront de bons guides pour visualiser les choses. E : Ah ça, les hologrammes, j’ai rien contre, j’ai même tout pour ! M : (Euh, Dame, si tu peux juste transférer les informations de base sur cette période pour moi, je n’aime pas trop remuer la merde du passé). (Très bien, comme tu veux tu choisis).

« Bien le bonjour et bienvenue à votre incrémentation historique. Je suis Al, le programme qui vous aidera à mieux comprendre le passé pour dûment apprécier le présent et construire un futur pérenne » : Pour commencer, en guise de révision primaire, voici une analyse de l’état de ce monde-là en ce temps-là.

Phase 1 : Etat des lieux Selon le Conseil Européen, en 1995 de l’autre ère, si le monde était un village de 1000 habitants, il serait habité par : 584 asiatiques, 124 africains, 95 européens, 84 sud américains, 55 russes et anciennes républiques soviétiques, 52 nord américains, 6 polynésiens. Il y aurait : 329 chrétiens (parmi lesquels 187 catholiques, 84 protestants, 31 orthodoxes), 178 musulmans, 167 sans religion, 60 bouddhistes, 45 athée, 32 hindous, 3 juifs, 86 autres religions. Parmi d’autres langues, les habitants du village parleraient: 165 mandarin, 86 anglais, 83 hindou/ourdou, 64 espagnol, 58 russe, 37 arabe. Cette liste ne comprend que les langues maternelles de la moitié

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du village. L’autre moitié parle (par ordre décroissant) le Bengali, le Portugais, l’Indonésien, le Japonais, l’Allemand, le Français et 5000 autres langues. Population, Santé et Education : 330 des 1000 habitants du village mondial sont des enfants, et seulement 60 ont plus de 65 ans. 50% des enfants sont immunisés contre des maladies évitables telles que la varicelle ou la poliomyélite. Moins de 50% des femmes mariées ont accès ou utilisent des moyens de contraception. Environ 300 personnes ont accès à l’eau potable. Parmi les 670 adultes du village, la moitié est analphabète. Chaque année, il y aura 28 naissances, 10 décès, dont 3 seront provoqués par la famine et 1 par le cancer. Parmi les décès, on comptera 2 bébés ayant moins d’un an. Parmi les 1000 habitants du village, 1 sera infecté par le HIV. Cette personne n’aura pas encore développé de maladie provoquée par le syndrome immunodéficitaire (SIDA). Avec 28 naissances et 10 décès, la population du village comptera 1018 habitants l’année prochaine. Environnement et Economie : Dans cette communauté de 1000 habitants, 200 personnes bénéficieront de 80% des revenus (loi des 20/80 %) ; 200 autres recevront seulement 2% des revenus. Parmi les 1000 habitants, 70 personnes possèdent une voiture (bien que parmi ces 70 personnes, certaines possèdent plus d’un véhicule). Le village dispose de 3 hectares par personnes, au total 3000 hectares, desquels : 350 hectares sont destinés à l’agriculture, 700 hectares sont destinés au pâturage, 950 hectares sont boisés, 1000 hectares sont des déserts, toundra, surfaces pavées ou autres terres en friche. Le village utilise 83% de ses fertilisants pour 40% de ses cultures, propriété des 270 personnes les plus riches et les mieux nourries du

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village. L’excès de ces fertilisants pollue l’eau des lacs et des puits. Les autres 60% des cultures, fertilisées avec les 17% restant de fertilisant, produisent seulement 28% de la nourriture mais nourrit néanmoins 73% de la population. Le rendement moyen de grain récolté sur cette terre, représente 1/3 de la moisson réalisée par les plus riches villageois. Parmi les 1000 habitants de ce village, on compte : 5 soldats, 7 professeurs, 1 docteur, 3 réfugiés de guerre ou fuyant la famine. Le village génère un budget global (secteurs public et privé) annuel de 3,2 millions d’euros (somme réelle dans le cas d’une distribution équitable (ce qui n’est pas le cas). Sur cette somme : 185 000 € sont utilisés pour l’armement ou la guerre, 162 000 € sont utilisés pour l’éducation, 134 000 € sont utilisés pour la santé. Le village a concentré suffisamment d’engins nucléaires pour être rayé de la carte. Cet arsenal est sous le contrôle de 100 personnes. Les autres 900 personnes les observent dans une grande anxiété, se demandant si elles apprendront un jour à cohabiter; et si elles y arrivent, si elles ne finiront pas par être victimes d’un désastre nucléaire provoqué par inattention ou par un dysfonctionnement technique ; ou encore, si elles parvenaient à désactiver les armes nucléaires, où dans le village mondial elles pourraient jeter les composants radioactifs. • E : Putain, ça calme !!!! (dixit Esperanta) • M : Eh ouais (soupir), quand on relativise à un niveau plus réaliste, on s’aperçoit de suite des problèmes. C’était sauvage en ce temps là, en ce monde là ! • E : Mais comment le monde a-t-il pu partir en sucette comme ça ? C’est pas possible ! • M : Malheureusement si !! (énooooorme re-soupir). Mais ça, ça fait parti d’un autre cours, on verra ça plus tard, si tu voudras bien. • E : Euh… Non, je veux pas ! Je veux savoir maintenant et de

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suite, c’est important pour moi pour bien comprendre ! • M : Tu as vraiment beaucoup de choses à apprendre pour vivre dans notre monde, petite scarabée !! Première chose : on ne dit pas « je veux », mais je voudrais ou mieux, je souhaiterais. Tout est toujours soumis à des paramètres extérieurs et intérieurs qui font que rien n’est jamais acquis ! C’est bien beau de vouloir, encore faut-il pouvoir ! Deusio : tout vient à point pour qu’y sait attendre. • E : Ouh ! Fang de chichoule ! Ça me trou le cul ce que tu dis là, c’est profond !.... et tellement vrai et vérifiable (soupir aussi). • M : Tu es déconcertante ! Mais tellement fraîche et pure. Tes mots sortent bruts de décoffrage, mais ils sont si forts et criants de vérité, c’est un pur bonheur. • E : Hum, oui excuse moi. Autant pour moi. Des fois je m’emporte et je tiens un vrai langage de charretière. Mais comme tu dis, je ne vois pas comment exprimer aussi clairement mes sentiments qu’en parlant si franchement, sans enrobe verbale. • M : Mais tu n’as pas à t’excuser. Ta personnalité est ainsi faîte, et c’est ce qui lui donne tout son charme et son originalité. Si tu n’existais pas, il faudrait t’inventer ! • E : Alors, justement, maintenant que tu en parles, j’ai une grande question à te poser. • M : Houlà, ça à l’air sérieux vu l’air grave que tu prends. • E : Ça l’est, enfin, en tout cas c’est important que je sache. Voila : est-ce que je suis morte ? Sommes-nous au Paradis ici ? • M : Ahhh ! Tu m’as fait peur, je croyais que ce serait pire comme question. • E : Ben, je sais pas ce qu’il te faut alors ! • M : Euh…. (no comments) • E : Aïe !! Mais t’es pas bien dans ta tête toi !!! • M : Si tu ressens la douleur physique, c’est que tu es dans une réalité (car même en rêve - autre réalité construite par la pensée, vue de l’esprit, comme la « vie réelle » - tu peux somatiser, ressentir des scènes douloureuses). Non, pour répondre à ta question, tu n’es pas morte ! Alors, heureuse !? • E : Bah oui, malheureux ! Quand même : la vie ne vaut rien, mais Collectif des 12 Singes

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rien ne vaut la vie ! • M : Juste pour savoir, d’où t’es venue cette idée quelque peu saugrenue ? • E : C’est que depuis le début où je suis ici, j’ai des impressions étranges de déjà vu mêlées à un sentiment de grand doute existentiel. Tout ce monde est trop beau pour être vrai ! Pour autant, nous sommes à Paris, je te parle et ressens la douleur physique que tu m’as provoquée,…. mais, …ici, c’est comme si je déambulais au milieu de la foule, personne ne réagit à moi. Je me sens comme un fantôme qui ne peut interagir qu’avec d’autres fantômes. • M : Comme moi donc, par exemple. • E : Euh, oui du coup, mais ne le prend pas mal. • M : No soucailles ! C’est juste, comme je te l’ai déjà dit, que chacun vit sa vie sans se soucier des autres, sauf si quelqu’un a besoin de quelque chose. Ce n’est pas de l’individualisme extrémiste, car nous Utopiens nous sommes à la disposition des autres, ni du communisme moulant où tout le monde se doit d’être pareil et enfermé dans un dogme. Notre mode de vie est le Collectivisme : concept (plutôt que vérité absolue) issu de PierreJoseph Proudhon, le père français de l’Anarchisme moderne, ennemi juré de Karl Marx, père allemand du communisme (l’autre, l’autoritaire :-( • E : Ok, d’accord ! Mais tu parles d’Utopiens. C’est quoi ça encore ?? Je débarque tu sais. • M : Les Utopiens sont les habitants de ce monde ! Ils vivent en Paix, d’Amour, d’Harmonie avec les autres et le monde qui les entoure, mais aussi bien sûr d’Activité (plutôt que travail, symbole de tourment et de souffrance, comme son nom latin l’indique : tripalium, instrument de torture formé de trois pieux). Leur devise est Liberté, Egalité, Fraternité, et Révolution Autogérée Permanente ! Ce ne sont pas des mots, c’est un art de vivre et un mode de penser. Nous sommes très à cheval sur le Respect de nos valeurs Collectives. • E : Utopiens, habitants de ce monde, tu ne dis jamais « à l’époque » mais « en ce temps-là, en ce monde-là », tu précises

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toujours « là-bas » en parlant du passé : Puta Madre, je suis où exactement ??? Vous êtes des aliens, vous avez arraché Paris pour la mettre sous cloche et les humains sont vos animaux de compagnie, c’est ça ??? M : Mais non, t’inquiètes pas, je suis tout autant humain que toi ! Même si j’ai un nez aquilin (crochu), des yeux grecs (espiègles et mystérieux) et les pieds égyptiens (les orteils sont de tailles décroissantes en partant du « gros orteil » jusqu’au « petit orteil »). Je te rassure, tu te trouves toujours dans le même monde et la même dimension que ce que tu connaissais. E : Mais alors pourquoi cette occultation du passé ? Même si il n’a rien de glorieux par certains aspects, c’est tout de même lui qui constitue la base de votre société. M : QUE NENNI !!! Malheureuse, nous, Utopiens, nous ne nous sommes certes pas créés tout seuls, mais nous avons fait une telle autocritique par rapport au passé, que notre type de civilisation, notre culture, nos mœurs, n’ont plus rien à voir avec celles des temps archaïques. C’est pour ça que je dis à juste titre : c’est un autre monde. Comme je l’ai vu dans un cours précédent, face aux dérives et abus du capitalisme et de la représentation politique, il se disait « à l’époque » (spécial dédicace, exceptionnelle, pour toi) : un Autre Monde est Possible ! Ils auraient dû rajouter « Just Do It !» (alors faîtes le), et même « Do it yourself » (faîtes le vous-mêmes), car personne ne l’aurait fait à leur place (et encore moins comme le Peuple le souhaitait). Finalement, à force d’encaisser, il faut bien que ça sorte : les Citoyens ont fait le Grand Soir, Pacifiquement, en l’An 01 d’Utopia. E : Et euh…c’est quelle date ça pour moi ? M : En l’An 01 ! Sinon, je n’en sais rien, nous n’accordons aucune valeur à la chronologie grégorienne, avec cette idée absurde de créer des années négatives (par rapport au « 0 » - qui n’existait pas à l’époque - de l’ère chrétienne censé être la naissance du Christ, alors que Jésus serait né en - 6 avant « son ère »). Aujourd’hui nous sommes en l’An 51, mais c’est pareil, ça ne t’aidera pas des masses. E : Et pourquoi avoir pris le nom d’Utopia ? Collectif des 12 Singes

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• M : C’est le nom de l’œuvre écrite en 1516 par le chancelier d’Angleterre, Thomas More (1478-1535) surnommé « le Socrate chrétien » : « La nouvelle forme de communauté politique et la nouvelle île d’Utopie » (dans le sens, qui ne se situe en aucun lieu, et qui peut donc être partout à la fois). Il y décrit sa vision pour réaliser sur terre une société Egalitaire, juste et heureuse, fiction et politique formant une conjonction inédite. La ville d’Utopie est également le royaume de Gargantua et Pantagruel, les héros de François Rabelais (1494-1553). De plus, l’Anarchie Egalitaire pour créer un monde plus heureux était toujours considérée comme une utopie, mais elle cessa d’en être une lorsqu’elle fut réalisée (comme toute utopie présente car limitée par la technologie ou des facteurs humains, jusqu’à ce qu’on dépasse tout ceci). • E : D’accord. Tout doucement les choses se précisent un peu plus pour moi et je commence enfin à avoir de bonnes pistes de réflexion sur ma présence ici. Mais, euh, tu vas vraiment me prendre pour une pauvre fille inculte, mais, hum, c’est quoi exactement le Grand Soir ?? Ce nom me dit quelque chose mais je ne saurai l’expliquer. • M : Très bonne question, …merci de l’avoir posée ! En fait, le Grand Soir s’inscrit dans la méthodologie d’Emancipation des classes laborieuses. Il fait partie du triptyque Révolution Sociale – Grève Générale – Grand Soir. Issue de la Révolution française et des bouleversements politiques du XIXè siècle, l’idée de Révolution obéit le plus souvent à la logique du « coup d’état » lorsque, à l’occasion conjoncturelle et providentielle d’une crise (économique, militaire, morale, etc.), d’une mobilisation de l’opinion publique et de mouvements de foules en colère, une avant-garde politico-idéologique entreprend de s’emparer du pouvoir d’état, le plus souvent à travers un changement de « Constitution » ou de « régime » (royauté, république, oligarchie, empire, dictature, etc.). Un moment supplantée par l’idée de « Révolution Sociale » (notablement différente car là il s’agit de changer la société pour faire évoluer l’humain, alors que la Révolution se « contente » de modifier les enjeux de pouvoirs

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sans prendre le mal à la racine : la mentalité des individus et la psychologie des masses), la vieille illusion d’une Révolution politique a retrouvé une certaine actualité au cours des crises du XXè siècle, principalement dans le cadre du marxisme, lorsque la question du pouvoir et de l’état redevenant quelque temps un problème-clé, la soi-disant dictature du prolétariat est venue, à côté du fascisme et du nazisme, mais aussi des luttes de libération nationale, s’ajouter au long cortège des travestissements que les états n’ont jamais cessé d’inventer pour perpétuer leur domination. Dans sa nouveauté et son originalité, la Grève Générale est la cristallisation et l’aboutissement de deux autres façons, radicalement différentes, de concevoir l’Emancipation : la Révolution Sociale et le Grand Soir. E : Ah ouais, en fait c’est une évolution des moyens d’action face aux pouvoirs qui s’accrochent contre vents et marées à la logique de changement issue du Peuple. M : Exactement : en devenant sociale, au cours du XIXè siècle (avec la « question » du même nom), la Révolution cesse d’être pensée au niveau surplombant et miraculeux de l’état, du pouvoir politique et des grands appareils de pouvoir. Elle agit au contraire à l’intérieur des rapports sociaux, sur le terrain des classes et des différences, de la propriété et de la justice, des rapports d’autorité et des modalités d’association, là où se joue l’ordre ou l’équilibre général de la société, d’une multitude de façons et à travers une transformation d’ensemble (parce que multiforme) qui rend caduques les grandes instances dominatrices que sont dieu, l’état et le capital. Synonyme d’une Révolte polymorphe contre l’ordre existant, une Révolte qui refuse d’être instrumentalisée par quoi que ce soit, qui devient l’unique sujet de l’Histoire Emancipatrice, la Révolution Sociale cesse également de s’identifier aux seuls mouvements de foule, aux seules « journées Insurrectionnelles ». E : La Révolution Sociale remet intégralement en cause en fait les fondements et structures de nos sociétés dites « modernes » mais dont les bases et principes sont archaïques ? Et donc, l’autre outil pour briser les chaînes de la servitude volontaire ?? M : Le Grand Soir : Mûrie au cœur des choses, aguerrie par des Collectif des 12 Singes

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Luttes incessantes, forte d’un réagencement d’ensemble des forces Emancipatrices, c’est toute armée de sa puissance que la Révolution Sociale peut enfin déboucher sur un embrasement général, le Grand Soir, où tout se trouve transformé puisque tout a contribué, sans hiérarchie, sans distinction tactique et stratégique, à ce mouvement de transformation. Vieille idée plongeant dans l’histoire et l’origine des grandes sociétés étatisées, de la Chine à l’Europe et au monde Arabe, le Grand Soir et sa dimension apocalyptique, sous sa forme populaire, mais aussi mystique et religieuse, exprime, sur le terrain du temps, le caractère radical et général des transformations dont la réalité est capable. E : Euh, je suis un peu larguée là, tu peux développer sur le Grand Soir ? M : Contrairement à la Révolution et à ce que l’on pourrait croire, la radicalité temporelle du Grand Soir n’est pas liée à l’avenir, à des changements à venir n’existant actuellement que comme promesse « Utopique » dont la conquête du pouvoir serait la garantie, qui confierait au pouvoir le soin de lui donner une réalité à venir, un jour, plus tard... (le « communisme », la disparition de l’état, etc.). La radicalité temporelle du Grand Soir est toujours liée à une antériorité et à une puissance accumulée : une antériorité ou un passé qui se confond avec le présent puisqu’il qualifie l’état actuel des choses, une puissance Emancipatrice capable de rendre effectif le point de non-retour du changement social, la transmutation dont le Grand Soir est la manifestation finale. Alors que la Révolution est pensée sous la forme d’un point de départ, le point de départ d’une transformation à venir, le Grand Soir est pensé comme un aboutissement, l’aboutissement d’une transformation déjà réalisée. E : D’accord ! En fait, la Révolution Sociale est une rupture où le Peuple redéfinit tous les rapports et fonctionnements sociaux (politique, économique, judiciaire et religieux pour ce qu’il en reste). Le Grand Soir est alors l’aboutissement de ces alternatives suffisamment expérimentées pour supplanter le système des dominations. M : Tu as été révolutionologue dans une vie antérieure ? Et en Collectif des 12 Singes


02 – PIQURE ANNUELLE DE RAPPEL DE VINAIGRE

fait, la Grève Générale donne corps au Grand Soir et à la Révolution Sociale. Dans le contexte ouvrier et syndical de la fin du XIXè siècle, la Grève Générale est pensée comme l’aboutissement d’une multitude de Luttes et de transgressions locales et partielles, se nourrissant de leur propre mouvement, de leur propre contagion. À travers la multiplication, d’une part d’institutions ouvrières et de syndicats épousant la totalité des aspects de la vie, d’autre part de Grèves et de conflits partiels et autonomes, sans cesse répétés, les mouvements ouvriers Libertaires travaillent à une subversion générale de la société, à la dénaturation de l’ordre existant au profit d’un agencement d’ensemble radicalement nouveau, agissant dès maintenant dans tous les aspects de la vie, et dont la Grève Générale et Insurrectionnelle, la « Lutte Finale » de l’hymne de l’Internationale (rédigée à la fin de la Commune, après la Semaine Sanglante), se contentent de révéler la puissance. • E : Donc, si j’ai bien compris, l’Humanité pourra briser ses chaînes serviles lorsqu’à force de se battre quotidiennement pour faire évoluer les rapports sociaux vers plus d’Egalité (Révolution Sociale), après avoir testée en parallèle des systèmes Alternatifs qui auront fait leurs preuves d’efficacité, les humains stopperont toute activité pour se consacrer à leur Emancipation par la Lutte contre ses ennemis et à la mise en œuvre d’une nouvelle société déjà testée et éprouvée. Grève Générale, on arrête tout et on fait le Grand Soir qui change tout !!! • M : T’es vraiment trop forte ! Dans le projet d’une Grève Générale pensée comme un « maximum » de puissance et d’action, comme le degré « maximal » de l’« action directe », « Lutte quotidienne » et « œuvre préparatoire de l’avenir » ne font plus qu’un. Grâce à « l’incomparable plasticité » de « l’action directe », à son caractère polymorphe et à sa généralité, « les organisations que vivifie sa pratique » peuvent enfin « vivre l’heure qui passe avec toute la combativité possible, ne sacrifiant ni le présent à l’avenir, ni l’avenir au présent, jusqu’au déclenchement général ! jusqu’au jour où la classe ouvrière, après avoir préparé en son sein la rupture finale, après s’être aguerrie Collectif des 12 Singes

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par de continuelles et de plus en plus fréquentes escarmouches contre son ennemi de classe, sera assez puissante pour donner l’assaut décisif [...] l’action directe portée à son maximum : la Grève Générale (qui aboutira au Grand Soir) » (Emile Pouget, 1860-1931). E : Mais il y a un truc quand même qui m’échappe : dans mon rêve, j’ai l’impression que tout le monde souhaite le Grand Soir, mais plus personne n’y croit vraiment. Comment ça se fait, les humains se seraient-ils résignés ? M : Oui et non ! En fait, 20 ans avant le Grand Soir, les partis dits Emancipateurs (mythe de la Grande Gauche Révolutionnaire, mais plutôt réformatrice au niveau des partis institutionnels) ont trahi l’idée même de Grand Soir en s’alignant sur les modèles capitalistiques, considérés comme étant « naturels », du moins présents sans que l’on puisse véritablement les remettre en cause. Le capitalisme est une doctrine bête et méchante, source de servitude volontaire par son alliance avec le sabre et le goupillon (force-état et esprit-religions), il est ce qu’il est, mais il est en place : l’Humanité doit composer avec la bête immonde ! (soupir au-delà du réel). E : Mais comment l’Humanité s’en est-elle sortie vu comme elle avait pu perdre autant confiance en sa Libération ? M : C’est plutôt complexe, car il y eu d’abord un fantastique réveil des consciences, puis elles somnolèrent un peu (mais seulement d’un œil) ! Laissons Al, notre ami silicien, nous répondre, il le fera sûrement mieux que moi.

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Chapitre II

Les crépuscules des dogmes (religion, état, argent) L’esprit de changement, de Révolution, est intrinsèque à l’humain : l’herbe est toujours plus verte dans le champ du voisin, donc il faut changer ses méthodes pour être meilleur ! Même si, malheureusement, l’être humain n’est pas naturellement bon (comme tous les autres animaux, qui ne connaissent d’ailleurs pas cette notion), qu’il a besoin de valeurs de vie en société (mais aussi donc d’institutions pour régler les problèmes, mais non hiérarchisées – d’égal à égal), il n’est pas prêt à abandonner sa Liberté. Ainsi, tout système politique (qui gère la cité) ne peut abuser des contraintes imposées aux humains très longtemps. La gestion humaine est un art du compromis de chacun pour vivre en société ; mais lorsque les compromis deviennent compromettants pour le Respect de sa dignité humaine, « l’Insurrection est pour le Peuple, et pour chaque portion du Peuple (les individus), le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. Un Peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa constitution. Une génération ne peut être assujetti aux lois des générations précédentes » (Constitution Française). Ainsi, vers -2200 de l’autre ère, la première grande Révolution Sociale se produisit en Égypte : « La Sublime salle de justice, ses écritures sont enlevées, les places secrètes sont divulguées. Les formules magiques sont divulguées et deviennent inefficaces, parce que les humains les ont dans leur mémoire. Les offices publics sont ouverts ; leurs déclarations (titres de propriété) sont enlevés ; malheur à moi, pour la tristesse de ce temps !... Voyez donc : des choses arrivent qui Collectif des 12 Singes

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n’étaient jamais advenues dans le passé : le roi est enlevé par les pauvres... Ce que cachait la pyramide est maintenant vide. Quelques hommes sans foi ni loi ont dépouillé le pays de la royauté. Ils en sont venus à se Révolter contre l’Uraeus (cobra dressé, symbole de la royauté) qui défend Râ (dieu du Soleil) et pacifie les Deux Terres (Haute et Basse Egypte)... Les pauvres du pays sont devenus riches, tandis que les propriétaires n’ont plus rien. Celui qui n’avait rien devient maître de trésors et les grands le flattent. Voyez ce qui arrive parmi les humains : celui qui ne pouvait se bâtir une chambre, possède maintenant des (domaines ceints de) murs. Les grands sont (employés) dans les magasins. Celui qui n’avait pas un mur pour (abriter) son sommeil est propriétaire d’un lit. Celui qui ne pouvait se mettre à l’ombre possède maintenant l’ombre ; ceux qui avaient l’ombre sont exposés aux vents de tempête. Celui qui ne s’était jamais fabriqué une barque a maintenant des navires ; leur (ancien) propriétaire les regarde, mais ils ne sont plus à lui. Celui qui n’avait pas une paire de bœufs possède des troupeaux ; celui qui n’avait pas un pain à lui devient propriétaire d’une grange ; mais son grenier est approvisionné avec le bien d’un autre... Les pauvres possèdent les richesses; celui qui ne s’était jamais fait de souliers a maintenant des choses précieuses. Ceux qui possédaient des habits sont en guenilles ; mais celui qui n’avait jamais tissé pour lui-même a maintenant de fines toiles. Celui qui ne savait rien de la lyre possède maintenant une harpe ; celui devant qui on n’avait jamais chanté, il invoque la déesse des chansons... La femme qui n’avait même pas une boîte a maintenant une armoire. Celle qui mirait son visage dans l’eau possède un miroir de bronze... Les esclaves (femmes) parlent tout à leur aise, et, quand leurs maîtresses parlent, les serviteurs ont du mal à le supporter. L’or, le lapis, l’argent, la malachite, les cornalines, le bronze, le marbre... parent maintenant le cou des esclaves. Le luxe court le pays; mais les maîtresses de maison disent : « Ah ! si nous avions quelque chose à manger ». Les nobles dames en arrivent à avoir faim, tandis que les bouchers se rassasient de ce qu’ils préparaient pour elles ; celui qui couchait sans femme, par pauvreté, trouve maintenant de nobles dames. Le fils d’un homme de qualité ne se reconnaît plus parmi d’autres : le fils de la maîtresse devient fils de servante... » (selon les Admonitions d’un vieux sage, du scribe Ipuwer). En effet, à la faveur des troubles qui

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marquent la fin de l’Ancien Empire, les interdits religieux ne sont plus respectés, et la richesse change de mains. Le pharaon et les possédants furent destitués de leurs privilèges. Les rapports de propriété furent abolis. Au bout d’une trentaine d’années, cette première tentative Révolutionnaire pour établir une société où les travailleurs et les paysans se gouvernent eux-mêmes échoua. Il faudra attendre des siècles pour que d’autres Révolutions permettent de nouveau aux travailleurs et aux paysans de pouvoir récolter et maîtriser le fruit de leur labeur. Révoltes paysannes contre les maîtres Quel que soit le contient, le régime politique, les paysans se sont toujours, à un moment ou à un autre, Soulevés contre ceux qui vivaient sur leur dos. En 861, une Révolte paysanne, d’abord victorieuse, est écrasée en Chine. De 874 à 883, les paysans se Soulèvent à nouveau contre la classe dominante. Ils conquièrent de larges fractions du territoire, y compris la capitale. Ils partagent les biens entre les pauvres. Mais, ils sont finalement écrasés par les armées de l’empereur. Alors que le franc Charlemagne avait restauré un empire au niveau européen, ses fils s’entre-déchirent et certaines populations se Soulèvent pour rétablir leurs Libertés, Droits et anciens rites religieux, païens. De 841 à 852, la Révolte « Stellinga » des paysans et serfs saxons sévit contre leurs maîtres. En 755, Charlemagne établit deux garnisons franques, puis une troisième à Karlsburg. Ainsi, un triangle de postes fortifiés et un segment de territoire occupé jalonnaient le cœur du pays de Saxe. Au même moment, une organisation administrative civile et ecclésiale commencèrent à se mettre en place, au moyen des comtes, évêques et des abbés introduits en Saxe. La méthode de réduction du pays fut exactement la même que celle employée par Pépin plus tôt en Frise. Bien que les Francs aient été chassés maintes et maintes fois, ils sont toujours revenus et ont finalement épuisé la Résistance des Saxons dans la soumission à la règle Collectif des 12 Singes

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franque et au christianisme. Mais le Soulèvement continuel et désespéré des Saxons, uni à la Protestation humanitaire d’Alcuin, induisit graduellement Charlemagne à modérer la nature drastique du gouvernement en Saxe. Alcuin était un savant et religieux anglais. C’était l’un des principaux amis et conseillers de Charlemagne, et un artisan important de la renaissance carolingienne au VIIIè siècle et au IXè siècle. Il a mené de grandes réformes et il fut un des premiers à défendre l’idée d’une identité européenne qui s’appuie sur la civilisation antique plutôt que sur les héritages barbares. Il insistait notamment sur le rôle des prêtres qui est de prêcher en confiance, tandis que les puissants doivent écouter avec humilité. L’opposition entre les richesses de ce monde et la richesse intérieure, le caractère éphémère du pouvoir politique, le rationem reddere (rendre des comptes) comme horizon d’attente de tout acte politique, la responsabilité écrasante du gouvernant et les dimensions téléologiques (étude des causes finales) de son pouvoir sont les leitmotive qui habitent ses lettres, qu’elles soient adressés à des religieux (insistant aussi sur le devoir d’agir en songeant toujours au Jugement de dieu comme terme de l’action) ou des administrateurs (paroles qui corrigent, auxquelles le pouvoir royal se soumet avec gratitude). Chez Alcuin, théorie et pratique du pouvoir sont intrinsèquement liées. La correspondance est dictée par un impérieux devoir de parler et d’avertir. Les Saxons étaient trop inflexibles (gens dura) pour être tout à fait réduits, et ont dû transiger de certaines manières. Le changement se mesure en comparant et contrastant le capitulaire féroce De partibus Saxoniae (785) avec une nouvelle loi proclamée en 797, qui fut évidemment le résultat d’une longue négociation entre l’empereur, le clergé, les nobles, les comtes et les leaders saxons eux-mêmes. Il est très significatif que les Saxons de 797 étaient autorisés à tenir des assemblées publiques et à maintenir leurs propres lois héréditaires et coutumes. Le pays a perdu son indépendance et a été incorporé dans le grand empire franc. Mais les Saxons préservaient toujours plusieurs de leurs mœurs indigènes et coutumes, trop invincibles pour céder. Le changement principal en Saxe a été effectué par la conquête en matière de religion. Cependant, le paganisme germanique antique a persisté et

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était fort en Saxe pendant beaucoup d’années. Charlemagne, avec ce jugement infaillible qui l’a distingué, quand l’assujettissement des Saxons a été accompli, traita les nobles de Saxe avec une grande considération, et nous trouvons bon nombre d’entre eux à sa coupe dans les dernières années de son règne. Mais la classe des humains Libres (pas si grande que ça) fut lentement incorporée dans le système militaire franc. Quand la conquête franque s’acheva, le paysan dépendant était déjà la règle. Lorsque des possessions paysannes étaient données à un monastère, le donateur n’était pas le paysan cultivateur mais son petit propriétaire terrien, qui cédait la terre et le paysan. Ce qui arrivait à cette époque carolingienne n’était pas la naissance du noble propriétaire terrien, mais un nouvel allotement (répartition des lots) des paysans dépendants permanents, menant à la formation d’un nombre relativement restreint de grandes seigneuries (moins difficiles à gérer) au lieu de nombreuses petites (qui se Soulèvent plus facilement). En effet, roi de Bavière depuis 817, ayant participé à la révolte contre son père en 830 puis en 831, obtenant l’Alémanie et la Saxe, Louis II s’était à nouveau révolté en 838 contre son père puis, à la mort de ce dernier en 840, livra une véritable guerre civile contre ses autres frères avant de devenir roi de Germanie en 843. Trente ans de guerres amères et de désolation entre Francs et Saxons, alors que cela créait une aristocratie de guerriers nobles parmi les Saxons, laissaient également dans son sillage des milliers d’humains Libres, de serfs et d’esclaves cassés. Cette nation est divisée en trois classes : les nobles (aedhillingi), les humains Libres (frilingi) et les serfs (lazzi). Dans les différends entre Lothar et ses frères (fils de Charlemagne qui devaient se partager l’empire selon la coutume franque), les nobles étaient divisés en deux factions, une suivant Lothar, l’autre, Louis II. Ceci étant, Lothar percevant qu’après la victoire de ses frères le Peuple qui avait été avec lui souhaiterait l’abandonner, contraint par diverses exigences, chercha de l’aide là où il pouvait. Il distribua les terres de la couronne pour son propre avantage, il donna la Liberté à certains et promis qu’il la donnerait à d’autre quand il aurait gagné. Il envoya même des messagers dans la Saxe et promis aux humains Libres et aux

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serfs, dont le nombre était immense, s’ils le soutiendraient, qu’il réinstaurerait la loi que leurs ancêtres avaient possédé quand ils étaient des adorateurs des idoles. Gagnées par ces pensées, ces classes formèrent en 841 une ligue, adoptèrent un nouveau nom pour elles-mêmes, Stellinga (camarade), et après avoir conduit presque leurs maîtres hors du pays, commencèrent à vivre selon la loi que chacune appréciait après les coutumes antiques des Saxons. Mais Louis II supprime les Rebelles en Saxe tant par des processus légaux (des confiscations et des déchéances) que par des exécutions. Que fut la Stellinga ? Est-ce un exemple des anciennes guildes (assemblée de personnes pratiquant une activité commune, et dotée de règles et privilèges précis) qui survivent en Saxe, mais que Charlemagne et l’église ont écrasé chez les autres Germains ? Cela semble plutôt soutenir la ressemblance avec les conjurations servorum (serment commun de serviteurs pour exorciser un mal) qui ont existé dans les marais salins de la Flandre et de Frise, et que la législation de Louis II (« le pieu ») condamna en 821. Si tel est le cas, alors ce fut la Rébellion d’humains Libres et de serfs épuisés. Il n’y a aucun doute que la Stellinga fut un mouvement Insurrectionnel en Saxe, qui visait à assurer la restauration des Libertés et Droits que la conquête avait supprimé ou détruit. L’empereur Louis II le pieu restaura nombre de Saxons qui avaient souffert sous son père dans leurs Libertés et leurs Droits, et cette restauration des Saxons nobles rendit furieux la paysannerie, qui n’était pas partie-prenante de la clémence impériale et qui endura les exactions de l’église et de la féodalité, menant à la Rébellion. En outre, la tyrannie de la dîme fut une source permanente de leur mécontentement. En 843, on en est de nouveau venu aux mouvements de Rébellion, qui ont toutefois été terminés également rapidement. Il est significatif qu’en 852 il y ait un enregistrement d’une troisième Révolte de la Stellinga. La conquête de la Saxe par Charlemagne fut le point de départ d’énormes changements politiques, économiques et sociaux. Mais le conservatisme des Saxons était plus étanche contre les poussées et les pressions imposées par la féodalisation croissante des choses que toute autre région d’Allemagne.

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Le tissu social était le résultat du système agricole. Tandis que les conditions des manoirs et les pratiques ont prévalu sur les terres de l’église et celles des plus grands nobles, d’un autre côté il y avait des milliers de propriétaires fonciers allodiaux (terre dont quelqu’un avait la propriété absolue, et où le propriétaire n’avait donc aucun seigneur à reconnaître ni redevance à payer) en Saxe et de grandes portions de terre à propriété foncière perpétuellement Libre. En un mot, les propriétés Libres, sans bail, étaient la règle. D’ailleurs, la ténacité des familles et la persistance têtue de l’esprit du vieux groupe de clan ont donné protection et appui à cette condition. L’isolement du petit propriétaire foncier était sa perte, depuis que cela le rendait incapable de résister à des circonstances défavorables, telles qu’une mauvaise année, un feu, la peste parmi ses bêtes, ou une incursion piratesque sur sa ferme. C’est tout à fait vrai du petit propriétaire foncier isolé, mais ce n’est pas le cas du petit paysan propriétaire qui s’est entouré d’un apparenté. Dans les régions où l’apparentement a préservé la Solidarité, ce serait moins facile pour un riche propriétaire foncier, ou même pour des bases ecclésiastiques, d’exploiter les difficultés financières et sociales d’un pauvre voisin en acquérant ses terres, ou en imposant des droits sur lui en profitant de périodes de besoin. C’est exactement ce que l’on trouve au début de la Saxe, jusqu’aussi tard que la fin du douzième siècle, tandis que dans tout reste de l’Allemagne cette condition avait disparu plusieurs siècles avant. Les restes de la municipalité primitive germanique sont évidents dans les « plowlands » (terres de labour) se rattachant à chaque chef de famille, et les prés et les étangs communs étaient partout visibles en Saxe jusqu’au Moyen-Age tardif. Des formes de labourage devenus désuètes dans la vieille Allemagne survécurent en Saxe, comme l’ancien système d’un-champ et de deux-champs, côte à côte avec le système de trois-champs. La même vitalité caractérise la persistance des institutions sociales primitives. Le comitatus (l’antique bande de guerre germaine, ou « suite » d’un chef de guerre ou d’un Herzog) peut être clairement tracé dans l’Histoire saxonne, longtemps après que ce soit dissout dans le féodalisme le reste de l’Allemagne. La nature têtue du tissu social des

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Saxons a toujours cédé tellement lentement à la pression féodale de la structure sociale autour d’elle. Le Sachsenspiegel a maintenu une force en Allemagne du nord longtemps après que la loi des Souabes et des Bavarois ait adopté la manière du féodalisme. Mais la Stellinga fut également une réaction païenne. Après cinquante ans de christianisme professé, ce n’était qu’une couche de peinture brillante en Saxe. Profondément au-dessous de toute profession extérieure de la foi de conquête, les mémoires du vieux culte et des vieilles victoires étaient dans les cœurs des Saxons, que la religion imposée ne pouvait pas effacer. Toute énergique que la conquête de la Saxe avait été, la trempe des Saxons indigènes était trop vigoureuse pour être complètement changée. L’influence de l’organisation de l’église n’extirpa pas complètement l’antique Gau-système. L’église ne réussit pas non plus à éradiquer les pratiques religieuses païennes immémoriales des Saxons. Après des succès initiaux, Louis II réussit à terminer les Rébellions. Il assura sa domination en Saxe et tint un tribunal correctionnel terrible contre les Rebelles. Par le découragement de la Rébellion, l’intégration durable de la Saxe dans le royaume franc a réussi. Pour autant, dans la dissolution de l’empire franc au IXè siècle, les institutions originales des Saxons ont affirmé leur suprématie sur les institutions externes et exotiques des Carolingiens que Charlemagne leur avait imposé. La plus grande partie de l’Allemagne actuelle, nommée alors Germanie, ne connut pas la domination romaine. On peut considérer que les territoires germaniques entrèrent dans le Moyen Âge non avec la chute de l’empire romain, mais avec la domination franque et son corollaire, l’évangélisation catholique. Avec les Francs le monde germanique passe d’un ensemble de peuples, de tribus, de clans à une mosaïque d’états, de royaumes, de duchés nationaux, de comtés et de marches. Suite à une Révolte de serfs dans le Mecklembourg (Allemagne) en 955, des serfs slaves se Soulevèrent victorieusement en 983 contre la domination allemande et la christianisation, dans le Brandebourg

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(Allemagne). Le 29 juin, les sièges épiscopaux de Brandebourg et de Halberstadt sont détruits. En France, de nombreuses Révoltes paysannes jalonnent le Moyen Âge. En 997, c’est la première Révolte paysanne connue en Normandie. Après la mort de Louis le Pieux, l’empire carolingien se morcelle et s’affaiblit considérablement freinant l’élan culturel. L’empire se divise en principautés reconnaissant le roi mais Autonomes de fait. Les comtes, qui sont au départ des représentants de l’autorité impériale, nommés de manière temporaire, se fixent sur un territoire. La seule richesse à l’époque est la possession de terres. Charlemagne, pour garder la fidélité de ses comtes, leur faisait prêter serment, mais il fallait les rémunérer. On leur concédait donc des terres. Quand les fils de Louis le Pieux s’entredéchirent pour le partage de l’empire, ils doivent s’assurer la fidélité de leurs vassaux en monnayant leur Autonomie. C’est ainsi que se crée le système féodal. Plus le pouvoir central faiblit, plus les comtes doivent prendre en charge la défense des territoires contre les envahisseurs (Normands, musulmans ou Hongrois) et plus ils prennent d’Autonomie dans les faits. L’ancrage des comtes à une terre se matérialise par la construction de nombreux châteaux. D’autre part, les évêques, qui sont souvent des laïcs, sont nommés par les princes et échappent souvent à l’autorité du pape. Avec l’affaiblissement de l’autorité impériale et papale, l’empire se morcelle en une multitude de principautés Autonomes bien que reconnaissant leur autorité. Si au IXè siècle les pillages des Vikings ont notablement ralenti l’économie, il devient plus rentable pour eux de s’installer sur un territoire, recevoir un tribut contre la tranquillité des populations et commercer plutôt que guerroyer dès le Xè siècle. C’est ainsi que Alfred le Grand ayant vaincu les Danois leur laisse le nord est de l’Angleterre (Danelaw) en 897 ou que Charles le Simple accorde la Normandie à Rollon en 911. Ils sont christianisés, s’intègrent de fait à l’occident féodal et en deviennent des éléments moteurs. À la mort de son père, le duc Richard Sans-Peur, Richard II de Normandie (dit tantôt Richard l’ « Irascible » ou Richard le « Bon ») est semble-t-il, encore mineur, ce qui laisse le champ libre à une vague de

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Troubles politiques dans le duché normand. Il y a tout d’abord une grave Révolte de paysans en 996/997, qui décident de former des assemblées pour se gouverner eux-mêmes. Guillaume de Jumièges : « Dans les divers comtés du pays de Normandie, les paysans formèrent d’un commun accord un grand nombre de petites réunions dans lesquelles ils résolurent de vivre selon leur fantaisie, et de se gouverner d’après leurs propres lois, tant dans les profondeurs des forêts que dans le voisinage des eaux, sans se laisser arrêter par aucun droit antérieurement établi. Et afin que ces conventions fussent mieux ratifiées, chacune des assemblées de ce Peuple en fureur élut deux députés, qui durent porter ses résolutions pour les faire confirmer dans une assemblée tenue au milieu des terres. Dès que le duc en fut informé, il envoya sur-le-champ le comte Raoul avec un grand nombre de chevaliers, afin de réprimer la férocité des campagnes, et de dissoudre cette assemblée de paysans. Raoul, exécutant ses ordres sans retard, se saisit aussitôt de tous les députés et de quelques autres hommes, et leur faisant couper les pieds et les mains, il les renvoya aux leurs ainsi mis hors de service, afin que la vue de ce qui était arrivé aux uns détournât les autres de pareilles entreprises, et rendant ceux-ci plus prudents, les garantît de plus grands maux. Ayant vu ces choses, les paysans abandonnèrent leurs assemblées, et retournèrent à leurs charrues ». En 1 172 un trouvère normand, Wace, publie Le Roman de Rou (Rou = Rollon, duc de Normandie) qui, avec ses 16 000 vers, est une « amplification » poétique de l’Histoire des Normands de Guillaume de Jumièges. « N’avait encor guère régné, Ni duc guère n’avait été, Quand au pays monte une guerre, Qui dut grand mal faire à la terre. Les paysans et les vilains, Ceux du bocage et ceux du plain, Ne sais par quel entichement, Ni qui les mut premièrement, Par vingt, par trentaines, par cent, Ont tenu plusieurs parlements, La devise vont conseillant, S’ils pouvaient la mettre en avant, Et la faire porter en tête : « Notre ennemi, c’est notre maître. » Ils en ont parlé, en secret, Et plusieurs l’ont entre eux juré, Que jamais par leur volonté, N’auront de seigneur ni d’avoué [l’avoué est un seigneur laïque, exerçant à la place d’un vassal ecclésiastique le service

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d’ost – service militaire dû au suzerain par les vassaux ; dès le haut Moyen Âge, cette obligation s’imposait à tous les hommes Libres – et chevauchées –long raids dévastateurs sur plusieurs centaines de kilomètres et sur un front de plusieurs kilomètres –, contraires à la loi chrétienne], Ont des seigneurs mauvais renom. Ils n’ont jamais contre eux raison, N’ont jamais ni gain [terre labourable], ni labour, Vont à grand douleur chaque jour, En peine sont et en ahan [effort pénible], L’autre an fut mal et pis cet an. Tous les jours leurs bêtes sont prises, Pour les aides et les services [les aides et les services étaient des droits/impôts seigneuriaux], Tant y a plaintes et querelles, Coutumes vieilles et nouvelles (...) Ne peuvent une heure être en Paix. Sont chaque jour cités en plaid [assemblée des grands, comtes et évêques à l’époque carolingienne, elle siège souvent à l’automne (plaid restreint) et au printemps (plaid général). En pratique, elle coïncide souvent au printemps avec la convocation de l’armée. C’est au plaid que le roi juge, entouré de sa cour, et qu’on élabore et promulgue les décisions les plus diverses, formulées ensuite en capitulaires. Par la suite, le terme de plaid est utilisé à propos de la réunion (simple assemblée ou audience) des habitants d’une communauté, à la demande du seigneur, chaque année] Plaid de monnaie et de forêt, Plaid de corvée et plaid de guet [service d’entretien/embellissement et de garde du château], Plaid de chemins, plaid de clôtures, Plaid d’hommages, plaid de moutures [usage du moulin banal], Plaid de fautés [liens féodaux], plaid de querelles, Plaid d’aides et plaid de gabelles [droits/impôts sur les denrées, plus tard sur le sel], Tant y a prévôts [agent du seigneur ou du roi chargé de rendre la justice et d’administrer le domaine qui lui est confié] et bedeaux [employé laïc préposé au service matériel et à l’ordre dans une église], Tant de baillis [représentant de l’autorité du roi ou du prince, chargé de faire appliquer la justice et de contrôler l’administration en son nom] vieux et nouveaux, Qu’ils n’ont pas une heure en repos. On leur en met tant sur le dos, Qu’ils ne peuvent gagner leur cause, Chacun tire d’eux quelque chose. Pourquoi nous laissons-nous manger ? Mettons-nous hors de leur danger ; Nous sommes hommes comme ils sont. Unissons-nous par le serment, Nous et nos avoirs défendons, Et tous

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ensemble nous tenons ; Avons bien, contre un chevalier, Trente ou quarante paysans, Maniables et combattants. Par le nombre que nous serons, Des chevaliers nous défendrons. Ainsi pourrons aller aux bois, Trancher arbres à notre choix, Aux viviers prendre les poissons, Dans les forêts la venaison De tout ferons nos volontés, Par les bois, les eaux et les prés. Par ces dits et par ces paroles, Et par d’autres encor plus folles, Ont marqué leur assentiment, Et se sont juré par serment, Qu’ensemble tous se tiendront, Et ensemble se défendront ; Ont élu, ne sais où ni quand, Les plus adroits, les mieux parlant, Qui par tout le pays iront, Et les serments recueilleront. Assez tôt, Richard entend dire, Que vilains Commune faisaient [révolte assimilée à celle des bourgeois, contemporaines et recevant le même nom], De ses droits le dépouilleraient, Lui comme les autres seigneurs, Qui ont vilains et vavasseurs [vassal d’un vassal (arrièrevassal) et donc possesseur d’un arrière-fief. Les vavasseurs faisaient partie de la classe la plus inférieure de la noblesse, avec les chevaliers]. Raoul s’emporta tellement, Qu’il ne fit pas de jugement ; Les fit tous tristes et dolents ; A plusieurs arracher les dents, Et les autres fit empaler, Arracher les yeux, poings couper, A tous fit les jarrets rôtir, Même s’ils en devaient mourir ; D’autres furent brûlés vivants, Ou plongés dans le plomb bouillant, Les fit ainsi tous arranger. La commune est réduite à rien, Et les vilains se tinrent bien ; Se sont retirés et demis. De ce qu’ils avaient entrepris, Par peur devant les Conjurés, Qu’ils virent morts ou torturés. Mais les riches se rachetèrent [ce passage marque nettement la différence de sort : celui qui a de l’argent est dépouillé, ce qui veut dire qu’ils participaient aussi à l’Insurrection à tendance Anarchiste contre le pouvoir seigneurial ; celui qui n’a que sa vie est mis à mort], Et de leur bourse s’acquittèrent ; On ne laissa rien à leur prendre ; D’autant qu’on put, on les fit rendre. Tels procès firent leurs seigneurs, Qu’on n’en put faire de meilleurs. En 1 008 Geoffroi de Normandie meurt au cours d’un pèlerinage à Rome. Sa régence est confiée à Havoise, qui doit concéder la

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suppression du servage après une nouvelle Révolte rurale en Normandie. Durant le règne des premiers carolingiens, la structure de la société agricole s’est transformée. Les domaines fonciers francs dérivés de l’antiquité utilisaient des esclaves comme main d’œuvre. Ces derniers, non intéressés au rendement, sont peu productifs et sont coûteux en saison morte. Quand vient la Paix, nombreux sont les hommes Libres qui choisissent de poser les armes pour le travail de la terre, plus rentable. Ceux-ci confient leur sécurité à un protecteur contre ravitaillement de ses troupes ou de sa maison. Certains arrivent à conserver leur Indépendance, mais la plupart cèdent leur terre à leur protecteur et deviennent exploitants d’une tenure (ou manse) pour le compte de se dernier. Dans le sens inverse les esclaves sont Emancipés en serfs et deviennent plus rentables (cette évolution se fait d’autant mieux que l’église condamne l’esclavagisme … entre chrétiens). La différence entre paysans Libres et ceux qui ne le sont pas s’atténue. L’introduction du denier d’argent est un progrès énorme : le paysan peut alors vendre des surplus, il devient intéressant de produire plus que ce qu’il suffit pour survivre (après avoir reversé la partie de la production due au seigneur). La diffusion de la monnaie est une puissante motivation pour augmenter la production dans le domaine agricole que ce soit par l’extension de la surface exploitée ou par l’amélioration technique. Avec cette évolution, les paysans Libres ont une productivité bien supérieure aux esclaves qui n’ont aucun intérêt à produire plus. Les grandes invasions vont chasser les paysans serviles des exploitations pillées, ils se réinstallent à leur compte en défichant leurs propres parcelles, ou se mettent sous la protection d’un seigneur : au total les invasions ont accéléré le processus de mutation du monde agricole, qui devient plus porté sur la productivité afin de dégager des surplus vendables. Il en résulte de nombreux défrichage et des progrès techniques qui se traduisent par une forte croissance démographique. D’autre part, l’augmentation des surplus agricole va permettre d’augmenter les capacités d’élevage et de produire plus de richesses et une alimentation plus variée ce qui a aussi un impact sur la croissance démographique.

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Courants dissidents et hérésies, le début des guerres de religiosité Au XIè siècle, le catharisme se répand en Italie, notamment avec la fondation de l’évêché et de l’église de Trau (Tragurium) en Dalmatie. L’évêque cathare Girard est accueilli par la comtesse de Monteforte, près de Turin. S’en suit le siège du château. Girard et d’autres réformateurs religieux Collectivistes, les Cathares, sont brûlés en public en Italie du Nord en 1030, notamment à Milan. En 1055 a lieu un Soulèvement populaire contre la noblesse et le clergé à Milan (Italie du Nord). En 1058, des religieux du monastère Sazawa (Bohème) sont condamnés comme cathares (le mot, forgé en Rhénanie vers 1160, amalgame le terme savant cathariste – secte manichéenne antique, dont l’étymologie grecque évoque la pureté – avec le populaire ketzer, catier – « adorateur des chats »). Cathares, joachimites, vaudois, béguins, patarins, bogomiles, fraticelles, dolciniens ? En fait, cette effervescence du monde chrétien émane des deux siècles précédents. A la suite de l’évolution de la société, de la croissance des villes et du commerce, la différence du niveau de vie s’accuse entre paysans, marchands, clercs, seigneurs. Avec l’émergence du laïcat, on se scandalise du relâchement des gens d’église : un clergé enrichi prêche la vertu aux indigents. C’est pourquoi on n’a jamais représenté autant d’Apocalypses, de Jugements derniers, de diables convoyant aux enfers bourgeois, seigneurs et prélats. Avec le déclin du pouvoir carolingien et les invasions scandinaves en Occident (Vikings, Normands, etc.), l’église souffre à divers degrés de maux et de désordres : * La féodalisation du clergé : de nombreux évêques et abbés sont devenus des seigneurs ; cela implique une insertion des prélats dans le système féodo-vassalique. Des principautés ecclésiastiques se sont formées à l’est de la France actuelle. L’archevêque de Reims est très puissant et possède des prérogatives comtales (ban, pouvoir de frapper monnaie, de lever les impôts). Ils doivent prendre en main la sécurité à l’intérieur de leur domaine.

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Les paroisses rurales tombent aux mains des seigneurs ou de simples chevaliers qui nomment à leur tête des desservants peu instruits, parfois des serfs. À l’ouest du royaume, les princes contrôlent leur clergé : par exemple, le duc de Normandie donne l’investiture aux évêques de sa principauté. Les évêques sont donc devenus des vassaux du duc et doivent par conséquent les mêmes services que les vassaux laïcs (notamment l’ost, c’est-à-dire le service armé). Certains clercs participent donc aux combats. Les clercs s’éloignent ainsi de leurs fonctions pastorales et religieuses. * Le nicolaïsme atteint quelques évêchés : le principe du célibat et de la chasteté est battu en brèche en plusieurs endroits. * La simonie : à quelques exceptions près (duché de Normandie par exemple), la simonie sévit partout. Les prêtres vendent les sacrements, s’adonnent au trafic des reliques et en tirent des revenus substantiels. * Apparition d’hérésies : elles sont limitées et ne portent pas de nom précis. En 1022, le roi de France Robert le Pieux fait condamner au bûcher des hérétiques. Face à tous ces problèmes, certains monastères essaient de remettre de l’ordre, dès les années 1020 (réforme clunisienne). Puis, la papauté décide d’intervenir, à partir de Léon IX. Du côté institutionnel, on développe l’Autonomie du monastère. Guillaume d’Aquitaine leur concède une villa, force économique importante, sur laquelle l’abbaye va former sa seigneurie avec ses propres liens vassaliques. Dès sa fondation, elle se considère exempte de l’évêque (qui à cette époque peut être laïc et est nommé par le prince local) mais directement lié au pape. En 931, le pape permet au monastère d’accepter des moines venus d’ailleurs. L’abbé est élu par les moines qui ne sont soumis au joug d’aucune puissance terrestre, ni d’eux-mêmes, ni de leurs parents, ni de la grandeur royale ; d’aucun prince séculier, ni comte, ni évêque, ni même le pontife romain. L’abbaye se soustrait aux pouvoirs laïcs. L’exemple de Cluny va séduire d’autres monastères et servir d’exemple. Dans la seconde moitié du Xè siècle, on passe à un réseau de communautés directement liées à Cluny. Ce seront des prieurés, d’abord local et régional, puis dans l’ensemble du monde méridional. Elle est

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alors une force politique et un réseau de communication qui dépasse les principautés et sur laquelle les souverains et le saint siège vont pouvoir s’appuyer pour construire des états et une Europe structurée. Cluny atteint son essor définitif au XIè siècle. Elle est finalement considérée comme un ordre monastique à part entière, ses branches étant totalement Autonomes, et comme un puissant rapport politique international. A la fin du siècle, 1 000 monastères lui sont liés, et en dessous, les prieurés. En fin de compte ces ordres ont une grande influence politique et vont jouer sur la nomination de monarques puissants capable de structurer politiquement l’Europe. C’est ainsi que Hugues Capet sera élu grâce à Adalbéron l’évêque de Reims qui vient de l’abbaye de Gorze. De la même manière c’est grâce au soutient des clunisiens que Hugues Capet pourra asseoir son pouvoir. Ces ordres religieux au pouvoir politique et à l’influence spirituelle de plus en plus puissants, vont pouvoir lancer les mouvements de la paix de dieu et de la trêve de dieu. La dissolution de l’empire carolingien en de multiples principautés, a considérablement affaibli le pouvoir temporel. De fait l’église peut prendre une influence de premier ordre. Ses terres étant menacées par la noblesse dont une des sources principales de revenu est le pillage, elle œuvre pour canaliser les chevaliers brigands dès la fin du Xè siècle. À partir du concile de Charroux en 989, les hommes en armes sont priés de mettre leur puissance au service des pauvres et de l’église et deviennent des milites Christ (Soldats du Christ). Ceci est rendu possible par la monétarisation et la réforme de l’agriculture : il devient plus rentable de prélever des impôts sur ses terres contre protection que de piller. Ces mesures ont un effet stabilisateur très favorable à l’implantation de nouvelles exploitations et au développement du commerce. L’élan de la Renaissance carolingienne se perd avec la dissolution de l’empire carolingien. Mais à la fin du Xè siècle (an mil), lorsque dans l’Orient européen a lieu la Renaissance macédonienne, la constitution d’états forts et structurés va faire ressurgir cet élan. Il s’agit d’une poussée technique, économique, démographique et artistique qui va permettre à l’Occident chrétien d’augmenter considérablement ses

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échanges avec le pourtour méditerranéen et de combler le retard culturel pris sur le monde musulman. Cet âge d’or, la période dite du bas Moyen Âge, dure environ trois siècles (950-1250), voit la création d’états centralisés puissants et une modification profonde de la société où se développent l’administration, l’artisanat et le commerce. De même l’art et l’architecture vont connaître une profonde évolution. Elle débouche au XIIè siècle sur l’âge d’or de l’occident médiéval. Au Xè siècle, l’Europe est divisée en principautés, très Autonomes vis à vis des pouvoirs centraux. Les princes nommant directement leurs évêques, la papauté tout comme les couronnes royales et impériales sont très affaiblies. Il faut attendre le sacre d’Othon Ier en 936 pour retrouver un pouvoir fort à la tête du saint empire. Signe d’une réaffirmation de la présence royale, les décisions législatives se multiplient par cinq au cours de son règne. La royauté demeure élective, mais Othon arrive à faire passer le pouvoir à son fils puis son petit-fils. De fait les rois et le pape ont des intérêts convergents et vont devoir s’allier pour récréer des entités politiques et religieuses centralisées. Le pape Jean XII mène à bien une réforme religieuse ainsi qu’une vigoureuse politique d’expansion territoriale. Contre le roi d’Italie, Bérenger, il demande l’aide d’Otton Ier, roi de Germanie, et héritier de droits sur l’Italie par son mariage avec Adélaïde de Bourgogne. Jean XII le couronne empereur le 2 février 962. En échange, après moult négociations, Otton accorde le « privilegium ottonianum », confirmation de la Donation de Pépin : l’empereur reconnaît les états pontificaux (étendus jusqu’aux régions byzantines) en échange d’un serment de fidélité du pape, librement élu, aux représentants impériaux. La mainmise d’Otton gêne cependant Jean XII, qui noue des contacts avec Adalbert, fils de Béranger, ainsi qu’avec Byzance : il reprend la tradition, abandonnée dès Adrien Ier (772–795), de dater ses actes à partir des années de règne des empereurs byzantins. Furieux, Otton revient à Rome et Jean doit s’enfuir. L’empereur convoque un synode qui juge le pape coupable d’apostasie, d’homicide, de parjure et d’inceste. Il le dépose le 4 décembre 963, ce qui constitue une nouveauté pour une assemblée d’évêques. Jean XII est remplacé par un laïc, le protoscriniaire, qui prend le nom de Léon VIII. Otton modifie son privilège : désormais, l’élection pontificale doit être sanctionnée par

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l’approbation impériale. C’est ainsi que les Ottoniens font élire en 999 un de leur proche : Gerbert d’Aurillac, futur Sylvestre II précepteur du fils d’Othon II (Othon III). Celui ci favorise la création d’états structurés : il a influé sur l’élection d’Hugues Capet, puis créé les couronnes de Hongrie et de Pologne. La modernisation de la société où les villes prennent de plus en plus d’importance conduit à la baisse progressive du pouvoir féodal et à l’instauration d’un pouvoir royal de plus en plus centralisé. Les villes vont prendre de plus en plus d’importance et d’Autonomie en Europe. Inspirée du manichéisme, qui repose sur la dualité du Bien et du Mal, la religion cathare est condamnée comme hérésie au Moyen Age. Quoiqu’ils se disent chrétiens, ses adeptes sont violemment persécutés. D’abord concrétisé sous la figure des divinités du paganisme que le christianisme romain des premiers siècles rejetait au rang d’idoles et abattait, le personnage du diable achève de se cristalliser à l’aube du Moyen Age. Se profile alors, dans l’imaginaire roman, la silhouette inquiétante et grotesque, effroyable et rutilante, du tentateur, du mauvais, ce cornu aux sabots fourchus dont la fonction est d’entraîner les âmes damnées dans la gueule de l’enfer. Le diable chrétien est d’abord l’empereur de l’enfer éternel. Il est le prince de ce monde, répondent les hérétiques que l’usage actuel veut qu’on appelle les Cathares. Le manichéisme est-il donc une doctrine satanique ? Il se pose au contraire résolument du côté de la Lumière divine, en dénonçant, face à elle, l’existence antagoniste d’un règne des Ténèbres, groupé autour de Satan. Selon l’enseignement de Mani, qui se considère comme prophète, la création du monde est le résultat d’une catastrophe cosmique, l’invasion brutale de la Lumière par les Ténèbres, qui l’ont engloutie dans la matière. Ici bas, le Bien se trouve en quelque sorte enfermé dans le Mal, et ce monde celui du mélange. Les hérétiques diabolisés ne sont en réalité que des communautés de religieux dissidents. Tous ces mouvements sont apparentés entre eux par leur volonté de conformité apostolique et leur critique des nouvelles orientations de l’église romaine ; certains ne sont mus que par une

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volonté réformatrice (ainsi des Pauvres de Lyon, ou Vaudois, que seule l’attitude intransigeante de la papauté rejettera progressivement dans le schisme, puis l’hérésie). Les « proto-cathares » tirent l’évidence d’une opposition de deux églises, l’une de dieu et l’autre de ce monde (donc du mal, les papes et empereurs, princes de ce monde infernal). C’est la parabole du bon et du mauvais arbre, signifiant que leur propre église, évangélique et pauvre, montre par ses bons fruits qu’elle est fille du bon arbre, tandis que l’église romaine, riche et persécutrice, signe par ses fruits amers qu’elle est de mauvaise souche. Au début du XIVè siècle encore, le Bon Homme Pèire Autier prêchera l’opposition entre l’église qui fuit et pardonne et celle qui possède et écorche. On est là à la racine du dualisme Cathare. C’est que le dualisme cathare se fonde à la fois sur les écritures chrétiennes (prologue de l’évangile et première épître de Jean, parabole du bon arbre, etc.) et sur toute une série de mythes parfaitement ancrés dans la religiosité médiévale : ainsi celui du grand combat décrit par l’Apocalypse entre l’archange saint Michel et « l’antique dragon », celui de la chute de Lucifer, ou encore le récit biblique de la captivité des « brebis d’Israël à Babylone », qui tous portent figure du diable emprisonnant les anges déchus. Lucifer est une figure prométhéenne de la tradition judéochrétienne : il symbolise l’hybris (« démesure » en grec) – qui est le péché d’orgueil en termes chrétiens – soit la tentation de s’élever audessus de sa condition pour dépasser dieu. Il s’agit donc, du point de vue chrétien (qui conçoit le Bien comme passant par la fidélité à dieu et l’humilité), d’une figure du Mal. Un mythe, celui de la chute des anges rebelles, fait de Lucifer un ange qui fut déchu pour s’être rebellé contre dieu. Ce mythe relate son désir de puissance et sa lutte contre les anges fidèles à dieu, qui précédèrent sa déchéance. Lucifer signifie en latin « porteur (-fer) de lumière (lux) ». Ce nom a pour origine la traduction latine, dans la Vulgate, du Livre d’Isaïe 14.12 par Saint Jérôme, qui traduisit le nom Heylel (nom de la planète Vénus en hébreu) par Lucifer. Chez les Romains, le dieu Lucifer (Phosphoros chez les Grecs) personnifiait la connaissance, à travers une figure qui mêlait des attributs d’Hermès et d’Apollon. Transposé dans la tradition du christianisme, Lucifer est le nom attribué au plus grand de tous les anges

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mais ce dernier, selon le « mythe de la chute des anges rebelles », fut poussé par son orgueil à se rebeller contre Dieu. Il devint alors Satan (l’« adversaire »), roi des « démons » (anges qui, avec lui, se sont révoltés et ont chuté) et ennemi de l’humanité et de dieu. Dualistes aussi, encore que d’une tout autre secte, les Bogomiles de Bulgarie, ou bougres. Si l’unité politique y avait été plus ou moins assurée par les Bulgares au VIIè siècle, il fallut attendre le IXè siècle pour que Rome y envoie des missionnaires, en même temps que Byzance, d’où une situation de conflit propice à l’établissement d’autres cultes, notamment d’inspiration dualiste car la domination des seigneurs bulgares sur les paysans passe pour avoir été particulièrement cruelle. Les membres de cette nouvelle communauté dualiste, la dernière à subsister, reçurent le nom de « Bogomiles ». Pour eux, comme pour beaucoup d’autres, le pouvoir terrestre est dérivé de Satan, le monde est celui du Malin. Mais le chrétien doit s’Insurger : le Bien peut vaincre le mal ! Ils protestent contre les impôts qui écrasent le Peuple et plaident également pour l’Emancipation de la femme qu’ils tiennent pour l’Egale de l’homme. On ne peut imaginer Contestation chrétienne plus totale au XIè siècle : quatre cents ans après, Luther et Calvin apparaîtront comme des réformateurs auprès de ces Révolutionnaires. Des mouvements Contestataires se lèvent, appelant à la pénitence, à la sainteté de la primitive église, comme à Milan les patarins (vers 1055). Deux courants y distendent les liens entre le clergé et la cité. D’abord, depuis la réforme grégorienne, le clergé se place en dehors et même au dessus du « monde » des humains (ainsi, dès le XIIIè siècle, un ecclésiastique entendant pouvoir être jugé seulement par ses pairs, les clercs ont des tribunaux spécifiques : les officialités). Notons aussi que les clercs possèdent leurs propres recettes fiscales et ce parce que leur budget n’a rien à voir avec celui de la cité. En réaction à ses privilèges que le clergé ne manque pas de mettre en avant, le populus exprime parfois son rejet de la cléricature et demande un retour à la pauvreté supposée des premiers chrétiens. Tel est le cas des Patarins de Milan qui au XIè siècle se réunissent autour d’une devise « l’unique

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voie menant à la perfection est la pauvreté volontaire ». Composé au départ du « Peuple maigre », le mouvement est rapidement rejoint par les artisans et les bourgeois dont l’industrie est en pleine expansion. Tous ces humains acceptent les dogmes de l’église, ils s’indignent seulement des privilèges et possessions de l’église alors qu’il existe de plus en plus de laissés-pour-compte. Les papes Nicolas II (1059-1061) et Alexandre II (1061-1073) ne remettent pas en question les privilèges de l’église. A contrario, ils condamnent les Patarins comme hérétiques et font assassiner leur principal dirigeant, Arinald de Carinate. Après s’être développé en Lombardie et en Toscane, le mouvement des Patarins finit par disparaître non s’en avoir mis un coup à l’autorité de l’église. La vie intellectuelle était conçue par l’église en fonction du savoir qu’elle jugeait nécessaire au salut des humains et de l’image qu’elle avait de son rôle. A cette époque, pour l’église, il y a le « laïcus » et le « clericus »: le premier est l’illettré, le second l’érudit. Cette seule distinction fait comprendre aisément que, pour l’époque, la culture savante était culture d’église. Au Moyen-Age, le « clerc » est tout à la fois l’homme instruit et l’homme d’église : il est clerc en vertu du monopole que l’église exerce sur la culture. Mais, à l’encontre de cet état des choses, dès le XIè siècle et surtout en Italie du nord et du centre, on assiste à des transformations de la société, dues à l’essor des villes : les classes moyennes commencent à influer sur les formes de la propriété et sur le Droit, sur l’état, sur l’art, sur le savoir. C’est un bouleversement historique : de nouvelles classes sociales font leur apparition, avec leurs besoins moraux et spirituels et avec leur conception du monde et de la vie. En outre, le phénomène d’urbanisation s’accompagne de l’apparition dans les villes d’une population inorganisée et atomisée, masse d’individus non seulement pauvres mais qui ne peuvent trouver dans la société la moindre place. Leur fait défaut le soutien matériel et moral qu’offrent les groupes sociaux traditionnels. Ils sont prêts à répondre à toute création d’un modèle social nouveau. La seule autorité qui fût universelle était celle de l’église; mais elle était battue en brèche. Une civilisation qui voyait dans l’ascétisme le

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signe le plus sûr de la grâce, doutait forcément de la valeur d’une église que le luxe et l’avarice infectaient manifestement. L’attachement du clergé aux choses de ce monde ne pouvait que provoquer la désaffection des laïcs. Le clergé constitué en caste avait rompu et relâché les liens spirituels avec les fidèles. Alors que la langue vernaculaire, le « vulgaire », se parlait de plus en plus, le clergé restait attaché au latin : l’église bureaucratisait son activité évangélique. La rupture devient inévitable entre l’institution et sa base. C’est surtout l’Italie communale, en raison de son avance dans cette évolution, qui nourrit le plus ces forces Contestataires qui vont devenir hérétiques. Les Luttes entre les évêques et les Communes étaient continuelles (entre Guelfes et Gibelins). Le terme Guelfes est une francisation du nom italien guelfo (pluriel guelfi) qui provient lui-même du nom de la dynastie allemande des « Welfs » et désigne la faction qui soutenait la papauté par opposition aux tenants de l’empire, les Gibelins. Cette Italie, précisément, où l’Agitation à l’encontre de la puissance économique et politique de l’église était permanente, était comme imprégné d’hostilité envers le clergé. Ce terrain favorisa la percée des pensées hérétiques. L’Italie communale était de plus le champ des luttes entre les deux institutions mondiales d’alors, l’empire et la papauté; et par l’activité marchande qui s’y développait le lieu de maints échanges avec l’étranger. Elle était donc le siège d’un grand brassage international d’humains et d’idées, ce qui est fondamental pour la formation et la transformation des doctrines religieuses, comme d’ailleurs de toute la culture de l’époque. C’est donc dans la vallée du Pô et dans l’Italie centrale que se sont développés les premiers mouvements hérétiques. Les premières tendances ainsi qualifiées eurent dès le départ un caractère de démonstrations antiféodales, pas forcément ni uniquement dirigées contre des clercs indignes. Les Patarins étaient des pauvres qui prêchaient l’épuration des mœurs du clergé. Leur mouvement se développe parmi les artisans et les petits bourgeois de la ville, dont l’industrie est en pleine expansion. Leur prédication exalte la pauvreté physique et matérielle. Ce n’est pas

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aux dogmes de l’église qu’ils s’attaquent, ils ne prêchent pas une autre doctrine: ils cherchent tout simplement une réponse existentielle et spirituelle à la nouvelle situation sociale. Après ce dur échec, les Patarins prennent leur revanche dans d’autres régions; ils font des partisans dans diverses villes de Lombardie et leur influence pénètre également en Toscane. Leur devise « L’unique voie menant à la perfection est la pauvreté volontaire » révèle bien des choses: on y trouve le mot d’ordre d’une Révolte sociale en germe. Tous les prédicateurs itinérants qui se multiplient à partir de cette époque reprochent à leurs auditeurs de s’être écartés des commandements de l’évangile et les appellent à retrouver le mode de vie recommandé par les premiers apôtres. Ne sommes-nous pas devant une critique à peine déguisée du clergé, de l’église et de la politique de l’église ? Coup d’épée dans l’eau selon certains, les courants hérétiques n’en cessent pas moins de se répandre en France méridionale comme en Italie. Ainsi, le catharisme et le valdéisme fissurent durablement les fondations de l’église romaine. Il faut dire que les hérétiques appuient là où ça fait mal en insistant sur les possessions démesurées de l’église. L’hérésie trouvait assurément un chemin favorable dans les milieux urbains d’autant que la richesse de l’église aiguisait l’appétit de certains laïcs avides ou de mettre la main sur les biens de l’église, ou de résister à la récupération des biens d’église usurpés. Face aux hérétiques, Rome choisit l’autorité et la centralisation du pouvoir. Ainsi, le quatrième concile de Latran sanctionne toute dissidence. Qu’elle soit d’ordre religieux, politique ou culturel, l’hérésie devait être extirpée, anéantie par la force. Pour persuader les Communes de collaborer à cette chasse aux hérétiques, le pape Innocent III n’hésite pas à les menacer de l’interdit ou d’excommunication. Bien que très fortes, ces sanctions ne suffisent pas à dissiper les hérétiques du milieu urbain. Les menaces papales produisent même l’effet inverse car les villes entendent bien résister à l’ingérence du pape dans les affaires communales. Finalement, seule l’inquisition mettra un terme durable à la pensée cathare. Notons tout de même que les citadins s’Insurgent parfois contre la violence excessive des inquisiteurs. Pour Innocent III cette offensive contre les « hérésies » fut l’occasion

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de transformer la papauté en monarchie absolue. Dans sa vision des choses, la religion chrétienne n’est au service ni de l’autorité civile, ni du pouvoir civil; elle est elle-même le pouvoir suprême qui conditionne le pouvoir temporel. Innocent III ne faisait d’ailleurs que redire ce que l’église avait toujours prétendu. Le quatrième Concile de Latran (1215), tenu après la première croisade contre les Albigeois, sanctionna donc toute dissidence, qu’elle soit d’ordre religieux, politique ou culturel : l’hérésie devait être extirpée, anéantie par la force. Le Concile fit sienne la conception centralisatrice d’Innocent III ; il lui accorda les instruments de contrôle en délibérant sur l’obligation de la confession annuelle et sur la structure des paroisses : de communauté de croyants qu’il était, le Peuple se trouvait peu à peu transformé en une masse de sujets qui doivent obéissance. On peut citer alors Valdès (ou Valdo, vers 1140-1217) et les Vaudois, ou Pauvres de Lyon. Sans domicile fixe, vivant d’aumônes, ils vont par les chemins en prêchant à la façon, pensent-ils, des apôtres, refusant tout d’une église jugée corrompue, y compris les sacrements. Même motivation chez les humiliés de Lombardie, qui parfois rejoignent les vaudois, et chez les bégards ou béguins, mouvement d’artisans épris de vie pauvre et sainte, que le clergé, tout comme le pouvoir séculier, ne voit pas d’un bon œil. Des temps nouveaux sont à la porte d’où naîtra une société nouvelle. En plus de leur recherche de pauvreté et de vie chrétienne communautaire, ils soulèvent la question de la prédication de l’évangile. En soi, cela ne constituait pas un mouvement Révolutionnaire. Mais le précepte de pauvreté volontaire, les préceptes évangéliques que Valdo défendait dépassaient le cadre strictement personnel et recouvraient un problème social qui pouvait avoir des répercussions politiques imprévisibles, en raison de l’interpénétration du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Les Vaudois furent donc condamnés par l’évêque de Lyon en 1177. Ils furent chassés de la ville. Deux ans plus tard, après le troisième concile de Latran (1179 - Pape Alexandre III), ils figuraient dans la liste des mouvements hérétiques, considérés comme tels non seulement à cause de leurs erreurs, mais surtout en tant que Rebelles à l’église et à la

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société. Chassés de Lyon, et de France, ils trouvent alors refuge en Italie. Ils s’installent dans le Milanais où ils rencontrent les Patarins, les pauvres de Milan. Comme ces derniers, les Vaudois incarnent ce besoin de Liberté qui s’exprime par la revendication d’une foi plus responsable, plus personnelle, plus intériorisée. Leur attachement à l’écriture et à l’instruction est à la base d’une prise de position religieuse très précise : la Bible n’est pas un livre sacré qu’il faut vénérer mais un livre qu’il faut lire. Ils refusent par conséquent les structures hiérarchiques et se prononcent ouvertement contre le serment qui était en fait la base des rapports sociaux de l’époque. Leur comportement est donc extrêmement Subversif : c’est une critique indirecte, mais radicale, des formes de la vie sociale de l’époque, qui enchaînent les humains les uns aux autres dans un rapport de sujétion. Si leur mouvement n’avait apparemment rien de Révolutionnaire, ses adeptes prétendaient prêcher Librement dans les rues leur appel d’un retour à l’Evangile. Or avaient-ils le droit à la prédication ? Là fut le heurt avec la hiérarchie ecclésiastique. Valdo lui même affirmait que sa vocation ne lui venait pas de l’église mais du seigneur. L’évangile l’interpellait directement, lui, le laïc, sans aucun besoin d’intermédiaire. La hiérarchie ecclésiastique ne pouvait tolérer une telle affirmation. Il en allait de son autorité et de son monopole en matière religieuse et dogmatique. D’où la condamnation de l’évêque de Lyon. Non seulement l’église interdit aux pauvres de Lyon toute activité susceptible d’échapper à son contrôle mais Valdo et ses disciples furent expulsés de Lyon comme hérétiques. En 1194 Alphonse d’Aragon publie un édit contre les Vaudois et son fils Pierre II le Catholique prononce leur exclusion de ses terres. Dans le même temps commence la lutte contre les Cathares (1208 : première croisade contre les Albigeois). Mais il était certes plus facile de frapper un mouvement comme les Vaudois, qui socialement recrutait ses adhérents parmi les petits commerçants et les artisans, que les Cathares, qui avaient, en Occitanie, l’appui de la classe dirigeante féodale et d’une puissante bourgeoisie.

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Au quatrième Concile de Latran (1215), le pape Innocent III fit proclamer que : « L’église universelle des fidèles est une. En dehors de l’église personne n’est sauvé ». L’institution de la confession obligatoire exprima avant tout une plus grande volonté de contrôle de la part de l’église. Mais les Vaudois refusèrent de prêter serment de fidélité à l’église; attitude hérétique. Leur refus eut pour conséquence l’impossibilité pour les Vaudois d’assumer des charges civiles. Le message vaudois, en effet, mettait en question l’ordre établi : c’était une forme consciente de présence chrétienne dans le monde, capable de rendre Solidaires tous ceux qui souffrent. Le « pauvre » vaudois sait que la miséricorde de dieu s’adresse aux petits et non pas aux puissants. La pauvreté, voulue dans un premier temps pour gagner une certaine forme de Liberté dans l’évangélisation, devient, dans un deuxième temps, le choix des pauvres. Cette pauvreté à l’image du Christ impliquait le refus catégorique de conférer à quelque croyant que ce soit, et surtout pas à l’institution ecclésiastique, le droit d’organiser ou de diriger le monde ou encore d’imposer des programmes politiques. A Bergame, en 1218, fut affirmé le droit d’une communauté d’élire elle-même ses ministres. Après avoir justifié théologiquement la prédication itinérantes de laïcs non investis de l’ordre sacré et pris le chemin d’une ecclésiologie indépendante, les vaudois revendiquaient ainsi la légitimité de leurs propres ministres. Mais, dès 1210, l’empereur Othon IV avait signé un édit contre les Vaudois du diocèse de Turin. Et un siècle plus tard eut lieu à Pignerol le premier bûché vaudois. Ainsi pourchassés, les Vaudois se dispersent dans toute l’Europe. Ils entrent en relations avec les Hussites. Ils se sentent moins isolés et reprennent leurs pérégrinations pour prêcher la parole. Néanmoins, les régions d’élection des Vaudois restent les hautes vallées du Piémont. Soulignons en effet d’abord le caractère très unitaire de ces régions alpines et indiquons aussi que l’installation des Vaudois coïncide avec la mise en culture de terrains jusqu’alors boisés. De plus, entre le Pô et la Durance (sur la route qui de l’Italie menait en Espagne à travers la Provence) le Montgenèvre était au centre des relations de l’Occident roman, dans lequel une langue commune fut l’expression

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d’une communion d’intérêts. Les vaudois vivaient de la sorte en marge de la société. Ce n’étaient pas des Révolutionnaires mais des Rebelles. Quant à la permanence ultérieure des Vaudois dans ces vallées, elle traduit vraisemblablement la résistance d’une société de montagnards, encore enfermés dans leurs traditions patriarcales, face à l’avidité des seigneurs féodaux. L’esprit de solidarité entre ces montagnards se concrétisa juridiquement en de solides privilèges, processus d’émancipation qui se confond avec l’adhésion au valdéisme. La séparation vaudois/catholiques correspond ainsi à la division entre la classe paysanne et celle des seigneurs. Le valdéisme disparaîtra peu à peu, surtout parce qu’il pêche par excès en remettant en cause les dogmes de l’église. Rome a donc choisi l’autorité et la centralisation du pouvoir ; le souverain pontife et le clergé ont pour tâche de veiller à l’unité de l’église : que la dépendance sacramentelle en soit le ciment et que l’obéissance en devienne la vertu. L’église se devait d’affermir son pouvoir, trop de fissures commençaient à s’ouvrir. La papauté ayant réaffirmé son autorité et redéfini ses prérogatives en matière de défense de l’orthodoxie, la conséquence directe en fut bien sûr l’accroissement du nombre des idées tenues pour hérétiques. Finalement, de part sa cathédrale et ses clercs, l’église est omniprésente dans les villes italiennes. De même, entre 1150 et 1350, alors que le pouvoir politique n’est pas toujours stable, l’église apparaît comme une permanence aux yeux des citadins. Face au développement économique sans frein, ces derniers ont tendance à se tourner vers cette valeur-refuge, au point de voir dans l’ascétisme le plus sûr chemin de la grâce. De fait, cette communauté citadine est sensible aux arguments des Contestataires, devenus hérétiques, qui soulignent la contradiction des clercs qui veulent en même temps être au dessus du monde des humains et posséder les biens de ce monde. Mais dans l’église même, on aspire à la rénovation. L’ermite Joachim de Flore (1135-1202) prétend révéler le sens des Ecritures à partir de l’Apocalypse. Il y aurait trois âges du monde : du Père, du Fils et, passé le millénaire, du Saint-Esprit. Il précise même que l’avènement

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de ce dernier se produira en 1260. L’église en sera renouvelée, et régneront l’empereur de la Paix et le pape angélique. Ferveur réformatrice aussi, mais musclée, du politique et du religieux chez le chanoine Arnauld de Brescia, brûlé en 1155 pour avoir excité de dangereux troubles à Brescia et à Rome pour donner au Peuple un gouvernement indépendant de la papauté, était un hérésiarque né vers 1100, influencé par l’école de logique de Pierre Abélard. Il souhaitait accroître l’influence des laïcs, cantonner le pape à son rôle religieux, et en conséquence lui supprimer son pouvoir temporel. Ému des désordres, des corruptions et des conflits produits par les richesses de l’église et par l’immixtion du clergé dans les affaires du siècle, visant la pauvreté apostolique, Arnaud prêchait une réforme morale, consistant en l’abandon complet par l’église de tous ses biens et de tous ses pouvoirs temporels. Il fut un agitateur religieux, plutôt qu’un hérétique proprement dit : l’opposition qu’il fit au clergé de son temps permet de le qualifier de patriarche des hérétiques politiques. Il est originaire de la ville de Brescia, en Italie. Il fait des études de clerc, et est nommé lecteur, un des 4 ordres mineurs sous l’ordre majeur du prêtre. Il part en France suivre l’enseignement d’Abélard. Il fait sienne la doctrine du logicien, préconise l’abandon par l’église de son pouvoir temporel et de ses biens, pour à nouveau se concentrer sur le message de l’évangile. Il revint dans sa patrie vers 1119 en tant que disciple particulièrement doué et zélé d’Abélard et reçut l’ordination sacerdotale. Il entra chez les chanoines réguliers et fut vraisemblablement le prévôt du monastère de San Pietro a Ripa. Il observait la règle et ses vœux de manière irréprochable. Ses adversaires les plus acharnés ne purent rien lui reprocher dans ce domaine, ce qui n’allait pas de soi à cette époque. De retour à Brescia, il agite l’église locale par ses théories. Il est condamné avec Abélard pour hérésie au concile de Sens en 1140, à l’initiative de Bernard de Clairvaux, qui recommande à Louis VII d’expulser le jeune théologien. Il s’enfuit alors à Zurich, où il exprime une fois encore ses sensibilités. Presque chaque siècle de l’histoire de l’église après Constantin a vu des tensions entre la papauté et la ville de Rome. Au Moyen Age la ville était sous le contrôle de familles nobles rivales, qui se retranchaient dans

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leurs châteaux urbains et exerçaient leur domination en partie par la terreur. Ces familles nobles avaient naturellement des représentants dans le clergé, jusqu’au collège des cardinaux, et exerçaient en permanence une influence malsaine sur les élections papales et les décisions des papes en charge. Il n’était donc pas rare au Moyen Age, que des papes doivent résider temporairement dans une autre ville italienne à cause d’une telle tension. En 1145, profitant de l’hospitalité du légat pontifical Guido en 1143/1144 pour revenir à Rome, il se joint à une Révolte urbaine qui chasse de Rome le pape et ses cardinaux, au milieu d’un mouvement singulièrement favorable à ses sentiments et vraisemblablement suscité par la propagation de ses idées. Il met en avant les anciens Romains et leur modèle d’organisation, ordonne la reconstruction du Capitole, la restauration du sénat et de l’ordre équestre. Le Peuple s’était enthousiasmé pour ses idées d’une séparation totale de l’autorité spirituelle avec l’autorité temporelle et voulait rétablir l’ancienne république romaine. Le pape devait vivre de dîmes et de dons volontaires et ne s’occuper que de questions spirituelles. Les Romains réussirent en 1143 à mettre sur pied un sénat particulier et à proclamer l’indépendance vis à vis de toute influence de la papauté. Les troubles qui s’en suivirent coûtèrent la vie au pape Lucius II. Eugène dut peu après son élection quitter la ville pour la même raison, pour passer presque tout son pontificat à l’extérieur. Divers facteurs ont joué : la Lutte pour une constitution républicaine dans nombre de villes d’Italie depuis le XIè siècle, l’idée d’une séparation des domaines de l’église et de l’état, apparue à la suite de la réforme grégorienne et en fin de compte les idées et les discours, comme les paroles Subversives d’Arnaud de Brescia. Il intensifie le mouvement, et le trop court pontificat de Célestin II ne parvient pas à calmer les troubles. Un peu avant la mort d’Innocent II (1143), les Romains s’étaient Révoltés contre lui et avaient constitué un sénat. Ils voulaient rétablir l’empire tel qu’il existait, alors que l’empereur et le sénat gouvernaient le monde. Ils invitèrent Conrad III à prendre le rôle des anciens empereurs, à ne plus permettre qu’il y eût de pape sans son consentement, ni que les prêtres s’occupassent de gérer les affaires temporelles. Le pape Lucius II, qui voulut combattre ce

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mouvement, fut tué, en menant ses troupes à l’assaut du Capitole (1145). Le Peuple somma son successeur, Eugène III, de se contenter du pouvoir spirituel, sans autres revenus que les dîmes et les oblations volontaires. Eugène III, qui n’était pas cardinal, ne fut élu pape unanimement que parce qu’aucun des cardinaux présents ne voulait accepter la direction de l’église dans une telle situation. Visiblement on cherchait quelqu’un qui n’était pas là et qui ne pouvait pas se défendre. Le pape quitta Rome, y revint, en sortit de nouveau, y revint encore, avec l’assistance du roi Roger et du parti modéré, mais finalement dut abandonner la ville, pour aller mourir à Tivoli (1153). Son successeur, Anastase IV, ne régna qu’une année. A l’avènement d’Adrien IV, les Romains lui demandèrent de reconnaître le régime nouvellement établi. Le pape exigea d’abord qu’on chassât Arnaud ; le sénat refusa. Un cardinal ayant été tué dans une Emeute, Rome, pour la première fois de son histoire, fut frappée d’interdit. Cette mesure terrifia le Peuple et le réduisit. Arnaud fut obligé de s’enfuir. Il trouva un refuge chez des barons de la Campanie; mais Frédéric Barberousse les contraignit de le livrer. Ramené à Rome, il fut mis à mort (1155), devant la porte del popolo, de grand matin, pour que le Peuple n’eût point connaissance de cette exécution. Les récits varient sur le mode de son supplice : suivant les uns, Arnaud aurait été crucifié; suivant les autres, brûlé vif, à petit feu; suivant d’autres, pendu, puis brûlé. Cette dernière version est la plus vraisemblable, à cause de la rapidité et de la clandestinité désirables. Toutes les traditions s’accordent à dire que son corps fut brûlé et les cendres jetées au Tibre, de peur que ses partisans ne recueillissent ses restes, comma les reliques d’un martyr. Son hérésie doit être considérée dans le contexte de l’époque, agitée par la réforme grégorienne, qui fait naître en réaction de nombreux mouvements « traditionalistes » voulant retrouver la pureté de l’église. L’ambiguïté du pouvoir temporel du pape, qui prend de plus en plus d’importance, va jusqu’à diviser l’empereur, dépositaire traditionnel du temporel, et la papauté qui veut devenir la seule institution dirigeante de la société. Dans ce contexte, la séparation des pouvoirs que prône Arnaud de Brescia n’a pas dû toujours être considéré comme hérétique par certains, dont l’empereur. Arnaud de Brescia lui offre d’ailleurs son soutien, se livre à une critique vigoureuse de l’église, de la curie, du

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pape. En réalité, c’est le rapprochement du pape et de l’empereur, tous deux confrontés à des problèmes intérieurs, qui condamne le religieux, qui apparaît alors comme un réformateur apostolique. L’empereur, qui a besoin du pape pour assurer la stabilité religieuse dans son empire, va lui offrir Arnaud de Brescia, et signer l’arrêt de la Révolte romaine qui s’était amplifiée par sa passivité intéressée. Sa figure, devenue légendaire, est alors vénérée par les hérétiques et les Révolutionnaires italiens. À partir du XVIIè siècle, on le considère selon sa confession soit comme un hérétique, soit comme un combattant de la Liberté. Les écrivains du XIXè siècle inspirés par sa tentative de « restauration antique », en feront, de façon romantique, un humaniste éclairé. La doctrine du Libre Esprit est à peu près contemporaine de la tradition joachimite, et elle a joué un rôle important dans les nombreuses manifestations qui se sont déroulées depuis le début du XIIè siècle jusqu’à l’époque de la Réforme du XVIè siècle. Issue du mysticisme laïc, formé à l’école de théologie de l’Université de Paris, elle adopte une pratique considérée comme amorale en plus de la défense de la communauté des biens. L’individualisme y était fortement cultivé, en même temps que le pragmatisme religieux venu de l’expérience mystique qui cherchait à se dispenser de l’enseignement doctrinaire des prêtres. On considère que cette doctrine est à l’origine de l’Anarchisme moderne. La Liberté qu’elle apportait semblait si dangereuse aux yeux de l’église, qu’une bulle papale fut éditée en 1312, décrétant que les partisans de cette tradition devaient être livrés à l’inquisition. L’Egalitarisme et le communisme ont été considérés comme les deux ferments philosophiques fondamentaux de la plupart des mouvements qui ont éclaté dans la civilisation occidentale, mais surtout dans les doctrines spirituelles, et ils sont également fort influents dans tous les mouvements qui ont contribué à la sécularisation et à l’essor des « religions politiques ». La théorie de l’état de Nature Egalitaire participe également à cet état d’esprit sous-tendu par une foi universelle en l’amour Fraternel entre humains Egaux partageant des biens communs et Libres des exploitations et des oppressions entre eux. Les précurseurs de la Réforme seront ainsi les Taborites, les

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Pickards, les Lollards, les Hussites, les Adamites et les Anabaptistes, parmi d’autres. Leurs manifestations se radicalisent dans le contexte des paysans sans terre et par l’adhésion des couches sociales les moins favorisées. Dans le même temps, le clergé constitué en caste a rompu et relâché les liens spirituels avec les fidèles. Les ordres mendiants permettront-ils de resserrer ces liens ? La venue de François d’Assise (1182-1226), qui prêche la pauvreté évangélique et fonde l’ordre des frères mineurs, ou franciscains, permet à l’église catholique de reprendre le contrôle de ces initiatives clairement Anarchistes. Dans cette société médiévale, fondée essentiellement sur des structures ecclésiastiques, le franciscanisme représente une rupture culturelle vis-à-vis de la culture officielle. La spiritualité franciscaine propose une nouvelle forme de culture pour répondre aux besoins de cette société profondément en crise. Le message de Saint François et la création des ordres mendiants, leur culture, tracent une voie nouvelle pour créer un lien entre le Peuple et la vie religieuse. L’église laisse faire : Saint François ajoute au précepte de pauvreté celui d’humilité. L’humilité suppose l’obéissance dans laquelle les frères mendiants trouvent la Liberté dont ils avaient besoin pour agir dans le monde. Idéal de pauvreté absolue et prédication étaient les deux aspects fondamentaux de ces ordres mendiants. L’un permettait une Liberté totale et l’autre une approche directe avec les masses. Mais voilà qu’à l’intérieur même de l’ordre, qui entre-temps a acquis une importance considérable, certains frères radicalisent encore leur exigence de pauvreté. Ils en font un absolu : selon eux, le Christ n’a jamais rien possédé en propre. On les appelle les « spirituels », parmi lesquels on trouve Pierre Dejean-Olieu ou Pierre de Jean Olivi (mort en 1298), Ange Clareno, Ubertin de Casale (vers 1259-1328). Ils trouvent un soutien en la personne de Célestin V, mais la démission de ce saint pape les abandonne aux tracasseries de Boniface VIII et de Jean XXII, pour qui la pauvreté n’a que peu d’attraits. Ajoutons à cela les multiples communautés plus ou moins issues de l’ordre franciscain, qu’on appelle fraticelli.

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L’Emancipation de la population, ou du moins d’une partie, celle des bourgeois Comme toujours, les premiers à se Révolter seront les paysans. De 1073 à 1075, une Révolte paysanne est écrasée en Saxe, après avoir détruit des citadelles et des châteaux. En France, Le Mans lance le mouvement communal pour plus d’Indépendance des Communes, mais surtout des bourgeois qui veulent commercer sans entraves financières. Comme principale cité du Maine, Le Mans fut le cadre de nombreuses Luttes au XIè siècle, entre le comte d’Anjou et les ducs de Normandie. Quand les Normands prirent le contrôle du Maine, Guillaume le Conquérant fut capable d’envahir avec succès l’Angleterre. Cependant, en 1069, les Citoyens se Révoltèrent et expulsèrent les Normands. En contrepartie du pouvoir donné au comte d’Anjou, ils négocièrent la première charte communale. Dès le début du Moyen Âge, l’autorité des évêques grandit. L’évêché de Beauvais est ainsi considéré comme un poste d’autant plus prestigieux qu’il bénéficie de revenus considérables. De plus, l’évêque cumule les pouvoirs religieux et politiques. La Commune, qui s’est créée très tôt dans cette ville prospère, acquiert progressivement des Droits pour promouvoir son industrie. Elle prend régulièrement le parti du roi contre l’évêque et s’appuie sur le textile pour asseoir sa puissance financière. Au XIè siècle, le renouveau des villes relance l’industrie drapière à Beauvais, Amiens, Abbeville ; le commerce enrichit les bourgeois et de nombreuses Communes obtiennent des chartes de franchise (SaintQuentin 1080, Beauvais 1099, Amiens 1113). A cette époque, le drap de Beauvais est exporté jusqu’en Orient. Les ateliers se multiplient. Ils travaillent toutes sortes de laine, y compris les plus fines importées de Londres. Les corporations s’enrichissent de corps de métiers de plus en plus diversifiés : teinturiers, finisseurs, tondeurs, apprêteurs…Un groupe de 80 familles régente les ouvriers. Quant aux maires, ils sont la plupart du temps issus du cercle étroit de ces négociants. La hiérarchie est stricte et les querelles sociales sont Collectif des 12 Singes

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désormais soumises à l’autorité du roi qui se charge, s’il le faut, de contraindre l’évêque. A la même époque, apparaissent les ordres mendiants dont les couvents s’élèvent à l’est de la ville, en plein quartier ouvrier. Au départ dépourvus de biens, ils s’enrichissent progressivement et jouent un rôle non négligeable dans la cité. En 1109 les bourgeois de Laon se Révoltent et tuent l’évêque de la ville. Les marchands et artisans se regroupent en associations et représentent une puissance grandissante face au système seigneurial : ils cherchent à jouir d’une plus grande Autonomie en rédigeant des chartes fixant les Droits et devoirs de chacun. Ces associations, appelées « Commune jurée » donnent naissance à ce que les historiens appelleront plus tard le « mouvement communal » qui a permis aux villes de se Libérer durant les XIè et XIIè siècles. Ces chartes s’obtiennent de plusieurs façons : * soit de plein gré suite à un accord avec le seigneur, * soit par l’achat : les habitants négocient dans ce cas avec leur seigneur, * soit par la violence comme au Mans (plus vieille Commune de France en 1069) ou encore à Laon en 1109 (son évêque et ses chevaliers sont massacrés par les habitants au nom de « Commune ! Commune ! »; ils subiront ensuite les représailles de la part du roi de France). C’est à la fin du Xè siècle que se manifeste le mouvement communal, conséquence de la renaissance des activités économiques urbaines et de l’afflux des ruraux vers les cités. Dans les villes soumises à des seigneurs laïques ou ecclésiastiques, les bourgeois se regroupent en association pour s’assurer une sorte d’oasis de Paix face aux luttes féodales qui pèsent sur les cités. Dans cette association appelée Communio, les membres sont liés par serment et Egaux entre eux. Au XIIè siècle, la Communio parvient à obtenir du seigneur ou du roi (Louis VII « le jeune » 1137-1180) des privilèges plus ou moins étendus et un statut particulier par un acte solennel appelé charte. Cette

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émancipation urbaine est favorisée par la royauté, car elle y voit un moyen de restreindre la féodalité. Selon l’importance des concessions obtenues, on distingue deux grands groupes de villes : les villes franches qui n’ont obtenu qu’une charte de simple franchise (ensemble de Droits et de privilèges concédés par un souverain à un bourg) et restent soumises à l’autorité seigneuriale et les villes de Commune qui jouissent de l’Indépendance politique et possèdent une véritable organisation municipale. Elles sont assez peu nombreuses, une quarantaine en France au début du XIIIè siècle. La Commune est administrée par un corps de ville ou municipalité. Celui-ci est composé d’échevins (magistrats chargés de la police et de la justice seigneuriale) élus ou plus souvent cooptés par l’assemblée de bourgeois, dirigé par un maire (du latin mayor) qui tentent d’administrer la ville de façon Autonome et de se protéger des ingérences extérieures tant politiques que militaires. La charte communale reconnaît l’existence de la municipalité et lui accorde une large Autonomie administrative, judiciaire et d’importants avantages commerciaux. Le prévôt, agent du roi chargé essentiellement de rendre justice et d’administrer le domaine est remplacé par le maire. Celui-ci est assisté de deux conseils : le conseil restreint des pairs et jurés et le grand conseil (c’est-à-dire l’assemblée de la Commune pour des circonstances exceptionnelles). Afin d’imposer leur puissance, les échevins font réaliser un sceau qui authentifie leurs Droits et Libertés accordés. Philippe-Auguste (1180-1223) favorise le mouvement communal pour la position stratégique que les villes occupent. Elles bénéficient également de Libertés communales de par leur situation très favorable au trafic commercial. En contrepartie, la Commune doit construire et entretenir les fortifications. Bien que dotée d’une charte communale, ces villes restent toutefois des seigneuries vassales qui doivent hommage au roi. Pour autant, le statut du roi est de plus en plus controversé. En 1251, la Croisade des Pastoureaux, croisade populaire initiée sans l’appui des puissants et même contre eux, veut purifier le pays (malheureusement

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en commettant également de nombreux pogroms contre les Juifs, déjà). Lors de la septième croisade, Louis IX de France (Saint Louis) prend Mansourah. Mais son armée, victime d’une épidémie de peste, s’y trouve prise au piège. Saint Louis est fait prisonnier avec deux de ses frères, en 1250. Cette nouvelle, quand elle parvient en Occident provoque incrédulité et révolte. Comment un roi très pieux a-t-il pu être abandonné de dieu ? La réponse vient de prédicateurs populaires, en particulier un certain Job, ou Jacob ou Jacques, moine hongrois de l’ordre de Cîteaux. Ce moine charismatique, nommé le « Maître de Hongrie », prétend avoir reçu de la Vierge Marie une lettre affirmant que les puissants, les riches et les orgueilleux ne pourront jamais reprendre Jérusalem, mais que seuls y parviendront les pauvres, les humbles, les bergers, dont il doit être le guide. L’orgueil de la chevalerie a déplu à dieu. L’appel solennel aurait eu lieu pour Pâques 1251. Des milliers de paysans et de bergers prennent la croix (à l’époque le terme Pastoureaux désignait les bergers), et marchent vers Paris, armés de haches, de couteaux et de bâtons. Ils sont 30 000 à Amiens, peut-être 50 000 à Paris, où Blanche de Castille les reçoit. Dans un premier temps elle donne son appui, mais le mouvement est trop dangereux sur le plan social et religieux pour être accepté par les puissants : il accuse abbés et prélats de cupidité et d’orgueil, et s’en prend même à la Chevalerie, accusée de mépriser les pauvres et de tirer profit de la croisade. Des conflits s’ensuivent avec le clergé dans plusieurs villes (Rouen, Orléans, Tours). À Bourges, les pastoureaux s’en prennent aussi aux juifs, et sont réprimés par les forces royales. Lorsque les villes ne veulent pas les nourrir, des pillages ont lieu en France, par exemple à Bordeaux, où Simon V de Montfort réprime les Pastoureaux. Le mouvement s’étend en Rhénanie et dans le nord de l’Italie. La répression est de plus en plus féroce et seuls quelques rescapés parviennent jusqu’à Marseille et s’embarquent pour Acre, où ils rejoignent les croisés. En 1307, l’Italie du Nord est secouée par le Soulèvement populaire et hérétique de Fra Dolcino, écrasé par une armée de croisés défendant les

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intérêts de la grande seigneurie foncière. Les Frères Apostoliques descendent en ligne droite de la crise du franciscanisme. Les Frères Apostoliques ont suivi leur initiateur Gérard Segarelli de Parme et devinrent célèbres grâce à Fra Dolcino. Les Frères Apostoliques en appelaient aux prophéties de Joachim de Flore avec la volonté d’imiter à la lettre la vie pauvre et simple des apôtres, d’où le nom d’Apostoliques. Parmi les doctrines professées par les Apostoliques prévalent le refus des miracles, l’invalidité des sacrements, l’opposition au sermon et au ius gladii (droit de vie et de mort sur des humains, serfs ou Libres), la Contestation des dîmes, le constat de la décadence de l’autorité de l’église et des papes. En 1300 est brûlé par l’Inquisition Gérard Segarelli. En 1260, il avait fondé une secte qui voulait vivre la vie apostolique et reprochait au pape d’être l’Antéchrist. Les franciscains lui sont très hostiles, et racontent à son sujet qu’il se serait fait langer et allaiter, comme un bébé, pour ressembler à l’enfant Jésus. Ils prétendent aussi qu’il se serait fait circoncire. Il aurait été très peu instruit, disant penitenzagite au lieu de penitentiam agite (« faites pénitence »). Quoiqu’il en soit, il draine beaucoup plus d’offrandes que les ordres mendiants. À sa mort, Fra Dolcino de Novare, beaucoup plus cultivé, prend sa suite. Plein de fougue, ce fils de prêtre dénonce la corruption de l’église par la richesse et la collusion avec le pouvoir politique et ce, depuis l’empereur Constantin et le pape Sylvestre au début du IVè siècle. Il attaque également les mendiants et annonce une apocalypse imminente. L’empereur Frédéric Barberousse (mort en 1190) est censé revenir, réincarné dans Frédéric III d’Aragon, « roi de Trinacrie » (Sicile), fils de Pierre d’Aragon. Protecteur des ordres mendiants, Frédéric est en guerre avec la papauté, qui le considère comme le nouvel Antéchrist. Il est censé détrôner l’usurpateur Boniface VIII, qui a chassé Célestin V, l’ami des franciscains spirituels. De fait, Boniface VIII meurt en 1303, peu après l’attentat d’Anagni, et Benoît XI, élu après lui, meurt en 1304 (le bruit court qu’il a été empoisonné). Clément V lance la croisade contre les partisans de Dolcino. Ceux-ci sont plusieurs milliers, réfugiés dans les montagnes au-dessus de Verceil, dans le Piémont.

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Fra Dolcino et ses partisans, en réaction aux attaques des troupes catholiques, n’hésitèrent pas, pour leur survie, à piller et à dévaster des villages, tuant ceux qui s’opposaient à eux et brûlant leurs maisons. Pour justifier les méfaits de ses partisans il citait volontiers Saint Paul (« Tout est pur pour les purs. Mais pour ceux qui sont souillés et qui n’ont pas la foi, rien n’est pur. Leur esprit même et leur conscience sont souillés ».) Malgré cela on le considère comme un orateur intelligent, érudit et charismatique, réformateur de l’église et un des fondateurs des idéaux de la Révolution française ainsi que de l’Anarchisme et du socialisme. Au nombre de ses idées on compte : le refus de la hiérarchie ecclésiastique et le retour aux idéaux originaux de pauvreté et d’humilité, le refus du système féodal, la Libération de toute contrainte et de tout assujettissement, l’organisation d’une société Egalitaire d’aide et de Respect mutuel, mettant en commun les biens et respectant l’Egalité des sexes. Les Dolicinistes sont finalement massacrés, alors que Dolcino et sa femme sont pris vivants. Fra Dolcino, nullement intimidé par les menaces de l’Inquisition, se jeta contre Clément V en l’accusant d’immoralité. Sa femme refuse sa propre grâce, elle sera mise à mort lentement sous les yeux de son mari. Celui-ci, réduit en lambeaux sous la torture en 1307, son corps fut brûlé au bûcher, l’année même où les Templiers de France sont arrêtés. C’est désormais un lien organique qui s’est tissé entre les spirituels franciscains et la pensée de Joachim de Flore. Un peu à la traîne, alors que la ville commence à se positionner comme centre névralgique du pays, en 1357 Paris se Soulève pour obtenir sa Commune. Paris était un port fluvial très actif géré par la communauté des marchands de l’eau. C’est donc leur emblème, une nef, que la ville a choisit de faire figurer sur son premier sceau puis dans ses armoiries. La première grosse guerre civile embrase le royaume de France au lendemain du désastre de Poitiers (19 septembre 1356), faisant suite à la déroute de la chevalerie française face aux Anglais lors de la bataille de

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Crécy-en-Ponthieu (26 août 1346), et accouche du premier roi « moderne », Charles V, qui assoit l’autorité du roi contre les princes locaux et dissout la féodalité pour affranchir le pouvoir des coteries (association entre certains groupes d’individus unis par un intérêt commun qui favorisent ceux qui font partie de leur compagnie et cabalent contre ceux qui n’en sont pas : en politique, la coterie est au parti ce que la secte est à la religion) et des jacqueries. Surtout, le déclassement de la France, provoqué par les défaites de la guerre de Cent ans, affaiblit un souverain dont on sait que les qualités chevaleresque l’emportent sur la finesse politique. La guerre entre la France et l’Angleterre n’a apporté que des désastres : sur tous les plans, choix du lieu et du moment, composition de l’armée, persévérante inadaptation à des formes nouvelles de combat, encadrement, la France a été battue et de sévère manière. En clair, le Peuple commence à se croire plus avisé que ceux auxquels il a confié jusqu’ici son destin : un auteur anonyme conseille même au roi de remplacer ces nobles, combattants incapables, par des hommes du Peuple, qui, eux, seraient de vaillants guerriers. En parallèle, la peste débarque le jour de la Toussaint 1347, décimant en trois ans une proportion d’individus largement supérieure à celle des victimes des deux guerres mondiales du XXè siècle, en particulier les « exposés » (médecins, notaires, meuniers, boulangers, bouchers), tandis qu’en réchappent souvent les « abrités » (forgerons, cochers, porteurs d’huile, bergers). Si la peste, qui ne s’était plus manifestée en Occident depuis sept siècles, a fait tant de ravages, c’est qu’elle attaquait une population que peinait à nourrir une agriculture aux rendements décroissants. Faiblesse des rémunérations qui excite l’antagonisme violent entre les « menus » et les « gros » ? Prélèvements excessifs des principautés et des royaumes qui multiplient impôts sur le capital et le revenu ? Toujours est-il que le système de production qui s’était épanoui tout au long du XIIIè siècle semble parvenir à la limite de ses possibilités. Ainsi, comme souvent, la guerre civile a été précédée par le cri de douleur des ventres creux, comme toujours jamais entendu par les repus (dans le Forez, entre 1277 et 1328, on compte une disette, une famine ou une période de cherté tous les deux ans). Aux faillites en chaîne des banques italiennes s’ajoute le déclin

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brutal des foires de Champagne ; à l’effondrement des prix agricoles font pendant la crise de la draperie et les troubles sociaux des villes de Flandre. Aux dévaluations successives qui, d’avril 1346 à août 1350, font perdre à la livre la moitié de sa valeur, s’ajoute l’ordonnance de Jean Bon (numéro II) qui, inspiré par le « modèle » anglo-saxon, décide d’assouplir le marché du travail pour mettre un terme à la flambée des salaires et des prix, de proclamer la liberté du travail et de l’embauche et de pourchasser les oisifs qui « ne veulent exposer leurs corps à faire aucunes besognes, en quoi ils puissent gagner leur vie », bref de traquer les faux chômeurs mais vrais profiteurs de la sueur d’autrui. Depuis l’an mil et la renaissance clunisienne la société médiévale a considérablement évolué. L’Europe a fortement progressé techniquement, artistiquement et démographiquement. Les villes se sont développées créant de nouvelles classes sociales centrées sur l’artisanat et le commerce. Autant une société agricole est adaptée à un système féodal et religieux où la noblesse protège les terres et rend justice, autant les artisans et commerçants ont besoin de liberté pour entreprendre. La multiplication des affaires à régler a rendu impossible leur traitement par les rois et la grande seigneurie seuls, ils ont alors délégué une partie de leur pouvoirs judiciaires à des parlements et autres cours de justice. En Angleterre, les revers de Jean sans Terre (considéré comme illégitime et usurpant le trône de son frère Richard Cœur de Lion) contre Philippe Auguste avaient conduits les barons anglais à lui imposer en 1215 la Magna Carta, la Grande Charte, qui instituait, entre autre, la liberté des villes et le contrôle de la fiscalité par le Parlement. En France, le début de la guerre de Cent Ans est catastrophique et le pouvoir royal très contesté à partir de la défaite de Crécy en 1346. À cette époque la noblesse justifie l’essence divine de son pouvoir par une conduite chevaleresque particulièrement sur le champ de bataille. Or, Crécy est un désastre contre une armée pourtant très inférieure numériquement et où Philippe VI prend la fuite, remettant en cause la légitimité divine des Valois. Jean le Bon cherchait de l’argent pour continuer la guerre contre l’Angleterre et c’est à ses villes qu’il pensait surtout s’adresser : en échange des services que la royauté attendait des bourgeois, elle ne

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manquerait point de leur accorder le bénéfice de son autorité (c’est en 1350 que les maîtres des corporations obtinrent les premières mesures législatives sur le travail salarié). Des Etats généraux incomplets votèrent un prélèvement sur le revenu qui fut très mal accueilli. Une victoire militaire l’eût peut-être justifié aux yeux des marchands ; ce fut à nouveau la défaite et la plus pitoyable qui soit. Les archers anglais avaient une fois de plus vaincu la féodalité française. La nombreuse armée de Jean le Bon succomba près de Poitiers en 1356, devant les 8.000 hommes du Prince Noir. Les Français en perdirent autant, la noblesse s’enfuit, laissant son roi prisonnier. Son fils le dauphin Charles, qui a pu quitter le champ de bataille, assure la régence et tente de négocier avec l’Angleterre pendant que les mercenaires démobilisés, rassemblés en grandes compagnies, pillent les campagnes. Pour éviter de tels débordements, le dauphin propose de créer une armée permanente de 30 000 hommes. Pour cela, il faut récupérer de l’argent en levant de nouveaux impôts qu’il demande en convoquant les états généraux, alors que les bourgeois de Paris se demandaient bien à quoi avaient servi leurs impôts et quel usage avait été fait de la dépense publique, sachant que les militaires étaient mal payés et le royaume mal gardé. Paris s’exaspère : le Peuple entier est derrière le prévôt des marchands (qui gérait les mesureurs de blé, les crieurs, les jaugeurs et les taverniers ; on devenait prévôt des marchands à titre de fief par don spécial du roi ; le prévôt des marchands percevait les droits à payer pour la livraison et la vérification des mesures. Sous l’ancien régime, la fonction se rapprochera de celle d’un maire) qui prend la tête du mouvement. Etienne Marcel, nommé prévôt des marchands en 1355, est issu d’une famille bourgeoise, enrichie dans la draperie. Il s’impose comme le leader du Tiers État lors des États Généraux de 1355 et 1356 en soulignant la nécessité d’un contrôle sur les subsides qu’on accordait au roi. La défaite de Poitiers montrait combien ses revendications étaient justes. Le fils aîné de Jean le Bon, Charles, régent du royaume pendant la captivité de son père, dut réunir sur-le-champ de nouveaux Etats généraux et consentir à leurs conditions. Les bourgeois de Paris s’y montraient en pleine possession du sentiment de leurs intérêts. Le

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Peuple des rues voyait dans leur Résistance la lutte contre la misère et chacun coiffait le chaperon bleu et rouge du vaillant prévôt. Les états désignèrent une commission d’enquête, en attendant la constitution de ce conseil de surveillance qu’Etienne Marcel voulait instituer près du trône, composé de vingt-huit députés, dont douze bourgeois. En bref, les états entendent mettre l’administration sous contrôle et le prévôt des marchands, à l’égal des chefs qui dominent alors les grandes villes du Nord, espère devenir le champion de la bourgeoisie et des métiers parisiens pour, à l’instar des beffrois, faire de son Hôtel de Ville, la maison de la Liberté. Car ils tiennent à leur fortune récente. Depuis 1350, les procédés de Philippe le Bel sont devenus la règle fiscale et le marc d’argent a changé trente-neuf fois de valeur. Leur première revendication est donc une monnaie fixe. On discute partout sur les autres conditions que la prévôté veut faire triompher : les nobles ne doivent plus être dispensés de l’impôt, le droit de réquisition des seigneurs doit être aboli, les fourrages et les chevaux mis à l’abri du pillage. En échange de ces mesures les villes fourniront un homme d’arme par cent foyers. Marcel voulait donner à Paris une Constitution Communale, sa Grande Ordonnance de mars 1357 limitant le pouvoir du roi. Le régent consent à tout, signe la Grande Ordonnance de 1357, mais montre aussitôt qu’il n’a point l’intention de l’appliquer. Marcel, profitant de l’absence du dauphin qui a convoqué les états hors de la capitale, reste à Paris pour organiser la résistance. Il songe dès lors à opposer à la branche régnante des Valois une autre branche de la maison de France et trouve en la personne du roi de Navarre, Charles le Mauvais (trois fois écarté du trône alors qu’il était l’aîné de la descendance de Philippe le Bel), un prétendant prêt à tout. Au début de l’an 1358, Etienne Marcel provoque des réunions, y impose ses vues, convaincant les bourgeois : il rêve pour sa ville d’une Autonomie analogue à celle des villes flamandes ou italiennes de l’époque (Bruges, Florence,...). Il créé même une milice. Sous prétexte de défense contre les éventuelles attaques des Anglais ou des Allemands, il renforce la fortification de Paris. Ce conflit entre la bourgeoisie et la royauté faisait les affaires de Charles le Mauvais, roi de Navarre, qui entra sans tarder en négociations

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avec la capitale. Il se montra digne de son passé en trahissant tour à tour les bourgeois, les Anglais et le roi. De ses infamies, on a tenté de rendre responsable Etienne Marcel qui poursuivait cependant les suites logiques de son action. Âgé de 43 ans, il pensait avoir le dessus sur le jeune dauphin qui avait tout juste vingt ans. Cependant ce dernier s’oppose aux actions d’Etienne Marcel. Le 13 janvier 1358, les états s’assemblent de nouveau, mais comme presque aucun noble et très peu de gens d’église s’y rendent, les députés ne réussissent pas à trouver un accord. Étienne Marcel, constatant l’échec de l’instauration d’une monarchie contrôlée par voie législative, essaye de la faire proclamer par la force. Celui-ci, agacé, pousse le Peuple parisien à se Révolter. Etienne Marcel se dirige vers le Louvre pour affronter Charles V. Ainsi le 22 février 1358, Paris se réveille sous les cris d’une Emeute réunissant trois mille personnes. Cette colère est renforcée lorsque les parisiens apprennent que Jean II le Bon a signé un traité accordant la moitié du territoire Français aux Anglais. Pour arracher au régent le respect de son ordonnance, le Peuple envahit la résidence de Charles et là, sous ses yeux, on abattit deux de ses conseillers qu’on tenait pour responsables de ses variations. Etienne Marcel le sauva sans doute en le couvrant du chaperon aux couleurs de la capitale. Charles, mesurant la portée future d’un tel geste, décida de quitter son hôtel Saint-Pol et s’enfuit à Compiègne. Le dauphin Charles parvient à s’enfuir de la capitale et convoque les états généraux à Compiègne où il rallie à sa cause la province pour isoler Paris. C’est la guerre ouverte entre la Démocratie parisienne et la royauté soutenue par les provinces. Alors, tandis que l’ennemi occupait la France, Charles le dauphin investit Paris. Les trahisons de Charles le Mauvais y poursuivaient leur besogne et la tentative des bourgeois manquant encore d’homogénéité commençait à se désagréger. La Lutte avait pris des proportions qui en effrayaient la plupart et le Soulèvement populaire terrifiait les amis mêmes d’Etienne Marcel. Le dauphin Charles quitte la capitale. S’alliant avec la Picardie, l’Artois et la Champagne, il fait un blocus autour de Paris. La bourgeoisie rejoint le parti royaliste. Cependant un allié inespéré venait de surgir : à leur tour, les

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campagnes se Soulevaient. A Laon, à Soissons, dans toute la région parisienne, les paysans se dressaient contre l’autorité. Leur fureur avait les mêmes origines, plus tragiques, car pour leur extorquer de l’argent on allait jusqu’à leur brûler les pieds. A la fin du Moyen Âge des Révoltes de paysans se produisent régulièrement. Les mercenaires de la Guerre de Cent ans razziaient les villages, les nobles de France les affamaient. Depuis l’épidémie de peste qui a ravagé l’Occident dix ans plus tôt, ils sont en situation de mieux faire valoir leurs Droits car les seigneurs sont partout en quête de maind’œuvre pour remettre en culture les terres abandonnées. La Grande Jacquerie survient peu après que les chevaliers français aient été écrasés par les Anglais à Poitiers ; le roi est prisonnier à Londres tandis que Paris est sous la coupe d’Étienne Marcel, le prévôt des marchands. Les Révoltés figurent parmi les paysans aisés de l’une des régions les plus riches d’Europe. Les paysans ne supportent pas que les nobles, qui ont lâchement fui devant les Anglais, fassent maintenant pression sur eux pour leur extorquer de nouvelles taxes. Mais surtout, si les gens de la campagne ont pris les armes contre les nobles, c’est qu’ils voyaient les maux et les oppressions qui leur étaient portés de toute part et qu’ils n’étaient pas protégés par leurs nobles, mais qu’au contraire ceux-ci, se conduisant comme des ennemis, les opprimaient encore plus gravement encore. Pour ces Révoltés, dieu a assigné des fonctions précises aux trois ordres de la société : il y a ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent (pour nourrir ces deux classes parasites). Si ceux qui combattent sont incapables d’assurer leur mission, c’est l’ordre même de la société qui est mis en cause ! Ici, la guerre civile est une réponse au désordre dont l’élite est responsable : depuis les défaites, bourgeois et jacques ont le sentiment qu’ils auraient fait aussi bien que ces chevaliers soi-disant experts en armes. Ils se Soulevèrent, démolissant les châteaux, reprenant ce qui leur appartenait. Le pouvoir des seigneurs est remis en cause. Le 21 mai 1358, cent paysans du Beauvaisis s’attaquent aux châteaux de leur région, brûlant les demeures. Leur Révolte s’étend très vite à la paysannerie du bassin parisien. Durant six semaines, ils se battirent en désespérés autour de Guillaume Carle. C’est la plus grande des « Jacqueries » qui ont ensanglanté les campagnes françaises au Moyen

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Age. Sur leurs étendards était écrit « dignité ». En son nom, ils combattaient quiconque se voulait maître des personnes, des champs, des bois et des cours d’eau, gouvernait par l’arbitraire, imposait l’ordre de l’empire, réduisait les communautés à la misère. De cette union subite des paysans et des bourgeois, pouvait en mai 1358 dépendre le sort de Paris. L’Insurrection s’étendit à la Champagne, à la Brie et à la région d’Amiens. Des chefs populaires surgirent partout, retranchèrent les paysans dans des lieux forts, munis de palissades et de fossés, où l’on avait déjà résisté aux Anglais. L’alliance avec Etienne Marcel parut réussir lorsque les Jacques s’emparèrent du château d’Ermenonville. La forteresse du Marché à Meaux est assiégée par les Révoltés qui ont rallié à leur cause le maire et les bourgeois de la ville. Les bourgeois de Meaux entraient dans la ligue qui faisait en somme l’union du monde du travail pour des revendications immédiates ; toutes les idées politiques d’Etienne Marcel : faire cesser le gaspillage des deniers arrachés au pays et contrôler les responsables de cette gabegie. C’était pour les maîtres la défense de leurs premiers droits acquis. Combien plus émouvant l’espoir immense que le Peuple mettait en eux, croyant par son sacrifice contribuer à la fin des souffrances du temps. Sans doute, il y avait eu déjà bien des Emeutes populaires et les campagnes gardaient le souvenir de ces pastoureaux qu’on avait impitoyablement châtiés. Cette fois les Jacques font un essai de discipline et se sentent, dans leur Lutte, Solidaires des bourgeois de Paris. Pour une classe qui monte, c’est déjà vaincre que de se battre. Si Etienne Marcel fut si représentatif de l’essor de la bourgeoisie au XIVè siècle, c’est qu’il ne craint pas cette bataille où le régent a voulu l’amener. Mais les temps ne sont pas révolus. La bourgeoisie française peut alors fournir des personnalités audacieuses, mais elle n’est pas encore en état d’accomplir un acte Collectif. Le sol se dérobe sous Etienne Marcel. Autour de lui, le conflit parait trop vaste et la propagande de Charles le Mauvais produit son effet. L’histoire des classes sociales a toujours commencé par celle de leurs défaites. C’est après avoir été d’abord écrasés que les esclaves se sont libérés. C’est par ses échecs que la bourgeoisie a appris à s’organiser. Sa Liberté n’est pas encore inscrite dans les nécessités économiques :

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l’ambition d’Etienne Marcel échouera. Le comte de Foix, Gaston Fébus, et le captal de Buch, Jean de Grailly, mettent fin aux exactions des Révoltés et incendient la ville de Meaux. Les nobles écrasent les Jacques à Clermont-sur-Oise le 10 juin 1358. Charles le Mauvais qui revendique la Champagne, ne peut tolérer les revendications paysannes. Il opère un nouveau changement d’alliance et écrase les Jacques à Mello le 10 juin 1358. Les chefs des Révoltés sont impitoyablement torturés et exécutés. Paris était livré à lui-même. Tandis que la répression la plus sanglante s’abattait sur les paysans coupables de s’être armés contre leurs seigneurs, la capitale grondait de frayeurs et de rivalités. Ne se sentant plus assez forts, les bourgeois reculaient. De son côté, Étienne Marcel se déconsidère par ses alliances avec les paysans en Révolte du Beauvaisis et le roi de Navarre Charles II le Mauvais. Marcel, n’espérant plus rien des campagnes, met son dernier espoir dans le cupide roi de Navarre. Le 14 juin, celui-ci est proclamé capitaine de Paris; mais les bandes qu’il commande et qui viennent d’exterminer les Jacques sont redoutées des Parisiens qui refusent d’admettre dans leurs murs de pareils bandits. La population exprime son désagrément. Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, Etienne Marcel s’apprêtant à ouvrir les portes de la ville à Charles le Mauvais, est exécuté par Jean Maillard (un échevin fidèle à la royauté). Le 2 août, le dauphin Charles rentre, dans le triomphe, à Paris. La cour s’employa à calomnier la mémoire d’Etienne Marcel pour rendre infâme la cause qu’il avait défendue, celle des Libertés bourgeoises. De cette ébauche de Révolution politique, il resta chez tous des souvenirs très vifs. Quelques années plus tard, devenu roi sous le nom de Charles V le Sage, se rappelant si bien la peur qu’il eut en février 1358, il n’aura rien de plus pressé que de faire édifier la Bastille afin de tenir en respect les turbulents Parisiens et surveiller sa capitale. De tous ces malheurs qui auraient pu entraîner Révolution et séditions, la monarchie et l’état vont paradoxalement sortir renforcés. Cette Bastille sera pendant quatre siècles le témoin des progrès de ces bourgeois qu’elle a pour mission primitive de maintenir dans

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l’ordre ; l’ordre féodal, auquel la bourgeoisie triomphante substituera l’ordre bourgeois : la Bastille de Charles le Sage, bâtie au lendemain d’une Emeute vaincue, sera détruite par une Révolution victorieuse. Après la Grande Peste, au cours de la seconde moitié du XIVè siècle, des évènements de Révoltes paysannes et bourgeoises similaires chamboulèrent grandement l’Europe politique : les classes les plus opprimées Luttèrent pour des conditions plus justes. En dépit du drame des Jacqueries, les Révoltes paysannes se renouvelleront les années suivantes, notamment en Angleterre, en 1381, avec Wat Tyler, et en Hongrie. Ces événements furent vus par l’église et les classes dominantes comme un phénomène de retour à l’ordre naturel de dieu (contre lequel, à l’inverse de toute logique croyante – mais l’attrait du pouvoir est à ce prix –, ils se devaient de lutter). En 1378, le Tumulte des Ciompi ébranle Florence la florissante, l’une des capitales de la laine tout autant que le symbole des valeurs émergentes de la Renaissance. À la fin du XIIIè siècle, le parti guelfe (faction qui soutenait la papauté par opposition aux tenants de l’empire, les Gibelins) se divise en deux factions : les blancs et les noirs. À l’origine de cette division est encore une querelle de clans, celle qui oppose les Vieri dei Cerchi (blancs) aux Donati (noirs). Cette division est également sociale, les Cerchi étant proches du Peuple et les Donati de l’élite florentine. Ces derniers entendent s’opposer aux Ordonnances de Justice émises par Giano della Bella. En 1300, sur la Place de la Sainte Trinité à Florence, éclate une bataille qui marquera un clivage définitif entre les deux partis. Les Guelfes noirs, très proches de Boniface VIII vont prévaloir sur les blancs incapables de se défendre convenablement, et Charles de Valois, venu de France en appui du pape, investira Florence sans rencontrer aucune résistance. Dès janvier 1302, on commence à exiler les blancs, dont Dante Alighieri. Les Ciompi étaient la couche sociale la plus pauvre des travailleurs de l’industrie textile dans la Florence de la Renaissance. Ces miséreux, qui n’avaient pas de guilde (assemblée de personnes pratiquant une

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activité commune, dotée de règles et privilèges précis) pour les représenter, nourrirent du ressentiment à l’égard du pouvoir en place dont la puissance reposait sur leur travail, l’art de la laine (l’établissement de la manufacture textile étant le secteur économique de la prospérité de Florence). La Florence du XIVè siècle, dirigée par des grands banquiers, des marchands internationaux et des manufacturiers du textile, est déjà une préfiguration de la société capitaliste moderne. La lumière crue du Tumulte dévoile alors une ville double, ou plutôt deux villes en une : celle de l’honneur et du gain, où les pauvres sont des « pauvres honteux », non pas des Révoltés ; et celle des quartiers séparés par l’exclusion, où l’on a faim sans espoir. Totalement exclus, les Ciompi n’ont même pas le droit d’appartenir à leur corporation, l’« Art de la laine ». Celle-ci leur impose ses règles mais leur refuse tout droit politique. En 1378, ils lancèrent la Révolte des Ciompi, une brève Insurrection de la classe populaire laissée pour compte, le populo minuto (les « menus », les travailleurs pauvres), ce qui resta un souvenir traumatisant pour les membres des guildes les plus puissantes (et grâce auquel on peut expliquer le soutien apporté aux Médicis longtemps plus tard, représentants la stabilisation de l’ordre florentin). Ces sont des tensions entre grassi (gras, les possédants) qui déclenchèrent le Soulèvement. En juin 1378, une tentative d’instrumentalisation des miséreux par une faction de l’élite citadine met le feu aux poudres. Lassée par une guerre contre le pape qui s’éternise depuis trois longues années, la population gronde. Pour mettre fin à la monopolisation du gouvernement par les « gras » (le popolo grasso), qui font partie des Arts les plus prestigieux (comme celui de la laine), les Ciompi ont compris qu’il ne leur reste plus que l’épreuve de force. Des membres des classes populaires, appelées à prendre part au mouvement de la fin du mois de juin de 1378, prirent plus d’importance à partir de juillet. Ils veulent des consuls pour eux et ne veulent plus avoir affaire ni avec les marchands lainiers, ni avec leur officier, ils veulent enfin avoir part au gouvernement de la cité. Les conjurés planifient l’Insurrection

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en élisant un comité de douze représentants chargés de coordonner l’action des différents quartiers. Moins d’un mois après les premières Emeutes, le mardi 20 juillet vers 9 heures du matin, les cloches de plusieurs églises donnent le signal. Les Insurgés gagnent rapidement la place de la seigneurie, et mettent le feu à tous les bâtiments occupés par ceux qu’ils exècrent : les palais des prieurs (ceux qui gouvernent la ville) et de l’Art de la Laine, les maisons du gonfalonier de justice (le chef du gouvernement), de certains lainiers et des plus riches familles florentines. Les prieurs flageolent, ils se barricadent dans leur palais, où ils amassent des provisions. Pendant ce temps, les Insurgés ont élu trente-deux « syndics », qui obtiennent le soutien des Arts (sauf celui de la laine), dans l’église San Barnaba. Le lendemain matin, ce sont ainsi plus de dix mille Révoltés qui lèvent le camp et s’en vont saccager et brûler à nouveau des palais. Le popolo minuto triomphe et soumet aux prieurs affolés une pétition rédigée pendant la nuit : l’Art de la laine doit être purement et simplement supprimé, ainsi que les peines pour non-paiement de dettes ; le popolo minuto et ses représentants doivent être reconnus officiellement, obtenir une part des sièges au sein des instances de gouvernement et avoir les mêmes Droits que les autres Arts ; le système des impôts, injuste, doit également être réformé. Au palais, c’est la panique : les prieurs vont de-ci delà, ne sachant pas quoi faire. Ils se regardent l’un l’autre. Certains pleurent, d’autres se tordent les mains, d’autres se frappent le visage. Ils sont totalement désorientés. Au-dehors monte une rumeur : la foule cri qu’elle veut le départ des prieurs ; autrement, la ville serait livrée aux flammes. Le jeudi 22 au matin, la foule envahit le palais des prieurs, et l’un des trente-deux syndics, Michele di Lando (un peigneur), est élu gonfalonier de justice par acclamation. Les maîtres s’enfuirent à la campagne et de là, ils mirent le siège à la ville. La Révolte porta brièvement au pouvoir un niveau de Démocratie sans précédent européen au XIVè siècle. Les Révolutionnaires de la république florentine furent soutenus par les membres radicaux des arti minori, les guildes traditionnellement sans pouvoir. Ils étendirent les privilèges de la guilde aux Ciompi, et pour la première fois, un gouvernement européen représenta toutes les classes de la société, bien que brièvement.

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Mis à part la pendaison et le dépeçage, sur la place de la seigneurie, du chef de la police, réputé pour son zèle répressif, les Insurgés restent très disciplinés durant toute la Révolte. Les Emeutiers incendient les maisons des riches afin qu’on ne dise pas qu’ils volaient. Lorsque deux gibets sont dressés sur la place, c’est un acte des Emeutiers eux-mêmes pour dissuader les pillards, et non une décision de Michele di Lando pour mettre fin à l’Insurrection. Pour la première fois, les Ciompi ont l’impression de pouvoir plastronner : ils disposent enfin d’une corporation, d’une milice propre, d’une bannière reconnue (symbole d’existence politique) et de représentants politiques. Mais le nouveau gouvernement ne parvient pas à faire appliquer ses décrets, et la majorité des revendications de juillet restent lettre morte, tandis que de nombreux ateliers et boutiques ne sont toujours pas rouverts au début du mois d’août. Les conflits d’intérêts entre guildes mineures et les Ciompi devinrent évidents. La colère gronde à nouveau : les Ciompi les plus déterminés se réunissent secrètement et établissent un nouveau programme, exigeant l’épuration de la nouvelle équipe dirigeante et la suspension du paiement de la dette publique. Mais, cette fois-ci, les membres des Arts mineurs (des travailleurs qualifiés pour la plupart) ne les suivent pas, et préfèrent faire bloc avec les « gras » pour préparer la réaction : grandes et petites guildes s’unirent pour rétablir l’ordre antérieur, dans une contre-révolution au sein de laquelle le chevalier Salverstro de Medici joua un rôle essentiel de répression. Accusés de vouloir donner le pouvoir à un tyran démagogue, les Ciompi, rassemblés le 31 août sur la place de la seigneurie, font l’objet d’une véritable chasse à l’homme lancée par Michele di Lando aux cris de : « Mort à ceux qui veulent un seigneur ! ». Les bouchers et les taverniers sont les premiers à se jeter sur eux. Bilan : une vingtaine de morts, et la fin du régime des Ciompi. Un couvre-feu est imposé à la tombée de la nuit, tout rassemblement de plus de dix personnes interdit et les portes de la ville sont fermées. Les meneurs sont condamnés ou exilés, et, une à une, les conquêtes des Ciompi sont abolies par les « gras » revenus au pouvoir. En réaction à cet épisode Révolutionnaire, la toute nouvelle guilde des Ciompi fut abolie et pendant quatre ans, la

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domination des guildes les plus puissantes fut rétablie. En 1382, tout est fini. Les chroniqueurs peuvent commencer à effacer cette Révolte de la mémoire Collective, ou à la présenter comme une explosion de violence irrationnelle vouée à l’échec. Un brasier éteint, un autre préparait la relève. En 1381 des paysans se Révoltent en Grande Bretagne, pendant la guerre de Cent Ans, et plusieurs dizaines de milliers de paysans revendiquant la fin du servage prennent Londres. Richard II est le fils du Prince Noir, Édouard, celui-là même qui vainquit les Français à Poitiers mais mourut avant d’avoir pu régner. C’est ainsi qu’il a succédé en 1377 à son grand-père, Édouard III, le vainqueur de Crécy. Lorsque Richard II monte sur le trône, la situation du royaume est critique. Sous l’effet des contre-offensives victorieuses de Du Guesclin, l’Angleterre a perdu la plupart des provinces qu’elle avait conquises en France pendant la première période de la guerre de Cent Ans. Or le Royaume d’Angleterre dépend du sel de Bretagne et de Poitou (pour conserver la viande), des vins de Guyenne (qui est plus salubre que l’eau) et des Flandres auxquels il vend de la laine. La Paix n’étant pas signée malgré la trêve, le commerce transmanche est fortement perturbé. Cela fait beaucoup de revenus en moins pour la noblesse. Or l’Angleterre est devenu du fait de sa forte production de laine un pays fortement artisanal et commerçant. Les villes ont obtenu en 1215 la Grande Charte qui leur concède la Liberté et le contrôle de la fiscalité via le parlement du fait du discrédit jeté sur la couronne par les défaites de Jean sans Terre face à Philippe Auguste. Alliés commerciaux des tisserands Flamands, les Anglais avaient soutenu la Révolte des villes Flamandes dirigée par Jacob Van Artevelde. Ce dernier avait ainsi contrôlé les Flandres de 1338 à 1345. Mais le parti loyaliste reprend le contrôle de cette région en 1345. Les rois d’Angleterre ont alors fait venir des tisserands fuyant les Flandres pour ne plus être dépendants du contrôle de cette région par la France. Il existe donc de nombreux tisserands itinérants confrontés à un pays en crise économique et donc particulièrement mécontents de leur sort.

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La grande peste de 1358 et 1359 à fait chuter la population rurale. Dès lors les paysans produisent moins de denrées alimentaires et les prix augmentent. Depuis le milieu du XIVè siècle, la situation du paysan anglais a sérieusement empiré. C’est lui qui a la lourde charge de payer la guerre du roi en France. Le Statut des Travailleurs de 1351, empêchant une hausse des salaires, a augmenté le mécontentement. Redevenant une force économique dans la société, ils peuvent donc prétendre à un rôle social plus important. Ils reçoivent donc très favorablement les idées Egalitaristes de John Wycliffe. Il envoie à partir de 1380 ses disciples, appelés les pauvres prêcheurs, dans les campagnes pour qu’ils fassent connaître ses thèses religieuses Egalitaristes. Le mouvement Lollard attira dans ses rangs des universitaires, des artisans, des marchands et même quelques Lords comme Lord Montacute et Lord Salisbury. Ces prêcheurs trouvent une large audience et on accuse Wyclif de semer le désordre social. Cependant, il ne s’engage pas directement dans la Révolte avortée des paysans en 1381, mais il est certain que ses doctrines influencèrent ceux-ci. En se conformant aux Écritures, Wyclif pense que les chrétiens sont en mesure de prendre en main leurs vies sans l’aide du pape et des prélats (dignité ecclésiastique catholique conférée par le pape, le plus souvent honorifique mais pouvant comporter une juridiction territoriale ou personnelle – évêché, abbaye, etc), donc ni des nobles non plus. De manière inverse, la demande en biens manufacturés s’est fortement décru suivant la démographie. Les temps sont durs pour les artisans et commerçants et particulièrement pour les tisserands itinérants flamands. L’augmentation des impôts par capitation (dont la noblesse et le clergé sont exemptés) en 1380 aggrave le mécontentement général. Les nobles anglais revenus au pays et nécessitant des finances pour entretenir leur train de vie et leur armée extorquent des impôts à leurs paysans et laissent piller le pays par leurs soudards (ils ont pris l’habitude de payer leur armée par des chevauchées qui sont de vastes opérations de pillage à travers les campagnes françaises). Cette habitude va attiser un profond ressentiment à l’encontre de la noblesse déjà discréditée par ses défaites à répétition en France. Les routes n’étant plus sécurisées (ce qui est pourtant le rôle de la noblesse) le commerce

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est fortement perturbé et la colère monte aussi en ville. Le nouveau roi n’a que dix ans à son avènement et doit laisser la régence à son oncle, Jean de Gand, un baron avide et détesté du Peuple, qui va lever de nouvelles taxes pour pallier l’appauvrissement de la noblesse. Ce sera l’origine de violentes secousses sociales et politiques. On peut noter qu’au même moment, de l’autre côté de la Manche, le jeune roi de France Charles VI se trouve aussi placé sous la détestable tutelle de ses oncles avec les mêmes conséquences sociales. En 1380, le Parlement décide la levée d’une nouvelle poll tax et l’envoi de commissaires royaux dans les campagnes pour éviter les fraudes. C’en est trop pour les paysans, ils prennent les armes contre les nobles pour mettre fin à la gabelle et aux impôts, autant qu’à l’oppression seigneuriale. Au début de 1381, la Révolte éclate en Essex et se répand vite dans le Kent, le Sussex, le Norfolk. Partout, les nobles fuient, les châteaux brûlent. L’un des meneurs, le prédicateur John Ball, prêche l’Egalité entre les humains. Poète Révolutionnaire ô combien en avance sur son temps, John Ball, écrivit en particulier ce verset séditieux : « Quand Adam bêchait et Eve filait, Qui était le gentilhomme? », « De quel droit ceux qui s’appellent seigneurs, dominent-ils sur nous? A quel titre ontils mérité cette position? Pourquoi nous traitent-ils comme des serfs? Puisque nous descendons des mêmes parents, Adam et Ève, comment peuvent-ils prouver qu’ils valent mieux que nous, si ce n’est qu’en exploitant nos labeurs, ils peuvent satisfaire leur luxe orgueilleux ? ». Arrêté en mai par les gardes de l’archevêque de Cantorbéry, Simon de Sudbury, il annonce : « Il y aura 20,000 hommes qui vont me libérer. » Un soldat du Kent dénommé Wat Tyler prend la tête des paysans. Après la guerre française, Wat Tyler était retourné travailler sur sa terre dans le Kent. Un percepteur royal se présente chez lui et tente de se payer en essayant de violer sa fille, une adolescente de 15 ans. Encouragé par ses voisins, Tyler assassine à coups de marteau l’agresseur de sa fille. Les paysans du Kent, qui connaissent sa valeur,

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l’élisent chef des Rebelles. Celui-ci, qui ne peut plus revenir en arrière, accepte. Leur première direction est Cantorbéry où ils Libèrent John Ball. Puis ils décident de marcher sur Londres. Sur leur chemin, ils ouvrent les prisons et décapitent les juges qui tombent entre leurs mains. Le 10 juin, lorsqu’ils arrivent aux portes de la capitale, ils sont près de 100 000 Insurgés qui exigent de parler au roi. Wat Tyler ne veut pas renverser le gouvernement mais exige des réformes. C’est pourquoi il veut négocier avec le roi. C’est pourquoi aussi il impose une discipline à ses hommes en interdisant les pillages et en punissant de mort les fautifs. Mais le jeune roi joue d’astuce. Les tisserands moins aptes au combat que les paysans dont beaucoup avaient servis dans l’armée d’Édouard III ne purent opposer une force cohérente. Le 11 juin leur Révolte, conduite par Geoffrey Litster, échoue. Les paysans voyant les négociations capoter donnent l’assaut à la ville de Londres, le 12 juin. Les jours suivant les Rebelles sont rejoint par des citadins (en particuliers les artisans et commerçants) qui leur ouvrent les portes et les aident à planifier des attaques sur les cibles politiques dans Londres. Ils incendient le Palais de Savoie, où résidait le régent Jean de Gand (et oncle de Richard II). Il incendie aussi le Treasurer’s Highbury Manor, ouvrent les prisons et détruisent les registres administratifs. Le roi se retranche dans la Tour de Londres et l’assaut est donné le 14 Juin. Lors de la prise de la Tour, l’archevêque de Cantebury est tué mais le roi s’échappe de justesse. Cette fois, il accepte des négociations avec les paysans. Alors beaucoup d’entre eux croyant leur cause gagnée et rentrent chez eux. Néanmoins, suite à l’appel de John Ball, de Wat Tyler et de Jack Straw leurs forces restent importantes. Richard II rencontre Wat Tyler dans la prairie de Mile End le 14 juin 1381. Le capitaine des Insurgés exige l’abolition du servage, de la poll tax et du privilège de la chasse et de la pêche de la noblesse. Le roi veut gagner du temps car il sait que Robert Knolles est en train de lever une armée non loin de là. Il s’engage tout à la fois à affranchir les derniers serfs du royaume et accorder des hausses de salaires aux manouvriers, promet en sus une amnistie aux Insurgés et fixe rendez-vous au lendemain pour finaliser les détails de l’entente. Le lendemain cependant, des Insurgés reprennent les pillages. Les

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représentants du roi demandent un nouveau rendez-vous à Wat Tyler pour s’en expliquer. Richard II s’est entouré de provocateurs qui s’amusent à insulter le chef des Insurgés. Celui-ci sort son épée. Prenant prétexte de vouloir défendre son roi, le Lord-Maire de Londres, William Walmorth, lui porte un coup d’épée qui le renverse. Il est aussitôt achevé par un écuyer. Richard, qui a belle prestance, parvient à calmer les Insurgés présents. Il leur fait croire que Tyler est un traître qui a voulu l’assassiner et que lui, le roi, est leur véritable chef. Il leur promet qu’il respectera sa promesse et leur demande de se disperser. Ce sera leur faute. Robert Knolles les attend à la sortie de Londres. Ils sont écrasés. Ceux qui ne sont pas tués s’éparpillent dans toutes les régions. Les représailles suivent. Des milliers de paysans sont exécutés. John Ball, capturé dans une ancienne abbaye, est pendu et écartelé. Ce n’est que le 30 août qu’un ordre royal suspend les représailles. La Révolte va dès lors tourner court. Une dizaine de jours plus tard, l’ordre seigneurial est rétabli. Par la suite, il ne fut plus question avant longtemps d’abolir le servage ni la poll tax. Comme si les Révoltes sociales ne suffisaient pas, l’establishment anglais doit aussi supporter la Contestation religieuse. Celle-ci vient d’un vénérable docteur en théologie d’Oxford, John Wyclif. En 1376, Wyclif expose la doctrine de l’ « autorité fondée sur la grâce », selon laquelle toute autorité est accordée directement par la grâce de dieu et perd sa valeur lorsque son détenteur est coupable de péché mortel. La pensée de Wyclif représente une rupture complète avec l’église, dans la mesure où il affirme qu’il existe une relation directe entre l’humanité et dieu, sans l’intermédiaire des prêtres. Pour lui, la véritable église est l’église invisible des chrétiens en état de grâce : Wyclif met en cause le principe de l’autorité de la hiérarchie dans l’église et préconise la désignation du pape par tirage au sort. Il s’interroge aussi sur le sacrement de la pénitence et la pratique des indulgences. Il laisse clairement entendre que l’église d’Angleterre est pécheresse et coupable de corruption. Ses thèses religieuses Egalitaristes trouvent une large audience et on accuse Wyclif de semer le désordre social.

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John Wyclif finit ses jours en paix en 1384 grâce à des protecteurs haut placés. Mais ses idées qui ont un parfum d’hérésie sont condamnées à titre posthume en 1415 au concile de Constance. La condamnation vient trop tard ! L’entourage tchèque de la reine Anne de Bohême, première épouse du roi Richard II, a déjà véhiculé ces idées à Prague où elles ont inspiré un autre prédicateur de talent, Jan Hus. Celui-ci, moins chanceux que Wyclif, est brûlé vif à Constance. Mais un siècle plus tard, l’Allemand Martin Luther marche sur ses traces avec davantage de succès. Ses prédications provoquent en effet une scission durable dans l’église catholique. Les débuts du Protestantisme, autant religieux que social En 1419, un peuple Révolté va s’organiser militairement pour tenir tête 17 ans durant aux armées européennes coalisées : c’est la Révolution hussite. La Bohème du XIVè siècle, à peu près la République Tchèque d’aujourd’hui, est devenue très riche en un laps de temps relativement court grâce aux mines d’argent. En particulier celles de Kuttenberg, ouvertes en 1237, donnaient un résultat annuel de 100 000 Mark, un Mark équivaut à une demi livre d’argent. Essentiellement ce sont le roi et l’église catholique qui en ont profité, et le pape par des contributions de l’église. Les membres des corporations des villes minières devenaient également très riches et se sont installé à Prague, laissant travailler d’autres à leur compte. Prague s’est ainsi littéralement doré et c’est ici que fut fondée en 1348 la première université de l’empire allemand (attention : il ne faut pas confondre, l’empire allemand comprenait alors aussi la Suisse, l’Italie du Nord, les Pays-Bas, la Belgique, l’Autriche etc. ; les nations, telles que nous les connaissons aujourd’hui n’existaient pas encore). Sur la base des fortunes dégagées des mines d’argent se développaient le commerce et la production des biens d’utilisation courante, mais aussi des produits de luxe. Dans un état féodal, ce développement devait forcément engendrer des conflits entre marchands et artisans d’un côté et la noblesse privilégiée de l’autre, entre les paysans qui voulaient s’affranchir du servage et des propriétaires fonciers, puis entre les nobles et le Peuple

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face à l’église catholique qui les exploitait tous. Toutes les contradictions s’aggravèrent suite à une inflation rapide dont bénéficiaient surtout les riches bourgeois des villes, tandis que les paysans et les nobles sans grande fortune en faisaient les frais. Ces contradictions sont en partie masquées par un conflit national. Les rois Ottokar II et Charles I avaient appelé beaucoup de paysans, d’artisans, d’artistes et de mineurs allemands. A Kuttenberg, Deutschbrod et Iglau il n’y avait pratiquement que des Allemands. L’université de Prague et les hauts rangs de l’église étaient entre leurs mains. Pour les Tchèques, ils apparaissaient soit comme des exploiteurs, soit comme des concurrents. Inversement, les Allemands avaient un fort intérêt à conserver le statu quo. Les choses commencent à bouger sous l’influence des thèses de John Wyclif, que Jérôme de Prague, né vers 1365, avait apporté d’Angleterre vers 1400. Mais c’est surtout Jan Hus (1369-1415, né en Bohême méridionale, étudiant pauvre à l’université de Prague, il est ordonné prêtre en 1400 puis devient confesseur de la reine de Bohême et doyen de la faculté de théologie de Prague), qui exprimait le mécontentement des Tchèques en s’appuyant justement sur les théories de John Wyclif. La réaction de l’église ne se fit pas attendre : elle condamna 45 enseignements de Wyclif comme hérésie. Mais la dispute continuait et finalement le roi Vaclav fut obligé d’intervenir. Il décréta en 1409 que les tchèques auraient désormais trois voies et les allemands qu’une seule (avant c’était l’inverse). Là-dessus la plupart des professeurs et des étudiants quittent Prague pour s’installer à Leipzig. Par le départ des allemands, la position de Hus était renforcée, et sa lutte contre l’église catholique plus sévère. Lorsque en 1412 le pape fût à court d’argent il décida de lancer la vente des indulgences (une sorte d’emprunt céleste sur des péchés futurs commis dans ce monde-bas, autrement dit des bout de papier sans aucune valeur) c’était le déclenchement de violents heurts entre Hussites tchèques et catholiques allemands à Prague. A nouveau le roi Vaclav était contraint d’intervenir : il expulsa de Prague Hus, mais aussi quatre théologiens catholiques. En 1414 se réunit à Constance un concile qui avait deux objectifs : élire un nouveau pape (car il y en avait trois) et débattre du

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problème de l’hérésie tchèque. Il y avait le risque d’une dissociation du royaume de Bohème, de l’église catholique et de l’empire allemand. L’empereur Sigismund, frère de Vaclav et éventuellement son héritier, devait à juste titre se faire quelques soucis. Il obtint que Hus fût convoqué à Constance, sous la garantie d’un sauf-conduit. Hus accepta ; confiant de la justesse de sa doctrine, à savoir : la nécessité d’une vie modeste de quelque représentant de l’église que ce soit et la mise en cause de la légalité de quelque seigneur que ce soit qui commet un péché mortel. Le pape Jean XXIII, qui craint sa destitution, quitte le concile dans l’espoir que celui-ci ne pourra pas continuer. Or, le concile constate d’abord qu’il s’est réuni en règle, puis qu’il détient son pouvoir de dieu. Ainsi il place son autorité au-dessus du pape. Après avoir destitué les trois papes, les représentants des différents pays (on vote par pays), les évêques et l’empereur Sigismund débattent de la réforme de l’église. Leur intérêt principal est de diminuer le pouvoir papal ainsi que les versements à Rome et de renforcer le contrôle des autorités nationales. En même temps ils veulent limiter la réforme, car les effets des thèses de Wyclif en Angleterre (les Lollards) sont connus. Hus est invité à présenter sa doctrine au début du concile quand le pouvoir des anciens papes, en particulier de Jean XXIII, n’est pas encore brisé. Malgré un sauf-conduit, délivré par Sigismund, il est arrêté et mis au cachot pour le forcer à révoquer ses théories considérées comme hérésie. En vain. Son procès commence en même temps que le règlement de compte avec Jean XXIII. Bien que Hus se défend bien (il demande une réfutation de ses thèses par la bible), le concile n’entend pas céder un pas ni à droite (les trois papes) ni à gauche. Il déclare les 45 thèses de Wyclif comme hérétique. Puis il tente de prouver que Hus reprend ces thèses hérétiques dans son livre « De Ecclesia ». En conclusion Hus est déclaré hérétique et expulsé de l’église catholique (on lui coupe les cheveux) et livré à l’autorité civile. La peine habituelle pour hérésie étant le bûcher, Hus est brûlé le même jour, le 6 juillet 1415. Aussi soucieux de justice sociale que de morale religieuse, il était en même temps un patriote et un réformateur de la langue littéraire

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tchèque. En avril 1415 Jérôme de Prague va à Constance pour venir en aide à Hus. Voyant le sort de Hus, qui était déjà emprisonné, il prend la fuite. Malgré un sauf-conduit offert par le concile, il ne vient pas. Il est arrêté en Bavière et ramené à Constance. Sous la torture il abjure en septembre 1415, mais il n’est pas relâché pour autant. On lui fait finalement le procès le 23 mai 1416 où il défend les thèses de Wyclif et de Hus. Déclaré hérétique il meurt le 30 mai 1416 sur le bûcher. Mais au lieu d’éteindre le mouvement hussite on l’avait rallumé. Les artisans et les ouvriers de Bohême, devinrent alors Rebelles au pape, au roi et à l’empereur après que le bûcher eut consumé Jean Hus. De plus en plus souvent il y eut des Révoltes un peu partout en Bohème. Le mouvement hussite assuma un caractère Révolutionnaire dès que la nouvelle de la mort de Hus le 6 juillet 1415 atteignit Prague. Les chevaliers et nobles de Bohême, qui était en faveur de la réforme de l’église envoyèrent au concile de Constance le 2 septembre 1415 une protestation condamnant l’exécution de Jan Hus avec les mots les plus durs. L’attitude de l’empereur Sigismond, qui envoya des lettres de menaces en Bohême déclarant qu’il noierait bientôt tous les Wycliffites et Hussites, rendit furieux le Peuple. Les troubles éclatèrent dans diverses parts de Bohême. Le mouvement qui était en train de prendre forme fut appelé d’après son symbole, le calice, les Calixtins. Le calice était devenu le privilège des prêtres, le pain pour les autres. Les Calixtins voulaient la Liberté de choisir entre cette nouvelle forme et l’ancienne (calice et pain pour tout le monde). Bref, un symbole comme un autre, qui a surtout servi à reconnaître les amis et à se regrouper. On peut nettement distinguer deux partis dans le mouvement Révolutionnaire : d’un côté les modérés, les Utraquistes (utra, Egal, car ils voulaient l’équivalence des deux formes de communion), de l’autre, l’aile radical, les Taborites (d’après la ville de Tabor qu’ils venaient de fonder). Ces radicaux hussites prônent la communauté des biens, l’Egalité absolue et le sacerdoce universel. Les partisans des Calixtins étaient essentiellement les nobles qui avaient récupéré les terres de l’église et qui étaient donc très fortement

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liés au mouvement hussite, puis les riches bourgeois qui s’étaient également enrichis au dépens de l’église et qui allaient plus tard s’enrichir du butin de la guerre. A l’opposé, les paysans et les artisans, qui ne voulaient pas simplement échanger un seigneur par un autre mais la Liberté entière. Ils étaient fermement partisans des Taborites, et par conséquent les Taborites représentaient la grande majorité et de loin. « En ces temps il y aura sur terre ni roi ni seigneur ; ni sujet, et tous les redevances et impôts seront abolis, aucun n’obligera un autre à faire quelque chose car tous seront Egaux, frères et sœurs. Comme il n’y pas de ‘à moi’ ni ‘à toi’, puisque tout est à tous en commun, ainsi il en sera partout et celui qui aura une propriété particulière commettra un péché mortel ». Les gens en Moravie quittèrent les centres urbains, se réapproprièrent les terres, mirent tout en commun. Les Taborites et Waldensiens formeront les plus radicaux. Les nouvelles de ces communautés se repartiront à travers l’Europe ; des pèlerins viennent de partout. Certains resteront. Les tisserands radicaux de Flandre, appeler les Pikarti, rejetteront l’exploitation et la répression du travail déshumanisant, comme la fabrication de draps. Ils seront aussi appeler des Adamites, en référence à l’état de nature d’Adam. Ils mettront en œuvre des campagnes importantes de redistribution et d’Egalitarisation. La supériorité militaire et technique d’une armée de volontaires élisant leurs chefs, Jan Zizka puis Prokop le Chauve, dans le cadre d’une idéologie Egalitariste voire communiste, est le précédent immédiat du protestantisme européen, l’exemple que tous les chefs protestants ont médité, la crainte que nourrissent toutes les chancelleries et évêchés depuis ce temps. Contrairement à son frère Vaclav qui toléra voire soutint le mouvement hussite, Sigismond entreprit de le briser. Le roi Vaclav essayait de naviguer entre les fronts jusqu’à ce que son frère Sigismund le menace d’une invasion pour rétablir l’ordre. Mais lorsque Vaclav rappelle finalement les théologiens catholiques qu’il avait expulsé auparavant, c’est la Révolte à Prague. Le 30 juillet 1419 la ville s’est Insurgée sous la direction d’un personnage remarquable : Jan Zizka (1360-1424). C’est à cette occasion qu’il y eut la première

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défenestration : on jeta 7 membres du conseil de la ville de Prague par la fenêtre pour les faire tomber sur des piques placées au bon endroit. Lorsque Vaclav apprit la nouvelle il mourut sur le coup. Désormais la Bohème était une république. Les nobles, qui étaient favorable aux Hussites mais néanmoins supportaient la régente, promirent à Sigismund d’agir comme médiateurs Les Utraquistes de Prague tentèrent en secret des pourparlers avec l’empereur, mais en vain à cause de l’attitude dure de Sigismund. Le pape Martin V va même plus loin lorsqu’il appelle toute la chrétienté à la croisade contre les Hussites. Cette première croisade, qui eut lieu en 1420 se termine par une défaite des troupes catholiques, battues par l’armée paysanne de Zizka. D’autres « croisades » suivaient, à chaque fois plus désastreuses pour l’empire. Si la guerre au début eut lieu en Bohème, elle est maintenant portée en Silésie, en Prusse Orientale et jusqu’à Gdansk à la mer Baltique, puis en Hesse et en Autriche. Jan Zizka meurt en 1424, mais son successeur, André Prokop (13801434), également un Taborite, continue la Lutte. La quatrième « croisade » en 1427 se termine prématurément à Mies, à l’entente des cris de guerre des Hussites, de même que la cinquième en 1431 à Taus. Il n’y avait plus personne qui osait affronter les Hussites. Le caractère fondamentalement démocratique des hussites et la suite ininterrompue de leurs victoires rendaient les princes des pays environnants nerveux car ils craignaient la contagion de ces idées à leurs sujets. Dans cette situation, l’empereur ne voyait plus qu’une seule issue : diviser les Hussites. C’est pourquoi il entama des pourparlers pour monter les Utraquistes contre les Taborites, c’est à dire les nobles et les riches bourgeois contre les paysans et les artisans. L’empereur et le pape leur garantissaient « généreusement » le butin, les terres et la fortune de l’église. La noblesse tchèque n’avait que très peu participé à la guerre, parce qu’elle avait, déjà au début de la Lutte, récupéré le butin principal. De même les bourgeois des villes, qui eux avaient certes profité de la guerre, mais cherchaient maintenant une jouissance tranquille de leurs richesses. Si cela pouvait être garanti par l’empereur et le pape luimême, alors c’était parfait. Ils n’en demandaient pas plus. En 1433 on se mit d’accord et la noblesse commença aussitôt à recruter une armée

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pour combattre les Taborites. La bataille eut lieu le 30 Mai 1434 à Lipan : 25 000 mercenaires de l’armée de la noblesse se battaient contre 18 000 Taborites. La bataille fut très longue car les deux camps disposaient de forces comparables. Les nobles ont tout de même remporté la victoire mais seulement à cause de la trahison de la cavalerie taborite, qui quittait le champ de bataille. Sur les 18 000 Taborites, 13 000 ont été tués. Le pouvoir des Taborites était brisé, mais pas anéanti. La Révolution hussite de 1415 offre à la doctrine vaudoise une première occasion de développement et d’approfondissement. Un siècle plus tard, Luther soulève à son tour le problème de la réforme intérieure de l’église. Le monde vaudois n’hésite pas alors à accorder sa pleine adhésion à la Lutte que mène Luther. Quand le pouvoir ne fait plus de quartier, même face à ceux qui veulent l’aider à se régénérer, pour le bien commun La Révolte (8 mai-12 juillet 1450) de Jack Cade échoue en Angleterre. John Cade (dit Jack) Soulève le Kent contre Henri VI d’Angleterre, en se faisant passer pour un membre de la famille royale. Il est tué neuf jours après s’être emparé de Londres. Shakespeare écrivit une pièce de théâtre nommée Henry VI. Un des personnages, appelé Dick le boucher, déclara dans un dialogue avec Jack Cade, le chef de la Rébellion lancée contre le roi : « Commençons par tuer tous les gens de loi ». Jack y commande une armée pour s’emparer du trône et abolir le parlement. Il rétorque « ma bouche sera le parlement d’Angleterre ». Il convient avec Dick le boucher qu’il faut tuer tous les avocats afin de supplanter le roi régnant et d’abolir les lois en vigueur. La guerre sans fin avec la France (la guerre de Cent ans) avait épuisé les finances anglaises (autant que les françaises) et laissait les caisses royales constamment en besoin de recouvrement de créances. En résulta une lourde taxation, mais ajouté à ce fardeau d’impôts, il y avait aussi la gourmandise des officiers royaux, qui s’enrichissaient aux dépens de

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l’administration du système fiscal. La majorité des participants était des paysans et des petits propriétaires terriens du Kent, qui objectaient contre le travail forcé (corvée), les tribunaux corrompus, la saisie des terres par les nobles, la perte de terres royales en France, et les lourdes taxes. Menée par Cade, un ancien soldat, une foule se rassembla dans le Kent, défit une force gouvernementale envoyée pour les disperser et entra dans Londres. Alors que les citadins étaient plutôt favorables à la Cause, les Londoniens se retournèrent contre eux à cause du comportement violent de certains des hommes de Cade. La plupart des Insurgés acceptèrent le pardon de la part du roi et retournèrent à leur maison. Cade lui-même fut également pardonné, mais fut tué plus tard par le sheriff du Kent. Il ne s’agissait pas d’une Rébellion de paysans (comme en 1381), les meneurs étant des hommes de propriété qui objectaient contre le climat politique du temps (même des hommes d’église rejoignirent les Rebelles). Même si ils appelaient à des changements sociaux, notamment le statut des travailleurs, qui rendait les paysans sujets au travail forcé, les demandes sociales n’étaient pas la base des revendications. Au lieu de ça, la plupart des petits nobles voulait la fin de ce gouvernement faible. Ils n’appelaient pas au bouleversement des rapports sociaux, mais au changement de certains conseillers, au retour à des terres royales qui furent concédées à d’autres, et à l’approbation des méthodes de taxation. Les troupes gouvernementales furent envoyées pour disperser les protestataires du Kent. Les hommes de Cade marchèrent sur Londres, où ils furent bien accueillis par les londoniens, bien d’accord avec nombre des buts de Cade. Dans le cadre d’une trêve, Cade présente une liste de ses demandes aux fonctionnaires royaux. Les fonctionnaires ont assuré Cade que les demandes seraient satisfaites, il leur remit une liste de ses hommes de sorte que chacun ait pu recevoir un pardon royal. La plupart des gens acceptèrent la promesse de pardon et s’éclipsèrent. Mais ni le roi ni le gouvernement n’accordèrent aucune demande des Rebelles, et ne semblèrent non plus disposé à le faire

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prochainement. Henri VI exigea l’arrestation de Cade, qui fuit Londres. Il fut arrêté par le nouveau sheriff du Kent, blessé mortellement et mourut lors de son retour à Londres. Son corps fut pendu, peinturluré, écartelé, et sa tête placé sur un poteau sur le pont de Londres. Les prémices à la remise en cause partielle voire totale des systèmes étatiques européens (pour la plupart des monarchies de « droit divin ») apparurent suite au schisme de l’église anglicane. Cette dernière, opposée au pape de Rome sur son autorité dans le royaume anglo-saxon (ah ces insulaires !), fit scission et fut excommuniée (bienvenue au club, avec l’orthodoxie d’Orient-Byzance, l’arianisme et autres sectes primitives Egalitaires comme au temps de Jésus) du groupement d’intérêts économiques qu’était l’église chrétienne de Rome (catholicisme, protestantisme, et une multitude de courants issus d’expériences monastiques). Depuis que John Wyclif avait dénoncé la décadence du pouvoir spirituel, nombreuses étaient les critiques qui circulaient sur l’église, et plus encore sur le pape. Par ailleurs, dans ce pays aussi l’humanisme entretenait l’idée d’une réforme fondée sur la bible. Lorsqu’Henri VIII crut que son mariage avec Catherine d’ Aragon ne produisait pas de fils parce qu’elle avait été mariée d’abord à son frère, il essaya de divorcer. Le pape refusant, il en résulta une séparation de l’église d’Angleterre de celle de Rome, événement à l’origine de l’anglicanisme (catholicisme non-romain mais pas protestant). A partir de ce moment-là, les Anglais développèrent leur propre vision de la société de ce temps-là, en ce monde-là, et firent tout pour se démarquer de leur « partenaires » continentaux (comme tout bon insulaire se « doit »). Ils attaquèrent le régime théocratique de Rome pour sa corruption, ainsi que pour le dévoiement, pour servir des intérêts particuliers, des enseignements de Jésus et de la bible. C’est à cette époque que Thomas More écrivit des épigrammes en latin contre la tyrannie et l’abus de pouvoir, notamment celui de l’église. Il entra au Parlement anglais en 1504, puis sur l’intervention du roi Henri VIII, il fut nommé shérif adjoint de Londres en 1510. Il voyagea à

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Paris et en Flandres en 1515 et 1516. Il écrivit pendant son voyage, Utopia, qu’il fera paraître la même année. S’opposant au régime des Tudor, il y décrit un monde « parfait » et imaginaire. Il en tire une morale : « La tâche de l’homme politique est de tirer d’affaire au moins quelques individus ». Il reprit sa place en politique en 1517, nommé maître du Conseil privé et maître des requêtes par le roi, puis chancelier d’Angleterre (1529). Il chercha à préserver l’unité de l’église et la Paix, mais il ne put faire face au monstrueux déficit de l’Angleterre. Refusant de prêter serment de fidélité au roi, pour le suivre dans le schisme, il fut emprisonné dans la Tour de Londres puis fut décapité le 6 juillet 1535 (il fut béatifié en 1886, et canonisé – donc reconnu comme saint par l’église – en 1935). Par la suite, avec l’aide des Espagnols, Marie Tudor tenta de restaurer la religion catholique de sa mère (dont son père avait divorcé, créant le schisme), et beaucoup de protestants et anglicans furent mis à mort (d’où son surnom de Bloody Mary, Marie la sanguinaire). Les paysans en ont vraiment assez, il faut que cela cesse En 1514, Le Pauvre Konrad, des paysans de Suède se Rebellèrent contre les taxes sur le vin, la viande et le pain. A cinq mille ils menacèrent de conquérir Schorndorf, dans la vallée de Rems. Le duc Ulderic leur promit d’abolir les nouvelles taxes et d’écouter les doléances de paysans, mais il voulait seulement gagner du temps. La Révolte s’étendit à toute la Suède. Les paysans envoyèrent des délégués à la diète de Stockholm, qui accepta leurs propositions, ordonnant qu’Ulderic fût flanqué d’un conseil de chevaliers, bourgeois et paysans et que les biens des monastères fussent expropriés et donnés à la Communauté. Ulderic convoqua une autre diète à Tübingen, fit appel aux autres princes et rassembla une grande armée. Il lui en coûta toutes les peines du monde pour réduire la vallée de Rems : il assiégea et affama le Pauvre Konrad sur le mont Koppel, pilla les villages, arrêta seize mille paysans, seize eurent la tête coupée, les autres, il les condamna à payer de fortes amendes. La même année, les paysans de Hongrie, rassemblés pour la croisade Collectif des 12 Singes

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contre le Turc, décidèrent plutôt de mener la guerre aux seigneurs. Soixante mille hommes en armes, guidés par le commandant Dozsa, portèrent l’Insurrection dans tout le pays. L’armée des nobles les encercla à Czanad, où était une république des Egaux. Il fallut deux mois de siège. Dozsa fut placé sur un trône en fer chauffé à blanc, couronné d’une couronne de fer et avec un sceptre en main chauffés également à blanc ; six de ses compagnons, ses lieutenants contraints d’en manger la chair pour avoir la vie sauve, affamés volontairement le dévorèrent. Des milliers de paysans furent empalés ou pendus. De 1524 à 1526, la Révolte des Rustauds ébranle le saint empire romain germanique. La Révolte des Rustauds (en allemand : Deutscher Bauernkrieg, guerre des Paysans allemands) désigne une jacquerie qui enflamma le saint empire romain germanique entre 1524 et 1526 dans de larges parties de l’Allemagne du sud, de la Suisse et de l’Alsace. On l’appelle aussi, en allemand, le Soulèvement de l’humain ordinaire. L’Allemagne, en pleine croissance, connaît à la fois une crise de croissance et la conscience d’une crise. Le monde médiéval, avec ses deux têtes, le pape et l’empereur, s’est effondré, bien que la puissance pontificale reste une des forces de l’Europe. Pour autant, les clercs sont si dépravés que l’on compare leur chef, le pape, à l’antéchrist. Cette Révolte a eu des causes religieuses, liées à la réforme protestante, et sociales dans la continuité des Insurrections qui enflammaient régulièrement le saint-empire comme celles menées par Joß Fritz (il a du mal à supporter l’ordre régnant et en particulier la misère paysanne ; il s’inscrit dans la tradition du Bundschuh, nom sous lequel on regroupe des Révoltes de paysans et de citadins – à cause de la chaussure lacée qui leur servait de symbole par opposition aux bottes à éperons des nobles – qui eurent lieu tous les dix ans depuis 1493). La Révolte des paysans est soutenue par les anabaptistes de Münster. Le mouvement né près de Schaffhouse (Bade) lorsque des paysans refusent à leurs seigneurs une corvée jugée abusive. Ils obtiennent le soutien de Balthazar Hubmaier, curé de Waldshut converti à la Réforme et signent un traité d’assistance mutuelle (15 août 1524) conciliant les objectifs sociaux et religieux. La Révolte se développe durant l’hiver en Souabe,

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en Franconie, en Alsace et dans les Alpes autrichiennes. Ceux du Brodequin (grosse chaussure montante de marche ; la torture des brodequins fut utilisée en France jusqu’en 1780 pour soutirer des aveux : les blessures étaient souvent si sévères que les os éclataient), salariés et paysans d’Alsace qui, en 1493, conspirèrent pour exécuter les usuriers et effacer les dettes, exproprier les richesses des monastères, réduire les appointements des prêtres, abolir la confession, substituer au tribunal impérial des juges de village élus par le Peuple. Le jour de la Sainte Pâque, ils attaquèrent la forteresse de Schlettsadt, mais ils furent défaits et beaucoup d’entre eux pendus ou mutilés et exposés à la risée des gens. Mais certains d’entre eux poursuivirent leur marche et portèrent le Brodequin dans toute l’Allemagne. Après des années de répression et de réorganisation, en 1513, le Brodequin arriva à Fribourg. La marche ne s’arrêta pas, et le Brodequin n’a jamais cessé de frapper le sol. Les paysans prennent des châteaux et des villes (Ulm, Erfurt, Saverne). On estime généralement qu’environ 300 000 paysans se Révoltèrent, et que 100 000 furent tués. Les paysans mêlent les revendications religieuses (élection des prêtres par le Peuple, limitation du taux des dîmes), sociales et économiques (suppression du servage, Liberté de pêche et de chasse, augmentation de la surface des terres communales, suppression de la peine de mort). Ces revendications sont exprimées dans le manifeste des douze articles du maître cordier Sébastien Lotzer de Memmingen : il dénonce les dîmes détournées de leur objet, le passage de la rente foncière au faire-valoir direct et réclame des réformes, sans remettre en cause le système seigneurial (douze articles). Les paysans assurent l’essentiel du maintien du système féodal. Maisons princières, noblesses, fonctionnaires, bourgeois, et clergé vivent de la force de travail des paysans. Le nombre des bénéficiaires ne cesse d’augmenter, de même que les taxes, impôts et contributions : grande dîme, petite dîme sur les revenus et bénéfices, loyers, douanes, intérêts, successions, corvées. Les problèmes économiques, les mauvaises récoltes, et la pression des seigneurs terriens, réduisent de plus en plus de paysans à la

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dépendance, puis à un quasi servage, provoquant autant de problèmes de fermage, et de corvée. Le vieux droit oral est librement interprété par les propriétaires terriens, ou ignoré. On exproprie des Communes établies depuis des siècles, on réduit ou abolit des droits communautaires de pâture, d’abattage de bois, de pêche, de chasse. La haute noblesse ne s’intéresse aux changements des conditions de vie des paysans que lorsque, nécessairement, cela concerne, et menace, ses avantages et privilèges. La basse noblesse, en déclin, et en perte de prestige, mène ses propres Mutineries. De nombreux petits nobles tâchent de survivre en chevaliers pillards, ce qui accentue le fardeau des paysans. Le clergé s’oppose à tout changement. Le catholicisme, dans ce contexte, est un pilier du système féodal. Les organismes religieux sont eux-mêmes organisés en général de manière féodale. Aucun monastère n’existerait sans des villages inféodés, dépendants, soumis. Les recettes de l’église viennent principalement des dons et offrandes, de la vente d’indulgences, de la dîme. La dîme est également une source importante de revenus pour la noblesse. Les seules tentatives de réforme, qui visent à abolir les structures féodales, viennent de la bourgeoisie dynamique des villes, mais restent discrètes, en raison de sa dépendance à l’égard de la noblesse et du clergé. L’église connaît de considérables dysfonctionnements. Beaucoup de religieux, surnommés péjorativement curetons (Pfaffen), mènent une vraie vie de débauche, en tirant profit tant des taxes et héritages de la population riche que des taxes et dons des pauvres. À Rome, l’accès aux charges et dignités passe par le népotisme, le clientélisme, et la corruption. Les papes se conduisent en chefs de guerre, en maîtres d’œuvre, et en mécènes des beaux arts. Cette situation essuie les critiques de Hans Böhm, Girolamo Savonarola, puis de Luther. Lorsque le jeune berger allemand Hans Böhm, à la tête d’un autre mouvement Révolutionnaire hanté par l’imminence du millénium Egalitaire, commença à prêcher son évangile d’Egalité Fraternelle et de communauté des biens en 1476, ce fut un exode épidémique. Trente-

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quatre mille personnes répondirent à l’appel d’Hans le joueur de flûte. Les compagnons ouvriers quittaient à la hâte leurs ateliers, les filles de ferme accouraient tenant encore en mains leurs faucilles, et plus de trente mille hommes se trouvaient en quelques heures rassemblés dans un désert où ils n’avaient pas de quoi manger. La Madone de Niklashausen apparut à Hans et lui dit : « Plus jamais de rois ni de princes. Plus jamais de papauté ni de clergé. Plus jamais de taxes ni de dîmes. Les champs, les forêts et les cours d’eau seront à tous. Tous seront frères et personne ne possèdera plus son prochain ». Le jour de la Sainte Marguerite, ils arrivèrent un cierge à la main et une pique dans l’autre. La Sainte Vierge leurs avait dit quoi faire. Mais les cavaliers de l’évêque capturèrent Hans, puis ils attaquèrent et défirent ses partisans. Hans brûla sur le bûcher. Quand le dominicain Johannes Tetzel sillonne l’Allemagne, en 1517, sur l’ordre d’Albrecht, archevêque endetté de Mayence, et du pape Léon X, pour prêcher, avec succès, les indulgences, et vendre des certificats d’indulgence, Luther se fâche et rédige ses 95 thèses, qu’il affiche, selon la légende, sur la porte de l’église de Wittenberg. Zwingli, à Zurich, et Calvin, à Genève, soutiennent que chaque être humain peut trouver son chemin vers dieu et le salut de son âme, sans l’intermédiaire de l’Église. Ils ébranlent ainsi les prétentions absolutistes de l’église catholique, et valident les critiques paysannes : le clergé, oublieux de sa doctrine, est, globalement, de trop. La critique de Luther est plus radicale, dans son écrit sur la Liberté d’un chrétien (1520) : « Un chrétien est le maître de toutes choses, et le sujet de personne ». Cette argumentation et sa traduction en allemand du Nouveau Testament, en 1522, sont les déclics décisifs pour le Soulèvement de la population des villages. Les gens simples peuvent désormais mettre en cause les prétentions de la noblesse et du clergé, jusque là justifiées par la volonté de dieu. La terrible situation des paysans n’a aucun fondement biblique, et les réductions de l’Ancien Droit par les propriétaires fonciers est en contradiction avec le véritable droit divin : « dieu fait pousser plantes et animaux, sans intervention humaine, et pour l’ensemble des humains ». On peut désormais revendiquer les mêmes Droits que la noblesse et le clergé.

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Beaucoup de simples paysans osent se Soulever contre leurs seigneurs, à cause de leurs conditions de soumission, aussi variées soient-elles. La classe supérieure villageoise est la première à vouloir des changements. Les responsables de communautés, les juges de campagne, les artisans de village, les bourgeois des champs (résidant en petites villes), soutiennent la Révolte, et, un peu partout, poussent les paysans pauvres à rejoindre les bandes de paysans. Même si Thomas Münzer est d’abord un fidèle de Luther auquel il se rallie à Leipzig en 1519 et qui le nomme pasteur à Zwickau,en Saxe en 1520, il n’en demeure pas moins qu’une fois installé dans sa charge Münzer développe des idées personnelles sur la nécessité d’une Révolution sociale. Très vite, il veut atteindre la masse des analphabètes. En 1521, il est donc dissident à trois niveaux : vis à vis des autorités civiles puisqu’il a été exclu trois fois des villes où il prêchait, vis à vis des autorités romaines car il se rallia en 1519 à Leipzig, vis à vis de Luther car dès 1521, il se différencie en critiquant la trop grande conciliance de Luther avec les autorités civiles : Luther défend à la fois l’idée d’une foi Libérée de la tutelle de l’église et une religion d’état, ouvrant la voie à l’autoritarisme. Cette conception qui obéit au principe « un roi, une foi, une loi », porte en elle les germes des guerres de religion, qui s’accompagnent de l’émigration de populations, notamment en Amérique. Par sa Liberté de pensée et sa capacité à entraîner de profonds changements, Martin Luther était pleinement l’homme d’une Renaissance qu’il décria pourtant. Il trouvait l’époque trop Libertaire, Humaniste et jouisseuse. Un des multiples paradoxes de cette personnalité éminemment complexe. Ce sera le manifeste de Prague qui montre la rupture entre les deux hommes. Il profite de la Révolte des paysans pour répandre ses idées. En effet, l’agitation paysanne étant à son paroxysme en Saxe, il essaie de lever les classes laborieuses contre les autorités civiles et ecclésiastiques. Il affirme que la trop forte quantité de travail nuit au salut des paysans car aliénés par l’obligation de cultiver, ils ne peuvent pas se consacrer à la Parole. Il participe à la rédaction des douze articles et prêche pour un rétablissement de l’église apostolique par la violence s’il le faut pour

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pouvoir préparer le plus vite possible le règne du Christ. En effet Münzer est un millénariste qui croit que mille ans après la résurrection du Christ, celui-ci reviendra sur terre pour procéder au jugement dernier. Il s’agit de préparer ce règne en appelant à la guerre sainte : il se considère choisi par dieu comme prophète et est probablement anabaptiste. Il s’active, en tant qu’Agitateur et que défenseur de l’Insurrection. Il tente de mettre en place un ordre social équitable : suppression des privilèges, dissolution des ordres monastiques, abris pour les sans logis, distribution de repas pour les pauvres. Selon ses détracteurs, il aurait non seulement attenté à la foi mais également aux formes politiques et économiques qui subsistaient ou s’imposaient à son époque. Le premier, Martin Luther, fourrier de l’idéologie des princes, prêta son autorité, une autorité rancunière et vacharde, à bafouer le prestige dont avait joui son disciple, devenu, dès 1523, l’augure puis le chef de guerre de masses qui s’Insurgèrent un peu partout en Allemagne et au-delà. La guerre qu’il dirigea se transforma bientôt en un conflit aux allures internationales. Sa principale qualité a consisté, malgré des confusions, à apparier une théorie, sa destination et une pratique. Il ne s’est pas départi d’aperçus visionnaires, de superstitions ni d’un irrationnel apocalyptique ; il n’en demeure pas moins que son apport en matière de stratégie demeure irrécusable : il répudie la non-violence pour penser l’Insurrection. Le génie de Thomas Münzer ne réside pas dans le fait de s’être attaché à une couche particulière de la population -les paysans en l’occurrencemais d’avoir conçu son entreprise en unissant diverses catégories de la plèbe et d’un prolétariat embryonnaire voire d’une petite bourgeoisie. Si les paysans constituent la force essentielle de ses détachements, des mineurs, des artisans les épaulent. Leurs projets se complètent. Thomas Münzer cimente leurs ambitions. « Soulevez les villages et les villes et surtout les mineurs avec d’autres bons compagnons ». Il ne se résigne pas au solo funèbre de la paysannerie. Les premiers refusent, à partir du printemps 1524, les corvées, se soustraient à l’impôt, se dérobent aux taxes de servage. Les seconds dénoncent leur exploitation et les troisièmes déplorent d’avoir été chassés des conseils communaux ou d’y être sous-représentés. La religion masque leurs intentions en même temps qu’elle les révèle.

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Il cite Daniel : « Le pouvoir sera donné au Peuple ». Il écrit, le 25 juillet 1524, au bailli Zeiss, d’Allsted, dont il a été le pasteur : « C’est grande insolence que de se reposer illusoirement sur les anciens usages de gouvernement, maintenant que le monde entier s’est transformé de façon si radicale ». Quand Thomas Münzer expose alors ces vues, il est passé de la Protestation à des objectifs implacables. Que veulent ses partisans ? Un droit à la vérité, un droit à la justice, un droit à l’Egalité. Dieu est avec eux, leur chef les en a persuadés. Münzer se présente, de façon essentielle, comme un communiste doué d’une conscience de classe, Révolutionnaire et millénariste. Münzer parle tout à la fois le langage des masses et celui de Dieu qu’il fond dans un même creuset. Thomas Münzer forge, au XVIe siècle, le paradigme de l’Agitateur moderne. Lui, aussi, attend que la Révolution s’étende aux pays voisins et l’emporte afin de raffermir la sienne. Il sait qu’il ne peut vaincre que si l’étincelle embrase la plaine. Dans des prêches et des écrits passionnés, il dénonce son ancien mentor, Luther, qu’il traite volontiers de menteur, l’accusant de collusion avec les princes. Il rêve d’un avenir radieux où les opprimés prendraient la place de leurs oppresseurs. Engels, Marx, Kautsky voient en lui le premier communiste. C’est un Révolutionnaire social à l’ombre de la croix. Il sera dénommé le théologien de la Révolution socialiste. Prêtre catholique passé à la Réforme et ensuite écarté de Luther, il prêchait le royaume divin Libéré des classes sociales, de la propriété privée et des coercitions sociales, ce qui fait qu’on peut le considérer comme un des utopistes les plus radicaux. Il meurt le 15 Mai 1525 lors d’une bataille de paysans, la bataille de Frankenhausen, contre des princes allemands menés par Philippe Ier de Hesse. D’eux-mêmes, les paysans veulent d’abord réinstaurer les anciens droits traditionnels, et mener une vie digne d’un être humain, et, pour le reste, dans le respect de dieu. Leurs revendications secouent les fondements de l’ordre social existant : réduction des charges, abolition du servage. Les bourgeois revendiquent également, et se solidarisent avec les paysans, dans beaucoup de villes : Erfurt en 1509, Regensburg en 1511, Braunschveig, Speyer, Köln, Schweinfurt, Worms, Aachen, Osnabrück,

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etc. Le long Soulèvement des paysans montagnards suisses vient juste de s’achever, par un succès. Mais la situation des paysans ne s’en améliore d’aucune façon. Les représailles sont la suite la plus fréquente. En 1524, des troubles surgissent à nouveau, près de Forscheim, à proximité de Nuremberg, puis à Mühlhausen, près d’Erfurt. En octobre 1524, les paysans se Soulèvent à Wutachtal près de Stühlingen. Peu de temps après, 3500 paysans font route vers Furtwangen. En Haute Souabe et autour du lac de Constance, ça fermente depuis assez longtemps; et en fort peu de temps, en février et mars 1525, se forment trois bandes de paysans en armes, avec des bourgeois et des religieux, pour un total de 30.000 personnes. Les trois bandes de Haute Souabe veulent une amélioration de leurs conditions de vie, sans guerre. Ils entrent en négociation avec l’Alliance Souabe. Cinquante de leurs représentants se réunissent dans la ville impériale libre de Memmingen, dont la bourgeoisie sympathise avec les paysans. Les dirigeants des trois troupes cherchent à formuler les revendications paysannes, et à les appuyer par des arguments tirés de la Bible. Le 20 mars 1525 voit l’adoption des douze articles et du règlement de leur Fédération, à la fois recours, programme de réforme et manifeste politique. Sur le modèle de la confédération helvétique, les paysans fondent la confédération de Haute Souabe : les bandes doivent à l’avenir se porter garantes les unes des autres, au contraire des Soulèvements précédents. Les deux textes sont vite imprimés en quantité, et distribués, pour un élargissement rapide du Soulèvement dans tout le sud de l’Allemagne, et au Tyrol. La négociation des 12 articles est le pivot de la guerre des paysans : leurs revendications y sont pour la première fois formulées de manière uniforme, et fixés par écrit : 1. Chaque communauté paroissiale a le droit de désigner son pasteur, et de le destituer s’il se comporte mal. Le pasteur doit prêcher l’évangile, précisément et exactement, débarrassé de tout ajout humain. Car c’est par l’Écriture qu’on peut aller seul vers dieu, par la vraie foi, 2. Les pasteurs sont rémunérés par la grande dîme (impôt de 10%). Un supplément éventuel peut être perçu, pour les pauvres du village et pour le règlement de l’impôt de guerre. La petite dîme est à supprimer,

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parce qu’inventée par les humains, puisque le seigneur dieu a créé le bétail pour l’humain, sans le faire payer, 3. La longue coutume du servage est un scandale, puisque le Christ nous a tous rachetés, et délivrés, sans exception, du berger aux gens bien placés, en versant son précieux sang. Par l’Écriture, nous sommes Libres, et nous voulons être Libres, 4. C’est contre la Fraternité et contre la parole de dieu que l’humain pauvre n’a pas le pouvoir de prendre du gibier, des oiseaux et des poissons, 5. Les seigneurs se sont approprié les bois. Si l’humain pauvre a besoin de quelque chose, il doit le payer au double de sa valeur. Donc, tous les bois qui n’ont pas été achetés reviennent à la Communauté, pour que chacun puisse pourvoir à ses besoins en bois de construction et en bois de chauffage, 6. Les corvées, toujours augmentées et renforcées, sont à réduire de manière importante, comme nos parents les ont remplies, uniquement selon la parole de dieu, 7. Les seigneurs ne doivent pas relever les corvées sans nouvelle convention, 8. Beaucoup de domaines agricoles ne peuvent pas supporter les fermages. Des personnes respectables doivent visiter ces fermes, les estimer, et établir de nouveaux droits de fermage, de sorte que le paysan ne travaille pas pour rien, car tout travailleur a droit à un salaire, 9. Les punitions par amende sont à établir selon de nouvelles règles. En attendant, il faut en finir avec l’arbitraire, et revenir aux anciennes règles écrites, 10. Beaucoup se sont approprié des champs et des prés appartenant à la Communauté : il faut les remettre à la disposition de la Communauté, 11. L’impôt sur l’héritage est à éliminer intégralement. Plus jamais veuves et orphelins ne doivent se faire dépouiller ignoblement, 12. Si quelque article n’est pas conforme à la parole de dieu, ou se révèle injuste, il faut le supprimer. Il ne faut pas en établir davantage, qui risque d’être contre dieu ou de causer du tort au prochain. Les paysans se présentent pour la première fois Solidaires contre les autorités. Jusque là, les Soulèvements échouent principalement à cause

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de l’éclatement de l’Insurrection et des soutiens insuffisants. Toutefois, si les paysans n’avaient pas négocié avec l’Alliance Souabe, mais occupé un territoire plus important, ils auraient difficilement pu être battus, en raison de leur supériorité numérique, et leurs revendications auraient été prises plus au sérieux. Début avril 1525, les paysans se réunissent dans le Neckartal et l’Odenwald sous la direction de Jäcklein Rohrbach. La Révolte, touche l’Alsace a la mi-avril 1525. Rapidement les Insurgés contrôlent une grande partie du territoire alsacien. À Pâques 1525, le 16 avril, la bande de la Vallée du Neckar s’installe près de Weinsberg, où le colérique Rohrbach laisse courir le comte Ludwig de Helfenstein, détesté des paysans, gendre de l’empereur Maximilien I, et ses chevaliers d’antichambre. La mort très douloureuse des nobles, à coups de piques et de gourdins, entre dans l’histoire de la guerre des paysans comme l’assassinat de Weinsberg. Elle marque de manière décisive l’image des paysans, tueurs et pilleurs, et est une des principales raisons pour que beaucoup de nobles s’opposent à la cause paysanne. La ville de Weinsberg est condamnée à être incendiée, et Jäcklein Rohrbach brûlé vif. Après l’affaire de Weinsberg, ceux du Neckartal et de l’Odenwald s’unissent avec la bande de Taubertal (Bande Noire, commandée par le noble franconien Florian Geyer), pour former la puissante Bande de la Claire Lumière, de près de 12 000 hommes. Elle se retourne, sous la direction du capitaine Götz von Berlichingen, contre les évêques de Mayence et de Würzburg, et le prince électeur de Palatinat. Presque tous les Soulèvements de paysans sont réprimés par la force. Les Insurgés survivants tombent en proscription impériale, et perdent donc tous leurs droits civiques, privés, et les droits liés à leur fief : ce sont désormais des hors-la-loi. Les meneurs sont condamnés à mort. Les participants, et ceux qui les ont soutenus ont à craindre les peines des souverains, qui se montraient déjà très cruels. Beaucoup de jugements parlent de décapitations, d’yeux arrachés, de doigts coupés, et d’autres mauvais traitements. Celui qui s’en sort avec une amende, peut s’estimer heureux, même si les paysans ne peuvent payer les amendes, à cause des impôts élevés. Des communes entières sont privées de leurs droits, pour avoir soutenu les paysans. Les juridictions sont partiellement perdues, les fêtes sont interdites, les fortifications urbaines

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rasées. Toutes les armes ont à être livrées. Le soir, la fréquentation des auberges villageoises n’est plus autorisée. Après 1525, le protestantisme perd son esprit Révolutionnaire, et renforce les situations sociales dominantes, avec le dogme « Soumettez-vous aux autorités ». Pourtant, la guerre des paysans, dans un certain nombre de régions, a des répercussions positives, aussi minces soient-elles. Dans certains domaines, les dysfonctionnements sont supprimés, par traité, dans les cas où l’Insurrection s’est faite sur la base de conditions plus difficiles (comme à Kempten). La situation des paysans s’améliore nettement dans beaucoup d’endroits, puisque les impôts ne sont plus à verser uniquement aux propriétaires terriens, mais aussi directement au souverain. Il n’y a plus de Soulèvements plus importants. Pour 300 ans, les paysans ne se Révoltent presque plus. C’est seulement avec la Révolution de mars 1848-1849 que peuvent s’imposer les objectifs formulés en 1525 dans les 12 articles. Pourtant en France, en 1573, c’est bien un contre-état qu’ont mis en place à Millau les cités huguenotes : des « Provinces-Unies du Midi », avec leurs chambres de justice, leurs recettes fiscales et leurs représentants élus, unis par un serment d’union, avec une constitution élaborée et, d’une certaine façon, la responsabilité du pouvoir exécutif devant une assemblée représentative. Ceci représente une alchimie inédite entre l’esprit protestant et le tempérament méridional. En 1607, c’est le tour de la Révolte populaire des Midlands en Angleterre suite à la clôture des communaux (les biens communaux, terrains communaux ou communaux tout court, sont des biens fonciers, le plus souvent forêts et pâturages, que les habitants d’une localité exploitent en commun : c’est une forme de copropriété ; divers droits y sont attachés). Le mouvement des enclosures fait référence aux changements qui, dès le XIIè siècle mais surtout à partir de la fin du XVIè siècle et au XVIIè siècle ont transformé, dans certaines régions de l’Angleterre, une agriculture traditionnelle dans le cadre d’un système de coopération et de communauté d’administration des terres (généralement champs de superficie importante, sans limitation physique) en système de propriété

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privée des terres (chaque champ étant séparé du champ voisin par une barrière, voire bocage). Les enclosures marquent la fin des droits d’usage, en particulier des communs, dont bon nombre de paysans dépendaient. Le 8 juin, c’est la Rébellion de Newton : 40 à 50 paysans sont tués par les propriétaires terriens de la famille Tresham durant les Protestations contre la clôture des terrains communs à Newton, Northamptonshire. C’est le point culminant de la Révolte des Midlands, du mouvement des enclosures ; c’est également la première utilisation des termes de Niveleurs (Levellers) et de Creuseurs (Diggers), que le retrouvera dans la première Révolution anglaise de 1640-1660 (la guerre civile anglaise) avec Cromwell. Le secteur du Northamptonshire, comme en avait avertit un membre du comté au parlement en 1604, était tendu et, s’enflammant, l’incendie se répandit rapidement de tout le Northamptonshire aux comtés voisins. Mais, après quelques demi-mesures hésitantes de la part des justices locales, le feu fut rapidement et efficacement éteint. C’était la vieille histoire, déchaînement de désespoir voué à l’échec, de paysans mal organisés, si mal équipés qu’ils étaient même à court de bêches et de pelles pour commencer leur tâche de poser les clôtures ouvertes et de remplir les fossés, si pauvrement armés qu’une poignée de gens de la haute société montée sur ses grands chevaux, était suffisante pour mettre en déroute un millier d’entre eux. Les conséquences furent si familières, exécutions, une commission royale d’enquête, quelques vagues promesses de réparation. Pendant que les oligarchies marchandes cherchent à conquérir les symboles de la puissance et de la légitimité ancienne (féodale), elles introduisent une nouvelle logique (marchande) dans les relations politiques. La relation entre la ville et la campagne est à la fois une frontière géographique entre deux cultures et une transition historique, un basculement entre deux systèmes d’appropriation : la force armée et la monnaie. Le développement de la production n’est que second par rapport à cette course à l’appropriation des signes d’une puissance fantasmatique. Ce cloisonnement est nouveau dans les villes. Lors du mouvement communal et de la création des corporations (Xè et

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XIè siècles), le salariat urbain était peu important. Aux XVè et XVIè siècles, l’accroissement démographique des villes et le numerus closus des maîtrises de corporation provoquent une fracture sociale entre les maîtres et leurs compagnons. Les luttes entre marchands et artisans, entre maîtres et ouvriers, en témoignent (en 1539, les ouvriers imprimeurs de Lyon font trois mois de Grève – Anvers, Bruges, Gand connaissent de tels affrontements – : en conséquence, l’ordonnance de Villers-Cotterêts interdit les coalitions de travailleurs). Parfois, les maîtres ne pratiquent plus leur métier. En 1465, un arrêt du parlement tente d’obliger les membres de la Grande Boucherie à exercer personnellement leur métier. Les compagnons ont de moins en moins de chances de faire leur chef-d’œuvre et de passer maîtres. C’est alors que se créent les associations secrètes d’artisans compagnons. Par le compagnonnage, les compagnons se transmettent oralement les secrets de leur qualification professionnelle. C’est en 1469 que l’on trouve la première mention écrite du tour de France des compagnons de métiers. Le cloisonnement social n’est pas favorable à la diffusion des techniques. Les compagnons organisent eux-mêmes leur formation professionnelle pour lutter contre une spécialisation et une division extrême du travail. Ce sont eux qui organisent la percolation des connaissances sur le royaume. Seigneurs et marchands rivalisent de luxe. La course à l’appropriation est le moteur. Mais, au contact de la matière, au bas de la pyramide sociale, artisans et paysans doivent augmenter leur productivité (rapport du produit sur le temps de travail). Le développement de la production est induit par ceux qui doivent veiller à leur reproduction individuelle. Au contact direct ou indirect de la nature, paysans et artisans dégagent un produit net. Cette situation de dominance globale de la production sur l’appropriation est celle décrite par la Fable des Abeilles : pour le paysan, il faut produire le plus de biens de subsistance dans le moins de temps possible, pour l’artisan, il faut produire le plus d’outils ou de biens de luxe pour une consommation donnée de biens de subsistance. Plus les relations marchandes pénètrent dans les domaines féodaux, plus le souci de la productivité prend le pas sur les traditions communautaires. Les premières enclosures y participent. C’est sur le

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terrain que se font les innovations. Elles sont longues à diffuser. Mais, selon les domaines et selon les pays, les acteurs ne sont pas les mêmes. Aux Provinces-Unies, les polders se multiplient. En France, les monastères et les abbayes sont des lieux d’innovation. En Angleterre, et beaucoup plus tard, les gentlemen-farmers seront des innovateurs agricoles. Dans l’ensemble, la noblesse française sera moins dynamique. On peut trouver plusieurs raisons à ce mouvement d’enclosure : * une raison juridique : les potentats locaux souhaitaient conserver l’exclusivité des terres mais l’absence de cadastre nécessitait de matérialiser les limites foncières ; * une raison « naturelle » : les haies permettent de parquer les animaux et de se protéger des bêtes errantes ; * une raison « environnementale » : les haies absorbent l’eau et les fossés ayant permis la surélévation desdites haies drainent cette eau. On crée soit des haies d’arbres fruitiers (pour améliorer la production agricole) soit des ronciers pour mieux encore défendre les parcelles ; * mais la raison fondamentale est la suppression des droits d’usage (vaine pâture, communaux) qui permet la liberté des assolements. Le mouvement des enclosures a commencé en Angleterre au XVIè siècle. Des champs ouverts et pâturages communs cultivés par la communauté, ont été convertis par de riches propriétaires fonciers en pâturages pour des troupeaux de moutons, pour le commerce de la laine alors en pleine expansion. Il s’est ensuivi un très fort appauvrissement de la population rurale de l’époque, entraînant parfois des mouvements de Révolte, comme dans les Midlands en 1607. Le mouvement des enclosures peut être vu comme un mouvement de désintégration sociale : « Vos moutons, que vous dites d’un naturel doux et d’un tempérament docile, dévorent pourtant les humains » (Thomas More, Utopia, 1516). Il s’est accompagné de progrès importants des pratiques culturales, et est considéré par certains comme marquant la naissance du capitalisme. En France aussi les esprits s’échauffent. 1624 : Échec d’une Révolte paysanne, des « Croquants » du Quercy en France ; 1630 : Emeutes des vignerons de Bourgogne ; 1635 :

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Agitation à Bordeaux ; 1636 : Jacquerie dans la région d’Angoulême ; 1637 : Révolte des Croquants du Périgord et du Limousin ; 1639 : Jacquerie des « Va nus pieds » en Normandie ; 1642 : Agitation en Auvergne ; 1649 : Révoltes fiscales en Angers. Sous le règne de Louis XIII, de nombreuses Jacqueries et Révoltes populaires marquent l’émergence du Peuple en tant que force politique. On appelle Jacqueries des Croquants diverses Révoltes populaires du Sud-Ouest de la France aux XVIIè et XVIIIè siècles. Les principales causes de ces Révoltes ont été d’ordre fiscal. Le Peuple appelait la noblesse « croquants », disant qu’ils ne demandaient qu’à croquer le Peuple. Mais la noblesse retourna ce sobriquet sur le Peuple Mutiné, à qui le nom de croquants resta. Le terme « croquant » apparaît pour la première fois dans la langue française en 1594. Il est appliqué à des attroupements de campagnards périgourdins qui réclament la fin des ravages des troupes liés aux guerres de religion, et le rabais des tailles, principal impôt étatique. C’est une expression de mépris que les Insurgés ressentent comme une injure. Ils s’appellent eux mêmes les « tard avisés », les chasse-voleurs selon les régions ou, encore, l’assemblée des Communes de la province. Ces Révoltes ont lieu dans le contexte des guerres de religion. À partir de Turenne en Limousin en 1594, elle se répand ensuite dans le Périgord. Un immense « ras-le-bol » unit les paysans et les pousse à s’assembler au cri de « Vive le roi sans la taille, vive le roi sans la gabelle ». La Révolte gronde ; dans le Bas-Limousin des paysans revendiquent leurs Droits par la violence, le mouvement est lancé. Le 27 mars 1594, un chef, La Sagne (notaire), prend la tête d’un groupe de Croquants. Massacré par la noblesse en juin 1594, les Révoltés rejoignent le camp des royalistes. En juillet 1595, les Croquants se Révoltent à nouveau et, en septembre, ils combattent la noblesse locale : cette bataille indécise met fin à la Révolte. En Guyenne de 1593 à 1595, des Insurrections se développent, encadrées par les notables royalistes, catholiques modérés ou protestants, partisan d’Henri IV. Leurs principales revendications sont néanmoins toujours fiscales et l’influence de la question religieuse est

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faible. Ces Croquants ont le mépris des villes et leurs principaux ennemis sont les chefs ligueurs. La Révolte est proche des petites villes mais voue une haine au pouvoir centralisateur parisien. Lorsque des circonstances graves appellent la désignation de représentants dans une assemblée d’états ou dans une chambre de députés, ce choix est accaparé par les citadins. Ainsi, lors des troubles de la fin du XVIè siècle, voit-on, ici ou là (en Périgord, dans le Comminges ou dans le Vivarais) des porte-parole de villages réclamer d’avoir leurs propres élus, comme un quatrième état, celui du plat pays distinct du tiers état des villes. La complémentarité et l’antagonisme entre villes et campagnes est également économique. C’est toujours dans les cités que résident les propriétaires du sol, les bailleurs de fonds, les notaires, procureurs, gens de loi, receveurs des impôts royaux ou seigneuriaux. Il arrive que ces Révoltés deviennent dangereux pour le pouvoir royal, tels les Croquants du Languedoc massacrés par les troupes royalistes. Une autre Révolte de Croquants a lieu plus tard dans le contexte de la guerre contre l’Espagne : la pression fiscale est lourde et des Emeutes éclatent en Guyenne en 1635. À l’origine, elles sont dues à la taxe des cabarettiers (sur le vin), mais la Contestation porte aussi sur les trop fortes tailles et les Insurgés réclament également une dîme qui ne profiterait qu’aux petits curés, car ils méprisent le haut clergé. En 1636, des Soulèvements dans les campagnes apparaissent contre les tailles en Angoumois et au Périgord. C’est une nouvelle Révolte, de 1637 à 1641 : l’armée des « Communes » est conduite par l’un des chefs des Rebelles Antoine Dupuy de la Mothe de la Forêt, un gentilhomme, qui prend leur tête et les conduits à incendier les châteaux voisins. Sous son commandement, la guerre est ordonnée et il interdit le pillage. C’est le début de l’une des plus grandes guerres civiles déclenchées par des paysans. En Périgord, les nouveaux Croquants de 1637 demandent une société débureaucratisée : les représentants des villages y viendraient verser leur obole, modeste, informelle, et fiscale, au roi lui-même, assis sous son chêne; ce versement se ferait directement de la main à la main», sans prélèvement intermédiaire au profit des sangsues du fisc.

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Le duc de La Valette, envoyé par le roi, arrive du Pays basque avec trois mille hommes et met fin à la Révolte le 1er juin 1637 à la bataille de La Sauvetat-du-Dropt. Un millier de Croquants meurent, mais une amnistie sera accordée. En Normandie, les nu-pieds (ruraux du bocage qui se Rebellent en 1639) sont solidaires des bouilleurs de sel, qui font évaporer l’eau de mer dans leurs marmites sur les plages du Mont-Saint-Michel : ces bouilleurs vendent le sel à bon marché aux villages ; alors que Richelieu, lui, prétend faire casser les marmites, afin d’obliger les BasNormands à consommer le sel vendu très cher par la gabelle gouvernementale. La Révolte des nu-pieds de 1639, issue des petites communautés villageoises de laboureurs du bocage, est dirigée par des curés et vicaires, par de petits seigneurs et des nobles endettés, par des avocats besogneux. Elle a donc son clergé, sa noblesse, son tiers état ; et elle se dresse contre la société officielle et contre l’élite du pouvoir (fiscal notamment) au nom d’une contre-société à format réduit, chlorophyllienne et Contestataire. Les nu-pieds revendiquent le rabais des impôts, le retour à l’âge d’or symbolisé par les noms d’Henri IV et de Louis XII, deux rois dont la voracité fiscale était modérée... ; ils demandent enfin l’Autonomie ou même l’Indépendance de la Normandie. De 1638 à 1642, le laboureur Pierre Grellety tient la forêt de Vergt au nez et à la barbe des sergents royaux. En 1638, un capitaine du roi cherchant à enrôler de force de jeunes recrues s’en prend à Jean Grellety ; son frère Pierre, simple laboureur, sortant alors d’une maison ajuste le capitaine et l’abat d’un seul coup. Commence alors pour lui une vie misérable dans la forêt de Vergt, mais peu à peu, convaincu de la justesse de son acte, il rejoint d’autres proscrits comme lui en révolte contre les oppressions dont ils sont les victimes. A la tête de son équipe, au cœur de la forêt de Vergt, il tient tête aux armées du roi venus le déloger pendant quatre années ; mobiles et légers, insaisissables et partout à la fois, ses Croquants disciplinés et bien armés sont les partisans d’une guérilla plus que de véritables affrontements où ils seraient à coup sur perdants. Cependant en septembre 1640, Grellety fait la preuve de ses réels talents militaires puisque avec seulement 200 hommes il obtient une victoire honorable

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face à 3000 soldats bien entraînés. Richelieu, las de ces querelles paysannes qui empoisonnent la vie du sud-ouest et surtout de cette guérilla qui coupe la route vers l’Espagne alors en guerre contre la France, lui propose alors de mettre fin à ces agissements. Le 25 janvier 1642, Pierre Grellety reçoit du roi les lettres patentes attestant de l’amnistie générale pour tous ses hommes et pour lui une charge de capitaine dans les armées du roi, dans le poste de gouverneur de la cité de Verneuil en Italie. Quand les Révolutions touchent au but Fruit d’une dynamique de pouvoirs complexe associant un souverain tout-puissant et un parlement docile mais doté de compétences bien réelles, la séparation accusa le caractère absolutiste de la monarchie en même temps qu’elle consacra la montée en puissance de l’institution parlementaire. Partisan convaincu de l’absolutisme de droit divin, Jacques Ier veut renforcer son pouvoir en prenant appui sur la religion anglicane, qui fait du roi le chef de l’église nationale. Il en vient à persécuter les catholiques et les puritains. Ces derniers commencent à émigrer en masse vers le Nouveau Monde. Par la conspiration des poudres, les catholiques, quant à eux, tentent mais en vain de se débarrasser du roi. Sous le règne de Charles Ier, la bourgeoisie anglaise s’enrichit et contrôle le parlement, qui s’oppose au pouvoir absolu du roi. La noblesse, pour sa part, voit son pouvoir affaibli par la guerre des Deux Roses et se retrouve sans privilège juridique concret. C’est pourquoi elle délaisse son rôle traditionnel pour se lancer dans l’activité commerciale. La relance du mouvement des « enclosures » est représentatif de cette tendance : afin de pratiquer l’élevage commercial, les propriétaires terriens ferment l’accès des terrains communaux, mettant ainsi fin à une tradition millénaire. Or, en clôturant les terrains, ils condamnent des milliers de paysans à la famine. Des idéologies Egalitaires se développent et menacent le pouvoir de la bourgeoisie du parlement : l’antinomianisme (idée selon laquelle la grâce divine est offerte de façon inconditionnelle, ce qui exclut toute notion de péché ainsi que toute justification des inégalités sociales et du Collectif des 12 Singes

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pouvoir exercé par quelques-uns sur les autres) se répand rapidement au XVIIè siècle. Pour contrer cette Révolution Egalitariste, l’élite anglaise élabore la « convenant theology » (théologie convenable). En vertu de cette doctrine, la relation entre dieu et l’élu consiste en une sorte d’échange : dieu se charge du salut des humains, les humains se chargent d’appliquer sur terre sa loi. Cette doctrine présente l’avantage de concilier le rôle de la volonté humaine et la toute puissance divine. La « convenant theology » convient fort bien à la bourgeoisie anglaise, car elle offre la justification d’une inégalité sociale par le fruit d’un honnête travail. La bourgeoisie anglaise a donc le droit d’exister, de s’enrichir et de gouverner au parlement avec la sanction de dieu. Toutefois, pour que la bourgeoisie puisse jouir de ces privilèges, le pouvoir absolutiste du roi doit être aboli. C’est d’ailleurs ce refus de l’absolutisme qui est l’objet de la guerre civile de 1642 et de la Glorieuse Révolution de 1688. De 1640 à 1660, un Soulèvement populaire, politique et religieux, anglais et écossais, se bat contre la monarchie, le roi, les nobles et le clergé anglican. La Première Révolution Anglaise (appelée English Civil War par les historiens britanniques), aboutit à la mise en jugement du roi Charles Ier d’Angleterre puis à sa décapitation le 30 janvier 1649 à Whitehall près de Westminster et à l’établissement d’une république, le Commonwealth (richesse, opulence commune) qui durera jusqu’en 1660, date de la restauration monarchique. La Révolution est religieuse : la cause royale se confond vite avec le maintien de l’église anglicane, la Révolution avec la refonte totale des communautés. Une seule Réforme en trois siècles : au schisme du XVIè siècle, les années médianes du XVIIè siècle superposent leur immense espérance bafouée d’un monde conforme à la Parole ; d’aucuns attendent même le retour imminent de Jésus-Christ, tandis que certains, songeurs, se prennent à rêver à un monde d’Egalité sociale et de Partage. Une Révolte écossaise contre Charles Ier met le feu aux poudres, une Insurrection irlandaise et la grande peur qui s’ensuit rythment

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l’événement. Enfin, la pacification des trois royaumes, d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, sera le fondement de l’ascendant cromwellien. Depuis 1601, un même roi règne sur l’Angleterre, le Pays de Galle et l’Ecosse. Toutefois, l’Ecosse et l’Angleterre étaient toujours deux royaumes distincts, disposant chacun d’un parlement propre. Charles Ier, roi depuis 1626, désire réaliser le rêve de son père Jacques Stuart : unifier l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande dans un même royaume. Ces aspirations inquiètent certains Anglais qui craignent pour leurs Droits. En effet, Charles, comme son père, se réclame du droit divin et accepte mal les limites que la tradition impose au roi d’Angleterre. D’autres événements contribuent à tendre la situation. En 1625, Charles épouse Henriette-Marie de Bourbon, une catholique, française de surcroit. Cette Révolution qui, de 1640 à 1660, provoqua en Angleterre, en Écosse et en Irlande la chute de la monarchie des Stuarts et l’avènement d’une république, pour aboutir à l’établissement d’une dictature et, finalement, à la restauration de la royauté, est une des grandes ruptures de l’histoire moderne de l’Europe. Les comparaisons avec la Révolution française, postérieure d’un siècle et demi, s’imposent à la réflexion historique, d’autant plus que le rôle de Cromwell, à bien des égards, préfigure celui de Bonaparte. Comme les autres pays d’Europe occidentale, l’Angleterre et l’Écosse, vers 1630-1640, sont agitées de profonds conflits, qui marquent le douloureux passage de la rigide société féodale, ou de ce qui en reste, à la société d’échanges qui caractérisera les siècles suivants. Ces conflits, nombreux et souvent contradictoires, éclatent surtout sur deux points : la religion et la nature du pouvoir politique, l’un et l’autre étant d’ailleurs étroitement liés. Encore faut-il ne pas transposer au XVIIè siècle des notions du XXIè, qui seraient anachroniques. Des mots comme « Liberté », « ordre » ou « autorité » n’ont pas alors le même sens qu’aujourd’hui ; moins encore, le sens des hiérarchies sociales. Le contraste entre anciennes et nouvelles notions est précisément à l’origine du drame de 1649, de ses prémices et de ses conséquences.

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La supériorité de la flotte anglaise avait rendu possible un commerce maritime très important au début du XVIIè siècle, et l’industrie du textile s’apprêtait à dépasser celles des Pays-Bas et du Nord de la France. La bourgeoisie anglaise avait littéralement le vent en poupe, et pourtant le roi la dédaignait, ne lui accordait aucun Droit politique. Charles Ier, né en 1600, est en quelque sorte prédestiné à incarner, dans sa personne, les contradictions de son époque. Son père, Jacques Ier Stuart (1566-1625), roi d’Écosse pendant trente-six ans avant de devenir roi d’Angleterre en 1603, était le théoricien le plus convaincu du « droit divin » : pour lui, l’autorité du roi découle de dieu seul ; les sujets sont tenus à l’obéissance, et toute Rébellion, toute Contestation même, est sacrilège, puisque contraire à l’ordre établi par dieu. C’est ce qu’il appelle, dans un ouvrage au grand retentissement, « la vraie loi des monarchies libres ». Charles Ier hérite de son père cette conception, qui n’a alors rien d’extraordinaire : c’est celle d’Henri IV en Espagne ; ce sera celle de Louis XIV et des autres souverains européens jusqu’à l’ère des Lumières. Mais, à cette conception de droit divin s’opposent, avec une force croissante dans la première moitié du XVIIè siècle, deux autres principes, l’un et l’autre explosifs dans leurs implications pratiques : celui du droit supérieur de dieu, c’est-à-dire de la conscience (l’obéissance à dieu passe avant l’obéissance au roi), et celui du Droit du Peuple à Résister à la tyrannie (reconnu en Angleterre par la Grande Charte, la Magna Carta depuis 1215). Pour Charles Ier, roi légitime, sacré et oint de l’huile sainte lors de son couronnement, son droit divin ne fait et ne fera jamais aucun doute. En tant que « gouverneur suprême de l’église d’Angleterre », titre hérité d’Élisabeth Ière (1533-1603), il ne reconnaît aucune autorité supérieure à la sienne en matière de religion. Il est profondément croyant dans le cadre de cette église anglicane, qui est issue de la Réforme protestante mais conserve bien des traits par lesquels elle reste apparentée à l’église catholique : hiérarchie de prêtres, doyens, chanoines, évêques, archevêques ; liturgie spectaculaire avec cierges, ornements brodés, calices et ciboires d’or ; et surtout, stricte discipline, à laquelle veille le

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rigide archevêque de Cantorbéry, William Laud. Sur le plan politique, Charles Ier est persuadé d’agir toujours en conformité avec ses devoirs de souverain chrétien. Ses conseillers (d’abord le duc de Buckingham, son ami d’enfance, assassiné en 1628, puis l’archevêque Laud et, à partir de 1629, l’autoritaire et compétent Thomas Wentworth, devenu en 1640 comte de Straford) le poussent à réagir fermement contre les oppositions, religieuses et politiques, qui se multiplient dès le début du règne. La théorie du droit divin se traduit, en Angleterre, par la « prérogative royale », expression qu’on pourrait rendre, en termes constitutionnels modernes, par « domaine réservé », assurant au monarque l’autorité entière dans divers domaines, dont la politique étrangère et la défense nationale. Cette « prérogative », Charles Ier entend l’exercer pleinement. Or, l’Angleterre connaît, depuis le Moyen Âge, un système de contre-pouvoir incarné par le Parlement. Face à la « prérogative royale » s’affirme le « privilège du Parlement », dont les deux fleurons sont le droit exclusif de voter les impôts et la Liberté d’expression pendant les sessions. Avec un souverain autoritaire comme Charles Ier, le conflit est inévitable. Dès le début du règne, en 1625, le malentendu éclate : le Parlement entend contrôler l’utilisation des crédits votés, le roi s’y refuse absolument ; le Parlement est dissous, les députés renvoyés chez eux. À partir de ce moment, plus une année ne se passera sans conflit entre les deux conceptions du pouvoir. Peu à peu se forme une opposition organisée au gouvernement royal, dont les chefs sont des bourgeois régulièrement élus au Parlement, John Eliot (1592-1632), John Pym (1584-1643) et John Hampden (1595-1643). En 1627, le favori du roi, le duc de Buckingham échoue lors d’une expédition destinée à rompre le siège de la Rochelle, le Parlement entreprend alors contre lui une procédure d’impeachment (d’éviction du pouvoir, bref de licenciement). Le roi répond par la dissolution du Parlement. Le nouveau Parlement lui demande de signer la Petition of Right. Charles accepte car il a besoin du soutien du Parlement pour pouvoir lever de nouveaux impôts.

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Dans l’Angleterre et l’Écosse du XVIIè siècle, le point sur lequel se cristallise le débat politique est la religion. L’autorité de l’église anglicane, étroitement liée à celle du roi (« pas d’évêque, pas de roi », disait Jacques Ier), est rejetée avec une obstination croissante par les calvinistes, qui veulent le retour à une église plus austère, plus « pure », d’où leur nom de « puritains ». En Écosse, les calvinistes dominent l’église nationale, dite « presbytérienne », entièrement Indépendante de celle d’Angleterre. En Angleterre, les puritains accusent Charles de vouloir rétablir le catholicisme. Puritains et presbytériens sont les bêtes noires de Laud et de Charles Ier, et les sanctions contre les pasteurs Rebelles se multiplient. Avec une rare maladresse, l’archevêque durcit ses positions vers 1630. Il impose la stricte observance du livre de prière anglican, cible principale des critiques puritaines. C’est surtout avec l’Écosse que le conflit s’envenime. Laud pousse Charles Ier à imposer aux rudes presbytériens la hiérarchie épiscopale et la liturgie anglicane. En résultent une Emeute, qui éclate à Édimbourg le 23 juillet 1637, puis la constitution d’une ligue, ou Covenant, à laquelle les Écossais adhèrent en masse pour défendre leur Liberté de conscience. Charles Ier réagit conformément à son caractère : il déclare le Covenant illégal et se prépare à rétablir son autorité par la force. Ce sera la « guerre des évêques », qui marque le début de la Révolution en août 1640. Mais, dans l’Angleterre bouillonnante des années 1630-1640, anglicans et puritains ne sont pas seuls. Les catholiques, persécutés depuis Élisabeth Ière, exclus par la loi de la fonction publique, sont protégés par la reine Henriette-Marie, sœur de Louis XIII, qui est française. Surtout, de plus en plus de croyants « Indépendants » ne veulent obéir qu’à leur propre conscience et refusent toute autorité ecclésiastique. Les sectes se multiplient, qui aux yeux du roi Charles et de ses conseillers mènent le pays à l’Anarchie (autant dans le sens d’absence de chef que de désordre). Pour faire la guerre aux Écossais, il faut de l’argent ; or seul le Parlement peut voter les crédits nécessaires. Le roi Jacques Ier, lors de son accession au trône, hérita déjà de dettes royales énormes, malgré la politique restrictive d’Elisabeth I.

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Depuis neuf ans, Charles Ier s’est arrangé pour gouverner sans Parlement (la convocation et la dissolution de l’assemblée faisant partie de la fameuse prérogative) en ayant recours à des expédients financiers, emprunts forcés, taxes diverses, dont la légalité est contestée par de nombreux juristes et contribuables. Ces procédés ne sont pas illégaux en soit mais sont perçus comme contraires à l’esprit de la tradition, et ils entretiennent des rancœurs. Dans ces conditions, le Parlement convoqué pour financer les opérations militaires en Écosse, qui se réunit le 18 avril 1640, est mortné : il est dissous dix-sept jours plus tard, sans que rien ne soit voté. Cependant, la campagne, engagée à la fin de l’été, tourne mal pour le roi : les Écossais du Covenant entrent en Angleterre et occupent Newcastle. Charles Ier, la mort dans l’âme, doit convoquer un nouveau Parlement pour le 3 novembre 1640. Malheureusement pour lui, cette fois, il n’a plus aucun moyen de s’opposer efficacement aux députés. Les caisses du trésor sont vides, il n’y a pas d’armée royale en état de combattre, le gouvernement est violemment impopulaire, l’église de Laud a de plus en plus d’adversaires dans la bourgeoisie et même dans la noblesse. Le Parlement a la haute main, et il s’en rend parfaitement compte. Dès le début de la session, l’assemblée, dominée par l’énergique personnalité de John Pym (« le roi Pym », comme on dira bientôt) vote une série de mesures Révolutionnaires. On dirait les États généraux de 1789 : interdiction pour le roi de rester plus de trois ans sans convoquer un Parlement ; annulation de tous les emprunts et taxes illégaux décrétés par le roi depuis 1631 ; interdiction de dissoudre le Parlement sans l’autorisation des députés. « C’est la loi du Parlement perpétuel » ironise Charles. Mais le parlement refuse les crédits que le roi réclamait et exige de son côté l’exécution du chancelier Strafford et de l’archevêque de Canterbury, Laud, en tant que traîtres. Le souverain, impuissant, signe toutes ces mesures. Pis que tout, il finit par consentir à la condamnation de son conseiller et ami Strafford, qui est exécuté le 12 mai 1641. En même temps, Londres s’agite : des Emeutes éclatent un peu partout, des cris de mort sont poussés contre la reine. Enhardi, le Parlement vote une « Grande Remontrance », véritable acte

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d’accusation contre la royauté. Il exige en outre le contrôle du choix des ministres, qui représentent le pouvoir exécutif. La rupture entre le roi et son parlement devient inévitable. Cependant les paysans passaient déjà à l’action et prenaient les terres des nobles pour les cultiver. Alors le roi demanda qu’on lui livre les meneurs et fit occuper le parlement par ses troupes : en 1642, Charles Ier pénètre dans le parlement pour tenter d’arrêter cinq députés. Cela provoque un Soulèvement à Londres, ce qui oblige le roi à se réfugier à Oxford. Laud est arrêté et emprisonné à la tour de Londres. Toute la vieille constitution monarchique du royaume est ébranlée. Dès lors, la guerre civile est inévitable. Charles Ier rallie ses partisans à Nottingham, pendant que le Parlement lève une armée. La première guerre civile a lieu de 1642 à 1645. Le Long Parlement contourne la volonté du roi et monte une armée dirigée par le comte d’Essex afin de contrer une invasion écossaise ainsi que les actions de reprise de pouvoir du roi par les Royalistes. Au début, les armes favorisent plutôt le roi, qui s’installe à Oxford et tente d’y réunir un contre-Parlement. Le roi réussissait à reconquérir presque la moitié du territoire anglais, mais surtout des régions arriérées, avec une population parsemée, tandis que les grandes villes étaient acquises pour la Révolution. Le camp du parlement était au début dominé par les presbytériens (grands propriétaires fonciers, riches commerçants et banquiers). Leur manière de mener la guerre était indécise et bien que l’armée du parlement était supérieure en nombre, elle subissait une défaite après l’autre. Désespérant de venir à bout des troupes royalistes, le Parlement élu en 1640, de plus en plus dominé par les puritains, conclut une alliance avec les presbytériens d’Écosse. Après la dictature religieuse de Laud (finalement exécuté le 16 janvier 1645) s’établit celle des calvinistes. Le Parlement, jusqu’alors populaire, commence à faire figure d’oppresseur, et les querelles de personnes le paralysent après la mort de Pym en décembre 1643. Alors que les chefs de l’armée parlementaire suivent avec réticence l’évolution des événements, un obscur député, Oliver Cromwell, sort de l’anonymat et prend un ascendant de plus en plus marqué. Député au

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parlement en 1628, Olivier Cromwell (fermier-gentilhomme, membre de la gentry jusqu’au début de la première guerre civile) soutient ce dernier en organisant une troupe parmi ses voisins, dès le début de la guerre. Ce soldat réaliste sait estimer la supériorité de la partie adverse et comprend vite que la victoire de son camp ne peut être obtenue qu’avec des soldats dévoués à la cause. En 1643, il lève une troupe de cavalerie organisée selon des principes Démocratiques (officiers élus par la troupe, discussions idéologiques...) : les « Ironsides » (côtes de fer). Sa milice armée est divisée en deux camps : les Indépendants constitués par les officiers, et les soldats. De cette troupe émergent des groupes politiques radicaux appelés les « levelers » (Niveleurs) et les « diggers » (Bêcheux). Pour eux, l’édifice politico-religieux qui soutient la monarchie et l’aristocratie est une fable et une usurpation du pouvoir. Les Niveleurs s’opposaient aux privilèges dont jouissaient les classes dirigeantes de l’ancien régime tout en défendant la propriété privée et en reconnaissant qu’une société devait accorder des statuts particuliers aux personnes accomplissant les tâches nécessaires au gouvernement et au maintien de l’ordre. Leur but était essentiellement l’Egalisation des richesses. Les « Bêcheurs », ou Piocheurs étaient une faction chrétienne, fondée en 1649 par Gerrard Winstanley. Se faisant appeler Vrais Niveleurs à leurs débuts (True Levellers), le public finit par les baptiser « Bêcheurs » en raison du mode de vie qu’ils prônaient. Leur nom s’explique par leur croyance au communisme chrétienne, tel que rapporté dans les Actes des Apôtres. Les « Bêcheurs » tentèrent de réformer l’ordre social existant par un style de vie strictement agraire (refusant l’enclosure act : l’appropriation privée des prés communaux et plus généralement des terres communales, terres qui étaient auparavant mises en commun par les paysans et habitants), s’organisant autour de petites communautés rurales Autonomes et Egalitaires. Le mouvement des Diggers s’est éteint vers 1652 en raison de la destruction de leurs colonies par les propriétaires terriens locaux. Les Indépendants, soutenus par la majorité du Peuple de plus en plus mécontent, prennent la direction de l’armée. En 1645, le parlement charge Cromwell (nommé lieutenant-général) de réorganiser l’armée sur le modèle de ses propres troupes. Une grande réforme militaire crée en

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1645 l’armée dite du « Nouveau Modèle », où les Indépendants, qui rejettent autant la dictature puritaine que l’anglicane, sont prépondérants. Les paysans et les artisans représentaient alors l’essentiel des troupes et des officiers simples, l’organisation fut centralisée et la solde payé régulièrement. Le chef de l’armée était Lord Fairfax, Cromwell étant son adjoint. Ce sera « l’armée des saints », qui raflera la mise sous la conduite de Cromwell et à son profit. Qui est donc ce nouveau venu ? Cromwell se consacra à l’exploitation de ses terres et à sa charge de juge de Paix, qui lui fit prendre contact avec les réalités sociales. A 28 ans, il fut élu député après avoir surmonté une crise religieuse dont sa foi sortit fortifiée. En 1645, il a quarante-six ans. Issu d’une famille honorable mais pauvre de la région de Cambridge, il est profondément croyant, assez tolérant (même si il montra surtout sa détermination à défendre le protestantisme le plus pur), mais refuse absolument l’autorité des évêques anglais aussi bien que celle des pasteurs puritains et presbytériens. Sa relation avec dieu est ardente mais directe, et ne souffre pas d’intermédiaires. Il méprise les députés, bavards impuissants, et se trouve à l’aise dans l’armée, où il compte de plus en plus de partisans. Le 16 juin 1645, il écrase l’armée royale à Naseby près de Coventry : l’armée paysanne anéantit l’armée royale et faisait 5000 prisonniers, sans parler de l’artillerie complète. Charles Ier se réfugie auprès des Écossais, qui le livrent au Parlement (moyennant un forfait de 400 000 livres). Le 2 juin 1647, un coup de force militaire s’empare du roi, que Cromwell tient désormais en son pouvoir. À partir de ce moment, les événements se précipitent. Les bourgeois anglais avaient obtenus ce qu’ils voulaient et pensaient renvoyer les soldats, les paysans et les artisans. Mais ceux-là ne se laissent pas faire. Un nouveau parti s’est constitué à ce moment : les Niveleurs, dont le représentant le plus important était John Lilburne. Libéré en 1640 sur ordre du Long Parlement, il a rallié la New Model Army où il obtint le grade de lieutenant-colonel en 1645. Devant le refus affiché par les hommes de Cromwell de payer et d’accorder aux Niveleurs des Droits politiques Egaux, plusieurs soldats manifestèrent leur mécontentement. Lilburne prit alors la tête des Niveleurs et rédigea avec eux de nombreux pamphlets en très peu de temps. Il fut à nouveau

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emprisonné en 1649 avec ses amis. Les Niveleurs (Egalisateurs, comme ils furent appelés par leurs ennemis) revendiquaient les mêmes Droits pour tous et que les terres des nobles passent aux mains des paysans. Les Niveleurs étaient très nombreux dans l’armée et parmi les artisans dans les grandes villes. Lorsque le parlement voulu dissoudre l’armée, ils procédèrent à des élections de conseils de soldats, appelés agitateurs. Ainsi l’armée était divisée en deux : la majorité des officiers était du côté des « Indépendants » tandis que les soldats étaient des Niveleurs. Alors Cromwell institua un conseil général de l’armée, constitué de deux représentants des Niveleurs et deux des Indépendants de chaque régiment. Ce conseil général de l’armée se réunit à Putney, près de Londres, pour discuter les objectifs de la Révolution, mais sans résultat. Les débats de Putney, du 28 octobre au 11 novembre 1647, sont une série de discussions ayant eu lieu entre les membres de la New Model Army et les Niveleurs au sujet d’une nouvelle constitution pour l’Angleterre. Suite aux débats de Putney, Oliver Cromwell impose The Heads of the Proposals au lieu du Agreement of the People des Niveleurs. L’Agreement of the People était un contrat social pour le gouvernement anglais Révolutionnaire. Le document clamait le droit au suffrage universel masculin et un gouvernement plus Egalitaire et offrant une meilleure représentation à la Chambre des communes. Lilburne expose quelques principes jugés comme Révolutionnaires : * Droit pour chacun d’élire ses représentants (tous les deux ans), * Liberté de culte et d’expression, * Egalité de chacun devant la loi, * Protection de la vie et de la propriété de chacun, * Abolition de la peine de mort, sauf pour les crimes de sang, * Proportionnalité des peines, * Suppression de l’incarcération pour dettes impayées, * Interdiction de la conscription militaire et protection des objecteurs de conscience, * Fin des monopoles légaux (en particulier celui de l’imprimerie, qui facilite la censure) et des taxes sur les denrées, * Impôts proportionnels.

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On notera ici la défense du suffrage universel, d’autant plus exemplaire dans ce contexte de guerre religieuse que les puritains, auxquels appartenaient les Levellers, rejetaient cette idée. En effet, la plupart des sectes puritaines désapprouvaient ce type de réforme, car elle risquait de mettre les « saints » hommes sous la coupe réglée de la « canaille ». A ce sujet, soit la proposition de Lilburne s’explique par une sorte de scepticisme religieux soit elle participe d’une solution théologique originale : à l’encontre du pessimisme augustinien, Lilburne professait une théologie inspirée de l’antinomianisme. Pour Lilburne, le Christ était mort pour sauver, non une poignée d’élus, mais bien toute l’humanité. De là, le chef des Niveleurs tire la conclusion que l’humain d’après la Chute n’est pas voué à subir le pouvoir politique. Et de justifier ainsi sa position : « De même que dieu a créé chaque humain Libre en Adam, de même tous sont également nés Libres, et ils sont Libérés dans la grâce par le Christ, aucune faute des parents ne suffisant à priver l’enfant de cette Liberté. Et bien que cette coutume mauvaise et non chrétienne de la servitude ait été introduite par le conquérant normand, elle n’était qu’une usurpation violente de la loi sous laquelle nous avons été créés, de la nature et elle est maintenant, depuis que la lumière de l’Evangile a brillé, totalement abolie comme étant une chose odieuse au regard de dieu comme au regard de l’humain ». Les Niveleurs espérait que la nouvelle constitution soit basée sur l’Agreement, mais sa version définitive s’est révélée être beaucoup moins Révolutionnaire. Par conséquent il y avait des Révoltes dans l’armée. Cromwell décide alors de renvoyer le conseil général de l’armée et de réprimer les Niveleurs. Le 17 novembre 1647, la Mutinerie de la New Model Army éclate à Corkbush Field : les soldats avaient reçu l’ordre de signer une déclaration de loyauté envers Thomas Fairfax, le commandant-en-chef de l’armée, ainsi qu’envers le Army Council. Ils refusent et l’un des chefs Mutins, Richard Arnold, est exécuté. La deuxième guerre civile a lieu de 1648 à 1649. Au printemps 1648, la noblesse avait réussi à former une nouvelle armée parmi les

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presbytériens en écosse pour écraser la Révolution. Sous la menace, les deux factions de l’armée s’unissent contre l’ennemi commun. La New Model Army met en déroute des insurrections royalistes dans le Surrey et le Kent. À la bataille de Preston, elle met fin à une invasion écossaise. C’est une bataille clé de la première Révolution anglaise, remportant la victoire sur les royalistes et les Écossais. Cromwell offre alors à Charles Ier de négocier (offre sincère ou simple leurre, allez savoir), mais Charles finasse, joue double jeu, tente de s’évader, est repris, et Cromwell décide d’en finir. Le Parlement est peu enclin à juger son souverain légal : plus de deux ans s’écoulèrent avant son exécution. Ce délai s’explique par les courants contradictoires qui agitaient le Parlement. En effet, les presbytériens, partisans d’une église fortement structurée, soutenus par les Ecossais, s’opposaient aux Indépendants, partisans de la Liberté au sein du protestantisme ; ce conflit religieux se doublait d’un conflit politique qui opposait royalistes et républicains. Les vainqueurs s’étaient divisés, et des tractations avaient lieu entre le Parlement, effrayé des options politiques de l’armée, qui n’avait pas été payée et qui refusait de se séparer, et le roi. Cromwell, convaincu de la duplicité du roi, qui complotait avec les Ecossais repentis, écrasa ces derniers. Pour plus de sécurité, le Parlement est épuré (très réduit Parlement croupion), quatre-vingt-seize députés jugés trop tièdes sont chassés manu militari (tout membre de la Chambre des communes qui n’est pas du côté de la religion, puritaine, des Independents ou du côté des Grandees, les officiers supérieurs de la New Model Army, est retiré de force du Parlement), et une commission soigneusement choisie est constituée afin de juger le roi pour trahison. Jamais n’avait été affirmé de façon aussi éclatante le principe de la supériorité du pouvoir populaire sur le pouvoir royal. Cromwell en est parfaitement conscient (« cruelle nécessité ») car il n’éprouve pas de haine personnelle contre Charles Ier : c’est bien le roi qu’il faut éliminer, en tant que roi. Quelques jours après l’exécution, une loi votée par ce qui reste du Parlement décrète la fin de la monarchie, « danger pour la Liberté et la sécurité du Peuple », et instaure la république. Cette république, inaugurée le 19 mai 1650, ne durera pas longtemps.

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Cromwell, qui dispose du pouvoir effectif grâce à l’armée, se trouve bientôt aux prises avec les extrémistes politiques et religieux, ceux qu’aujourd’hui on appellerait volontiers des Anarchistes, tels les « Niveleurs » qui veulent établir une Egalité absolue entre les humains au nom de l’Évangile et refusent toute autorité. Des travailleurs et des paysans sans fermes, à Whalton-on-Thames, dans le Surrey, occupèrent la terre communale en 1649 et commencèrent à la sarcler et à l’ensemencer. On les appela les Diggers, les « Bêcheurs ». Ils voulaient vivre ensemble, mettre en commun les fruits de la terre. Plusieurs fois, les propriétaires terriens excitèrent contre eux des foules déchaînées. Villageois et soldats les attaquèrent et détruisirent la récolte. Quand ils coupaient du bois dans la forêt domaniale, les seigneurs les dénonçaient. Ils disaient qu’ils avaient violé leur propriété. Les Bêcheurs se sont alors transportés à Cobham Manor, où ils ont construit des maisons et semé du blé. La cavalerie les agressa, détruisit les maisons, piétina le blé. D’autres comme eux s’étaient réunis dans le Kent et dans le Northamptonshire. Une foule en tumulte les éloigna. Les idées Utopiques, où le sectarisme le disputa à l’inspiration, et la générosité sociale des « Partageux » se heurtèrent à la défense de la propriété : la loi les chassa, mais sans hésiter ils reprirent leur chemin. Cromwell est, fondamentalement, un homme d’ordre. Ce qu’il a en vue est le règne de dieu, dont il est l’interprète et l’instrument privilégié. Pour Cromwell il restait encore deux problèmes à résoudre : briser l’influence des Niveleurs, qui rêvaient d’une Démocratie sociale et Egalitaire, et mater les Irlandais ainsi que les Ecossais. Ce qu’il fit en un seul coup. En menant son armée en Irlande, où il faisait une guerre cruelle contre les Irlandais catholiques, les Niveleurs en Angleterre étaient affaiblis. En même temps il divisait les Ecossais en donnant des terres pris des Irlandais aux riches bourgeois écossais. Car au cours de cette guerre en Irlande qui a durée 4 années, il faisait brûler chaque village et chaque ville. Ensuite il allait avec ses troupes en Ecosse. En effet, Charles II, le fils de Charles I, était devenu roi des Ecossais. Au bout de quelques batailles Charles II fut forcé de s’exiler en France en 1654. Dès 1652, il n’a plus de rival. Il rétablit l’ordre en Angleterre, qu’il

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gouverne d’une poigne de fer. Mais Cromwell s’accommodait mal des prétentions légalistes des bourgeois du Rump. S’appuyant sur l’armée, il dispersa le Parlement croupion (rump) : le 20 avril 1653, le Parlement est dissous par la force (on croirait, toutes proportions gardées, vivre par anticipation le 18 brumaire de Napoléon Bonaparte). Alors que Bonaparte se fera proclamer premier consul, Cromwell, installé à la résidence royale de Hampton Court, prit le titre de « lord-protecteur de la république d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande » (en fait, maître absolu). Les Parlements convoqués n’eurent qu’une brève existence. Cette dictature militaire se doublait d’une dictature puritaine : stricte observance des dimanches, interdiction des spectacles, des courses, des combats de coqs. Ses ennemis le qualifient de « tyran hypocrite », moquant sa manie de parler au nom de dieu ; mais tout semble lui réussir, à l’intérieur comme à l’extérieur. Dans le domaine extérieur, l’Acte de navigation (1651) prépara la prépondérance maritime anglaise. Il engage la guerre contre la Hollande, qu’il gagne. Il s’allie à la France de Mazarin contre l’Espagne. Le Conseil des officiers élabore alors l’ « instrument de gouvernement », sorte de constitution qui institua une dictature militaire. Songe-t-il, alors, à devenir roi ? Tout porte à le croire. Il est qualifié d’altesse, s’entoure d’un faste royal. Pourtant, en mai 1657, quand un nouveau Parlement lui offre la couronne, il la refuse. Hypocrisie ? Scrupule sincère ? Simple manœuvre ? Plutôt crainte de la réaction des régiments, son seul soutien. Toujours est-il que, s’il n’a pas le titre de roi, il en a tous les pouvoirs. Toute l’Europe s’attend à ce qu’il franchisse le dernier pas. Mais il meurt, inopinément, âgé de cinquante-neuf ans, le 3 septembre 1658. Pour ses funérailles, il portera la couronne royale. Son fils Richard lui succédera, avant d’abdiquer, quelques mois plus tard, et de laisser la place au fils de Charles Ier, Charles II, réfugié aux Pays-Bas. En effet, après la mort de Cromwell, le général George Monk (gouverneur de l’Ecosse), craint que la nation ne sombre dans le désordre et cherche à rétablir la monarchie. De fait, les bourgeois du parlement décident de rappeler Charles II pour en faire leur roi. Méprisant la beauté et la pompe, les puritains de Cromwell avaient

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imposé une tyrannie spirituelle telle que le retour sur le trône de Charles II en 1660 fut accueilli comme une libération après toutes ces années de vie triste et sombre. Cependant, quand celui-ci revient, il est loin de jouir du même pouvoir que son père. Le véritable pouvoir réside désormais au Parlement. Charles II, comme punition à un exemple à ne pas suivre, exhuma de sa tombe le cadavre de Cromwell pour lui faire subir le rituel d’exécution post-mortem le 30 janvier, date anniversaire de l’exécution de Charles Ier. Son corps est jeté dans un puits et sa tête exposée sur un pieu devant l’abbaye de Westminster pendant 20 ans. Peut alors se poser la question : tant de sang, tant de deuils, tant de ruines pour aboutir au retour du roi Stuart, la Révolution aurait-elle eu lieu en vain ? Pas tout à fait. Charles II ne régnera pas comme Charles Ier : question de caractère, certes, mais aussi de contexte. Plus personne, en Angleterre, même le roi, ne parlera désormais de monarchie absolue. La Liberté religieuse est acquise une fois pour toutes (sauf pour les catholiques, et ce pour longtemps). Les Droits du Parlement ne seront plus jamais remis en question. Tel est le legs de la Révolution de 1640, qui sera consolidé à la fin du siècle par la deuxième Révolution, celle de 1688 : en 1685 le frère de Charles, Jacques II, monte sur le trône et croit pouvoir rétablir une monarchie absolue. Au bout de trois ans la bourgeoisie perdit patience et invita Guillaume III d’Orange à devenir leur roi. Celui-ci débarque en Angleterre sans trouver de résistance et se met sur le trône. Mais pour être sûr qu’il n’y aurait plus de malentendu, le parlement lui impose une constitution bien serré. Et dans l’avenir, l’héritage de la monarchie devait passer à la maison d’Hanovre, petit prince insignifiant d’Allemagne. En France, de 1651 à 1652, le parlement et les princes manipulent le Peuple pour appuyer leur lutte contre l’absolutisme royal incarné par Mazarin, le régent de la couronne : c’est la Fronde parlementaire. L’entrée en lice du Peuple, comme en 1789 utilisé pour renverser le pouvoir puis réprimé pour stabiliser la nouvelle forme étatique toujours défavorable à ses aspirations, inquiète la noblesse et la bourgeoisie qui manœuvrent pour protéger leurs privilèges contre la centralisation

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absolue et l’état de fonctionnaires plutôt que de copinage. En Russie aussi les choses allaient bouger. De 1668 à 1671, une Révolte des cosaques du Don, dirigée par Stenka Razine, dans la région de la Volga, fit vaciller le régime. Une guerre contre la Pologne (1654-1667) et contre la Suède (16561658) demanda de lourds sacrifices au Peuple russe. Les taxes augmentèrent et la conscription se fit plus forte. Énormément de paysans espéraient échapper à cela en rejoignant les Cosaques dirigés par Stepan Razine qui furent aussi rejoints par beaucoup de représentants de groupes exclus par le gouvernement russe, tels les classes les plus basses de la société et les ethnies non russes oppressées. Le premier exploit considérable de Razine fut de détruire la grande caravane d’eau constituée de nombreux bateaux de fret transportant de grandes richesses appartenant notamment à de riches marchands moscovites ou au patriarche. Razine descendit la Volga avec une flotte de quarante cinq galères, capturant les forts importants de cette voie et dévastant le pays. Au début de l’année 1668 il vainquit le voïvode Yakov Bezobrazov, envoyé contre lui depuis Astrakhan, et durant le printemps il embarqua pour une expédition punitive en Perse qui dura dix huit mois. Le Peuple était alors fasciné par ses aventures. Les régions russes les moins sujettes à la loi, près d’Astrakhan, où l’atmosphère était dangereuse et où beaucoup de gens étaient encore nomades, étaient propices à une Rébellion comme celle de Razine. En septembre 1669, effrayés par la puissance de Razine, les voïvodes d’Astrakhan lui ouvrirent les portes de la ville en échange d’une part de son butin. En 1670, Razine, pendant son retour vers le quartier général cosaque situé sur le Don, commença une Rébellion ouverte contre le gouvernement, capturant Cherkassk, Tsaritsyne et d’autres lieux. Il pénétra le 24 juin dans Astrakhan même, avec une armée de 7000 hommes surtout composée de cosaques pauvres et de paysans fugitifs. Après avoir massacré tous ceux qui s’opposaient à lui, dont deux princes Prozorovsky, et pillé les riches bazars de la ville, il fit d’Astrakhan une

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république cosaque, divisant la population en milliers, centaines et dizaines, avec leurs propres officiers. Dirigés par des veches (assemblées russes) ou des assemblées générales, leur première mesure fut de proclamer Stepan Razine leur gosudar, c’est-à-dire leur souverain. Après trois semaines de carnages et de débauches, Razine quitta Astrakhan avec deux cents bateaux remplis de troupes pour établir la république cosaque le long de la Volga, afin d’avancer ensuite jusqu’à Moscou. Saratov et Samara furent capturées, mais la ville de Simbirsk résista, et après deux batailles sanglantes près de la rivière Sviyaga (1er puis 4 octobre), Razine fut mis en déroute et s’enfuit par la Volga, laissant la majorité de ses troupes et de ses fidèles aux mains des vainqueurs. La défaite de Simbirsk s’explique surtout par le fait que les troupes de Razine, fortes de vingt mille combattants, formaient une armée indisciplinée et mal organisée, qui affronta des troupes régulières entraînées selon les méthodes occidentales. Mais la Rébellion se propagea par d’autres moyens. Les émissaires de Razine, partis de Tsaritsyne armés de proclamations enflammées, allèrent dans les gouvernements modernes de Nijni-Novgorod, Tambov, Penza et même jusqu’à Moscou et Novgorod. Il ne fut pas difficile d’inciter la population oppressée à la Révolte par la promesse d’une délivrance. Razine proclama que son objectif était de renverser les boyards et les officiers, d’installer l’absolue Egalité dans toute la Moscovie, en supprimant les hiérarchies. Razine proclamait son hostilité aux boyards et aux maîtres mais ne faisait pas du tsar son ennemi (la rumeur voulait alors que Razine avait pour compagnons le tsarévitch Alexis et le patriarche Nikon disgracié). Le Peuple et les soldats firent bon accueil aux idées de Razine, et les tribus indigènes souhaitèrent même renverser l’ordre établi. Les populations de la Volga, les Tchouvaches, les Maris, les Mordves, les Tatars se joignirent aux Insurgés. Toute la région de la Volga et l’est de l’Ukraine s’étaient Soulevés, les paysans assiégeant les couvents et mettant à sac les domaines. Au début de l’année 1671, l’issue de la Lutte était encore douteuse. Huit batailles menées durant l’Insurrection entrainèrent des signes

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d’épuisement de la part des troupes de Razine, qui n’étaient pas composées de soldats réguliers et qui n’avaient pas l’entrainement nécessaire à une guerre, et cela continua six mois. Cependant, à Simbirsk, le prestige de Razine avait été dissipé. Même ses propres campements à Saratov et Samara refusèrent de lui ouvrir leurs portes et les Cosaques du Don, apprenant qu’il avait été excommunié par le patriarche de Moscou, se déclarèrent même hostiles. En 1671, lui et son frère Frol Razine furent capturés à Kaganlyk, sa dernière forteresse, et acheminés par les autorités cosaques jusqu’à Moscou, où, après torture, le 6 juin 1671, Stepan fut traîné, pendu et équarri sur la Place Rouge. Astrakhan, dernier foyer de la Révolte, se rendit à son tour quelques mois plus tard. La Révolte de Razine fut spontanée, locale, sans programme politique bien arrêté. Même s’il combattait le système féodal, il se proclamait pour un bon tsar. Cependant, son œuvre fut importante. De nombreuses chansons populaires racontent son histoire et en font un héros. Suite à cette Révolte, le gouvernement étouffa l’Insurrection et durcit sa politique, menant des représailles massives. La Révolte de Razine fut enseignée dans les livres d’histoire de l’URSS. Elle constituait, selon les historiens de l’URSS un acte préRévolutionnaire, en quelque sorte une prémisse de la Révolution de 1905 car Razine est décrit comme un Libérateur du Peuple se Rebellant contre les autorités tyranniques tsaristes, et obtenant le soutien du Peuple russe. Selon certains livres, l’œuvre de Razine fut un vigoureux acte de Lutte du Peuple pour sa Libération, une importante étape de la formation de ses traditions Révolutionnaires : * Trotsky se réfère dans ses écrits souvent à Stepan Razine, présenté comme meneur de Soulèvement paysan. D’après lui, ces derniers ont permis à Razine et Pougatchev d’émerger, puis servirent de fondations à la Lutte d’autres classes de la population. Le cas de Razine montre selon lui qu’une Révolution ne peut être que paysanne : « dans l’Histoire, la paysannerie ne s’est jamais élevée de manière indépendante à des buts politiques généraux. Les mouvements paysans ont donné un Stenka Razine ou un Pougatchev et, toujours réprimés, servirent de fondation à

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la Lutte d’autres classes. Il n’y a jamais eu nulle part de Révolution que purement paysanne » ; * Bakounine, lui, voyait dans la Révolte de Razine l’œuvre d’une minorité de déclassés et de hors-la-loi et de bandits, qui, selon lui, devaient être les moteurs de la Révolution russe suivante. Razine préfigure la Révolte de Iemelian Pougatchev, également menées par les cosaques du Don, un vaste mouvement antiféodal dans toute la petite Russie qui ébranla de 1773 à 1775 le pouvoir de Catherine II. Cette Révolte a lieu dans une région frontalière et tampon, le Iaïk, à l’est de la Volga. Elle a pu rassembler jusqu’à 4 millions d’habitants. Les Rebelles sont des cosaques, des fugitifs militaires, paysans ou politiques, des peuples locaux : Bachkires, Tartares, Kalmouks (populations nomades, généralement musulmanes qui en général ont subi une sévère répression dans les années 1735 – 1765), des victimes du servage (serfs paysans ou serfs d’usine). La grande Révolte de 1773-1775 s’inscrit dans un contexte de tension grandissante au sein des communautés cosaques, à mesure que s’étendait inexorablement sur eux le pouvoir « régulateur » de l’état russe. Elle fut déclenchée après cinq années de guerre, de peste, de hausse des prix, de services et de levées de plus en plus écrasantes. Beaucoup des sujets de mécontentements cosaques avaient été exprimés par les cahiers et les doléances de leurs députés à la commission législative, confirmés par l’agitation continuelle qui suivit, entre la fin des années 60 et celle des années 70. Il y eut alors une répression sévère (amende collective, travaux forcés, knout…) de toutes les Mutineries, séditions et oppositions en tous genre au gouvernement russe. Dans une telle situation, le bruit qu’un autre tsar vivait qui ferait droit aux revendications des mécontentements, ne pouvait qu’éveiller des échos. Fils d’un cosaque du Don, petit propriétaire terrien, marié à la cosaque Sofia Nedioujeva en 1758, il participa, la même année, à la guerre de sept ans sous le commandement du comte Zakhar Tchernychev. Dans la première guerre russo-turque, 1768-74, Pougatchev, maintenant un cosaque khorunjiy (correspondant au rang

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dans l’armée de podporoutchik, ou sous-lieutenant), servit sous le comte Pierre Panine et participa au siège de Bender. Rendu à la vie civile, il passa plusieurs années à errer et plus d’une fois les autorités le firent jeter en prison pour vagabondage. En 1761 Pierre III dans son « Acte sur la liberté de la noblesse » libère celle-ci de tout service obligatoire envers l’état à l’exception du service militaire en temps de guerre. Le bruit court que le nouveau tsar se prépare à abolir le servage. C’est à ce moment-là que Catherine, profitant du mécontentement nobiliaire, s’empare du pouvoir. Le couple se déteste et comme de bien entendu ne donne le jour à aucun héritier pendant huit ans, au grand mécontentement de la tsarine Élisabeth qui pousse Catherine à prendre un amant. Le 9 juillet 1762, trois régiments de la garde du tsar Pierre III se détournent de leur maître et prêtent serment de fidélité à son épouse, Catherine, « pour la défense de la foi orthodoxe et pour la gloire de la Russie ». Leur révolte est animée par le propre amant de la reine, Grégoire Orlov. Le tsar, honni de la noblesse pour ses sentiments germanophiles (sa femme étant prussienne), abdique dès le lendemain. Il meurt une semaine plus tard dans sa retraite, sans doute tué par l’un des frères Orlov dans une querelle d’ivrognes. Son corps, ramené à Saint-Pétersbourg, est exposé aux yeux du Peuple. Ainsi débute le règne immense de Catherine II la Grande. Mais la prise de pouvoir de Catherine II suscite des mécontentements. Malgré cette preuve publique, des imposteurs, originaires de multiples provinces, tentent de se faire passer pour le tsar défunt. Le plus célèbre d’entre eux est Pougatchev. En 1767 Catherine publie son programme dans une « Instruction ». Ce texte, inspiré par l’Esprit des lois est à tel point libéral pour l’époque que sa publication sera interdite en France. Elle convoque une Commission législative (comparable aux États généraux de 1789) dans laquelle toutes les couches de la population seront représentées, excepté le clergé et les paysans serfs. La Commission ne participa pas directement à l’élaboration de nouveaux codes, mais elle examinera 1 441 cahiers de doléances dont 1 066 contenaient des revendications paysannes. Ses travaux dressent un

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tableau général de la situation économique et sociale du pays. Pour la première fois il y eut un débat très vif sur le servage, démontrant la nécessité d’une réforme radicale. Les travaux de la Commission atteindront de larges couches de la société russe grâce au développement de l’imprimerie et de la presse. Cela entraîne deux conséquences : le mécontentement de la noblesse terrienne qui voit le sort pénible des paysans étalé au vu et au su de tous ce qui entraîne un raidissement encore plus grand vis-à-vis des paysans ; d’autre part, le discours très libéral de l’impératrice suscite des espérances qui, déçues, conduiront en 1773-1774 à la Révolte conduite par Pougatchev et qui sera l’une des plus dramatiques de l’histoire de l’empire. Repris le 1er juillet 1770 à Kazan après avoir déserté, Pougatchev s’évade et réapparaît dans la steppe où il affirme être le tsar Pierre III. En 1773, après avoir fréquenté les monastères des vieux croyants qui exercèrent une influence considérable sur lui, il se proclama soudainement le tsar Pierre III et organisa l’Insurrection des cosaques Yaik qui déclencha une Jacquerie de toute la petite-Russie (basse Volga). Promettant l’abolition du servage aux paysans, il s’entoure de Rebelles et prend d’assaut de nombreuses fortifications. Le système du servage, souvent plus proches de l’esclavage personnel que de l’asservissement à la terre, propre à la Russie s’est constitué au cours du XVIIIè siècle, sous les règnes des tsars réformateurs de la dynastie des Romanov, Pierre Ier le Grand et Catherine II, à contre-courant donc du reste de l’Europe (qui l’abolira en 1815 au plus tard, alors qu’il subsiste en Russie jusqu’en 1861). Une telle pratique répond alors à deux sortes de considérations : il s’agit au départ d’une réaction défensive contre la fuite d’une main-d’œuvre indispensable pour assurer la simple consommation de la noblesse, mais c’est aussi un moyen pour les tsars de s’attacher les services et la fidélité des nobles auxquels la propriété des terres a été octroyée. Structurée, et en partie créée par Pierre le Grand, la noblesse lutte pour son émancipation pendant plusieurs dizaines d’années. Sous le règne d’Anne (1730-1740), puis d’Élisabeth (1741-1761) un nouveau système se substitue à celui de Pierre le Grand, qui était basé sur le service

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d’état. La noblesse acquiert de nouveaux droits sur la personne des serfs, dont le nombre ne cesse de s’accroître du fait de la distribution des domaines aux grands dignitaires. Le pouvoir ne prit pas le mouvement au sérieux et se contenta de mettre la tête de Pougatchev à prix. Il progresse jusqu’à la Volga à l’Ouest, et met de son côté les minorités ethniques. Les Bachkirs musulmans menés par Salavat Ioulaiev se Soulèvent à leur tour et se joignent au mouvement. Les Cosaques de l’Oural, les serfs et les ouvriers de plusieurs provinces, ainsi que les Tartares, se rallient à son mouvement et c’est à la tête de trente mille hommes qu’il assiège et prend Tcheliabinsk, en février 1774. Dans sa marche vers Saint-Pétersbourg et vers Moscou, il est arrêté à Orenbourg : en mars 1774, la ville, forteresse de l’Oural, est assiégée. La ville d’Orenbourg a été fondée en avril 1743, avec la tâche précise de devenir un quartier général pour les ambitions géopolitiques et la défense de l’empire russe aux portes de l’Asie : Orenbourg était jadis un poste de douane important qui percevait les droits de passage des navires et des caravanes. Les Ouzbeks, les Kirghizes, les Tadjiks, tous ces nomades venaient de Tachkent ou de Samarkand en longues caravanes de chameaux, pour troquer leurs pelleteries contre de la nourriture, des munitions de chasse, des instruments de travail. À Nijni, les serfs brûlent les manoirs et égorgent leurs maîtres. Le gouvernement, prenant enfin la mesure du péril, se décide à réagir. L’armée du général Bibikov libère Orenbourg. En août 1774, le général Mikhelson inflige une défaite décisive près de Tsaritsyn (Volgograd). Surtout les Cosaques, lassés par les excès du nouveau « tsar », ne supportent pas de voir leurs intérêts confondus avec ceux des serfs Révoltés ; ils décident d’en finir avec Pougatchev. Il se réfugie dans la steppe. Livré par ses cosaques, il est présenté dans une cage en fer pour montrer au Peuple sa déchéance. Il est exécuté, puis sa dépouille est suppliciée (écartelée). En 1833, le tsar accorda une subvention de 20 000 roubles à Pouchkine pour lui permettre de travailler à une histoire célèbre de la Révolte de Pougatchev. Alexandre Pouchkine fera de la Révolte de

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Pougatchev le cadre de son roman historique publié en 1836 La fille du capitaine. Le personnage du cosaque apparaît lui-même dans l’intrigue et sous un jour plus mystérieux qu’antipathique. En France, sous le règne absolu de Louis XIV, une Jacquerie se produit en Bretagne, contre l’instauration de nouvelles taxes. Elle est dirigée contre les agents du roi, chargés de collecter les impôts, et les seigneurs, par les Bonnets Rouges et les Bonnets Bleus. La Révolte des Bonnets Rouges affecta durement la Bretagne (troubles à Guingamp, Lamballe, Dinan et dans la région de Callac et de Maël-Carthaix), sans connaître l’ampleur des évènements du Finistère et de l’Ille et Vilaine. C’est les débuts de l’époque des corsaires Bretons. La Révolte du papier timbré est une Révolte antifiscale française, sous le règne de Louis XIV (d’avril à septembre 1675), et qui prit également un tour antiseigneurial en Basse-Bretagne, sous le nom de Révolte des Bonnets rouges. Elle est déclenchée par une hausse des taxes, dont celle sur le papier timbré, nécessaire pour les actes authentiques. Elle est appelée Révolte des Bonnets rouges pour sa partie bretonne, car certains Insurgés portaient des bonnets bleus ou rouges selon la région, et également « Révolte des torreben » (« casse-lui la tête »), un cri de guerre qui sert également de signature dans un des codes paysans. Louis XIV déclare la guerre aux Provinces-Unies en 1672. Mais, contrairement à la guerre de Dévolution, après une progression rapide, l’armée française est stoppée par les inondations volontaires des Hollandais, et la guerre s’éternise. La flotte hollandaise menace les côtes françaises, et notamment la Bretagne, en croisant sur ses côtes en avril-mai (après une descente sur Belle-Île en 1673 et une autre sur Groix en 1674), ce qui gêne le commerce breton. Pour financer la guerre, de nouveaux impôts sont levés : * d’abord une taxe sur le papier timbré, en avril 1674, papier rendu obligatoire pour tous les actes susceptibles d’être utilisés en justice (dont

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les testaments, contrats de vente et accessoirement, les registres d’étatcivil), ce qui augmente le prix des actes pour les particuliers, tout en risquant de diminuer le nombre d’affaires pour les professionnels, d’où un mécontentement général ; * le 27 septembre 1674, la vente de tabac est réservée au roi, qui prélève une taxe et en afferme la vente. Les personnes autorisées à revendre le tabac (fermiers et commis) rachètent les stocks aux commerçants qui en vendaient auparavant. La réorganisation des circuits de vente entraîne une interruption temporaire de la distribution de tabac à fumer et chiquer, d’où une autre source de mécontentement ; * à la même période, une nouvelle taxe frappe tous les objets en étain (même achetés longtemps avant), ce qui mécontente les paysans aisés, ainsi que les cabaretiers qui répercutent la taxe, d’où une forte hausse sur les prix des consommations ; * enfin, une autre taxe, touchant moins de monde, oblige les roturiers possédant un fief noble à verser une taxe tous les vingt ans. Ces nouveaux impôts et ces menaces s’ajoutent à une situation économique difficile en Bretagne. La Bretagne est alors très peuplée (environ 10 % de la population du royaume), et épargnée par les disettes et les épidémies depuis les années 1640. Dans les années 1660-1670, elle entre dans une phase de difficultés économiques, largement liées aux premiers effets de la politique de guerre économique de Louis XIV, de l’augmentation sensible et simultanée des impôts, et de faiblesses structurelles : par exemple, diminution des deux tiers du commerce du vin et des toiles d’après le duc de Chaulnes (surnommé « an hoc’h lart » : le gros cochon, en breton), gouverneur de Bretagne, les revenus issus de la terre (fermages) diminuent eux aussi d’un tiers, entraînant une déflation généralisée, exceptée des offices. La Révolte est très souvent menée par des femmes. À cette époque, la législation royale est de plus en plus draconienne à l’encontre des femmes (alors que Louis XIV les appréciait énormément, sexuellement en tout cas), tous leurs Droits sont diminués, aussi bien leurs Droits économiques que civils (elles ne peuvent plus choisir leur époux par exemple). Ceci heurte dans un pays où la femme occupe

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traditionnellement une place très importante, et on en trouve mention dans les codes paysans. Enfin la Bretagne est un Pays d’états, où l’impôt sur le sel, la gabelle n’existe pas, et où les nouveaux impôts doivent être acceptés par les états depuis l’acte d’Union de la Bretagne à la France. En 1673, les états avaient, outre un don gratuit de 2,6 millions de livres, acheté la suppression de la Chambre des domaines (qui privaient certains nobles de droit de justice) pour la même somme et racheté les édits royaux instituant les nouveaux impôts, plus diverses autres dépenses en faveur du pouvoir royal pour un total énorme de 6,3 millions de livres. Un an après, les mêmes édits sont rétablis, sans consultation des états. Et c’est par le Parlement de Bretagne que Louis XIV fait enregistrer la taxe sur le papier timbré en août 1673, et la taxe sur le tabac en novembre 1674, au mépris des « Libertés bretonnes » (c’est-à-dire les privilèges d’Ancien Régime de la province, accordés par le traité d’union du duché de Bretagne au royaume de France). Les nouvelles taxes touchent plus les paysans et le petit Peuple des villes que les privilégiés, et font craindre une introduction de la gabelle. Tout cela crée un large front de mécontentement contre la brutalité inédite de l’état royal. Le Soulèvement débute à Bordeaux : du 26 au 30 mars, la ville est aux mains des Emeutiers. Les garnisons insuffisantes empêchent César d’Albret, gouverneur de la ville, de rétablir l’ordre, les bourgeois refusant la levée des milices. À partir du 29, les paysans des environs arrivent à Bordeaux pour prêter main-forte aux Emeutiers. Le parlement de Bordeaux rend un arrêt de suspension des nouvelles taxes sous la pression populaire. La nouvelle atteint rapidement Rennes et Nantes qui se Soulèvent début avril ; d’autres villes du sud-ouest se Soulèvent également pour les mêmes raisons (Emeutes à Bergerac les 3 et 4 mai, etc.). Le 6 avril, le roi fait une déclaration d’amnistie pour les Emeutes de Bordeaux, son gouverneur n’ayant pas les moyens de reprendre la ville en main. En Bretagne, les Emeutes urbaines réellement spontanées se limitent aux deux grandes villes, Rennes et Nantes. Partout le schéma est le même : les bureaux de papier timbré ou de marquage de la vaisselle en

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étain sont pillés, des affrontements ont lieu au cri de Vive le roi sans la gabelle ! Un premier Soulèvement a lieu à Rennes le 3 avril, mais le calme est vite ramené par le procureur au Parlement. Une nouvelle Emeute a lieu le 18 avril (au moins dix morts), qui se propage le lendemain à Saint-Malo, puis le 23 à Nantes, et à nouveau le 3 mai à Rennes et Nantes. D’autres villes sont touchées : Guingamp, Fougères, Dinan, Morlaix. Les milices bourgeoises sont peu fiables, et passent quelquefois à l’Emeute. Le 8 juin, les troupes envoyées pour ramener le calme provoquent la colère de Nantes (sous l’Ancien Régime, toute troupe est logée chez l’habitant, à sa charge : or, Nantes comptait parmi ses privilèges l’exemption du logement des gens de guerre), durant trois jours (9 au 11 juin) : le duc de Chaulnes est assiégé dans son manoir, mais donne l’ordre de ne pas tirer, puis fait évacuer les troupes. Il subit des humiliations si importantes (insultes, absence de possibilité de réaction, l’évêque est pris en otage et échangé contre une Emeutière prisonnière le 3 mai) qu’il cache, à partir de la fin juin, la réalité de l’agitation au roi dans ses rapports. Une dernière fois, le bureau du papier timbré est mis à sac le 19 juillet à Rennes. L’exemple des villes est suivi, à partir du 9 juin, par les campagnes de Basse-Bretagne : la Révolte connaît plusieurs foyers, de la baie de Douarnenez à Rosporden, Briec et Châteaulin. Les 3-4 juillet, la Révolte atteint les environs de Daoulas et Landerneau, le 6 elle est aux alentours de Carhaix, le 12 de Brasparts à Callac, et une dernière vague se manifeste les 27-28 aux alentours du Faouët, à Lanvénégen par exemple, à l’occasion du pardon de Saint-Urlo. Les villes ne participent pas, mais sont attaquées. Le 21 juin, le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, est obligé de s’abriter à Port-Louis. Les paysans se Révoltent lorsque se répand le bruit que la gabelle va être introduite dans la province. La jacquerie éclate au milieu de la zone du domaine congéable, précisément là où ce régime est le plus dur. Le duc de Chaulnes reconnaît que « les seigneurs les chargent beaucoup ». Les châteaux sont assiégés et pillés, ainsi que les bureaux du papier timbré ou des devoirs (taxe sur les boissons), les nobles attaqués et tués. Le maximum de violence est atteint fin juillet-début août dans le Poher, où Carhaix et Pontivy, villes non-fortifiées, sont attaquées et

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pillées. Les paysans sont commandés dans cette région par un notaire, Sébastien Le Balp. Début septembre, il investit et pille, avec 600 Bonnets Rouges, le château du Tymeur et en brûle tous les papiers et archives. Il est tué par surprise d’un coup d’épée par Charles Maurice de Percin, marquis de Montgaillard, son prisonnier, la nuit du 3 septembre, la veille du Soulèvement général prévu. Sa mort met fin à l’Insurrection. Les paysans Révoltés établissent des codes et règlements, sous plusieurs noms (code paysan, pessovat – ce qui est bon –...). On désigne par Code paysan l’ensemble des textes revendicatifs approuvés lors d’assemblées générales par les populations Soulevées. Ces textes peuvent être des programmes, des plaintes, où ils expriment leurs revendications, mais également des codes que les Insurgés essayent de faire approuver ou appliquer. L’origine de ces codes se concentre dans le sud Cornouaille. Ailleurs il y a eu des transactions locales entre Révoltés et seigneurs, devant notaire. On en connaît huit. Ils préfigurent, par leur contenu, les cahiers de doléances de la Révolution française. Nombres de revendications sont communes à la plupart des codes, elles concernent le domaine fiscal, et dans le domaine politique, la réaffirmation des Libertés bretonnes. Un des codes parle du pouvoir de la communauté villageoise, ce qui est une idée nouvelle. Le Règlement des 14 paroisses, probablement établi à l’église Notre-Dame de Tréminou, est le plus connu. Il semble prendre la place de différents textes antérieurs. Rédigé en français, il engage les habitants de quatorze paroisses et doit être affiché aux carrefours et lu lors des sermons du dimanche (comme les proclamations royales). Il ne remet pas en cause le régime politique, mais demande que les paysans soient représentés aux états provinciaux (article 1) ; appelle au retour au calme et à la fin des violences (articles 2 et 3), mais la ville de Quimper et les paroisses environnantes sont menacées de blocus si elles ne ratifient pas le code (article 13) ; au nom de la Liberté armoricaine, il proclame l’abolition des droits de champart et corvée prétendus par les gentilshommes (article 4), mesures des plus audacieuses, le champart étant la principale ressource des seigneurs (cet article reflète aussi la dégradation récente de la situation paysanne devant l’augmentation des exigences seigneuriales, allant au-delà du

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droit et des coutumes). Dans les articles suivants (6 à 9), les demandes sont surtout antifiscales (la mesure la plus importante est l’abolition de la dîme du clergé : le clergé sera payé pour leur service, et seulement pour cela), une exigence de justice (revendication d’une justice gratuite, et qui soit exercée par des gens capables) et d’arrêt des abus est faite, mais dans le cadre de la justice seigneuriale (article 10), donc sans remise en cause du système existant. L’article 5 demande même des mariages mixtes entre nobles et paysans, avec le droit pour les femmes nobles de choisir leur mari (le droit des femmes à choisir leur mari avait été aboli sous le règne de Louis XIV). L’article 11 est également notable, avec une demande d’interdiction de la chasse entre le 1er mars et la mi-septembre. Toutes les villes fortifiées forment autant d’îlots de résistance (Concarneau, Pont-l’Abbé, Quimper, Rosporden, Brest et Guingamp). Dans cette dernière ville, trois Emeutiers, dont une femme, sont pendus. La « punition » commence à Nantes, où les troupes séjournent 3 semaines. Les missionnaires, notamment Julien Maunoir et les jésuites sont aussi utilisés, et font hésiter de nombreux paysans, ce qui permet d’attendre l’arrivée des troupes. Celles-ci arrivent fin août, et opèrent à partir d’Hennebont et Quimperlé. La campagne dure tout le mois de septembre. En Bretagne, le bilan de la répression est difficile à chiffrer, en effet le roi ordonne la destruction de toutes les archives judiciaires concernant la Rébellion et, de ce point de vue, cette répression reste la moins connue de toutes les grandes Rébellions du XVIIIè siècle. En France, dans l’Aquitaine et la Gascogne, l’arrivée des troupes et leur séjour de quelques semaines suffit généralement à ramener le calme. À Bordeaux, le parlement revient sur son arrêt de suspension des taxes le 18 novembre : la ville est punie par l’obligation d’accueillir dixhuit régiments durant l’hiver (les soldats et les officiers étaient logés chez l’habitant, à la charge complète de la ville), ce qui aurait coûté près d’un million de livres à la ville. De plus, le château Trompette est agrandi et sa garnison augmentée, ce qui augmente le pouvoir symbolique et militaire du roi sur la ville, qui voit par ailleurs la porte

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Sainte-Croix (au sud de la ville) détruite. Autre mesure symbolique : les cloches des églises Saint-Michel et Sainte-Eulalie sont confisquées. La promesse d’amnistie est assez largement appliquée mais la répression a tout de même été féroce. Le pouvoir punit certes les élites mais se montra beaucoup plus sévère à l’égard des paysans Révoltés. Le duc de Chaulnes écrivait : « Les arbres commencent à se pencher sur les grands chemins du poids qu’on leur donne », plusieurs personnes étant pendus en même temps. Les principaux responsables sont envoyés devant une commission extraordinaire du parlement, les présidiaux pouvant juger exceptionnellement en dernier ressort, ce qui aboutit à de rapides condamnations à mort. Dès octobre 1676, des condamnations aux galères et à la peine de mort sont prononcées envers les responsables. Les communautés villageoises sont sommées de livrer les meneurs sous peine de représailles collectives, les cloches ayant sonné le tocsin sont déposées et plusieurs églises sont décapitées avec interdiction de les remonter. Le 12 octobre, le duc de Chaulnes entre à Rennes, avec 6000 hommes, logés chez l’habitant : durant un mois, la ville subit les violences de la troupe, puis d’autres prennent leurs quartiers d’hiver. Les habitants de la rue Haute sont expulsés, un tiers de la rue est démolie. Pour avoir soutenu les Emeutiers, le parlement est exilé à Vannes le 16 octobre (exil qui dure jusqu’en 1690 et ne peut retourner à Rennes que contre un subside extraordinaire au roi de 500.000 livres), tout comme le parlement de Bordeaux, exilé à Condom le 22 novembre, puis à Marmande et La Réole (lui aussi ne revient à Bordeaux qu’en 1690). Toute résistance politique à l’absolutisme est annihilée. Les états de Bretagne acceptent l’année suivante une augmentation du don gratuit de 15 %, et toutes les demandes financières ultérieures du gouvernement, sans oublier les gratifications aux ministres, en particulier à Colbert et sa famille. La Bretagne doit subvenir entièrement aux besoins des troupes de répression, puis d’une armée de 20 000 hommes (ce dernier point en représailles aux doléances des états de novembre 1675). Le 5 février 1676 (enregistré le 2 mars par le Parlement), Louis XIV accorde son amnistie, avec plus de 150 exceptions dont un tiers à Rennes, 4 à Nantes, et les autres originaires de 55 villes et paroisses.

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La résolution de la Révolte est aussi judiciaire. En juillet 1675, les Insurgés de vingt paroisses de Scaër à Berrien, avaient assiégé et pillé le château du Kergoët, en Saint-Hernin, près de Carhaix. Le propriétaire, Le Moyne de Trévigny, seigneur du Kergoët, était réputé lié à ceux qui avaient amené en Bretagne les impôts du timbre et du tabac. Une transaction entre les paroisses et Le Moyne de Trévigny est approuvée par les états de Bretagne en octobre 1679. En août 1675, sept habitants de Plomeur sont mandatés pour traiter avec Monsieur du Haffont pour le dédommager du pillage de son manoir situé à Plonéour-Lanvern. La transaction aboutit à un accord devant notaire. Un accord semblable est passé avec les habitants de Treffiagat. En juin 1676, les sommes dues sont réduites de moitié. Le mois suivant, des habitants de Plonéour-Lanvern et de Plobannalec sont mis en demeure de fournir 8 tonneaux de grains pour remplacer le blé pillé. En 1692, le fils de Monsieur du Haffont, décédé entre-temps, se plaint de n’avoir toujours pas reçu un sou de dédommagement. D’autres contentieux de ce type traîneront devant les tribunaux jusqu’en 1710 au moins. En effet, la Bretagne entière est ruinée en 1679 par l’occupation militaire. L’ampleur de la Révolte est exceptionnelle pour le règne de Louis XIV : ce qui se passe est tout bonnement inouï dans le contexte de l’époque. Concevables à l’époque de Louis XIII, les événements ne le sont plus depuis l’arrivée au pouvoir de Louis XIV, et restent d’ailleurs absolument uniques, à l’échelle du royaume, entre la Fronde et 1789, si l’on excepte bien entendu le cas très particulier des camisards cévenols. Durant le règne de Louis XIV, c’est la Révolte où les autorités locales ont le plus laissé faire les Emeutiers. Ceux-ci sont certes spontanés, mais s’organisent rapidement, et rallient des groupes de plus en plus larges au sein de la société. À coté du pillage, on observe, ce qui est singulier, des prises d’otages et la rédaction de revendications. La colère des paysans Révoltés se tournent contre les nobles pour deux raisons : ils constituent pendant longtemps la seule force de maintien de l’ordre disponible dans les campagnes, et leurs châteaux servent de cibles, faute d’agents du fisc. La Révolte de 1675 est aussi un épisode de la Lutte des classes : on

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peut rapprocher « les passions mauvaises, les idées extrêmes et Subversives qui fermentent nécessairement dans toutes les masses Révoltées » qui en arrivent « au communisme et aux violences contre les prêtres », aux événements survenus durant la Commune de Paris en citant le curé de Plestin : « Les paysans se croyaient tout permis, réputaient tout les biens communs, et ne respectaient même plus leurs prêtres ». On peut ainsi élargir les causes à une Révolte contre les prélèvements des seigneurs fonciers (nobles et ordres religieux). On peut tout autant parler d’asservissement national et de Lutte de Libération nationale des Bretons, étant donné que la noblesse bretonne s’était déjà entièrement francisée et que, au fond, seuls demeuraient Bretons les paysans. En dépit d’une dénationalisation continue d’une partie des Bretons, ce problème demeure typique des « minorités nationales » et ne saurait être résolu dans les conditions d’un régime centralisé. De plus, on peut lier la Révolte aux différences de l’économie bretonne, maritime et ouverte au commerce, et de l’économie française, aux intérêts continentaux. La Révolte est un affrontement entre la bourgeoisie et ses alliés d’une part, l’Ancien Régime d’autre part, comme lors de la Révolution française, à une échelle différente. La pression en faveur du changement est modeste en Bretagne, et l’originalité de la situation de la province l’isole de toute manière dans le vaste royaume de France : il n’y a d’ailleurs pas ailleurs l’équivalent des Révoltes de 1675. Outre la réduction au silence des états et du parlement, la reprise en main permet également l’établissement d’une Intendance de Bretagne (la Bretagne était la dernière province à ne pas connaître cette institution représentante du pouvoir central) que les états de Bretagne avaient jusqu’alors toujours réussi à éviter. En Basse-Bretagne, les zones Révoltées sont aussi celles qui furent favorables aux Bleus lors de la Révolution française, et qui virent la crise la plus importante des vocations religieuses au XIXè siècle. Elles correspondent également aux zones du « communisme rural breton », ainsi qu’aux zones où la langue bretonne est la plus vivante. En décembre 2005, le préfet du Finistère refusa l’installation d’un panneau touristique présentant la ville de Carhaix, sur le bord de la route

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nationale, au motif qu’il s’y trouvait la représentation d’un Insurgé de la Révolte des Bonnets rouges. A l’opposé de la France, l’Angleterre accepte la contradiction et la limitation du pouvoir royal. Après la mort du roi Charles II, la situation politique et religieuse en Angleterre s’envenime. Le catholique Jacques II, qui succède à son frère Charles II en 1685, s’aliène rapidement l’opinion publique par des mesures impopulaires. L’immense majorité des Anglais ne peuvent admettre que le roi tente de replacer l’église d’Angleterre dans le giron catholique. De plus, la bourgeoisie est violemment hostile à toute tentative de restaurer le pouvoir absolutiste. Elle juge inadmissible que le roi dispense certains de ses sujets de l’obéissance au Bill of Test (exclusion des non-anglicans de toute fonction administrative ou militaire) et qu’il se proclame lui-même au-dessus de la loi. Les jours de Jacques II sont comptés puisqu’une Révolution va mettre fin à son règne. Cette Révolution est surnommée la « Glorious Revolution », car elle n’engendre pratiquement pas de violence. Les opposants au roi demandent au protestant Guillaume d’Orange de s’emparer de la couronne. Lorsque celui-ci débarque à Torkay avec une armée anglohollandaise le 5 novembre 1688, Jacques II se réfugie en France auprès de Louis XIV. En janvier, le parlement déclare le trône vacant. Il l’offre à Guillaume et à son épouse Marie Stuart, à la condition qu’ils jurent de respecter la Déclaration des Droits. Il s’agit d’un texte qui résume les Droits reconnus aux Anglais et selon lequel le souverain ne peut établir l’absolutisme. Ainsi, il est interdit au roi de suspendre des lois, d’empêcher leur exécution et d’ériger une juridiction d’exception. Il ne peut pas non plus percevoir d’argent ou entretenir une armée sans le consentement du parlement (d’ailleurs l’armée permanente est interdite en tant de Paix). Cette Révolution sans effusion de sang est un succès : elle assure la souveraineté au parlement et la prospérité en Angleterre. L’institution du régime constitutionnel est une victoire du parlementarisme sur l’absolutisme.

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La remise en question de l’absolutisme en France et ailleurs La guerre des Camisards (en réalité une guérilla), qui dura de 1702 à 1705, Souleva certains protestants cévenols contre le gouvernement royal et catholique qui les persécutait. Quelques actions violentes sporadiques furent poursuivies jusque vers 1709. Ce nom fut donné aux Protestants des Cévennes du Gard et de la Lozère qui prirent les armes quelques années après la révocation de l’édit de Nantes (1685), réclamant la Liberté de conscience (il ne semble pas y avoir eu de raisons économiques ou fiscales à leur Révolte). De simples artisans et paysans tinrent tête à deux maréchaux de France et mirent en échec pendant près de trois ans les troupes de Louis XIV venus les forcer à se convertir ou les exterminer. Troupes qui formaient pourtant une des meilleures armées d’Europe. Voilà qui fut incompréhensible pour le roi et les puissances étrangères. Les Rebelles sont d’abord désignés comme barbets, le nom donné aux Vaudois du Moyen Âge, pratiquement exterminés au XVIè siècle. Le mot « camisard » donné aux Insurgés des Cévennes retenu finalement par la mémoire collective peut avoir trois origines : * camise, c’est-à-dire chemise que les combattants portaient par dessus leurs vêtements, * camins, (l’occitan nasalise très peu et l’on entend « camiss »), c’est-à-dire « chemins ». Grâce à une bonne connaissance du terrain, les camisards prenaient des chemins détournés et surprenaient les troupes royales, * un dérivé du terme camisade, attaque nocturne, que l’on trouve dès le quinzième siècle pour désigner une attaque nocturne en ordre dispersé, pour semer la confusion, et disparaître aussitôt. Mais les Insurgés eux-mêmes se désignaient par le nom « Enfants de dieu », ou tout simplement « les frères ». Les catholiques, et ceux des protestants opposés à la Révolte armée, les appelaient aussi « fanatiques ». Les Cévennes à cette époque s’étendent à la plaine du Bas-Languedoc, et au XVIIIè siècle l’on parle de « guerre des Cévennes » et non de « guerre des camisards ». L’édit de Nantes est révoqué par Louis XIV en 1685, les protestants

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cévenols sont à nouveau persécutés par les Dragons (soldats) du roi soutenus par l’église catholique. Le roi interdit la pratique du culte réformé, ordonne la démolition des temples, oblige à baptiser dans la foi catholique tous les enfants à naître, ordonne aux pasteurs de quitter la France mais interdit aux simples fidèles d’en faire autant, sous peine de galères. Malgré l’interdiction qui leur est faite de s’enfuir, près de 300.000 « religionnaires » français, trouvent moyen de quitter la France pour des refuges tels que Berlin, Londres, Genève, Amsterdam. Ces exilés issus de la bourgeoisie laborieuse vont faire la fortune de leur pays d’accueil et leur départ va appauvrir la France en la privant de nombreux talents. Ils vont aussi nourrir à l’extérieur les ressentiments contre la France et son monarque. Les protestants restés en France (mais soutenus de l’extérieur par ceux qui sont partis) n’ont plus aucune Liberté de culte et doivent se cacher pour maintenir (parfois reprendre) leur activité religieuse. C’est le « Désert », par allusion au temps d’épreuve des Hébreux sous la conduite de Moïse, ou plutôt de dieu seul, sans autre cadre sécurisant. Pour les « prédicants », c’est le maquis, notamment en Cévennes. Mais les curés et les soldats obligent les protestants cévenols à se convertir sous peine de galère, de prison, ou de mort, obligent les « nouveaux convertis » à aller à la messe dans les églises romaines et dénoncent les récalcitrants auprès de l’intendant Basville. Basville accuse les prédicants d’être Rebelles au roi et en conséquence il intensifie la répression sanglante contre les protestants. Las de ces massacres envers eux, certains paysans et artisans protestants des montagnes cévenoles s’organisent. Ils veulent se défendre et répondre à la violence qu’ils subissent depuis la Réforme. Des laïcs, prédicants puis prophètes, prennent la relève des pasteurs exilés. Face à une répression impitoyable dans le Languedoc, les prophètes, d’abord Pacifistes, appellent à la Révolte. Bientôt (1702), ces « Camisards » n’hésitent pas à brûler certaines églises (catholiques) et parfois à tuer les curés les plus répressifs : l’assassinat de l’abbé du Chayla, qui joue un rôle de premier plan dans la répression, par une troupe dirigée par Esprit Séguier, au Pont-de-Montvert en Hautes Cévennes, déclenchera la Révolte armée. C’est la prophétie d’Abraham Mazel qui a déclenché l’Insurrection.

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C’est encore la prophétie qui assure la conduite de la guerre et le développement des opérations. Les attaques sont conduites par l’inspiration et les exhortations d’un prophète. Le rôle du prophète est essentiel dans cette guerre. Les principaux prophètes sont Esprit Séguier, Abraham Mazel, Elie Marion, Jean Cavalier (à la fois prophète et chef de troupe, ce qui lui assure un grand prestige). Se sentant conduits par l’Esprit de dieu, des paysans sans formation militaire se croient invincibles. Ils oublient leur sentiment d’infériorité face aux troupes royales. Ils se précipitent sur leurs adversaires au lieu de fuir comme cela se produit dans la plupart des Révoltes populaires. Ils foncent sur eux en entonnant à tue-tête un psaume. Devant cette détermination, ce sont les troupes royales qui se débandent. Les camisards sont pour 31 % des paysans cévenols et pour 58 % des artisans ruraux dont les trois-quarts travaillent la laine comme cardeurs, peigneurs, tisserands. Les classes « aisées » sont très peu représentées dans les troupes camisardes. Aucun gentilhomme ne figure parmi les camisards, c’est-à-dire aucun homme formé au métier des armes. Cette absence de nobles à la tête de la Rébellion a tellement étonné les contemporains qu’ils ont supposé, à tort, que des gentilshommes protestants du Refuge étaient revenus en Cévennes prendre la tête des opérations. Jean Cavalier, l’un des chefs les plus prestigieux, était apprenti-boulanger. Mais on trouve néanmoins un certain nombre d’anciens soldats qui joueront un rôle important dans la formation des troupes au combat. Il n’y a pas d’armée unique ni de chef unique, mais de petites troupes par région avec des cadres permanents et des soldats occasionnels. Les troupes étaient indépendantes, mais pouvaient se réunir pour une action, pour se séparer ensuite. Les camisards passaient facilement d’une troupe à l’autre. La souplesse de l’organisation et la décentralisation des Révoltés étaient leur force, ainsi que leur parfaite connaissance du terrain. Dès la bataille ou l’embuscade terminée, ils disparaissaient se fondant dans la population. Les camisards pratiquaient une forme de guérilla. Mais ils se battaient non pour une idéologie politique mais pour leurs convictions religieuses.

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Mais Basville répond par le supplice des chefs camisards et une pression encore plus accrue sur la population. C’est l’escalade de la violence : violentes attaques de villages catholiques (Fraissinet de Fourques, Valsauve et Potelières) par les camisards, déportation par Basville des habitants de Mialet et Saumane, soupçonnés d’aider la troupe de Rolland, assassinats multiples des huguenots (protestants). On envoya contre les Camisards, en février 1703, le maréchal de Montrevel, qui ne put les réduire, et en 1704 le maréchal de Villars, qui ne les soumit qu’en détachant de leur parti un de leurs principaux chefs, Jean Cavalier. La plupart périrent dans les supplices. De plus des catholiques lassés par l’inefficacité des troupes royales, ou simplement profitant de cette période troublée, forment des bandes de partisans appelés « camisards blancs » ou « cadets de la croix ». Ces bandes se livrent rapidement au brigandage, ce qui ajoute à la confusion. Le pays est à feu et à sang. La complicité de la population est déterminante. Elle fournit les hommes pour les opérations militaires. Les troupes peuvent ainsi passer de quelques dizaines de permanents à quelques centaines et même mille pour la troupe de Cavalier. Puis les hommes regagnent leurs champs. La population fournit aussi les vivres, entreposés dans des caches avec les munitions. Aussi le maréchal de Montrevel est-il autorisé à déclencher l’opération « Brûlement des Cévennes » (destruction de 466 hameaux qui fera des milliers de victimes, et déplacement de la population en automne 1703), pour priver les Insurgés de leurs ressources et épouvanter les populations. La découverte de la cachette des magasins de Cavalier est une catastrophe pour lui et l’incite à se rendre. Néanmoins, l’impossibilité pour les troupes royales d’anéantir la guérilla, bien que des moyens extrêmes aient été utilisés, comme le dépeuplement et incendie des maisons d’une grande partie des Cévennes, impose une négociation. Le maréchal de Villars, qui remplace le maréchal de Montrevel discrédité par sa nonchalance et la défaite de Martignargues, négocie avec Cavalier en mai 1704, et les camisards ainsi désunis finiront par se rendre petit à petit. On peut considérer que la Révolte des camisards se termine à la fin de l’année 1704, avec la reddition de presque tous les Insurgés (seules

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de toutes petites troupes continueront clandestinement leur action), mais en 1705, les camisards partis à l’étranger tenteront, avec l’aide cette fois de bourgeois des villes, une Insurrection appelée généralement le « complot des Enfants de dieu ». L’enlèvement de l’intendant Basville et du chef des armées Berwick devaient donner le signal du Soulèvement. Le complot fut éventé, et la répression terrible : les principaux animateurs du mouvement, comme Catinat, furent brûlés vifs publiquement. Plusieurs années plus tard, en 1709, un nouveau Soulèvement fut tenté en Vivarais par Abraham Mazel, l’un des prophètes des camisards, mais se heurtant à une réaction militaire très prompte, il échoua, et Mazel fut tué près d’Uzès. Les camisards n’ont pas obtenu la Liberté de culte qu’ils demandaient, et la répression religieuse continuera jusque dans les années 1770, avec leur cortège d’exécutions, emprisonnements, galères, etc. Cependant, à partir de 1715, et sous l’impulsion d’Antoine Court aidé d’anciens camisards comme Bonbonnoux, Gaubert ou Corteiz, l’église protestante se reconstituera sur des bases non-violentes. L’Insurrection n’avait aucune origine économique, à la différence de la plupart des Révoltes populaires. Les Camisards prennent les armes dans un premier temps pour punir les persécuteurs les plus acharnés comme l’abbé du Chayla, puis pour obtenir le rétablissement du culte réformé. Mais en attendant, ils organisent des assemblées clandestines animées par des prophètes prédicateurs. Jean Cavalier était le prédicateur prophète le plus renommé, entouré de huit autres prédicateurs qui entraient tour à tour en fonction dans la troupe de Cavalier. Il y avait aussi des lecteurs et des chantres, car le chant des psaumes joua un grand rôle dans cette guerre. Ces cultes étaient ouverts à la population locale qui venait de toutes parts y assister. Ce rôle spirituel des camisards maintenait un lien très fort avec la population protestante cévenole. Le pouvoir tirera la leçon de l’Insurrection des camisards, et saura limiter la répression au seuil au-delà duquel le désespoir pouvait pousser les protestants à la Révolte armée. En 1715, l’année de la mort de Louis XIV, Law arrive en France

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pour offrir ses services d’économiste à Philippe d’Orléans. La dette de l’état français étant énorme, le régent se décida à suivre les audacieuses théories de Law : il lui permit de créer la Banque générale, autorisée à frapper du papier-monnaie contre de l’or et aidant l’état. Son idée économique est que l’argent est un moyen d’échange et ne constitue pas une richesse en soi. La richesse nationale dépend du commerce. Il est le père de la finance et de l’utilisation du papier-monnaie à la place du métal et des factures. En 1717, il put créer la Compagnie d’Occident (ou Compagnie du Mississippi) responsable de la grande Louisiane française. En 1718, la Banque générale devint Banque Royale, garantie par le roi. En 1719, la compagnie d’Occident absorbe d’autres compagnies coloniales françaises, telle la Compagnie française des Indes orientales, et devient la Compagnie perpétuelle des Indes. En 1720, Banque Royale et Compagnie perpétuelle des Indes fusionnent, Law est nommé Contrôleur général des finances le 5 janvier. Le 24 février, la fusion ordonnée par le gouvernement entre les divers éléments du système de Law provoque une crise de confiance. Les faibles revenus de la Compagnie du Mississippi rajoutent au discrédit. Entre février et octobre, toutes les actions sont vendues. Les actionnaires demandent en masse à récupérer leur or, que la société n’a plus L’effondrement des réserves après des conversions spectaculaires de billets en métaux précieux provoque l’écroulement de tout l’édifice. La banque s’épuise et cesse ses paiements. Le 24 mars, ce fut la banqueroute du système de Law : il s’ensuit une crise économique en France et en Europe. Law, sous la protection officieuse du Régent, fut contraint de fuir à Venise. Son système a ruiné bon nombre d’actionnaires, enrichi quelques autres et notablement assaini la dette de l’état, l’ayant fait prendre en charge par de nombreux épargnants. Mais il a fait perdre confiance dans le papier-monnaie... et l’état. Des troubles spontanés, les premiers, éclatent en Corse en 1729 dans le Bozio et se propagent rapidement dans la Terra di Comune, à

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l’occasion des tournées des percepteurs de l’impôt (i raccoltori). Gênes se ressaisit, nomme gouverneur un ancien doge (Veneroso) et invite les notables à présenter des « doléances ». Les quelques mesures d’apaisement que prendra la sérénissime se révèleront insuffisantes pour faire retomber la tension et calmer la colère. Une consulta est réunie en 1730 et désigne des chefs, choisi parmi les familles de notables (Andréa Colonna-Ceccaldi, Luigi Giafferi et l’abbé Raffaelli). Au début de l’année 1731, une consulta générale est convoquée à Corte et est chargée de mettre en forme une série de revendications à adresser à la république de Gênes. Ça et là des Insurgés arborent le drapeau espagnol et sur la bannière à tête de Maure procèdent à une modification héraldique en relevant le bandeau des yeux sur le front et frappent la devise « adesso la Corsica a aperto gli occhi » (maintenant la Corse a ouvert les yeux) ! Gênes est déjà une puissance déclinante. Sur place ses moyens militaires sont limités. Elle est contrainte de faire appel à des puissances étrangères pour sauver ce qui peut encore l’être. Elle sollicite l’aide de l’empereur d’Autriche Charles V qui, en août 1731, envoie une expédition militaire sous le commandement du Baron Wachtendonck. Les Corses, malgré leur vaillance, cèdent peu à peu sous la poussée des Austro-Génois. Une trêve est conclue en 1732 et les principaux chefs de la Rébellion sont soit emprisonnés, soit conduits à prendre le chemin de l’exil. Ils seront rapidement Libérés, à l’intercession de l’Autriche et un calme précaire s’installe dans l’île. En effet, à la fin de l’année 1733 de nouveaux troubles éclatent. Les Insurgés se sont donnés pour chef Giacinto Paoli (ancien Noble Douze) qui va multiplier les coups de mains et les accrochages. Il défait les troupes génoises à Corte. Des Corses de l’extérieur rejoignent le mouvement, dont l’avocat Sebastiano Costa, chargé de la rédaction d’une « constitution ». En 1735, la consulta de Corte rompt avec Gênes et proclame la souveraineté de la Corse. En l’absence de roi, la couronne est placée sous la protection de la Sainte Vierge, Jésus-Christ est fait gonfalonier du royaume et le Dio Vi Salvi Regina devient le chant de ralliement des Insurgés. La Corse est proposée au roi Don Carlos d’Espagne, puis à la France qui déclinent, l’une comme l’autre, l’offre. La consulta désigne

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trois primats du royaume : Andréa Colonna-Ceccaldi, Luigi Giafferi et Giacinto Paoli. Des institutions, auxquelles Pasquale Paoli donnera plus de force, sont mises en place. La totalité du pouvoir est concentrée entre les mains des primats et d’une junte de douze personnes. La Révolte populaire, moyennant quelques concessions mineures comme la gestion des intérêts communaux par un podestat (assisté de deux pères du commun, élus par les assemblées villageoises), est récupérée par les notables (comme plus tard en France). La volonté de rompre définitivement avec Gênes n’est pas clairement affichée. Les notables souhaitent avant tout que Gênes réduise le montant de l’impôt (suppression des Dui Seini, réduction de la gabelle sur le sel), autorise le port des armes, accroisse son aide au développement agricole, rétablisse la liberté du commerce et permette l’admissibilité des Corses aux évêchés et aux abbayes. Ils demandent également la constitution d’un ordre de noblesse pour les feudataires (avec le titre de baron) et leur admission aux fonctions judiciaires et administratives. Nous sommes bien face à une Révolte de notables qui avancent des préoccupations de classe pour consolider la situation économique de propriétaires terriens exportateurs et obtenir des places dans l’administration et dans l’église. En contrepartie de la reconnaissance de ces droits, ils offrent une collaboration vigoureuse pour assurer le maintien de l’ordre, promettant même d’appliquer la loi du talion (œil pour œil, dent pour dent). Ainsi et si toute possibilité d’accord ou d’entente avec Gênes sur ces demandes ne fut jamais exclue par les chefs de la Révolte, la réponse qu’y apporta la république a été de répandre la guerre et de semer la dévastation. Une littérature de combat essaie de convaincre l’Europe éclairée du bien-fondé de la Révolte des Corses, notamment le « Disinganno intorno alla Rivoluzione di Corsica » (Mise au point à propos de la Révolution de Corse) de l’abbé Natali en 1736. C’est alors qu’un personnage singulier apparaît sur la scène insulaire, le baron Théodore de Neuhoff (1694-1756). Personnage douteux, bouffon, roi d’opérette, sous la plume des historiens les qualificatifs abondent pour se moquer de cet aventurier.

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L’historiographie récente est plus indulgente : « en somme, Théodore eut un tort : celui d’avoir échoué. L’Histoire pardonne rarement aux vaincu ». En avril 1736, au couvent d’Alesani, il est proclamé roi de Corse tandis qu’on lui fait approuver une « constitution » monarchique : Diète de vingt-quatre membres, impôt modeste, création d’une université, création d’un ordre de noblesse, accession des Corses à tous les emplois publics qui, au demeurant, sont interdits aux Génois. Théodore prend son rôle au sérieux et avec courage et même avec un certain panache : il organise une armée régulière, crée une monnaie frappée des initiales T.R. pour Theodorus Rex que les mauvais esprits traduisent vite, s’ils sont insulaires par « tutto rame » (tout en cuivre) et par « tutti ribelli » (tous Rebelles), s’ils sont Génois. Théodore supprime, pour encourager les échanges commerciaux, les droits d’entrées des matières premières et des produits industriels. Et, ce qui en surprend plus d’un en Corse, il garantit la Liberté de conscience. Gênes fait tout pour jeter le discrédit sur le personnage. Les puissances continentales, amusées, suivent l’évolution de la situation insulaire avec intérêt. Sur le plan militaire, l’expérience de Théodore n’est pas concluante. Il est vite confronté à la désaffection de ses sujets et en premier lieu des notables qui l’avaient placé sur le trône. En novembre 1736, il quitte la Corse pour quérir subsides et secours extérieurs. Ses tentatives de retour, en 1738 et 1743, se soldent chaque fois par un échec. Aucun de ses anciens collaborateurs ne sera aux rendez-vous (dès son départ en 1736, les notables avaient sollicité une trêve avec Gênes), tandis qu’il est bien accueilli par les paysans chez qui sa popularité est intacte. Théodore meurt à Londres dans le dénuement le plus total après avoir été, un temps, emprisonné pour dettes. Ainsi disparaît celui qui fut un roi éphémère, mais qui aura toujours conservé une haute idée de la charge que lui avait confiée les insulaires. C’est également la première fois que l’idée d’indépendance nationale s’est clairement affirmée avec le roi Théodore. Les conditions que met Gênes pour conclure une trêve avec les notables Insurgés sont telles qu’elles rendent impossibles le dépôt des

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armes. La Corse est alors le théâtre d’une véritable « guérilla » avec son cortège d’atrocités et de désolations : razzias, représailles, destruction de villages, de récoltes, etc. Gênes se tourne vers la France qui manifeste un intérêt croissant pour la Corse. Bien que les chefs historiques de la Rébellion soient partis en exil, en 1739, l’agitation et l’insécurité persistent dans l’île. La France fait sa réapparition en septembre 1747 en se portant au secours de la république ligure et en fournissant un premier contingent qui libère Bastia assiégée. De nouvelles troupes, placées sous le commandement du maréchal De Cursay sont dépêchées dans l’île pour faire face aux attaques des Austro-Sardes et d’une partie des insulaires conduits par Alerio Matra. De Cursay est investit d’une mission de conciliation. Il réussit à se rallier les notables, dont Gian Pietro Gaffori. Ses initiatives dans les domaines économiques et culturels irritent les Génois qui obtiennent son rappel en France, en 1752. Son départ permet à Gaffori de s’imposer, de prendre seul la tête de l’Insurrection et de mettre en place un « gouvernement » qui marque une véritable rupture avec Gênes. Mais il est assassiné en octobre 1753 à l’instigation de Gênes. S’ouvre alors une nouvelle période de troubles et de confusion au cours de laquelle chaque chef de « parti » s’efforce de gagner en influence. Un directoire de quatre membres est élu à Corte, en octobre 1753 et présidé par Clément Paoli, fils aîné de Giacinto Paoli. Les puissances continentales se désintéressent de la situation malgré les appels que leur adressent les Insurgés. Sur le plan intérieur, les notables sont incapables de conduire un conflit d’envergure contre l’occupant génois. Les Insurgés sont en quête d’un nouveau chef. Ils le trouvent en la personne de Pasquale Paoli, fils de Giacinto et frère cadet de Clément, qui a suivi son père dans son exil napolitain et qui enseigne au service du roi de Naples, qui est alors en garnison dans l’île d’Elbe. Pour l’Europe d’alors, Pasquale Paoli est l’incarnation de la Liberté et de l’Indépendance de la Corse. Il reçoit une solide instruction en étant l’élève du célèbre philosophe

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Antone Genovesi (1713-1769) et prend connaissance des doctrines des philosophes, celle notamment de Montesquieu, plus particulièrement de « L’Esprit des Lois » et « Considérations sur les causes de la grandeur des Romains ». Il suit avec intérêt les affaires de la Corse où son frère aîné, Clément, est particulièrement engagé. Celui-ci et quelques amis font appel à lui pour briguer la magistrature suprême. Il accepte, mais à la condition d’être le chef et d’agir en toute indépendance. Il se met en congé et débarque en Corse en avril 1755. Quelques jours plus tard, il prend une part active à la « Consulte de Caccia » où est voté un ensemble de règles cohérentes, notamment dans le domaine de la justice. Le 13 Juillet 1755, il est élu « Général de la Nation » (Capu Generale) par la Consulte Suprême générale du Royaume de Corse. Son élection ne fait pas l’unanimité et c’est, non sans difficultés, qu’il étend son emprise sur la Corse, en plusieurs étapes. Il ne réussit cependant pas à contrôler les présides (sièges de garnison) côtières restées aux mains de Gênes (Bastia, Ajaccio, Calvi, Bonifacio, SaintFlorent). Cela va peser sur l’avenir. Le pays conquis, il faut l’administrer. Pour s’imposer autrement que par la force des armes et parce que tel est son idéal, Pasquale Paoli s’attache à réaliser mieux que ses prédécesseurs l’unité morale et politique de la Nation. Il fixe la capitale à Corte, il y fait adopter en novembre 1755 une « Constitution », modifiée à plusieurs reprises et dans laquelle sont affirmées la souveraineté de la nation corse ainsi que la séparation des pouvoirs. Il fait frapper monnaie, dote la justice de tribunaux réguliers, crée une armée (davantage une milice populaire) et s’efforce de doter le pays d’une petite flotte marchande et d’une de guerre qui s’emparera de l’îlot de Capraja en 1767. Sur le plan économique, il encourage le développement de l’agriculture (il introduit notamment la culture de la pomme de terre dans l’île, ce qui lui valut le surnom de « generale delle patate »), fait assécher les marais. Il stimule le commerce mais le blocus des villes maritimes dont il n’a pu chasser les génois en empêche l’épanouissement. Afin de créer des échanges nouveaux et

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contrebalancer le pouvoir de Calvi, place forte génoise, il fonde l’Ile Rousse. Désireux d’aider la nation corse à s’affirmer, il organise l’école primaire et fonde une université à Corte qui accueille les étudiants à partir du 3 janvier 1765. Une intense propagande est assurée à destination externe, comme à vocation interne, avec les « Ragguali dell’Isola di Corsica » (Nouvelles de l’île de Corse), sorte de journal officiel imprimé en Corse et qui fait l’apologie du régime paoliste. En 1758, est publiée la « Giustificazione della Rivoluzione di Corsica » de l’abbé Salvini, manifeste des Insurgés. L’écrivain écossais James Boswell (1740-1795) sera le thuriféraire enthousiaste de la Corse indépendante et de Paoli en particulier qu’il compare, après leur rencontre en 1765, à « Cincinnatus » (dictateur romain – qui a les pleins pouvoirs, notamment militaires, qui lui sont donnés par le sénat – il sauva Rome, célébra un triomphe et abdiqua de sa charge : sa restitution du pouvoir absolu dès la fin de la crise devint un exemple de bon commandement, de dévouement au bien public et de vertu de modestie). Son livre « An account of Corsica » paraît en 1768, suivi l’année d’après de « Essays in Favour of the Corsicans », et obtient un immense succès dans toute l’Europe. Faut-il qualifier de constitution, au sens où nous l’entendons de nos jours, les institutions mises en place par Paoli durant son généralat ? Sans doute poussé par l’état de guerre permanent contre Gênes et contre des ennemis intérieurs, Paoli a-t-il été contraint de s’adapter aux nécessités que les circonstances lui dictaient. L’acte constitutionnel adopté en 1755, retouché à plusieurs reprises par la suite, est une synthèse cohérente de traditions institutionnelles proprement locales et des différents statuts que Gênes a appliqués à la Corse. Les attributs de la souveraineté sont identifiés. La souveraineté populaire y est affirmée dans le préambule de l’acte de 1755. Le droit de vote est reconnu aux personnes âgées de vingt-cinq ans, chargées d’élire, au niveau des Consulte communales, un délégué pour mille habitants. Les délégués siègent à la « Dieta Generale del Popolo di Corsica » à laquelle est confié le pouvoir législatif : édicter les lois, fixer les impôts et déterminer la politique de la nation. La Dieta désigne les membres du conseil d’état.

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Le pouvoir exécutif est confié à un conseil d’état (Consilio Supremo). Fixée, dans un premier temps (1755), à cent quarante-quatre membres, nommés à vie, sa composition est ramenée à neuf en 1764, renouvelables annuellement à raison de six pour le Deçà et de trois pour le Delà. Le conseil d’état est soumis au contrôle du « Sindaco » formé de Paoli et de quatre « syndics » désignés par la Dieta. Les syndics sont chargés de veiller au bon fonctionnement de l’administration et de contrôler les magistrats. Néanmoins, celui qui détient la réalité du pouvoir exécutif est le général en chef, le « Capo Generale », désigné à vie. En tant que président de droit, il a la haute main sur le conseil d’état : sa voix compte double et en matière de guerre, sa voix est décisive. Il préside également deux des trois sections du conseil d’état : la « Giunta della Guerra » et la « Camera di Giustizia ». La justice est entièrement réorganisée. Les fonctions de Podestat, assistés de deux « pères du commun », à la fois maire et juge de paix, sont conservées. Une juridiction provinciale est instituée, composée d’un président et de deux assesseurs désignés par la Dieta Generale ainsi que d’un avocat nommé par le conseil d’état. Au sommet de la hiérarchie est créée une Rota Civile, sorte de cour d’assises supérieure, formée de trois docteurs en droit, nommés à vie. La Rota est assisté d’un jury de six pères de famille, créée à cette occasion. Enfin, un tribunal spécial, semblable à une haute cour de justice, la Giunta est mis en place. Composée de trois membres, présidée par Paoli, la Giunta a pour fonctions d’instruire et de prévenir les crimes. Dotée de pouvoirs exorbitants que ne compense pas le contrôle des Syndics, elle est chargée de faire régner l’ordre et, dans ce domaine, elle s’est acquis une réputation de rigueur et même de terreur, connue sous le nom de « giustizia paolina. » La constitution de Paoli est une république de notables, voire une dictature de salut public, tempérée par l’influence des notables ; Paoli étant un homme d’action plus que législateur. En effet, si le suffrage est en principe universel, seuls sont appelés à voter dans les communautés villageoises, les chefs de famille. En 1764, le suffrage indirect remplace le suffrage universel. La souveraineté populaire est contrebalancée par les prérogatives dont dispose Paoli de convoquer aux séances de la

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Dieta des personnes non élues et de réunir des consultes ou congrès particuliers. La séparation des pouvoirs n’est pas pleinement assurée et il y a une quasi-confusion des fonctions exécutive et judiciaire en raison des pouvoirs importants détenus, dans le domaine de la justice par le conseil d’état et par Paoli en particulier. Par ailleurs, l’institution du généralat à vie apparaît comme une restriction du système démocratique. Si la souveraineté populaire s’incarne dans la Dieta Generale, celle-ci n’est réunie qu’une ou deux fois par an pour des sessions très courtes (de deux à trois jours). Au sein de Dieta siègent, à côté des élus, des membres de droit : ecclésiastiques, anciens magistrats, frères et fils de ceux qui sont « morts pour la patrie » et les « patriotes zélés et éclairés. » Un droit de veto suspensif est reconnu au conseil d’état sur les décisions de la Dieta en 1764. Quels que soient les imperfections et les tâtonnements que nous pouvons relever dans la « constitution » de Paoli, despote éclairé ou « régent constitutionnel » elle portait en germe une architecture Démocratique : souveraineté populaire, séparation des pouvoirs, contrôle de l’administration. Le fonctionnement des institutions « paoliennes » se heurta à de nombreuses difficultés et leur mise en œuvre fut mal secondée en Corse même. Parfois idéalisée, cette constitution n’était pas en réalité exempte de critiques. Les troubles intérieurs et les menaces extérieurs ne permirent pas de pousser plus avant cette expérience originale et neuve dans l’Europe du XVIIIe siècle. Cependant, Gênes qui en 1764 est encore présente mais à bout de ressources dans les principales villes côtières qu’elle a fondées et dans l’incapacité de traiter avec Pasquale Paoli, demande l’aide de la France. La France essaye de négocier avec le chef de la jeune nation qui en 1755 et en 1763 avait sollicité une sorte de « protectorat » auprès de Louis XV. Elle n’obtient de Paoli que la réaffirmation de sa volonté d’Indépendance et l’acceptation d’un protectorat. A la suite du traité de Compiègne, en août 1764, Gênes permet l’installation de troupes françaises dans les villes de Bastia, Ajaccio, Calvi et Saint-Florent. Un officier corse, Matteo Buttafoco, servant dans les troupes royales, joue

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le rôle d’intermédiaire auprès de Paoli. Les négociations entre la république de Gênes et la France de Louis XV se sont poursuivies et aboutissent finalement le 15 mai 1768 au Traité de Versailles. La Corse est cédée, temporairement (en principe quatre ans), à la France en garantie du remboursement des frais du corps expéditionnaire et des dépenses engagées pour l’administration du territoire. Le traité a un mauvais effet en Corse. Vendue ou cédée en gage d’une dette, le jeune royaume corse Indépendant a le sentiment qu’une « transaction » s’est faite par-dessus sa tête. Aussi, lors de la Consulte du 22 mai 1768, les Corses déclarent la levée générale de tous les hommes valides de seize à soixante ans est ordonnée. La France monte une première campagne militaire en 1768. Les troupes commandées par Marbeuf s’emparent du Cap-Corse. Un corps expéditionnaire conduit par Chauvelin renforce les troupes françaises déjà présentes sur place. Cette expédition est marquée par une sévère défaite à Borgo en octobre 1768. Un nouveau commandant en chef, le comte de Vaux, est désigné par Versailles et une armée imposante est débarquée (plus de vingt mille hommes puissamment armés et équipés) en 1769. La lutte est inégale et la campagne rapide (deux mois). De Vaux remporte la bataille dite de « Ponte Novo », le 8 mai 1769. L’effet psychologique de la défaite est considérable et son écho renforcé par la présence de deux légions de volontaires corses parmi les troupes françaises. Le « parti français » compte en effet de nombreux partisans actifs à Bastia, dans le Nebbio et le Niolo. Après quelques tentatives de Résistance, contraint à l’exil, Paoli s’embarque pour l’Angleterre le 13 juin 1769 sur un vaisseau anglais. Il restera éloigné vingt et un ans de la Corse. Mirabeau (qui fit partie du corps expéditionnaire débarqué dans l’île) et Robespierre diront, en 1790, que la Révolution de Corse est la première des Révolutions occidentales du XVIIIe siècle. Au-delà de la portée de cette affirmation, on peut tout de même relever que pour la Corse « il y a une prise de conscience nationale qui s’efforce de construire un état sur les ruines du systèmes colonial ».

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La France s’efforce de consolider et d’asseoir pacifiquement sa présence en Corse. Les anciens « Statuti », hérités de Gênes, continuent à s’appliquer. Peu à peu, cependant, la législation royale s’ajoute, complète les anciennes règles ou s’y substitue. L’ensemble des textes sera rassemblé dans un « code corse », qui constituera un élément supplémentaire de l’intégration de l’île à la couronne. Les « Vedute », d’origine génoise et les « Consulte » de l’indépendance, maintenues, sont érigées en assemblée d’états. L’institution des Nobles Douze est conservée. La politique de ralliement à la France est encouragée par la création d’un ordre de noblesse dont les titres sont très généreusement et très largement distribués (Carlo Bonaparte en sera l’un des bénéficiaires). Ainsi et peu à peu, un système féodal et colonial se reconstitue, avec l’attribution de fiefs ou l’admission aux emplois publics à des notables d’origine corse ou française. Par ailleurs, le « Plan Terrier » qui de 1773 à 1775 dresse un état complet de la situation de la Corse, suscite des inquiétudes aggravées par la politique de distribution de terres. La crainte que l’usage des « terres communautaires » soit une nouvelle fois interdit aux populations rurales accentue le mécontentement. La crise économique attise la colère qui, comme en France, gronde dans les campagnes au moment où éclate la Révolution. Dès que la Corse a connaissance des troubles qui ont secoué les campagnes du royaume et de leurs causes (rejet de la fiscalité), l’agitation s’exprime et s’amplifie en 1789. Au milieu du XVIIIe siècle, l’Angleterre règne en maître sur le continent nord-américain après en avoir évincé les Français. Ses Treize Colonies se signalent par une forte identité née de leur Histoire : celles du Nord reposent sur l’agriculture vivrière et la petite propriété. Inspirés par les préceptes calvinistes, ils sont groupés en communautés pieuses et instruites. L’amour du prochain est une obligation morale et la Démocratie un fondement social. Au Sud : culture du tabac (avant que n’arrive le coton à la fin du siècle) dans des propriétés de plus d’un millier d’hectares en général. Les propriétaires vivent à la manière des aristocrates européens dans de magnifiques manoirs entourés d’immenses dépendances. Leur richesse

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repose sur l’exploitation à bas prix de la main-d’œuvre servile. Sur 700.000 habitants, les colonies du sud comptent environ 300.000 esclaves africains. Ces derniers sont, on s’en doute, peu instruits... mais c’est aussi le cas d’une grande partie des Blancs qui vit dans la pauvreté faute d’avoir accès à la terre. Cette situation inique n’empêche pas les grands propriétaires d’être très au fait des idées Démocratiques qui circulent dans les milieux intellectuels européens. Cultivés et habiles en affaires, ils se montrent très revendicatifs à l’égard de Londres. Tels Washington, Jefferson,... ils seront à la pointe du combat pour l’Indépendance. La guerre entre l’Angleterre et la France, inaugurée en 1754 et clôturée en 1763 par le traité de Paris, induit de profonds malentendus entre les colons américains et le Parlement anglais. D’où la guerre d’Indépendance qui va conduire à la naissance des États-Unis d’Amérique. En prévision de son entrée en guerre contre la France, le gouvernement de Londres avait souhaité que les Treize Colonies assument leur part de l’effort collectif et définissent une ligne commune à l’égard des six Nations iroquoises, afin qu’elles se rangent aux côtés des Anglais contre les Français. A la conférence qui se réunit à cet effet à Albany, Benjamin Franklin propose un plan audacieux qui prévoit l’élection d’un Conseil intercolonial de 48 représentants, chaque colonie étant représentée au prorata de sa population et de ses ressources, et la nomination par la Couronne d’un président général ! C’est la première fois qu’est avancée l’idée d’une communauté de destin de l’Amérique anglo-saxonne. Prématurée et trop ambitieuse, la conférence d’Albany se solde par un échec. La suite n’est pour Londres qu’une amère désillusion : les milices locales se montrent particulièrement inefficaces et désunies dans la guerre contre les Français et c’est finalement aux contingents venus d’Europe que Londres doit de l’emporter à Québec sur les troupes du marquis de Montcalm. Après le traité de Paris de 1763, Londres entend faire assumer par les colons leur part des coûts financiers occasionnés par le conflit. Mais les

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colons, que l’isolement et l’Histoire ont accoutumé à gérer eux-mêmes leurs affaires communes, s’indignent que le Parlement de Westminster leur impose des taxes sans leur demander leur avis. Tout commence l’année qui suit le traité de Paris, avec une loi sur le sucre, le Sugar Act, qui autorise la saisie de tous les navires qui importent en contrebande les mélasses des Antilles, destinées à être transformées en rhum par les négociants du Rhode Island et de Boston. Première flambée de colère. En février 1765, le parlement récidive en votant l’impôt du timbre ou Stamp Act. Le premier ministre Grenville espère en tirer 100.000 livres pour financer une force armée de 10.000 hommes destinée à garantir la sécurité des colonies. La loi prévoit l’obligation d’un timbre fiscal sur une multitude de documents publics. La réaction est immédiate. En Virginie, un député, Patrick Henry, appelle à la Désobéissance Civile. Un peu partout, les colons s’en prennent aux percepteurs, les suspendant à des mâts ou les enduisant de goudron et de plumes. Une organisation secrète, les Fils de la Liberté, fondée à New York par John Lamb et Isaac Sears, multiplie les provocations. Au milieu de danses et de cortèges joyeux, ces dignes bourgeois érigent des « mâts de la Liberté » surmontés de masques diaboliques pour dénoncer l’autoritarisme de Londres. La troupe réagit avec violence, abattant les mâts et chargeant la foule à la baïonnette. Benjamin Franklin (encore lui) intervient auprès du parlement de Londres en sa qualité d’agent de la Pennsylvanie à Londres et le convainc d’abroger la loi ! Les colons exultent. Mais leur satisfaction est de courte durée. En 1767, le chancelier de l’Échiquier Townsend promulgue une loi destinée à frapper d’un droit d’importation quelques produits utiles (papier, thé, verre,...), toujours dans le souci de financer les dépenses liées à l’administration des colonies. Les colons, à commencer par les habitants de Boston, lancent un puissant mouvement de boycott des marchandises anglaises. C’est au point qu’en deux ans, les importations concernées diminuent de moitié. Le parlement de Westminster se résout à supprimer tous les droits d’importation incriminés... sauf un modeste droit sur le thé destiné aux colonies d’Amérique. Il en fait une question de principe. Cette reculade échauffe les esprits au lieu de les calmer.

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Elle encourage les colons dans la voie de la hardiesse. Dans ces conditions survient la célèbre « Tea-party » de Boston : le 16 décembre 1773, dans le grand port du Massachusetts, Samuel Adams et quelques amis déguisés en Indiens montent sur un vaisseau à l’ancre et jettent sa cargaison de thé à l’eau (343 caisses d’une valeur de 100.000 livres). A ce nouvel acte d’insubordination, le roi George III réagit par cinq « lois intolérables » qui sanctionnent la colonie et ferment le port de Boston en attendant le remboursement de la cargaison de thé par les habitants. Toutes les colonies d’Amérique font alors cause commune avec le Massachusetts. Une partie importante des colons, quoique en minorité, se préparent à entrer en Rébellion contre la métropole. Sur une invitation de l’Assemblée du Massachusetts, 56 délégués de neuf des treize colonies anglaises d’Amérique se réunissent en congrès à New York le 14 octobre 1774 et rédigent un cahier de doléances (Declaration of Rights and Grievances) à l’adresse du gouvernement. Cependant, leur souhait d’une plus grande Autonomie est brutalement rejeté par le roi anglais George III, qui déclare les colonies en état de Rébellion. Les modérés font alors cause commune avec les radicaux et tous se préparent à la lutte armée. Ils commencent à réunir des armes. La naissance des États-Unis d’Amérique est le fait d’une minorité de colons qui se dénomment « Patriots » (Patriotes) ou « Insurgents » (Insurgés). Vingt mille d’entre eux s’arment et assiègent l’armée anglaise de Boston. Il ne manque plus à ces combattants que de donner forme à leur Révolte. C’est chose faite avec la publication, le 10 janvier 1776, d’un pamphlet intitulé Common Sense. L’auteur, Thomas Paine, appelle ses Concitoyens des Treize Colonies anglaises d’Amérique du nord à s’unir dans une grande nation Libérée des servitudes et de la monarchie : « Un seul honnête homme est plus précieux à la société et au regard de dieu que tous les bandits couronnés qui ont jamais existé », écrit-il en guise de profession de foi républicaine. La guerre ne fait que commencer entre l’armée des Insurgents, placée sous le commandement de George Washington, et les armées loyalistes et anglaises, renforcées par de nombreux mercenaires allemands.

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L’Insurrection et la déclaration d’Indépendance ont un très grand retentissement dans la noblesse libérale d’Europe. Contre l’avis du jeune roi Louis XVI, le marquis de La Fayette (19 ans) arme une frégate à ses frais et rejoint les Insurgents. D’autres officiers se joignent au mouvement comme le commandant Pierre L’Enfant, qui jettera les plans de la future capitale, le général Louis Duportail, mais aussi le Prussien von Steuben, le Polonais Kosciusko ou l’Allemand de Kalb. Leur expérience militaire sera précieuse aux Insurgés. L’écrivain et espion Beaumarchais organise des envois d’armes à destination des Insurgés avec l’approbation du ministre des Affaires étrangères, Vergennes, désireux de favoriser tout ce qui pourrait affaiblir l’ennemie héréditaire de la France, l’Angleterre. Le soutien décisif apporté par les nobles libéraux et, un peu plus tard, par le roi Louis XVI en personne, permettra aux Insurgés d’emporter enfin la décision. La Constitution des États-Unis d’Amérique est publiée le 17 septembre 1787, soit 4 ans après l’Indépendance effective du pays et plus de dix ans après la proclamation unilatérale d’Indépendance. Elle promulgue la Liberté Individuelle et définit les Droits de l’humain, selon les idéaux des siècles des Lumières européens et notoirement français. C’est qu’il a fallu du temps aux représentants des treize États issus des anciennes colonies anglaises pour prendre conscience de la nécessité de créer des organes communs de gouvernement et se mettre d’accord sur les délégations de pouvoir. La Constitution préserve soigneusement le caractère Fédéral des États-Unis. Tout ce qui n’est pas expressément délégué à la Fédération revient aux états. C’est la première application politique du principe de « subsidiarité » que le traité de Maastricht (1992) a remis à la mode (sans l’appliquer). Désireux de garder la mainmise sur le choix du président et de limiter son pouvoir de nuisance, les délégués de la Convention ont imaginé une élection très complexe à deux niveaux : * les Citoyens élisent dans chaque état des grands électeurs (electors)

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en nombre égal au nombre de sénateurs et de représentants de l’état au Congrès ; * les grands électeurs se réunissent à leur tour le lundi suivant le deuxième vendredi de décembre pour élire le futur président. Le congrès (en Europe, nous dirions parlement) est composé de deux chambres : * la chambre des représentants (en Europe, nous dirions députés) représente l’ensemble des Citoyens et ses membres sont élus au suffrage universel direct, * le sénat représente les états à raison de deux sénateurs par état, quelle que soit la population de celui-ci. Ce bicamérisme, avec deux assemblées concurrentes, reflète la volonté de préserver l’Autonomie des états et de prévenir les abus de droit du gouvernement central (ou Fédéral). Entrée en guerre en 1778, et permettant la victoire des Insurgés (traité de Paris de 1783), la France se réaffirme comme grande puissance moderne, satisfait son désir de revanche, récupère des territoires perdus, mais dégrade ses finances, et félicite l’esprit républicain et Démocrate (théorique des Lumières, et réel des Américains). L’affaiblissement de l’état français, et la montée et mise en lumière d’une alternative viable à la royauté sont considérés comme les prémisses de l’idée Révolutionnaire française. La Révolution de 1789, avant tout bourgeoise, couvait depuis longtemps, pratiquement depuis la Fronde parlementaire contre le jeune Louis XIV (qui deviendra suite à cela le mégalomane roi soleil). La noblesse, autant que la bourgeoise, évincée du pouvoir sous Louis XIV, ne rêve que de revenir aux affaires. La tradition monarchique s’inscrit dans le respect des coutumes, c’est à dire des libertés et des privilèges accordés à certains individus, certaines villes ou provinces. Les bases de ce système politique sont contestées et attaquées dans la seconde partie du XVIIIè siècle.

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La philosophie des Lumières s’est diffusée dans les couches supérieures de la société française, la bourgeoisie et la noblesse libérale. Contre la monarchie absolue à la française, le modèle anglais d’une monarchie limitée par un parlement (assemblée élue) est mis en avant. Les ordres privilégiés se Révoltent contre le pouvoir royal. En effet, l’absolutisme les a privés de leurs prérogatives traditionnelles. Les Parlements sont des cours de justice sous l’Ancien Régime. Ils profitent du droit traditionnel qui leur est accordé d’émettre des remarques lors de l’enregistrement des lois dans les registres des parlements pour critiquer le pouvoir royal. Bien qu’ils défendent avant tout leurs privilèges, ils arrivent à passer, aux yeux de l’opinion publique, comme les défenseurs du Peuple. En 1769, afin d’apaiser les tensions entre les deux couronnes depuis le traité de Westphalie où la France a gagné l’Alsace-Lorraine (1648), le roi Louis XV demande au nom de son petit-fils Louis-Auguste (le futur Louis XVI) sa main à la fille de l’empereur germanique François Ier et de l’impératrice Marie-Thérèse. En 1770, Marie-Antoinette, âgée de 14 ans et qui a passé toute son enfance au château de Schönbrunn (pas très ouverte sur le monde et assez futile), est mariée au dauphin de la couronne de France, le futur Louis XVI. Après avoir subi l’indifférence hostile de sa mère, la « dernière reine de France » est, à 14 ans, littéralement dépossédée de son identité autrichienne et plongée dans un monde qui lui est étranger. Souffrant du manque d’empressement de son époux à accomplir son devoir conjugal, elle se morfond à Versailles. Comment résister, dès lors, aux plaisirs faciles qui lui sont offerts ? Alors que la sexualité est, à cette époque, affaire publique, MarieAntoinette s’est vu reprocher de vouloir en faire une affaire privée (normal vu le peu d’intérêt que le roi portait à la chose). D’où les très nombreux fantasmes à son sujet, qui la dépeignent comme une femme licencieuse et infidèle. Ainsi, on (re)découvre, stupéfaits, les dessins scabreux la représentant en prédateur sexuel ou en monstre terrifiant ! C’est dire la haine qu’elle suscite et l’imagination débordante des caricaturistes. Le 21 janvier 1771, sous le règne de Louis XV, le parlement est exilé

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de Paris par le chancelier Maupeou. Le vieux roi ne supporte plus que les parlementaires, forts de leurs privilèges, entravent son pouvoir. Le 10 mai 1774, à la mort de Louis XV, son petit-fils devient roi sous le nom de Louis XVI. A son avènement, la France est le pays le plus peuplé d’Europe avec 26 millions d’âmes. Elle en est aussi le plus prestigieux. La langue et la culture de la cour de Versailles rayonnent de Berlin, en Prusse, à Saint Petersbourg, en Russie. La France est aussi le pays le plus puissant d’Europe, voire du monde, malgré quelques déconvenues dans sa rivalité avec l’Angleterre. Elle possède une flotte incomparable, la Royale, et ses colonies sucrières comme SaintDomingue font la jalousie des Anglais. La Révolution va changer tout cela. Marie-Antoinette également. Lorsqu’elle monte sur le trône, elle croit naïvement que son nouveau statut lui accorde toute liberté pour mener sa vie à sa guise. Dès lors, elle se perd en frivolités et fêtes somptueuses, et dépense sans compter. Malgré les remontrances de sa mère et les difficultés financières de l’état, elle maintient ce train de vie dispendieux, si bien qu’elle finit par être surnommée « Madame Déficit ». Alors qu’elle était aimée du Peuple au début de son règne, des gravures licencieuses de la reine commencent à circuler dans le royaume, qui écornent sérieusement sa popularité. Louis XVI n’a d’autre souci que de rappeler au plus vite les parlementaires et de les rétablir dans leurs privilèges. C’est le premier d’une longue série d’actes de faiblesse qui mèneront le roi à la guillotine et feront perdre à la France son premier rang parmi les grandes puissances du monde. Confronté à son avènement à une situation financière désastreuse, le roi Louis XVI avait choisi un ministre des finances compétent pour y faire face, Turgot. Ainsi, au début du règne de Louis XVI, la France jouit d’une relative prospérité. La consommation progresse et les prix des biens manufacturés ou importés augmentent. Mais les nobles, qui s’endettent en menant grand train à la cour de Versailles, font leur possible pour accroître les revenus qu’ils tirent de leurs terres. Ils raniment de vieux droits féodaux tombés en désuétude et soulèvent contre eux la colère des paysans. Cette crispation est très mal vécue par

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les paysans qui réclament l’abolition des droits féodaux pour soulager leur misère. Malgré tout, dans leur immense majorité, les Français de 1789 n’imaginent pas une Révolution violente avec une abolition de la monarchie. Le roi est, en 1789, considéré comme le père des Français. Il est aimé et respecté. Néanmoins, une réforme profonde de l’état est espérée, et ce dans un climat Pacifique. Louis XV et Louis XVI ne sont pas restés insensibles à la diffusion des idées nouvelles et au blocage des institutions. Mais ils n’ont pas l’autorité de leur prédécesseur Louis XIV pour imposer aux privilégiés les changements nécessaires. Le 12 mai 1776, le roi se sépare de Turgot et annule ses réformes sous la pression des privilégiés et de la cour. Lorsque les Insurgés Américains livrent la bataille de Saratoga, ils reçoivent l’appui de la noblesse libérale d’Europe. Le 6 février 1778, la France signe un traité de commerce avec Benjamin Franklin. Elle reconnaît les États-Unis d’Amérique et intervient officiellement dans la guerre d’Indépendance. Necker remplace Turgot aux finances. Le banquier genevois, soucieux de sa popularité, écarte toute idée de réforme fiscale et recourt aux emprunts pour remplir les caisses de l’état et pourvoir aux dépenses énormes occasionnées par les interventions militaires en Amérique. Le 3 octobre 1783, le traité de Versailles consacre l’Indépendance des États-Unis. Louis XVI peut être satisfait de la revanche prise sur les Anglais mais sa participation à la guerre américaine a creusé le déficit de l’état. La noblesse libérale du royaume, La Fayette en tête, cultive l’idée de transposer en France les principes Démocratiques d’OutreAtlantique. Ainsi, Necker avait préconisé des assemblées territoriales qui limitaient le pouvoir des intendants. Le ministre avait également tenté de justifier ses emprunts imprudents en publiant un Compte rendu au roi qui dévoilait les dépenses somptuaires de la cour (l’état a toujours vécu au-dessus de ses moyens). Le 19 mai 1781, Necker est remercié par Louis XVI. Le nouveau contrôleur général, Charles Alexandre de Calonne, comprend que l’état du royaume nécessite des réformes radicales.

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Le 17 septembre 1787, la Constitution américaine est publiée. Elle nourrira l’inspiration des Constituants français. D’autant plus qu’aucun contrôleur général ne réussit à faire passer la réforme fiscale auprès des privilégiés. Les parlementaires refusent d’enregistrer les réformes et réclament les états généraux. Cette assemblée des trois ordres du royaume (clergé, noblesse et tiers état) n’avait pas été réunie depuis 1614 et l’époque troublée de la régence de Marie de Médicis, veuve d’Henri IV. Depuis 1780, à Vienne, Joseph II (le frère de Marie-Antoinette) règne seul sur les états autrichiens. C’est l’« Aufklärung » : fin du servage, expulsion des Jésuites, édit de tolérance, suppression des ordres contemplatifs, suppression de la torture, abolition des corporations,... Dominé par la haine du clergé et de la papauté, le « joséphisme » va se solder par un échec cuisant... mais il montrera la voie aux Révolutionnaires français. Le 3 mai 1788, le parlement publie une « déclaration des Droits de la nation » et réclame à nouveau la convocation des états généraux en espérant qu’ils contraindront le roi à respecter les exemptions fiscales des privilégiés. Tous les privilégiés, y compris le haut clergé, se solidarisent avec les parlementaires parisiens. Le 7 juin 1788, la sédition tourne à l’Emeute à Grenoble. Pendant la « journée des tuiles », les habitants bombardent de projectiles les soldats qui tentent de se saisir des parlementaires. Les représentants du Dauphiné, au nombre d’environ 500, se réunissent au château de Vizille et appellent à refuser le paiement de l’impôt. Louis XVI, comme à son habitude, s’incline et convoque les états généraux pour mai 1789. Le 25 août 1788, Necker revient en grâce, et se fait fort de rassurer les créanciers de l’état, les banquiers et l’opinion publique. La réunion des États généraux a suscité de grands espoirs parmi la population française. Le Peuple est en effet appelé à prendre la parole en mars 1789 pour rédiger les cahiers de Doléances, où il fixe une sorte de programme aux députés (suppression des droits féodaux, Egalité devant

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les impôts, revendication des Droits des sujets face à l’arbitraire royal). Les paysans espèrent une amélioration de leur condition de vie avec l’allègement voire l’abandon des droits féodaux. La bourgeoisie, pétrie des idées des Lumières, espère l’instauration de l’Egalité en droit et l’établissement d’une monarchie parlementaire à l’anglaise. Elle peut compter sur le soutien d’une petite partie de la noblesse acquise aux idées nouvelles et du bas-clergé qui vit auprès du Peuple et est sensible aux difficultés de celui-ci. Traditionnellement chaque ordre élisait à peu près le même nombre de députés. Les élus de chaque ordre se réunissaient, débattaient et votaient séparément. Le résultat du vote de chaque ordre comptait pour une voix. C’était le principe du vote par ordre. De ce fait, il suffisait que les deux ordres privilégiés votent dans le même sens, celui du maintien des privilèges, et le Tiers-État se retrouvait en minorité. Le Tiers-État demande donc le doublement du nombre des députés le représentant, afin que le nombre de leurs élus corresponde davantage à son poids dans la société, ainsi que le principe du vote par tête, c’est à dire une assemblée unique où chaque élu dispose d’une voix. Louis XVI accorde le doublement des députés du Tiers-État mais garde le silence sur la question du vote par ordre ou par tête. Le 5 mai 1789, le roi Louis XVI et Necker ouvrent solennellement les Etats Généraux. Son discours met en garde contre tout esprit d’innovation. Louis XVI n’a plus d’argent en caisse et il a absolument besoin de l’accord des représentants des trois états pour lever de nouveaux impôts ou réformer ceux qui existent (alors que le Tiers-État est déjà écrasé par les impôts et les privilèges des autres). Les représentants du Tiers-État dénoncent la division de l’assemblée en trois états qui les met automatiquement en minorité face aux représentants des ordres privilégiés, le clergé et la noblesse, qui ne représentent qu’une toute petite partie de la population française. Le 17 juin, les députés du Tiers-État et beaucoup de curés qui représentent le clergé aux Etats Généraux se réunissent à part. Sur proposition de l’abbé Sieyès, qui constate que ladite assemblée représente les « quatre vingt seize centièmes de la nation », ils se transforment en Assemblée nationale. Peu à peu, la plupart des autres

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députés vont les rejoindre. Le 20 juin, dans la salle du Jeu de Paume où elle s’est réunie, près du palais de Versailles, bafouant la volonté du roi, l’Assemblée nationale fait serment de ne pas se séparer avant d’avoir fixé la constitution du royaume, opéré la régénération de l’ordre public et maintenu les vrais principes de la monarchie. Trois jours plus tard, le marquis de DreuxBrézé leur demande de cesser leur fronde. L’Assemblée désobéit ouvertement au roi. C’est un acte grave. Constatant que les maux du gouvernement appellent davantage qu’une réforme de l’impôt, les députés projettent de remettre à plat les institutions et de définir par écrit, dans une constitution, de nouvelles règles de fonctionnement, selon l’exemple américain. Durant ces journées, l’Assemblée réalise une autre Révolution décisive : beaucoup de députés sont effrayés par la tournure des événements et démissionnent ; l’Assemblée déclare qu’elle tient son mandat non pas des électeurs individuellement pour chaque député, mais Collectivement de la Nation toute entière. C’est la mise en application du principe de la souveraineté nationale défendu par Diderot. Cette Assemblée peut s’appuyer sur les espoirs de la majorité de la Nation, sur les réseaux de « patriotes ». En face, il n’y a que des ministres divisés, un gouvernement sans ressources financières et un roi velléitaire qui recule. Le 9 juillet, l’assemblée se proclame donc Assemblée nationale constituante. Le 11 juillet 1789, Louis XVI, vexé, renvoie ses ministres jugés trop libéraux, parmi lesquels Necker, une fripouille qui n’a fait que creuser le déficit mais est restée pour cela très populaire parmi les petites gens. A Paris, le Peuple s’irrite et s’inquiète. On dit en plus que le roi, irrité par la désobéissance des députés, voudrait les renvoyer chez eux. Des rumeurs font craindre une intervention des troupes contre la capitale. Or l’opinion parisienne est agitée. La bourgeoisie est déçue. Pour l’instant, rien n’est sorti des débats à Versailles. Et elle a peur pour la survie de l’assemblée. Le Peuple, lui, craint que les troupes ne coupent les routes du ravitaillement des Parisiens alors que, suite aux mauvaises

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récoltes de 1788, le prix du pain est au plus haut. Début juillet, des émeutes éclatent aux barrières d’octroi. Dans l’après midi, dans les jardins du Palais Royal, le journaliste Camille Desmoulins exhorte la foule à se mettre en état de défense. Les Parisiens se heurtent dans les jardins des Tuileries aux soldats du prince de Lambesc, accusés d’avoir tué des manifestants. Le 13 juillet, 40 des 54 barrières d’octrois sont incendiées. Les réserves de grains des couvents sont pillées. Une milice bourgeoise se forme. L’effervescence grandit. Le matin du 14 juillet 1789, les Parisiens partent chercher des armes dans une atmosphère Révolutionnaire. Ils pillent l’arsenal de l’Hôtel des Invalides, où ils trouvent des armes mais pas de poudre. Les Emeutiers viennent ensuite se masser aux portes de la prison royale de la Bastille (une vieille forteresse royale datant de Charles V et de la guerre de Cent Ans, qui sert de prison à quelques lascars de mauvaise vie, mais était le symbole des lettres de cachet avec lesquelles le roi pouvait envoyer n’importe qui en prison) pour y chercher de la poudre. Sous l’effet de la surprise, à Versailles, le roi se retient de dissoudre l’Assemblée. Son propre frère, le comte d’Artois, futur Charles X, prend la mesure de l’événement et quitte la France sans attendre. Il est suivi dans l’émigration par quelques autres nobles, dont le prince de Condé et Mme de Polignac. A Paris, le comité des électeurs désigne un maire, Bailly, et un commandant de la garde nationale, La Fayette, en remplacement de l’administration royale. Une nouvelle organisation municipale allait se mettre en place. Les autres villes imitent la capitale. Une « Grande peur » s’étend dans les campagnes. Les paysans craignent que les récoltes ne soient pillées par des brigands. À l’annonce de l’arrivée de brigands, le tocsin sonne dans les villages. Les paysans s’arment de fourches, de faux et autres outils. Quand ils s’aperçoivent qu’il n’y a aucun danger, au lieu de retourner vaquer à leurs occupations, ils se dirigent vers le château du seigneur, craignant que celui-ci n’augmente les taxes qui pèsent sur eux. Sans manquer d’afficher leur loyauté à la monarchie, ils pillent les châteaux et brûlent les « terriers », c’est-à-dire les documents qui contiennent les droits

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seigneuriaux (notamment les titres de propriété). C’est au tour des députés d’avoir peur. Dans la nuit du 4 août, pour calmer les paysans, ils votent l’abolition des droits seigneuriaux (ce qui initialement n’était pas à leur programme). Les troubles prennent fin avec l’abolition de la dîme et des corvées. C’est la fin du système féodal et de la société d’Ancien Régime. Toutefois les députés, presque tous propriétaires fonciers, qu’ils soient nobles ou bourgeois, se ravisent en partie pendant la rédaction des décrets du 5 au 11 août 1789. Les droits personnels (corvées, servage...) et le monopole de la chasse pour le seigneur sont simplement supprimés. Les droits réels portant sur la rente de la terre doivent être rachetés. Seuls peuvent se libérer totalement les paysans les plus riches. Les propriétaires d’office reçoivent une indemnité qu’ils investissent en partie dans l’achat de biens nationaux. Ainsi les possédants ont pu sauvegarder leurs intérêts économiques tout en mettant fin aux Révoltes paysannes. Le 26 août 1789 est votée la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. C’est l’acte le plus remarquable de la Révolution. Les députés, inspirés par les philosophes français et anglais du passé (Hobbes, Locke, Montesquieu, Rousseau,...) votent dans l’enthousiasme une Déclaration qui définit les Droits de chacun en 17 articles. Il s’agit d’une condamnation sans appel de la monarchie absolue et de la société d’ordres. Mais elle est avant tout le reflet des aspirations de la bourgeoisie de l’époque : la garantie de Libertés Individuelles, la sacralisation de la propriété, le partage du pouvoir avec le roi et à tous les emplois publics. Mais, déjà, le rêve ne dure pas. Les difficultés d’approvisionnement en pain et le refus de Louis XVI d’approuver la déclaration et les décrets du 4 et du 26 août sur l’abolition des droits seigneuriaux, sont à l’origine du mécontentement du Peuple de Paris lors des journées du 5 et 6 octobre 1789. Une marche de femmes va chercher Louis XVI et la famille royale à Versailles. La Fayette, un général très populaire, convainc le roi de quitter le palais de Versailles afin de dissiper une bonne fois pour toute la méfiance des Parisiens... et des Parisiennes à son égard. Le roi s’exécute.

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Le lendemain, le 6 octobre, il quitte Versailles pour le palais des Tuileries, au cœur de la capitale. L’assemblée constituante fait de même et s’installe dans la salle du Manège, à côté des Tuileries. Le gouvernement de la France se met désormais à la merci des Parisiens. Désormais le roi et l’Assemblée siègent à Paris, surveillés par la population et menacés par l’Emeute. A partir de 1790, les Parisiens se prennent de passion pour les affaires politiques. Les journaux se multiplient ainsi que les clubs où débattent avec passion les sans-culottes. Le plus célèbre est le club des Jacobins, où un certain Robespierre devient président le 31 mars 1790. Les agitateurs parisiens issus du petit Peuple d’artisans, de commerçants et d’ouvriers commencent à se désigner sous le nom de sans-culottes ; ils veulent de la sorte se différencier des aristocrates qui portent des culottes de soie tandis qu’eux-mêmes se contentent de pantalons de toile. Cette tenue est un signe de protestation, arboré initialement par des avocats, des commerçants, des employés, des artisans, des bourgeois puis par les membres de toutes les professions roturières, qui vont s’appeler « patriotes ». Loin de se réduire à une catégorie sociale, les sans-culottes traduisent l’entrée du Peuple dans l’histoire politique et posent, déjà, tous les problèmes de la représentation Démocratique. On les voit ainsi apparaître comme la formation idéalisée des combattants Révolutionnaires, devenus l’idéaltype imposé comme modèle d’identification aux couches populaires. Idéalisation qui permet d’incorporer parmi eux une frange de combattants pas forcément issus desdits milieux, rassurant les modérés qui craignent les réactions du Peuple. À partir de 1791 surtout, lorsque la fuite à Varennes (20-26 juin) puis le massacre du Champ-de-Mars (17 juillet) eurent clairement montré qu’une partie des élites avait rejoint le camp de la réaction en couvrant la trahison du roi et en faisant mitrailler le Peuple, les militants des sections parisiennes firent de leur costume un manifeste politique contre le régime de monarchie constitutionnelle censitaire (après 1792, les sans-culottes arborent la veste courte à gros boutons : la carmagnole). Ce sont d’après la Constitution de 1791 des Citoyens « passifs » : faute de payer assez d’impôt, ils n’ont pas le droit de vote ! Les sans-culottes

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se répartissent entre les 48 sections de Paris (il s’agit de circonscriptions électorales) ; à ce titre ils sont aussi appelés sectionnaires. Les sansculottes ont la passion de l’Egalité plus que de la Liberté et pour l’affirmer, affectent le tutoiement patriote. Ils portent parfois un bonnet rouge inspiré de celui des esclaves affranchis de Phrygie (Asie mineure) pour souligner leur parenté avec les Démocrates de l’Antiquité grecque. Quelques journalistes surent admirablement coller à ce Peuple combattant et Révolutionnaire : Jean-Paul Marat et son Ami du Peuple, et dans un tout autre registre, Jacques-René Hébert et son Père Duchesne mais aussi Jacques Roux et son groupe les Enragés. Ils en furent longtemps les porte-parole, plus que les guides, incontestés. En 1789, Marat a 45 ans. Il a derrière lui une carrière de médecin et de physicien et a publié une quinzaine d’ouvrages. Dans son livre central de théorie politique, écrit en Angleterre, « The Chains of Slavery » (1774), la thèse principale est que le pouvoir émane du Peuple en tant que souverain, mais qu’à travers les âges et sous tous les régimes, les exécutifs se sont attachés à retourner ce pouvoir contre ceux qui lui avaient fait l’honneur de le lui confier. Pendant la période de bouleversements qui s’ouvre, où le Peuple cherche à rentrer dans ce rôle de « souverain », Marat va suivre pas à pas événements et protagonistes, surveillant en permanence les tentatives de récupération, de reprise en main de cette souveraineté. Marat n’attend pas tout de l’Assemblée. Son texte « Projet de leurrer le Peuple et d’empêcher la Constitution » est à contre-courant du triomphalisme qui entoure la soi-disant abolition de tous les privilèges de la fameuse nuit du 4 août. Mais ce texte ne paraît qu’en septembre en raison de l’attitude encore très floue des autorités en matière de presse. L’annonce des États Généraux a bien provoqué un afflux d’écrits politiques que la Librairie Générale de France a toléré, mais sans accorder d’autorisation officielle, ce qui a laissé le champ libre à l’arbitraire. La Constitution en tout cas préoccupe Marat. Fin août, il publie « La Constitution, ou projet de Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, suivi d’un plan de Constitution juste, sage et Libre ». Au début du mois de septembre 1789, Marat apparaît sur la scène

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politique à visage découvert. Le 16 septembre 1789, il publie le journal « L’Ami du Peuple, journal politique, Libre et impartial, publié par une société de patriotes ». L’Ami du Peuple est un quotidien, une vraie gageure ! Dès le 24 septembre, Marat attaque un des nouveaux pouvoirs exécutifs : la Municipalité de Paris, qu’il accuse de gestion ruineuse et inefficace. Ces démêlés provoquent son premier décret de prise de corps. Mais les 5 et 6 octobre 1789, les femmes de Paris entreprennent leur marche sur Versailles pour ramener le roi au milieu de son Peuple. L’effervescence populaire est à son comble. Il s’est aussi rendu compte que rien n’est fait pour enrayer la disette qui accable Paris, alors que la moisson de l’été a été très généreuse. Il rédige donc une première « Dénonciation contre Necker », dans laquelle il implique le ministre dans l’accaparement des grains. Il convient aussi de suivre les mouvements qui opposent les districts, et en particulier celui des Cordeliers (il ne s’agit pas du Club) à la Municipalité. La rencontre entre Marat et ce district se concrétise au moment des démêlés d’octobre. En tant qu’assemblée légalement constituée, le district entend exercer la souveraineté populaire sur l’étendue de son territoire. Ainsi, en janvier 1790, quand les poursuites reprennent contre Marat, le district met l’Ami du Peuple sous sa protection. À cet égard, le 22 janvier revêt une importance dans le cours des événements, non seulement pour le sort immédiat de Marat, mais aussi parce qu’apparaît sur la scène politique une personnalité d’envergure, l’avocat Georges Danton, qui prend fait et cause pour l’Ami du Peuple. Le déploiement de forces sera impressionnant, mais Marat restera introuvable. Notons, une fois encore, qu’après avoir fait parade de tout cet arsenal répressif, la Commune de Paris ne poursuivra pas et qu’il n’y aura pas de procès. Pas de réaction non plus de la part du ministre Necker suite à la « Dénonciation ». Mesures d’intimidation et dénis alternent ! Mais Marat n’a plus de presses et tous ses papiers ont été saisis, cela au moment où l’Assemblée vote la loi martiale et, séance après séance, parle d’imposer aux « brigands » la plus grande terreur. Prêt à se réfugier en Angleterre, Marat écrit encore un « Appel à la Nation », où il fait un bilan des événements et conclut qu’une « censure publique », un

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« tribunal d’état » et, dans les cas extrêmes « un dictateur momentané » (au sens antique du terme, une personne avec les pleins pouvoirs pendant un temps limité) doivent être pris en considération en politique, cette « science encore embryonnaire ». Avant son départ à Londres, Marat avait mis en valeur l’importance de la force publique. Pas de meilleur rempart pour la Liberté que ces milices nationales, nées du 14 juillet, soudées, entraînées, Fraternelles ! Or, il constate que tout est mis en œuvre pour les diviser ! La situation est donc très grave et de mai à juillet 1790, avec toute la presse patriote qui se serre les coudes, Marat est très présent sur la scène parisienne, avec Camille Desmoulins. Le 24 juin, Marat publie sa fameuse « Supplique aux pères conscrits, ou très sérieuses réclamations de ceux qui n’ont rien à ceux qui ont tout ». Marat publie encore son « Plan de législation criminelle », espérant toujours infléchir la marche de l’Assemblée. Mais, dès la fin du mois de juin 1790, il n’est plus centré sur les suites à donner à la Révolution de 1789, mais déjà sur un nouvel élan nécessaire contre… le Nouveau régime. Et c’est à nouveau dans la clandestinité qu’il publie en aoûtseptembre ses « Feuilles extraordinaires » : « C’en est fait de nous ! », « On nous endort, prenons-y garde », « C’est un beau rêve, gare au réveil ! », « L’affreux réveil ». Aussi, quand éclate la « malheureuse affaire de Nancy » (la garde nationale de Metz, sous la direction du marquis de Bouillé, beau-frère de La Fayette a tiré sur les régiments de Nancy), Marat, le seul à avoir prévu un tel drame, passe pour le Cassandre (qui voit l’avenir mais n’est jamais cru) de la Révolution. Après ce coup de force du Nouveau régime, le thème de la réorganisation de la force publique scande le déclin de la Révolution, tandis que l’Assemblée est de plus en plus à la traîne du pouvoir exécutif, dont les personnages clés, Mirabeau et La Fayette ont pour objectif central de rétablir les pleins pouvoirs dans les mains du roi. Toujours dans la clandestinité, Marat mène alors une lutte acharnée contre le régime des mouchards mis en place par le général afin de gangrener la garde nationale et l’armée. Mais voilà que le mouvement populaire se restructure, autour des clubs de sections ! En janvier 1791, Marat a de nouveaux démêlés avec la justice, mais en février, il reçoit l’appui du Club des Cordeliers et

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peut reprendre ses parutions. Jacques-René Hébert a lancé en 1790 le père Duchesne, journal des Révolutionnaires radicaux. Il participa, en 1792, à la chute de la monarchie dans le rôle d’accusateur public et, en 1793, à celle des Girondins. Avec ses partisans, les hébertistes (Chaumette, Chabot, Collot d’Herbois et d’autres), il a fortement influencé le club des Cordeliers et de la Commune Insurrectionnelle. Maximilien de Robespierre dont il avait dénoncé la modération le fit arrêter et exécuter en 1794. De 1790 à 1791, le père Duchesne était constitutionnel et encore favorable à Louis XVI et La Fayette, blâmant Marie-Antoinette et Marat et réservant ses foudres à l’abbé Maury, grand défenseur de l’autorité pontificale contre la constitution civile du clergé. Le ton s’est nettement durci avec l’avènement de la république. Le gouvernement fit imprimer en 1792 certains de ses numéros aux dépens de la république les faisant distribuer dans les armées afin de sortir les soldats d’une torpeur jugée dangereuse pour le Salut public. Jacques Roux est frappé d’interdit après avoir participé au pillage de châteaux. Il fut l’un des premiers prêtres (« curé rouge ») à prêter serment à la Constitution civile du clergé. Il accompagna Louis XVI à l’échafaud avec Jacques-Claude Bernard. Sa faction des Enragés réclamait la taxation et la réglementation en terme de prix. Il dénonçait la bourgeoisie marchande plus terrible selon lui que « l’aristocratie nobiliaire et sacerdotale ». Ce « prêtre socialiste » liait problème politique, crise sociale et question agraire et ce dès 1792. Il défendait l’idée que les principes de Liberté, défendues par la nouvelle législation, servaient avant tout l’intérêt d’une classe au détriment de la société. L’expression la plus achevée de son programme fut sans doute celle contenu dans son Adresse à la Convention nationale le 25 juin 1793 qui repose sur l’idée que « la Liberté n’est qu’un vain fantôme, quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’Egalité n’est qu’un fantôme, quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort de son semblable. La république n’est qu’un vain fantôme, quand la contre-

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révolution s’opère de jour en jour par le prix des denrées auquel les trois quarts des Citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes ». Trois points peuvent apparaître comme les lignes de force de ce programme : taxation générale, répression de l’accaparement, prohibition du commerce de l’argent monnayé. Son mouvement inquiétant la Convention, Marat (qui n’hésite pas à la qualifier de « patriote de circonstance ») et même les Hébertistes, Roux était de plus en plus isolé. Les Montagnards avaient déclenché contre lui une campagne visant à le faire passer pour un contrerévolutionnaire. Arrêté en septembre 1793 pour être jugé par le Tribunal révolutionnaire, il préféra se donner la mort en se poignardant. Son groupe, les Enragés étaient un groupe de Révolutionnaires radicaux. Ils revendiquent l’Egalité civique et politique mais aussi sociale, préconisant la taxation des denrées, la réquisition des grains et des taxes sur les riches. On peut les situer à gauche des Montagnards. Ils sont combattus aussi bien par Maximilien de Robespierre que par Danton, Marat et les Hébertistes. Leurs idées furent reprises et développées par Babeuf. La Société des républicaines Révolutionnaires, fondée en février 1793 par Pauline Léon et Claire Lacombe, et interdite l’été suivant par le gouvernement Révolutionnaire, est un groupe Révolutionnaire exclusivement féminin, aux revendications sociales et féministes, en quelque sorte la section féminine du mouvement des Enragés. Les sans-culottes se rassemblaient, d’une part, dans les assemblées des sections et, d’autre part, dans les clubs. Les assemblées des sections, organismes de la vie de quartier institués dès 1790, n’accueillaient en principe que les Citoyens actifs ; cependant, le rôle primordial joué par nombre d’ouvriers et petits artisans, ainsi que le fait qu’ils étaient restés armés depuis 1789, leur donna voix au chapitre. Les clubs surtout (club des Cordeliers, club de l’Évêché, Société fraternelle des deux sexes, Club helvétique) furent l’instrument dont les sans-culottes se servirent pour influencer la vie politique. Le club de l’Évêché, issu des Cordeliers, joua un rôle important dans la préparation du 10 août, jour de la prise des Tuileries et de la chute du trône. À partir de septembre 1792, le club des Jacobins s’ouvrit aux Citoyens les plus pauvres : il

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devint dès lors le plus important des lieux de réunion pour les sansculottes. Ceux-ci manifestaient leurs revendication par des pétitions des sections présentées aux assemblées (Législative, puis Convention) par des délégués ; il y eut ainsi une succession de pétitions réclamant l’arrestation des chefs girondins avant l’Insurrection du 31 mai au 2 juin. L’Insurrection, la « journée », était le second moyen d’action. La violence armée fut un recours fréquent du 10 août 1792 aux vaines Emeutes de germinal et prairial an III. Les Emeutiers, appuyés par les canons de la garde nationale à laquelle ils appartenaient, venaient montrer leur force menaçante pour obtenir gain de cause. L’Assemblée constituante ne se contente pas de préparer une Constitution. Elle réforme en profondeur les institutions du pays, plutôt en bien. Les circonscriptions administratives de l’Ancien Régime étaient très complexes et n’avaient pas les mêmes limites selon leurs fonctions. Les députés entreprennent de les simplifier. La loi du 22 décembre 1789 crée les départements (même si ils sont taillés à la hache, sans trop tenir compte des entités ethnoculturelles et des environnements sociaux économiques, justement pour éviter les regroupements séditieux), à la fois circonscriptions administratives, judiciaires, fiscales et religieuses. Les 83 départements sont divisés en districts, cantons, communes dont les dirigeants sont élus. La décentralisation administrative est très grande. Elle unifie les poids et mesures et crée une nouvelle unité de longueur appelée à un grand succès mondial : le mètre. Elle instaure l’état civil, introduit le divorce et le mariage civil, supprime le privilège d’aînesse dans les héritages,... Elle n’oublie pas qu’elle doit résoudre en urgence la crise fiscale. Les caisses de l’état sont vides. Alors, les députés ont l’idée de saisir les terres et les biens qui appartiennent à l’église catholique. Mais le clergé a besoin d’argent pour vivre et aussi financer ses innombrables œuvres sociales et éducatives. Qu’à cela ne tienne. Le 12 juillet 1790, les députés votent la Constitution civile du clergé qui garantit un revenu à chaque prêtre. Le roi et le clergé attendent l’avis du pape avant d’approuver la Constitution civile du clergé. L’avis tarde à venir et quand il arrive, il est négatif. Le 13 avril 1791, le pape condamne le texte car il craint une

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dérive à l’anglaise de l’église de France vers une totale indépendance (alors qu’elle était la fille aînée de l’église). Il ne menace rien moins que de suspendre les prêtres « jureurs » qui ont prêté serment à la Constitution. Le roi, très pieux, se met dès lors en retrait de la Révolution et utilise son droit de veto pour paralyser le travail législatif. Le 18 avril 1791, le Peuple, inquiet des mouvements de la famille royale, empêche le roi de gagner Saint-Cloud. La Fayette essaie d’intervenir, mais la garde nationale refuse de lui obéir. La Fayette fait mine de démissionner. En mai et juin 1791, « L’Ami du Peuple » ne lâche pas le général d’une semelle et met continuellement en garde les Citoyens contre un départ du roi. Le 21 juin 1791, Louis XVI tente avec sa famille de rejoindre des troupes fidèles à Montmédy, près de la frontière avec le Luxembourg. Louis XVI sait que ces troupes sont dévouées à la monarchie. Il compte sur elles pour marcher sur Paris, renverser l’Assemblée constituante, mettre fin à la Révolution et restaurer ses prérogatives de souverain absolu. Heureusement, il est reconnu lors d’une pause imprévue (car le voyage sera composé de beaucoup d’incidents alors qu’il avait été très bien organisé) et est rattrapé à Varennes. La confiance n’est plus entre la monarchie et la Révolution parisienne, d’autant plus que l’on soupçonne le roi de collusion avec l’étranger, voire de trahison. Pour autant, le 25 juin, alors que Louis XVI et sa famille sont ramenés, sous les huées, aux Tuileries, les députés évoquent, contre toute vraisemblance, l’enlèvement du roi. Cette attitude achève de diviser le parti patriote, majoritaire à l’Assemblée : d’un côté ceux qui, les plus nombreux, veulent s’en tenir à une monarchie constitutionnelle ; de l’autre, ceux qui, républicains ou non, veulent la déchéance de Louis XVI. Ce clivage se répercute au sein du club des Jacobins. Hébert rompt avec les modérés qui rêvaient d’un compromis avec les aristocrates. Dans le Peuple et parmi les députés, certains n’hésitent plus à s’affirmer républicains et considèrent que la monarchie n’est pas indispensable au gouvernement du pays. Danton et le journaliste JeanPaul Marat lancent une pétition pour la déchéance du roi. Elle réclame un nouveau pouvoir constituant pour « procéder d’une manière vraiment

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nationale au jugement du coupable et surtout au remplacement et à l’organisation d’un nouveau pouvoir exécutif ». La pétition de « directoire nationale » (83 élus des départements) est déposée le 17 juillet 1791 sur l’autel de la patrie du Champ de Mars, à l’endroit où eut lieu la Fête de la Fédération (à l’imitation des Fédérations régionales de gardes nationales qui avaient commencé dans le Midi dès août 1789 et s’étaient étendues à toute la France, La Fayette, commandant de la Garde nationale de Paris, fait organiser à Paris pour l’anniversaire de la prise de la Bastille une fête nationale de la Fédération, première commémoration du 14 juillet 1789, fête de la réconciliation et de l’unité de tous les Français ; Louis XVI assista à cette fête et y jura la Constitution). Les députés comme Bailly et La Fayette, partisans d’une monarchie constitutionnelle mettent sur pied la thèse de l’enlèvement du roi. Ils interdisent la manifestation et décrètent la loi martiale (le roi ayant été innocenté par l’Assemblée le 15, la manifestation est désormais sans objet). Le 17 juillet 1791, le Peuple manifeste malgré tout. La Fayette ordonne alors à la garde nationale de tirer sur la foule désarmée, tuant principalement de femmes et des enfants. La fusillade du Champ de Mars a pour conséquence la rupture entre les patriotes modérés et le Peuple parisien dont les porte-parole sont, entre autre, Georges Jacques Danton, Maximilien de Robespierre et Jean-Paul Marat. Certains comme Condorcet (discours « De la république, ou un roi est-il nécessaire à l’établissement de la Liberté ? », ou il conclut que seule la république permettra au Peuple français de rester un Peuple Libre) demandent même l’instauration d’une république. Par méfiance du Peuple, Bailly et La Fayette, suivis par la majorité des députés, quittent le club des Jacobins pour fonder le Club des Feuillants. Pour eux la Révolution est finie et il convient de stabiliser le régime en soutenant la monarchie constitutionnelle. Dans les semaines qui suivent, les députés modérés affiliés aux Feuillants exploitent leur succès : ils font fermer provisoirement le club des Cordeliers et révisent la Constitution dans un sens conservateur, avec un renforcement des pouvoirs du roi et un relèvement du cens électoral (afin que seuls les plus riches puissent voter et se présenter). Danton et Marat, prudents, s’enfuient en Angleterre. Au Club des

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Jacobins, l’atmosphère est toute différente. De nombreux députés, y compris Robespierre, souhaitent maintenir la monarchie. Ils craignent avec raison que la déchéance de Louis XVI n’entraîne la France dans une guerre contre les autres monarchies européennes. Le 1er octobre 1791, la première Constitution française entre en application. Elle inaugure une monarchie constitutionnelle à l’anglaise où le pouvoir législatif (rédiger les lois) est confié à une Assemblée du même nom. Louis XVI troque son titre de roi de France pour celui, plus humble, de roi des Français. Il dispose du pouvoir exécutif et d’un droit de veto qui lui permet de repousser ou retarder les textes de l’Assemblée. Le fossé se creuse entre le roi et l’Assemblée législative, même si le roi a le soutien d’une bonne partie du clergé qui refuse de prêter serment sur la Constitution civile. Par ailleurs, les députés de la Constituante n’ayant pas été autorisés à se faire élire et à siéger à la Législative, beaucoup choisissent de militer dans les clubs Révolutionnaires de Paris. Ils entretiennent l’agitation Révolutionnaire. Les souverains étrangers voyaient au départ la Révolution sans déplaisir, escomptant un affaiblissement de la France sur la scène internationale. Mais après les dérapages du printemps 1791, ils s’inquiètent pour le roi et craignent une contagion Révolutionnaire. Pour preuve, la Révolution polonaise dirigée par Stanislas Poniatowski : Hugo Kołłątaj (il fait l’esquisse d’un programme changeant totalement les rapports entre les propriétaires terriens et les habitants des villes, les nobles et les bourgeois ; il soutient et incite l’Emancipation des bourgeois, participe à la rédaction des exigences des villes et à l’assemblée des représentants de Varsovie) rédige une pétition sur l’initiative de Jean Dekert, maire de Cracovie, signée par 141 villes : elle demande la participation de toutes les villes à la Diète, l’accès des bourgeois aux offices et le droit pour eux d’acquérir des domaines ruraux. Cela provoque une vive agitation. On parle de « Révolution à la française ». Les conservateurs font désigner une commission spéciale pour les villes. À la suite de longues discutions entre les projets du roi et

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ceux de la Diète, la loi sur les villes qui entérine les propositions de la pétition est votée le 18 avril. Le 3 mai la Diète de Pologne adopte une constitution proche de celle de la France de Louis XVI, destinée à moderniser la Pologne et à la renforcer contre l’empire russe. Le roi et les patriotes, appuyés par les manifestations dans les rues de la capitale, profitent du petit nombre de députés présents pour faire passer le texte. Le roi nomme les ministres, mais la Diète peut les révoquer. Elle délibère à la majorité de ses membres et non par ordre. Le sénat voit ses pouvoirs diminués. Les diétines perdent leurs attributions législatives. Rien n’est dit sur le sort des paysans sinon qu’ils sont « sous la protection juridique du gouvernement » et que tous les ordres sont soumis à l’Égalité devant l’impôt. Quant eux, les Roumains de Transylvanie, en prévision de la convocation de la Diète, réclament l’Egalité des Droits civils et politiques pour la Nation roumaine. Remis à l’empereur Léopold II en mars, le mémoire est renvoyé par Vienne à la Diète de Klausenburg (Cluj) qui le rejette avec indignation. Louis XVI, son entourage et les émigrés français poussent les souverains étrangers à intervenir. Le 27 août 1791, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II, l’empereur allemand Léopold II et l’Électeur de Saxe ont une entrevue à Pillnitz, en Saxe. À la suite de celle-ci, l’empereur exige des Révolutionnaires français qu’ils rétablissent le roi de France dans la plénitude de ses droits. Depuis la fuite à Varennes, en effet, Louis XVI, beau-frère de l’empereur, a été suspendu de ses droits. Louis XVI, qui ne se résigne pas à un rôle de figurant, pousse à la guerre en espérant que la victoire des souverains restaurera son pouvoir absolu. À l’Assemblée législative, le parti de la Montagne, dont les membres participent aussi au Club des Jacobins, pousse à la guerre, sous l’influence de plusieurs députés du département de la Gironde, comme Jacques-Pierre Brissot de Warville (38 ans, Démocrate sincère, il s’est fait connaître avant la Révolution en fondant la société des Amis des Noirs). Ses partisans, les Brissotins, que l’on appellera plus tard Girondins, espèrent comme lui que la guerre obligera le roi à prendre parti pour ou contre la Révolution. Ils dénoncent la menace que font peser les émigrés en armes aux frontières du pays et rêvent sans le dire

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d’étendre la Révolution au reste de l’Europe : les Girondins parlent alors d’une guerre des Peuples contre les rois, d’une croisade pour la Liberté. Robespierre, au Club des Jacobins, appréhende la guerre et veut inverser les priorités : « Domptons d’abord nos ennemis du dedans et ensuite nous marcheront à tous les tyrans de la terre ». Il n’est pas écouté mais au plus fort de l’invasion, c’est à lui que l’on fera appel pour sauver le pays. La mort de Léopold II, relativement conciliant, et l’avènement de son fils François II, nettement plus agressif, servent les intérêts du camp de la guerre. Le 10 mars, le roi se sépare de son ministre des Finances, Narbonne, qui appartient comme les autres ministres au club des Feuillants, partisan loyal de la monarchie. Là-dessus, le ministre des Affaires étrangères Lessart est accusé de haute trahison par Brissot. Tous les ministres démissionnent en signe de protestation. Partisan de la politique du pire, le roi les remplace par autant de ministres brissotins : Clavière aux Finances, Roland à l’Intérieur, Dumouriez aux Affaires étrangères, Servan à la Guerre,... Cette alliance contre nature entre Louis XVI et les ennemis de la monarchie débouche sur la déclaration de guerre à l’empereur. Le 20 avril 1792, l’Assemblée législative (sur une proposition du roi Louis XVI) déclare la guerre au « roi de Bohême et de Hongrie », en fait le puissant archiduc d’Autriche et empereur d’Allemagne, neveu de MarieAntoinette. Mais les choses se compliquent car le roi de Prusse fait alliance avec ce dernier. Face à cette coalition qu’elle n’escomptait pas, la France fait piètre figure. Son armée est dans un état pitoyable. Du fait des désertions et de l’absence de ressources, les effectifs sont tombés de 150.000 à 80.000 hommes. Les deux tiers de ses 9.000 officiers ont d’autre part émigré. Depuis la levée de volontaires nationaux décidée après la fuite du roi à Varennes, on peut toutefois rajouter à ces effectifs 169 bataillons soit environ 100.000 hommes. Ces volontaires se distinguent par leur uniforme bleu des bataillons de ligne réguliers en uniforme blanc. La France prend l’offensive, avant même que la moindre troupe coalisée n’ait fait mouvement. Dès l’été, la France est envahie par les armées prussiennes et autrichiennes cependant que le

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duc de Brünswick, qui commande les armées prussiennes menace les Parisiens d’un mauvais sort. Leur véritable baptême du feu aura lieu au pied du moulin de Valmy. L’intérêt des puissances européennes est que la France s’enlise dans sa Révolution, que ce pays, qui est encore, au XVIIIè siècle, la plus grande puissance européenne, se déchire le plus longtemps possible, soit mis à l’écart des grandes affaires de l’Europe et du monde. Déjà sa puissance s’est érodée sous Louis XV, où elle a perdu son prestige militaire et les plus beaux fleurons de son empire colonial. Sur le continent, c’est l’Autriche, la Prusse, à un moindre degré la Russie, qui affirment leur puissance montante dans une Europe qui bouge, tandis qu’au-delà des mers triomphe l’Angleterre. De ces années désastreuses, l’équilibre européen sort modifié, à notre détriment. Ecraser la Révolution, remettre Louis XVI sur son trône sont loin d’être les désirs les plus chers de nos voisins. Ainsi, pour enfoncer le clou, les troupes coalisées effectuent une retraite tactique face aux Français à Valmy : on leur laisse croire qu’ils ont gagné de par leur seule force et foi Révolutionnaire, alors qu’en réalité c’est un cadeau empoisonné fait par des ennemis autrement plus puissants qui souhaitent s’amuser avec un pays qui va s’entre-déchirer ! Depuis sa fuite jusqu’à Varennes, le roi Louis XVI et sa famille sont assignés à résidence au palais des Tuileries, à l’ouest du Louvre, sous la surveillance du Peuple. Le roi dispose pour sa protection d’une Maison militaire de peu d’efficacité, composée de gardes français, travaillés par la propagande Révolutionnaire et peu fiables, d’autre part de gardes suisses. Ces soldats vivent entre eux, sous le commandement d’officiers suisses et donnent ainsi peu de prise à l’agitation ambiante. Pour les patriotes, l’idée d’un complot de la noblesse, de la cour et des prêtres réfractaires pour abattre la Révolution se développe. L’assemblée vote alors trois décrets permettant la déportation des prêtres réfractaires, la dissolution de la garde personnelle du roi et la constitution d’un camp de gardes nationaux Fédérés pour défendre Paris. Louis XVI y oppose son veto aux décrets sur les réfractaires et sur les Fédérés. Cette situation provoque une nouvelle flambée Révolutionnaire, qui voit le Peuple investir les Tuileries le 20 juin, le jour de l’anniversaire du serment du Jeu de paume. Il lui reprochait le renvoi des ministres patriotes

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girondins et l’inaction des armées face à la menace extérieure. Mais pour une fois, le roi tient bon. Il accepte cependant l’humiliation de porter le bonnet phrygien (promu par les Girondins au printemps 1792, le bonnet rouge du Peuple deviendra ensuite l’emblème du mouvement sans-culotte et le signe éclatant de l’Egalité) devant les sans-culottes mais refuse de céder. L’Assemblée législative contourne le véto royal en proclamant « la patrie en danger » le 11 juillet 1792 et en demandant à tous les volontaires d’affluer vers Paris. Un climat Insurrectionnel s’instaure, les sections étant réunies en permanence. Chacun se prépare à l’invasion étrangère et l’on soupçonne le roi d’être de connivence avec son beau-frère, l’empereur d’Allemagne François II. Le 25 juillet, le chef de l’armée prussienne, le duc de Brunswick, fait savoir au gouvernement que Paris sera détruite si la vie du roi est à nouveau menacée. Quand le manifeste de Brunswick est connu des Révolutionnaires parisiens, ceux-ci investissent l’Assemblée et demandent la destitution de Louis XVI. Les sections exigent de l’Assemblée nationale la proclamation de la déchéance du roi et menacent de passer aux actes si elle n’obtempère pas avant le 9 août. L’Assemblée refuse. Les sans-culottes parisiens se préparent ouvertement à une nouvelle « journée Révolutionnaire ». Dans la nuit du 9 au 10 août, le tocsin sonne aux clochers de la capitale. Au matin du 10 août sous l’égide de Danton, une « Commune Insurrectionnelle » s’installe à l’Hôtel de ville, au lieu et place de la municipalité légale. Formée par 52 commissaires désignés avec la participation des Citoyens, elle défendit les idées des sans-culottes parisiens et devint un des organes principaux du gouvernement imposant son pouvoir en province. La Commune Insurrectionnelle de Paris contribua à la création du Tribunal révolutionnaire (17 août 1792), destiné à juger les suspects, resta passive face aux Massacres de septembre 1792, imposa la proscription des Girondins (2 juin 1793), la loi du maximum général (29 septembre 1793), l’institution de la Terreur et participa au mouvement de déchristianisation. Dominée en 1793 par le Comité de salut public dirigé par Robespierre, Saint-Just, et Couthon, titulaire des pouvoirs de police, elle nomma les policiers de Paris chargés d’incarcérer en masse les suspects. La Commune

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Insurrectionnelle de Paris perdit son influence après l’élimination des Hébertistes (24 mars 1794), la Convention nationale supprima la Commune de Paris et décida de guillotiner 93 de ses membres. La Constitution de l’an III (1795) remplaça la Commune de Paris par douze municipalités distinctes, coordonnées par un bureau central afin d’empêcher une nouvelle dictature populaire. Devant le refus de l’Assemblée de respecter l’ultimatum, patriotes parisiens et Fédérés des départements envahissent les Tuileries le 10 août 1792. Le roi gagne la terrasse des Feuillants. Face à lui, la foule des Parisiens l’accueille par des insultes : «À bas le veto ! À bas le gros cochon !». Le roi, la reine et le dauphin traversent alors le jardin des Tuileries pour chercher refuge au sein de l’Assemblée. Le jeune officier d’artillerie Bonaparte est à ce moment-là au Carrousel, chez son condisciple Bourrienne. Ayant déjà assisté à l’Emeute du 20 juin, il en avait tiré cet avertissement : « Les misérables ! On devrait mitrailler les premiers cinq cents, le reste prendrait vite la fuite ! ». Le roi se réfugie dans l’enceinte de l’Assemblée législative, mais celle-ci, prenant acte du succès de l’Emeute, se retourne contre lui en le suspendant de ses fonctions. La constitution de 1791 étant, de fait, devenue caduque, elle décrète aussi l’élection d’une Convention nationale en vue de prendre toutes mesures « pour assurer la souveraineté du Peuple et le règne de la Liberté et de l’Egalité ». En vue des élections des députés de la Convention, elle abolit les distinctions entre Citoyens actifs et Citoyens passifs. Elle instaure pour la première fois le suffrage universel (masculin) à deux degrés pour décider des nouvelles institutions du pays. Le soir du 10 août (séance de 9 heures), l’Assemblée législative désigne par acclamation un conseil exécutif provisoire, composé de six membres, comprenant Danton, ministre de la Justice, et Gaspard Monge, ministre de la Marine. Après une nuit de fortune, la famille royale est emmenée au donjon du Temple, médiocre reste de la forteresse de Pierre de Molay, au nord de Paris. En passant par la place Vendôme, elle peut voir la statue de Louis XIV jetée à bas : bientôt ce sera le tour de leurs têtes !

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Ainsi s’effondre une monarchie presque millénaire qui avait construit la France de génération en génération, par des conquêtes et des alliances matrimoniales. Les troupes ennemies marchent sur Paris inexorablement, faisant tomber les forteresses les unes après les autres. C’est dans ce contexte que Danton déclare le 2 septembre 1792 : « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace et la Patrie sera sauvée ». Le Peuple, entre panique et rancœur, rend responsable de la situation les ennemis de l’intérieur. Entre le 2 et le 6 septembre 1792, il massacre les prêtres réfractaires, les suspects d’activité contre-révolutionnaire et les détenus de droit commun incarcérés dans les prisons à Paris. Les tueries durent plusieurs jours sans que les autorités administratives osent intervenir, et les députés ne les condamneront pas avant plusieurs mois. Ces massacres de Septembre, qui frappent l’opinion, marquent un tournant essentiel dans la Révolution. Les élections à la Convention se déroulent au cœur des massacres de Septembre. Sur 7 millions d’électeurs, on estime que 90 % se sont abstenus. Le choix des députés appartient donc à une minorité décidée. Comme en 1789, le scrutin à deux tours a pour effet d’éliminer les classes populaires de la représentation nationale. Les élus sont presque tous issus de la bourgeoisie. Un tiers vient des métiers de justice. La Convention se réunit pour la première fois. Elle dispose provisoirement des pouvoirs législatif et exécutif. Elle décide d’abolir la royauté. Le 22 juin 1791, alors que l’on ignorait encore à Paris l’arrestation du roi à Varennes, le club des Cordeliers envoyait une adresse aux députés de l’Assemblée exigeant la république. Toutefois, cette adresse était loin de faire l’unanimité ; de nombreux membres, comme Danton, prônaient seulement la déposition du roi et l’instauration d’un conseil de régence. Ce point de vue était également celui du club des Jacobins. Quant à la majorité patriote de l’Assemblée, l’événement la plonge dans l’embarras. Elle reste en effet profondément monarchiste et refuse de se laisser entraîner à l’établissement de la république, synonyme pour beaucoup de désordre (voire d’Anarchie au sens propre du terme) ou, au mieux, de dangereuse Utopie.

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Le 22 septembre 1792, la république est proclamée. C’est pour les Révolutionnaires, le début d’une ère nouvelle. Malgré la relative homogénéité sociale de l’Assemblée, deux camps antagonistes s’opposent. Les Brissotins ou Girondins se méfient du Peuple parisien. Leurs appuis sont en province et parmi la riche bourgeoisie du négoce et des manufactures. Ils sont très attachés aux Libertés individuelles et économiques de 1789 et répugnent à prendre des mesures d’exception pour sauver la jeune république à laquelle ils sont pourtant attachés. Les Montagnards sont plus sensibles aux difficultés du Peuple. Ils sont prêts à s’allier au Peuple, notamment aux sans-culottes de la Commune de Paris et à prendre des mesures d’exception pour sauver la république. Leurs chefs sont, entre autres, Robespierre, Danton, Marat, Saint-Just. A présent, la Lutte s’engageait de manière encore plus radicale entre Girondins et Montagnards : leur vision éthique était trop contradictoire pour espérer une entente cordiale, alors même qu’ils avaient commencé la Révolution ensemble. Les premiers reconnaissaient les humains comme naturellement « imparfaits » (mais qu’est-ce que la perfection, et existe-t-elle seulement ?), avec leurs vices (mais aussi leurs vertus) et leur égoïsme (mais également générosité), comprenant de fait (sans excuser pour autant) le droit au préjugé et à l’erreur, tout autant que l’aspiration au progrès et au bonheur. Les gens du sommet des gradins du Club des Jacobins aspirait à un air pur, et voulait donc ignorer les faiblesses et turpitudes du genre humain : obnubilés par Rousseau (l’humain naît naturellement bon, c’est la société qui le corrompt : leitmotiv des terroristes modernes comme des instigateurs de la Terreur et des totalitarismes), ils entendaient construire un autre monde, par la force et le pas cadencé vers la vertu, marqué par l’angélisme de leur conception de l’humain. Les Girondins, qui dominaient l’Assemblée et pour un large temps le Club des Jacobins, rendirent furieux les Montagnards par leur mainmise sur le nouveau pouvoir, lorsqu’ils s’emparèrent au printemps 1792 du ministère et déclarèrent la guerre aux dynasties européennes pour sauvegarder / consolider les acquis d’une Révolution jugée aboutie dans ces grands principes, et pour les exporter auprès des autres Peuples. Bien que les Montagnards n’approuvaient pas toujours l’idéologie des

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sans-culottes (la radicalité des doctrines sociales et économiques des clubs populaires les effarouchaient), ils les travaillèrent au corps (eux qui avaient déjà la peur et la faim au ventre) à grosse dose de propagande afin de renverser la monarchie (qu’ils ne dénigraient pas au départ – si ce n’est ce roi là et ce style-là de gestion royale) et d’abattre les Girondins. Les Girondins quant à eux étaient des plus effrayés par rapport aux pouvoirs usurpés de la Commune légale (par l’Insurrectionnelle) et par les agitateurs de Paris couverts par les Montagnards. Ils voulaient surtout assurer l’Indépendance et la Liberté de la Convention, noyautés par un Peuple manipulé dans ses plus bas instincts, d’autant plus facilement qu’il s’ouvrait doucement à la vie Citoyenne et à ses côtés obscurs (désinformation, propagande plus ou moins grossièrement mensongère, culte des personnalités, …). Alors que les Girondins se bornaient à rester dans le Droit en respectant les ressources légales et les débats parlementaires, les Montagnards, dans l’illégalité la plus totale, recouraient aux forces populaires de l’Insurrection chaque fois que la majorité leur échappait à la Convention. Ainsi, lors du procès du roi, il fallut décider qui déciderait du sort de Louis XVI. Les Girondins avaient essayé d’éviter le procès du roi craignant que celui-ci ne ranime la contre-révolution et ne renforce l’hostilité des monarchies européennes. Mais, la découverte de « l’armoire de fer » aux Tuileries le 30 novembre 1792 rendit le procès inévitable (les documents trouvés dans ce coffre secret prouvent sans contestation possible la trahison de Louis XVI). L’opinion française et l’armée étant plutôt favorable à la clémence (sans rien excuser pour autant), Robespierre s’appuya sur les patriotes zélés pour marquer sa victoire et sa « pré-science » sur ce qui était vraiment bon pour le pays (comme dans tout totalitarisme qui se respecte, le chef sait, les autres se doivent de suivre aveuglément). Mais les Girondins, soucieux d’offrir un jugement équitable et digne (principe de base d’une vraie justice, véritablement Juste), s’emportèrent et réclamèrent à corps et à cri le respect de la doctrine constitutionnelle et en appelèrent au Peuple par le biais d’un référendum. À l’issue des débats, le roi est reconnu coupable à une écrasante

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majorité, 693 voix contre 28. Il est condamné à mort par une majorité plus étroite, 366 voix contre 334. Le sursis et l’appel au Peuple demandés par les Girondins est repoussé. La solution montagnarde l’emporta, inaugurant une république étrangère à ses propres principes Démocratiques. Un état policier et terroriste se mettait en place, état dictatorial où la surveillance était partout, la confiance nulle part, la sûreté pour personne. Les souverains d’Europe réagissent en formant la première coalition en février 1793. Les Girondins décident alors le 24 février 1793 la levée de 300 000 hommes. Cette levée doit se faire par tirage au sort, ce qui rappelle fâcheusement les pratiques de l’Ancien Régime. L’annonce de cette levée provoque des Soulèvements ruraux en Alsace, en Bretagne et dans le Massif Central, Soulèvements aussitôt réprimés par la force. Mais la Convention vote une loi qui met en place une véritable logique de terreur : tout Rebelle pris les armes à la main sera exécuté dans les 24 heures sans procès. Début mars 1793, l’Insurrection vendéenne commence. Au Sud de la Loire, la levée des 300 000 permet une alliance des paysans déçus par la Révolution, du clergé réfractaire et des nobles. Alors que les départements n’existent que depuis 1789 et que l’Insurrection se développe bien au delà de la Vendée, très vite, à la Convention, on parle de « Guerre de Vendée », argument des Montagnards et des Sans-culotte pour stigmatiser la mollesse des Girondins et réclamer des mesures d’exception auxquelles ces derniers répugnent. Les Girondins sont obligés d’accepter la création du Comité de Salut Public et du Tribunal Révolutionnaire. Depuis des semaines, Marat dénonçait comme traître à la patrie le héros de Valmy, le vainqueur de la Belgique, que Danton voulait envoyer conquérir la Hollande. S’attaquer au général Dumouriez apparut d’abord de la part de Marat comme une folie. Au cours d’un séjour à Paris, Dumouriez intrigua, laissa percer son ambition personnelle et la politique modérée qui allait le conduire à la trahison. Marat devenait chaque jour plus violent. Enfin, le 31 mars, il annonce aux Jacobins la fuite de Dumouriez et somme Danton de s’en expliquer puisqu’il n’a cessé de le protéger. Le Peuple s’ameute contre les députés

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suspects. Directement menacés, les Girondins jettent les dés. Un appel aux armes vient d’être publié aux Jacobins, la Gironde en accuse Marat et le décrète d’arrestation. Il est trop tard pour endiguer le flot qui monte. La désertion de Dumouriez a porté à son comble la popularité de Marat : son procès sera la condamnation des Girondins. Il est notable que, par un étrange symbole de cette Révolution, l’appel nominal pour le scrutin (vote nominal motivé) ne fut réclamé à la Convention que pour Louis XVI et Marat : parfaite image des deux forces entre lesquelles comptait s’élever la bourgeoisie Révolutionnaire, l’ancien régime et le Peuple. Marat se constitua prisonnier et fut acquitté le 24 avril. La pression populaire avait été si vive que son acquittement ne pouvait faire de doute. La foule le porta en triomphe ; on va maintenant frapper les coupables, tous ceux dont Marat a déjà demandé l’arrestation et que la Convention a refusée comme elle a ajourné son plan économique que reprendra plus tard le Comité de salut public. En avril-mai 1793, Hébert est de ceux qui désignent les Girondins à la vindicte populaire. Le coup d’arrêt tenté par la Convention, qui fait arrêter Hébert le 24 mai 1793, échoue devant la réaction menaçante des sections. La popularité d’Hébert en est considérablement renforcée. Il est alors un des chefs de la Révolution en marche. Le 2 juin 1793, à partir de la légende selon laquelle, avec l’aide des départements, les Girondins méditaient, contre Paris, un démantèlement de la France, les Girondins furent éliminés de la Convention sous la pression des gardes nationaux. Les Montagnards se sont alliés avec les factions les plus extrémistes du Peuple parisien pour parvenir au pouvoir. A l’appel de Robespierre, des sans-culottes parisiens guidés par Varlet et Roux, chef de fil des Enragés, encerclent la Convention et réclament la mise en accusation des députés de la Gironde qui gouvernent le pays. Ils leur reprochent leur incapacité à faire face à l’invasion étrangère et les soupçonnent de préparer le retour de la monarchie. Le 2 juin, les 25 députés girondins seront arrêtés et envoyés à la guillotine. A la faveur de ce coup d’état parisien, les députés de la Montagne prendront le pouvoir et installeront la Grande Terreur. C’était la fin, pour longtemps, du rêve d’un état tolérant, basé sur la Démocratie et la Liberté, où la justice avait toute sa place dans le cadre du pluralisme et de la diversité. La porte était ouverte à l’idéologie radicale,

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motivée par la rigidité de principes et de contraintes méprisant les humains et voulant leur imposer une perfection qui poussa à la paranoïa. L’attitude d’Hébert change après la mort de Jean-Paul Marat (13 juillet 1793, assassiné par la Fédéraliste Charlotte Corday) et la crise de l’été : elle tend à se radicaliser toujours davantage. Jusqu’en août 1793, on voit Hébert soutenir avec fracas les Montagnards contre les Girondins. Les frontières ont été franchies par les Espagnols au Sud-Ouest, les Piémontais au Sud-Est, les Prussiens, les Autrichiens et les Anglais au Nord et à l’Est. Pour conjurer ces périls et sous la pression des sansculottes, les Montagnards prennent des mesures radicales. Hébert et ses amis restent néanmoins soucieux de ne pas trahir les intérêts profonds de la bourgeoisie et désavouent les sans-culottes lorsqu’ils prônent des mesures extrémistes en matière économique. La Convention vote en juillet 1793, une constitution assez Démocratique et décentralisée, ratifiée par référendum. La Constitution de l’an I cherche à établir une véritable souveraineté populaire grâce à des élections fréquentes au suffrage universel, le mandat impératif et la possibilité pour les Citoyens d’intervenir dans le processus législatif. Il n’existe pas d’équilibre des pouvoirs. La Constitution de l’An I consacre un régime d’assemblée où le pouvoir est concentré entre les mains d’une seule assemblée. Elle est unique et élue pour un an au suffrage universel direct. Elle exerce le pouvoir législatif avec la participation des Citoyens par référendum. Le pouvoir exécutif est confié à un conseil composé de 24 membres qui sont élus indirectement par le Peuple. Il n’a aucun pouvoir d’action contre l’assemblée (aucun veto, aucun droit de dissolution, aucune initiative des lois). Approuvée par référendum dans des circonstances assez particulières (il y eut 5 millions d’abstentionnistes sur 7 millions d’électeurs en raison de la publicité du vote), cette Constitution ne fut jamais appliquée en raison de l’état de guerre intérieure et extérieure. En province, les députés girondins qui ont pu échapper à la répression parisienne, appellent à la Révolte contre Paris dans les départements soutenus par les autorités départementales. À Marseille, à Lyon, les partisans des Girondins chassent les maires montagnards du

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pouvoir. Tout ce que voulaient les Girondins était de redistribuer le pouvoir au plus près des besoins locaux, notamment au niveau des départements dernièrement créés. Face à l’hypercentralisation chère aux pouvoirs absolus d’ancien régime autant que de la nouvelle république (pour s’accaparer et imposer une vision toute personnelle de la politique, sans conciliation ni concession possibles), les Girondins et les Peuples départementaux aspiraient à une Fédération d’entités regroupées et respectueuse des spécificités et attentes de chacun. A la chute des Girondins, de nombreuses Insurrections Fédéralistes éclatèrent contre le régime central castrateur (Lyon, Bordeaux, …). Violemment réprimées par la Convention Montagnarde, elles provoquèrent le renforcement de la Terreur et du pouvoir central. Dés l’installation de la Commune de Paris le 10 août 1792, s’exprima le mécontentement des provinces devant la centralisation Révolutionnaire et la dictature de Paris. La crise devint Insurrection lors de l’éviction des chefs girondins qui, pour la plupart, fomentèrent des Révoltes. L’Insurrection toucha particulièrement l’Ouest, le Sud-Est et le SudOuest. Marseille Résista jusqu’en août 1793. Lyon soutint un siège de deux mois et la ville de Toulon, soutenue par les Anglais, se rendit en décembre 1793 en particulier grâce au jeune Napoléon Bonaparte. Les représentants en mission munis de pouvoirs dictatoriaux, réussirent à vaincre les Soulèvements mais l’œuvre décentralisatrice de la Constitution de 1791 fut définitivement ruinée. La Terreur (qui donnera le nom de terroriste) allait s’installer, avec son cortège d’absolutisme meurtrier, où tous ceux qui ne sont pas d’accord à 200% sont jugés ennemis à la Cause Révolutionnaire (comme plus tard Lénine et tout autre communiste, s’inspirant de Robespierre, pour le « bien commun »). Après la fin de la Terreur avec la chute de Robespierre, François Noël Babeuf, connu sous le nom de Gracchus Babeuf (23 novembre 1760 à Saint-Quentin (Picardie) – Paris le 8 prairial an V, soit le 27 mai 1797), un Révolutionnaire français, fomenta contre le directoire la « conjuration des Égaux » et fut exécuté. Sa doctrine, le babouvisme, est précurseur du communisme.

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Inspiré par la lecture de Rousseau, et constatant les conditions de vie très dures de l’immense majorité de la population, il développe des théories en faveur de l’Egalité et de la Collectivisation des terres. En 1788, il commence l’écriture du Cadastre perpétuel, qui sera édité en 1789. En mars 1789, Babeuf participe à la rédaction du cahier de doléances des habitants de Roye. Suite à l’échec de son Cadastre perpétuel et surtout au début de la Révolution française, il devient journaliste. Il est ainsi correspondant du Courrier de l’Europe (édité à Londres) à partir de septembre 1789. Il se bat contre les impôts indirects, organise pétitions et réunions, prônant une société nouvelle sur la base de l’Egalité des jouissances, l’appropriation Collective du sol et des fabriques. Il se rattache ainsi au mouvement des sans-culottes de Paris, tout en élargissant leurs conceptions à la France rurale. En conséquence, il est arrêté le 19 mai 1790 et emprisonné. Il est libéré en juillet, grâce à la pression du Révolutionnaire Jean-Paul Marat. À la même époque, il rompt avec le catholicisme (il écrira en 1793 : « Le christianisme et la Liberté sont incompatibles »). Il lance son propre journal en octobre 1790, Le Correspondant picard, dans lequel il s’insurge contre le suffrage censitaire mis en place pour les élections de 1791. Le journal est contraint à la disparition quelques mois plus tard, mais Babeuf continue à se mobiliser aux côtés des paysans et des ouvriers picards. Il est contraint de fuir à Paris en février 1793. Revenu à Paris, Babeuf prend parti pour les jacobins contre les girondins. Il entre en mai 1793 à la Commission des subsistances de Paris. Il y soutient les revendications des sans-culottes. Il est ensuite emprisonné du 14 novembre 1793 au 18 juillet 1794. Dix jours après sa libération, c’est le coup d’état contre Robespierre et les montagnards, le 9 thermidor (27 juillet 1794). Babeuf critique l’action des montagnards concernant la Terreur, disant : « Je réprouve ce point particulier de leur système », mais inscrit son action dans leur continuité, tout en voulant passer de l’Egalité « proclamée » à l’Egalité

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dans les faits (la « parfaite Egalité » pour laquelle il milite). À partir du 3 septembre 1794, Babeuf publie le Journal de la Liberté de la presse, qui devient le 5 octobre Le Tribun du Peuple. Ce journal acquiert une forte audience. Il adhère à la même période au Club électoral, club de discussion de sans-culottes. Le 3 novembre, il demande que les femmes soient admises dans les clubs. Abandonnant le prénom Camille, qu’il avait adopté en 1792, il se fait alors appeler Gracchus, en hommage aux Gracques, initiateurs d’une réforme agraire dans la Rome antique. Babeuf défend la nécessité d’une « Insurrection Pacifique ». Il est de nouveau incarcéré le 19 pluviôse (7 février 1795). De fait, nombre de Révolutionnaires sont alors en prison, ce qui est l’occasion pour Babeuf de se lier avec des Démocrates comme Augustin Darthé ou Filipo Buonarroti. Né à Pise dans une famille de patriciens toscans descendant du frère du grand artiste Michel-Ange (Michelangelo Buonarroti), en 1789, il s’enthousiasme pour la Révolution et se rend en France, avant de passer en Corse, en novembre, pour y propager les idées Révolutionnaires. Considérant l’île comme un conservatoire des formes primitives de communautarisme et d’Egalitarismes agraires, il s’intéresse au régime de la propriété, notamment des propriétés communales. Arrêté à Menton comme « robespierriste » en mars 1795, il est enfermé à la prison du Plessis, à Paris, où il fait la connaissance de François-Noël Babeuf. Tous deux élaborent une doctrine communiste. Libéré, Buonarroti est parmi les fondateurs du club du Panthéon, dont il est un temps président, et y introduit les écrits et analyses de Babeuf. Libéré le 18 octobre 1795, Babeuf relance rapidement la publication du Tribun du Peuple. Le gouvernement a une politique de répression de plus en plus forte avec la fermeture du Club du Panthéon, où sont présents nombre d’amis et de partisans de Babeuf, et la tentative d’arrestation de Babeuf en janvier 1796. Mais il parvient à s’enfuir et entre dans la clandestinité. Cette impossibilité d’agir légalement aboutit à la création de la « Conjuration des Egaux » dirigée par Babeuf, Darthé, Filipo Buonarroti, Sylvain Maréchal, Félix Lepeletier (frère de l’ancien député

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Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau), Antoine Antonelle. Le réseau des « Égaux » recouvre tous les arrondissements de Paris et de nombreuses villes de province, dans un contexte d’exaspération sociale due à la vie chère. À sa tête, un « Directoire secret de salut public », dirigé par Babeuf, coordonne la Lutte. Le but est de continuer la Révolution, et d’aboutir à la Collectivisation des terres et des moyens de production, pour obtenir « la parfaite Egalité » et « le Bonheur commun ». Ils demandent également l’application de la Constitution de l’an I (datant de 1793, première constitution de la république, qui ne fût en fait jamais appliquée). Les idées de la Conjuration sont en particulier exposées dans le « Manifeste des Égaux » (1796). On peut y lire : « Il nous faut non pas seulement cette Egalité transcrite dans la Déclaration des Droits de l’humain et du Citoyen, nous la voulons au milieu de nous, sous le toit de nos maisons. Qu’il cesse enfin, ce grand scandale que nos neveux ne voudront pas croire ! Disparaissez enfin, révoltantes distinctions de riches et de pauvre, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernants et de gouvernés. L’instant est venu de fonder la république des Egaux, ce grand hospice ouvert à tous les humains. L’organisation de l’Egalité réelle, la seule qui réponde à tous les besoins, sans faire de victimes, sans coûter de sacrifices, ne plaira peutêtre point d’abord à tout le monde. L’égoïste, l’ambitieux frémira de rage ». Plusieurs quartiers de Paris apparaissent gagnés par les idées des Égaux, et les proches de Babeuf ne prennent plus la peine de dissimuler leur activité séditieuse aux yeux de la police. Solidement implantée dans Paris, la propagande babouviste ne touche cependant pas que la capitale et l’on évoque les mêmes thèmes çà et là en province. Le Directoire considère que la propagande babouviste agite dangereusement l’opinion et, le 2 mai 1796, il ordonne le licenciement et le désarmement de la légion de police car, séduite par « la faction babouviste », elle devenait chaque jour plus indisciplinée. Grâce aux informations d’un indicateur, la police arrête Babeuf, Buonarroti, Darthé et les principaux meneurs des Égaux le 10 mai 1796. Une tentative populaire de les Libérer échoue le 29 juin. Une deuxième tentative échoue également. Pour éviter que le Peuple ne les Libère, les Égaux sont transférés à Vendôme (Loir-et-Cher).

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Une haute cour est constituée, et le procès s’ouvre à Vendôme le 20 février 1797 en présence de deux ministres. Le 16 avril, Lazare Carnot, qui entendait faire cesser les revendications Egalitaires, avait fait voter une loi qui punissait de mort l’apologie de la Constitution de 1793 et les appels à la dissolution du Directoire. Babeuf, à qui on reproche l’initiative du complot, et Darthé, qui s’est enfermé lors des débats dans le mutisme le plus total et à qui l’on reproche la rédaction de l’ordre d’exécution des Directeurs, sont condamnés à mort. Babeuf et Darthé tentent de se suicider et sont guillotinés le 27 mai 1797. Buonarroti, Germain et cinq autres accusés sont condamnés à la déportation. Cinquante-six autres accusés, dont Jean-Baptiste-André Amar, sont acquittés. Certains parlent d’un courant politique qui serait propre à Babeuf, le babouvisme dont se rapprocherait Auguste Blanqui, revendiquant l’Egalitarisme et esquissant un présocialisme utopique. Friedrich Engels et Karl Marx ont reconnu en lui un premier véritable militant communiste, et en la Conjuration des Egaux « le premier parti communiste ». Selon Rosa Luxemburg, Babeuf est « le premier précurseur des Soulèvements Révolutionnaires du prolétariat ». À Paris après 1830, Buonarroti fonde plusieurs loges maçonniques, devient un membre actif de la Charbonnerie (société initiatique et secrète – qui tire son nom des rites d’initiation des forestiers fabriquant le charbon de bois dans le Jura à l’origine –, originaire d’Italie, à forte connotation politique, qui eut un rôle occulte important sous la Révolution Française, et qui contribua efficacement à l’unification de l’Italie). Après 1817, le carbonarisme entretint une Agitation endémique dans la péninsule. Elle débuta par le Soulèvement de Macerata, dans les Marches pontificales (1817), et elle culmina dans la vague Révolutionnaire de 1820-1821, à Naples et en Piémont où CharlesAlbert de Savoie-Carignan, héritier du trône, avait encouragé les Conspirateurs. En juillet 1820, une Insurrection à Naples fut organisée par les Carbonari et dirigée par le général Gabriel Pepe, qui demanda à Ferdinand Ier une constitution. La Révolte de Nola obligea Ferdinand Ier à accorder une constitution libérale au royaume de Naples et prendre

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pour premier ministre le chef de l’Insurrection. En mars 1821, une Insurrection au Piémont fut organisée par les Carbonari et dirigée par l’officier Santorre di Santarosa, qui obtint l’abdication du souverain et l’accession au trône d’un roi libéral Charles-Albert. Dans les deux cas, le souverain accorda une constitution. Dans les deux cas, les troupes autrichiennes intervinrent pour rétablir l’absolutisme dans le cadre de la politique des Congrès : congrès de Troppau en octobre 1820 et de Laybach en janvier 1821 : le pape défendait le principe de légitimité face aux mouvements Insurrectionnels d’Espagne et de Naples et approuvait les interventions des forces de la Sainte-Alliance (conférence de Vienne réunissant les princes allemands contre les menaces de Révolutions). Dans les deux cas, la constitution fut ensuite abrogée et la répression féroce. Buonarroti écrivit de nombreux textes et il publia notamment en 1828 à Bruxelles, une Histoire de la Conspiration pour l’Egalité, dite de Babeuf qui le rendit célèbre et le fit apparaître comme l’ancêtre des Révolutionnaires « professionnels » de l’Europe. Un des principaux instigateurs des mouvements Révolutionnaires des années 1830, il intervient à la Société des Droits de l’Homme. Il joue également un grand rôle dans la formation politique de Raspail, de Louis Blanc ou d’Auguste Blanqui. Arrêté une dernière fois à 72 ans, en octobre 1833, il meurt dans la misère, aveugle, en 1837. Après la Révolution politique, place à la question sociale Les bourgeois ont chassé les pères des « soldats » de l’ « armée du général Ludd » des terres sur lesquelles ils vivaient. Ils devinrent ouvriers tisserands, puis arriva l’outil, le métier à tisser mécanique. En 1811, dans les campagnes d’Angleterre, durant trois mois, ils frappent les fabriques, détruisent les métiers à tisser, se jouant des gardes et des connétables : c’est la Révolte des luddistes, briseurs de machines. Le gouvernement envoya contre eux des dizaines de milliers de soldats et de civils en armes. Une loi infâme établit que les machines comptaient plus que les personnes et que quiconque les détruisait serait pendu. Lord Byron mit en garde : « N’y a-t-il pas assez de sang dans votre code pénal, qu’il se doive en verser encore pour qu’il monte au ciel et Collectif des 12 Singes

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témoigne contre vous ? Comment appliquerez-vous cette loi ? Enfermerez-vous un pays entier dans ses prisons ? Dresserez-vous un échafaud dans chaque champ pour y pendre des hommes comme des épouvantails à corbeaux ? Ou simplement mettrez-vous en œuvre une extermination ? Est-ce cela les remèdes pour une population affamée et désespérée ? » La révolution industrielle bouleverse l’Angleterre du début du XIXè siècle. Dans le milieu du textile, trois professions sont particulièrement menacées par l’apparition de métiers mécaniques : les tondeurs de drap, les tisserands sur coton et les tricoteurs sur métier. Ceux qui les pratiquent sont des artisans assez puissants, bien organisés malgré les lois de 1799 interdisant toute association en Angleterre (Combination Acts), et mieux lotis que les ouvriers qui travaillent dans les usines. Ces métiers très techniques sont déterminants pour la qualité des draps ou des tissus : selon le travail d’un tondeur de drap, par exemple, le prix du produit fini peut varier de 20%. Les années 1811-1812 cristallisent les rancœurs des couches populaires anglaises et spécialement celles de ces artisans. C’est que, outre la crise économique, les mauvaises récoltes et la famine, ces années marquent la fin des politiques paternalistes qui protégeaient les artisans et le lancement en grande pompe de la politique du « laissezfaire » (on parlerait aujourd’hui de libéralisme économique). Les anciens droits des tondeurs et tisserands leur sont donc enlevés, et ils se trouvent démunis pour se battre contre des manufactures et des usines utilisant des machines plus performantes et pratiquant des méthodes de gestion du personnel proches de l’esclavage. Les salaires des tondeurs chutent, les commandes aussi, et leur cri contre l’industrialisation d’un savoir-faire ancestral et la destruction d’un métier rencontre un écho désespéré dans la classe populaire écrasée par une paupérisation du travail. * Mars 1811 : à Nottingham, une manifestation syndicale de tondeurs sur drap est sévèrement réprimée par les militaires. Dans la nuit, 60 métiers à tisser sont détruits par un groupe issu des manifestants. Il s’agit d’un mouvement spontané. * Novembre 1811 : le mouvement s’est organisé et certains leaders

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commencent à répandre la Contestation, notamment au Yorkshire. De nombreuses fabriques font l’objet de destructions « ciblées » puisque seuls les métiers des patrons ayant pratiqué des baisses de prix sont disloquées. * Hiver 1811-1812 : le mouvement s’étend encore et devient Insurrectionnel. Les attaques de fabriques deviennent planifiées et méthodiques. Les luddistes attaquent en petits groupes, ils sont armés et masqués. * Avril 1812 : dans le Yorkshire, où c’est presque la Révolution, une attaque de luddistes contre une fabrique à Rawfolds échoue, de nombreux ouvriers sont tués. Le mouvement se radicalise. * Mai 1812 (le 11) : le Premier Ministre Spencer Perceval est assassiné. * Été 1812 : les actions armées se poursuivent, des collectes d’argent s’organisent. Une vraie conspiration prend naissance, avec pour objectif de renverser le gouvernement. * Fin 1812 : le mouvement se poursuit dans le Lancashire, mais la Révolte y est plus spontanée et moins organisée. La répression du gouvernement britannique se fait plus dure. Des actions dans des fabriques se poursuivront sporadiquement jusqu’en 1817. Si des luddistes sont actifs jusqu’en 1817, leurs destructions deviennent de plus en plus désespérées. En fait, les trois métiers mentionnés vont quasiment disparaître à l’aube des années 1820. Le mouvement s’est rapidement diffusé dans toute l’Angleterre et une véritable guerre s’est engagée entre les luddites et le gouvernement britannique. On estime qu’à une certaine période, l’Angleterre avait mobilisé plus d’hommes pour combattre les luddites que pour combattre Napoléon. En 1812, les artisans du textile essaient d’emprunter la voie constitutionnelle : ils proposent au parlement d’adopter une loi pour protéger leur métier. Ils paient au prix fort des avocats, font un vrai travail de lobbying, mais la loi n’est pas adoptée. Pendant ce temps, les luddistes ont obtenu une satisfaction partielle : les salaires ont augmenté, la pression économique s’est un peu relâchée. Et dans le

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même temps, les arrestations ont affaibli le mouvement. En 1813, une loi instaurant la peine capitale pour le bris de machine est entérinée, malgré les protestations et les pamphlets de Lord Byron, entre autres. Treize luddistes sont pendus. Si les luddistes disparaissent en tant que tels, ils vont cependant aller nourrir d’autres mouvements ouvriers du début du XIXè siècle. La Contestation deviendra souterraine ou légale avant de ressurgir en force quelques années plus tard et mener au Chartisme (mouvement politique issu des malaises sociaux que connaît le Royaume-Uni victorien de 1837 à 1848). Le socialisme utopique qui se met en place, va tirer ses racines des différentes utopies sociales écrites au cours des siècles, dont la plus célèbre, mais pas la première est celle de Thomas More. Le roi Henri VIII le prend comme maître des requêtes, puis à son Conseil privé, et l’envoie en missions diplomatiques et commerciales aux Pays-Bas (1515), où il rédige L’Utopie. Ce livre portait un titre construit d’après une double racine grecque signifiant « lieu qui n’est nulle part » (ou-topos en grec), mais aussi « lieu de bonheur » (eu-topos en grec). Utopie est régie par les mathématiques, pure manifestation de l’intelligible. Dans l’île, tout est mesurable parce que le nombre seul garantit l’égalité. Par exemple, toutes les rues de la ville d’Amaurote mesurent 6,5 m de largeur. Sur l’île, la propriété privée est inconnue, les Utopistes travaillent 6 heures par jour et prennent leur repas en commun. Le temps libre est consacré aux loisirs comme les échecs ou l’apprentissage des belles lettres. Il accède en 1529 à la plus haute charge, celle de chancelier du Royaume, premier laïc nommé à ce poste. Thomas More a été béatifié en 1886 et canonisé en 1935. Le calendrier liturgique a étendu à partir de 1970 sa fête à l’Église universelle. Le pape Jean-Paul II l’a fait patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques en l’an 2000. On classe souvent classiquement et un peu rapidement l’ensemble des premiers socialistes parmi les socialistes utopiques. Parmi eux : * Saint-Simon (1760-1835), suivi par la branche socialiste des saint-

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simoniens représentés par Saint-Amand Bazard. Il a également influencé le socialisme réformiste et le capitalisme positiviste ; * Robert Owen (1771-1837) au Royaume-Uni, entrepreneur considéré comme le premier à mettre en pratique ses idées avec la création d’une communauté de travail, en Grande-Bretagne et aux ÉtatsUnis, dans les années 1810-1820. Il est considéré comme le pionnier du mouvement syndical et Coopératif en Grande-Bretagne ; il connut sa plus grande réussite dans l’éducation de la jeunesse, étant le créateur de l’école primaire en Angleterre. Malgré l’essor et les succès commerciaux des filatures, la mise en pratique de certains projets d’Owen impliquaient d’énormes dépenses ; ce qui n’était pas sans déplaire à ses associés. Lassé par ces gens qui ne cherchaient que le profit, Owen fonda une nouvelle société grâce à laquelle il allait donner libre cours à ses projets philanthropiques (1813). New Lanark devint un lieu de pèlerinage très fréquenté par les réformateurs socialistes, hommes d’état, personnages royaux et même par Nicolas, futur tsar. De l’avis général des visiteurs, les résultats obtenus par Owen étaient extraordinaires. Les enfants étaient joyeux, aimables, gracieux et respiraient la santé et le bien-être. Il existait entre Owen et ses ouvriers une entente réelle qui rendait le fonctionnement de la filature aisé et harmonieux. Les résultats de l’entreprise s’en ressentaient avantageusement. Les travaux d’Owen étaient bien perçus comme ceux d’un philanthrope, avec cette différence due à sa modernité, son originalité et son insupportable désintéressement. Il se rapprocha du socialisme dès 1817 et ses idées furent rapportées par la commission de la loi sur la pauvreté de la Chambre des Lords. Owen établit que la cause principale de la misère était à rechercher dans la rivalité entre le monde ouvrier et le système, et que la seule parade pour les humains consistait à s’unir pour contrôler l’outil de travail. Ces cantons (comme il les nommait), de plus en plus nombreux, Fédérés et unis se seraient développés par dizaines, centaines, milliers ; jusqu’à rassembler le monde entier dans une organisation et un intérêt commun. Ses projets de lutte contre la misère étaient accueillis avec grand intérêt. Le Times, le Morning Post et de nombreuses personnalités les approuvaient. Le duc de Kent, père de la reine Victoria, comptait parmi l’un de ses plus fervents supporters. En 1825, une expérimentation grandeur nature fut

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entreprise sous la direction d’un de ses émules, Abraham Combe, à Orbiston (près de Glasgow) et une autre l’année suivante, conduite par Owen lui-même à New Harmony dans l’Indiana (États-Unis). Dans les deux cas, ce fut un échec total au terme de deux ans. Il faut dire que la population était extrêmement hétérogène, accueillant aussi bien d’honnêtes gens que des vagabonds ou des aventuriers. Josiah Warren, l’un des membres de cette « New Harmony Society » prétendit que la communauté était vouée à l’échec : « Nous avons refait un monde en miniature… Nous avons recréées les conditions qui ont amené la Révolution française en privilégiant l’entité et en désespérant les cœurs… Les lois naturelles de la diversité ont repris le dessus… l’intérêt unitaire était en opposition avec les individualités, les circonstances et l’instinct de conservation de chacun… ». Les remarques de Warren sur les raisons de l’échec de la communauté contribuèrent au développement de l’Anarchisme individualiste américain dont il fut le principal théoricien. Déçu par l’échec de sa communauté de New Harmony, il abandonna ses activités capitalistes et prit la tête d’une campagne de propagande mêlant socialisme et laïcité. L’une des innovations majeures de ce mouvement fut en 1832 l’instauration d’une bourse du travail Equitable basée sur des annonces d’emploi, et d’où les intermédiaires habituels étaient supprimés. Le mot « socialisme » commença à être souvent entendu dans les débats de l’ « Association of all Classes of all Nations » fondée en 1835 par Owen (29 ans avant la Ière Internationale) ; * Charles Fourier (1772-1837), théoriciens des phalanstères. Philosophe français, fondateur de l’École sociétaire, considéré par Karl Marx et Engels comme une figure du « socialisme critico-utopique » dont un autre représentant fut Robert Owen. Plusieurs communautés utopiques, indirectement inspirées de ses écrits, ont été créées depuis les années 1830. Il pose en 1808 les bases d’une réflexion sur une société communautaire dans son ouvrage Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, qu’il poursuivit sous forme d’un grand traité dit de l’Association domestique et agricole. Cet ouvrage monumental est publié, bien qu’inachevé, en 1822. Dans le but d’être mieux compris, il se contraignit ensuite à rédiger un résumé de sa théorie, intitulé Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, qu’il publie en 1829. Le

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Phalanstère tire son nom de la contraction du mot « phalange » (groupement) et du mot « stère » (de monastère : établissement où des moines vivent en communauté). Il se forme par la Libre association et par l’accord affectueux de leurs membres. Pour l’auteur, les phalanstères formeront le socle d’un nouvel état. Dans la théorie de Charles Fourier, le phalanstère est une sorte d’hôtel Coopératif pouvant accueillir 400 familles (environs 2000 membres) au milieu d’un domaine de 400 hectares où l’on cultive les fruits et les fleurs avant tout. Chaque personne au sein du phalanstère œuvre selon ses affinités, tout en accordant une place particulière à l’agriculture, ainsi qu’aux arts et aux sciences. Il pose ainsi les premières bases d’une réflexion critique portant sur la société industrielle naissante et ses défauts les plus criants. La répartition entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif se réalise équitablement grâce à l’existence d’intérêts croisés, du fait même de la participation de chaque individu à de nombreux groupes (effet du libre essor de la passion du changement, la papillonne). Les dividendes attribués au groupe sont ensuite répartis entre les individus qui le composent, en prenant bien soin de s’appuyer sur la cupidité en premier (accord direct), afin que la générosité (accord indirect) puisse s’exprimer ensuite. Fort de ses convictions, il tente de faire réaliser un phalanstère expérimental par quelques mécènes fortunés, mais n’y parvient pas de son vivant. Après sa mort, quelques tentatives de création de communautés utopiques ont bien lieu, mais à part le Familistère de Godin, toutes faillirent du fait de querelles internes. De toute façon, aucune n’approche le bonheur promis par le théoricien socialiste, en raison du non respect de ses prescriptions, sans doute trop Libertaires pour l’époque de leur réalisation. Quoiqu’il en soit, par sa réflexion sur l’organisation du travail, sur les relations entre les sexes, entre l’individu et la société, il apparaît comme un précurseur et du socialisme et du féminisme français ; * Étienne Cabet (1788-1856), promoteur de l’Icarie. Il adhère à la Charbonnerie, une société secrète d’entraide assez semblable à la francmaçonnerie par son organisation et ses buts. Ses qualités et son zèle lui valent de se voir confier un rôle de dirigeant. À ce titre, il participe activement aux mouvements Insurrectionnels de juillet 1830. Après les « Trois Glorieuses » (27, 28 et 29 juillet 1830), il devient pour peu de

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temps secrétaire du ministre de la Justice, puis est nommé procureur général à Bastia. Dans cette dernière fonction il se distingue en défendant de nombreux accusés politiques et en professant des idées estimées trop Démocratiques par le pouvoir, ce qui lui vaut d’être bientôt révoqué. Élu député de la Côte-d’Or en 1831, il attaque avec violence le gouvernement de Louis-Philippe (lequel n’a pas tardé à arracher son masque de bourgeois débonnaire) dans un journal ultraDémocratique fondé en septembre 1833 : Le Populaire. Interdite deux ans plus tard, la publication reparaîtra en mars 1841, encore plus virulente que la première version. Condamné en 1834 à deux ans de prison pour délit de presse, il préfère se réfugier en Angleterre où il fréquente notamment Martin Nadaud le maçon de la Creuse en passe de devenir député (1815-1898). Grâce à l’apport de ce dernier et de réformistes anglais, dont Robert Owen le philanthrope communisant (1771-1858), il poursuit sa formation politique. Lors de ce séjour forcé, il découvre également ces véritables bagnes que sont les usines. De retour en France cinq ans plus tard, il reprend son combat par la parole et l’écrit. Sous le titre de Voyage en Icarie, il édite en 1842 le plan d’une Utopie communiste. Selon Cabet, les communistes sont les disciples, les imitateurs et les continuateurs de Jésus-Christ et des premiers Chrétiens. Ceux-ci n’avaient-ils pas renoncé à la propriété individuelle ? Comment revenir à ce communisme primitif ? En éliminant d’abord la principale cause de la décadence actuelle : « L’inégalité de fortune, la propriété et la monnaie, enfantent les privilèges et l’aristocratie, puis l’opulence et la misère, puis la mauvaise éducation, puis la cupidité et l’ambition, puis tous les vices et tous les crimes, puis tous les désordres et le chaos, puis toutes les calamités et toutes les catastrophes. Et par conséquent le remède, l’unique remède du mal, c’est la suppression de l’opulence et de la misère, c’est-à-dire l’établissement de l’Egalité, de la communauté de biens et d’une bonne éducation ». Le socialisme utopique englobe toutes les tentatives de création exnihilo de sociétés ou microsociétés de nature communiste ou socialiste, antérieures ou postérieures à la période d’apogée historique du socialisme utopique (1820-1870). Le socialisme utopique se caractérise par la volonté de mettre en

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place de communautés idéales selon des modèles divers, certaines régies par des règlements très contraignants, d’autres plus Libertaires ; certaines communiste, d’autre laissant une plus grande part à la propriété individuelle. Le socialisme utopique se caractérise surtout par sa méthode de transformation de la société qui, dans l’ensemble, ne repose pas sur une Révolution politique, ni sur une action réformiste impulsée par l’état, mais sur la création, par l’initiative de Citoyens, d’une contre-société socialiste au sein même du système capitaliste. C’est la multiplication des communautés socialistes qui doit progressivement remplacer la société capitaliste. L’expression socialisme utopique est due à Friedrich Engels (Socialisme Utopique et Socialisme Scientifique, 1880). La pensée de Karl Marx et de Friedrich Engels se qualifie de socialisme scientifique par opposition au socialisme utopique qui n’aurait, selon eux, pas de caractère méthodique et rigoureux dans l’analyse de la société capitaliste. Depuis la Révolution, le développement de l’industrie et du commerce (les petits ateliers d’artisans s’étant transformés au fur et à mesure en manufactures) ont attiré dans les villes des paysans désertant les campagnes dans l’espoir de toucher de meilleurs salaires. De leurs désillusions et souffrances sortira au fur et à mesure le mouvement socialiste. Notamment grâce au succès de l’imprimerie, les masses populaires, renseignées par les journaux à un sou, ont pris goût à la politique et la volonté leur est venue d’y faire prédominer leur influence. La bourgeoisie, qui gouvernait la France depuis la monarchie de Juillet (1830), dirigeait aussi la vie économique et elle s’y enrichissait. Cet enrichissement de la bourgeoisie se réalisait souvent au détriment de l’intérêt général. En effet, si la vie économique de la France présentait encore un caractère vieillot (nous avions loupé le coche de la révolution industrielle, commencée bien plus tôt en Angleterre), ce retard était dû en partie à l’égoïsme et à l’étroitesse d’esprit de la bourgeoisie. Pour créer un outillage moderne, il eût fallu importer de la houille et du fer en

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grande quantité et à bas prix, mais les industriels et les maîtres de forges de Lorraine et du Nord, désireux de se réserver le marché intérieur, furent assez puissants dans les chambres et au gouvernement pour faire maintenir les droits de douane qui excluaient les produits étrangers. Pendant ce temps, les salaires des ouvriers baissaient et la misère du Peuple des villes formait avec la richesse exubérante de la bourgeoisie une fracture sociale insoutenable pour beaucoup. La Révolution de 1789, qui avait transformé leur condition politique en leur donnant la Liberté et l’Egalité (en Droit en tout cas), avait aggravé leur condition économique. Elle avait en effet supprimé les corporations (loi Le Chapelier de juin 1791 : loi restée fameuse dans l’histoire du monde ouvrier, interdisant toutes les associations patronales et salariales, autrement dit les syndicats, ainsi que la Grève ; la Révolution, dans sa méfiance du groupe, dans son exaltation des Libertés Individuelles, mettait les ouvriers dans l’incapacité de s’organiser pour la défense de leurs Droits pour près d’un siècle) qui jouaient dans une certaine mesure le rôle des sociétés de secours mutuels : l’ouvrier se trouvait isolé en face des patrons, donc faible, et ainsi incapable de défendre avec chance de succès ses intérêts. Lors des élections de 1827, les libéraux (ceux qui prônent la Liberté, autant de la presse que du commerce) deviennent majoritaires à l’assemblée, et Charles X consent à nommer un premier ministre à michemin entre ses opinions ultra et l’orientation de la nouvelle chambre. Il appelle le vicomte de Martignac à former un ministère semi-libéral, semi-autoritaire. Mais, continuant sur sa lancée, l’opposition libérale grandit et s’affirme. Constatant l’échec de cette tentative de compromis, Charles X prépare, en sous-main, un revirement de politique : pendant l’été 1829, alors que les Chambres sont en vacances, il renvoie subitement le vicomte de Martignac et le remplace par le prince de Polignac. Au début de 1830, le climat en France est électrique. L’opposition est chauffée à blanc par les maladresses du ministère. L’hiver 18291830 a été particulièrement rigoureux, et l’économie est morose. Des bandes de miséreux errent dans les campagnes. Les principales mesures sont d’ores et déjà arrêtées : nouvelle

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dissolution de la Chambre des députés, modification de la loi électorale, organisation de nouvelles élections, suspension de la liberté de la presse. Le 16 mai 1830, alors qu’un corps expéditionnaire français est prêt à partir à la conquête d’Alger, Charles X dissout la Chambre des députés. À partir du 10 juillet, le roi et les ministres préparent les ordonnances dans le plus grand secret. Même le préfet de police et les autorités militaires ne sont pas mis dans la confidence, de sorte que rien n’est préparé pour maintenir l’ordre dans la capitale. L’opposition libérale, qui se doute qu’un coup de force se prépare, redoute une Insurrection populaire qu’elle n’est pas certaine de pouvoir maîtriser. La grande majorité des députés libéraux, issus de l’aristocratie ou de la bourgeoisie aisée, ne sont nullement Démocrates. Après des Emeutes qui tournent vite en Insurrection puis en Révolution, les Trois Glorieuses (26/27/28 juillet 1830) mettent fin au règne de Charles X. Le 30 juillet, députés et journalistes entrent en scène pour récupérer la Révolution populaire au profit de la bourgeoisie, en jouant sur la peur. Après quelques jours d’hésitation entre république et solution orléaniste, la monarchie de Juillet est finalement instituée. A force d’intrigues, une poignée d’hommes, dont le vieux Talleyrand (la merde dans un bas de soie dixit Napoléon) et le jeune Thiers (futur massacreur de la Commune de 1871), écartent les républicains et portent sur le trône le duc d’Orléans. Ils espèrent réitérer en France la « Glorieuse Révolution » qui a permis aux Anglais, en 1688, par le changement de monarque, d’installer une monarchie parlementaire durable. La bourgeoisie parisienne dame le pion aux républicains désorganisés. Déçus de la non proclamation de la république (que le Peuple attendait plus ou moins, mais encore une fois il fut manipulé, notamment à raison avec les vieilles peurs des expériences passées – de seulement 40 ans), les républicains allaient voir leurs rangs grossir par la suite des faiblesses de Louis-Philippe face à une bourgeoisie toujours plus puissante et dominatrice. A l’occasion des obsèques du général Lamarque, très populaire à cause de ses opinions libérales, une importante Emeute fut violemment réprimé dans le sang par le pouvoir fraîchement mit en place.

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A Lyon, en 1831, sur dix jours, éclata la première Révolte des canuts : les négociants de Lyon avaient fortement abaissé les salaires des chefs d’ateliers et des ouvriers. Sur l’initiative du conseil des prud’hommes et avec l’assentiment du préfet, une assemblée de délégués vota un tarif minimum des salaires. Mais les négociants, appuyés par le gouvernement (bourgeois, qui ne souhaitait pas voir ce genre de mesure ce répandre comme une traînée de poudre), refusèrent de s’y soumettre. Sur les collines de la Croix Rousse, un drapeau noir (symbole de la guerre à outrance et par suite de l’Anarchie) fut arboré avec l’inscription « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Une partie de la Garde Nationale ainsi que des habitants des faubourgs se joignirent aux canuts et les autorités durent abandonner la ville. Poussés par la misère, les ouvriers furent maîtres de la ville pendant quatre jours, jusqu’à ce que 50 000 hommes les obligent à se soumettre. Cette Révolte des canuts a fait naître dans la conscience ouvrière le sentiment d’une réelle communauté d’intérêts. Et c’est le point de départ d’une ère revendicative, que la détresse physique et morale des ouvriers dans cette période de capitalisme naissant devait accentuer. En 1834, à nouveau, les Canuts se Révoltèrent devant leurs conditions de vie misérable, pendant que les bourgeois s’enrichissaient avec le commerce de la soie. La Société des Droits de l’Homme voulut généraliser le mouvement à toute la France, mais la crise économique était terminée et le Peuple ne bougea pas. L’armée occupe la ville et les ponts. Rapidement les premières fusillades éclatent avec la troupe, qui tire sur la foule désarmée. Aussitôt, les rues se couvrent de barricades. Les ouvriers organisés prennent d’assaut la caserne du Bon-Pasteur et se barricadent dans les quartiers en en faisant de véritables camps retranchés, comme à la Croix-Rousse. C’est le début de la « Sanglante semaine ». Adolphe Thiers, ministre de l’Intérieur, va appliquer une tactique qu’il rééditera en 1871 pour écraser la Commune de Paris : se retirer de la ville, l’abandonner aux Insurgés, l’encercler, puis la reprendre. Débouchant, en France, sur la fondation d’un nouveau régime, la monarchie de Juillet, qui conforte l’association aux affaires publiques de

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la bourgeoisie industrielle et financière, les Trois Glorieuses sont également à l’origine d’une première effervescence Révolutionnaire en Europe, annonciatrice du « printemps des Peuples » de 1848. L’année 1848 vit une floraison de Révolutions à travers l’Europe, appelées dans leur ensemble le Printemps des Peuples ou le Printemps des Révolutions. Elles ont généralement été réprimées, bien que les conséquences n’aient pas été négligeables (sauf en Allemagne). Le Congrès de Vienne avait restauré les monarchies dans tous les états conquis par la France lors des guerres de la Révolution française ou des guerres napoléoniennes. Cependant les courants politiques opposés nés de la Révolution, notamment le libéralisme, ainsi que le nationalisme, progressaient. Le gouvernement issu de Juillet, mû par la petitesse d’esprit des rentiers et des propriétaires de cette époque, se méfiait trop des classes populaires. Les bourgeois libéraux, quant à eux, rêvaient d’épopées et vivaient dans le souvenir de la Grande Révolution et de Napoléon Ier. Leur opposition à la monarchie de Juillet se nourrit des caricatures qui ridiculisent la personne du roi et des scandales qui discréditent les grandes familles (ainsi le meurtre horrible de la duchesse de ChoiseulPraslin par son mari pendant l’été 1847). Louis-Philippe Ier apparaît comme le « roi-bourgeois » par excellence. Sa vie paisible aux Tuileries, auprès de la reine MarieAmélie et de leurs cinq fils, reflète les aspirations de la bourgeoisie de son époque. Son règne est une longue période de Paix et de relative prospérité durant laquelle, fait exceptionnel, n’apparaît aucun impôt nouveau. La seule guerre notable est la conquête de l’Algérie. Le gouvernement mené par Guizot persistait à n’accorder le droit de suffrage qu’aux Citoyens aisés payant suffisamment d’impôts. Il repoussait les projets de réforme électorale que ses partisans, même les plus dévoués, apportaient aux chambres, et bientôt la question de la réforme devint une source d’agitation continuelle (en plus des autres questions, notamment sociales, non résolues depuis 1789 et qui s’étaient aggravées entre-temps). Les Emeutes sont les résultats de plusieurs années d’une crise

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économique sans précédent, puisqu’il s’agit à la fois d’une crise d’ancien régime et d’une crise du capitalisme moderne. Au milieu des années 1840, Marx et Engels prennent une part active dans la vie alors bouillonnante des groupes Révolutionnaires parisiens. Beaucoup d’entre eux étaient particulièrement influencés par les doctrines de Pierre-Joseph Proudhon exprimées principalement dans son ouvrage Philosophie de la misère. Marx en fait une critique très sévère dans Misère de la Philosophie. Pierre-Joseph Proudhon, né le 15 janvier 1809 à Besançon dans le Doubs et mort le 19 janvier 1865 à Passy, était un publiciste, économiste, sociologue et socialiste français, le premier à se qualifier d’Anarchiste. Proudhon est célèbre pour sa fameuse citation « la propriété, c’est le vol ! » dans son mémoire Qu’est ce que la propriété? Ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement, qui fut son premier ouvrage majeur, publié en 1840. La publication de « Qu’est-ce que la propriété? » attire l’attention des autorités françaises mais aussi de Karl Marx qui entame une correspondance avec Proudhon. Les deux hommes s’influencent mutuellement ; ils se rencontrent à Paris où Marx est en exil. C’est le livre Qu’est ce que la propriété ? qui aurait convaincu Marx que la propriété privée devait être abolie. Dans un de ses premiers travaux, La Sainte Famille, Marx écrit : « Non seulement Proudhon écrit dans l’intérêt du prolétariat, mais il est lui-même un prolétaire, un ouvrier. Son travail est un manifeste scientifique du prolétariat français ». Leur amitié s’achève quand, en réponse à La Philosophie de la misère de Proudhon, Marx écrit La Misère de la philosophie. Proudhon donna dans son Système des contradictions économiques publié en 1846 une explication de la société fondée sur l’existence de réalités contradictoires. Ainsi la propriété manifeste l’inégalité mais est l’objet même de la Liberté, le machinisme accroit la productivité mais détruit l’artisanat et soumet le salarié, in fine la Liberté elle-même est à la fois indispensable mais cause de l’inégalité. Ces contradictions sont éternelles et n’annoncent nullement l’autodestruction du capitalisme qu’aurait annoncé Marx. Dans son livre « Les Confessions d’un Révolutionnaire pour servir à

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l’histoire de la Révolution de Février », Proudhon écrit entre autres choses la fameuse phrase « l’Anarchie c’est l’ordre sans le pouvoir ». Il tenta de créer une banque nationale qui donne des prêts sans intérêts, similaire d’une certaine façon aux mutuelles d’aujourd’hui. Proudhon est surpris par la Révolte parisienne de février 1848. Il participe au Soulèvement et à la composition de ce qu’il nomme « la première proclamation républicaine » de la nouvelle république. Mais il avait des doutes à propos du nouveau gouvernement, parce qu’il poursuivait une réforme politique aux dépens d’une réforme socioéconomique que Proudhon tenait pour fondamentale. Pendant la deuxième république, Proudhon développe ses activités de journaliste. Il est impliqué dans quatre journaux différents: Le Représentant du Peuple (février 1848 - Août 1848), qu’il publie et dont il tire la notoriété qui le fera élire; Le Peuple (Septembre 1848 - Juin 1849); La Voix du Peuple (Septembre 1849 - Mai 1850); Le Peuple de 1850 (Juin 1850 - Octobre 1850). Ces journaux sont tous condamnés et supprimés successivement. Il s’illustre par son style polémique, combatif, ses incessantes critiques des politiques du gouvernement et sa campagne en faveur d’une réforme du crédit. Parallèlement, il publie Solution du problème social, dans lequel il présente un programme de coopération financière mutuelle entre travailleurs. Il pensait ainsi transférer le contrôle des relations économiques depuis les capitalistes et financiers vers les travailleurs. Son projet s’appuie sur l’établissement d’une « banque d’échange » qui accorderait des crédits à un très faible taux d’intérêt (le taux n’est pas nul en raison des coûts de fonctionnement), ainsi que sur la distribution de billets d’échange qui circuleraient à la place de la monnaie basée sur l’or, qui serait supprimée. Sur la demande insistante du gouvernement prussien, Marx, considéré comme un dangereux révolutionnaire, est chassé de Paris en 1845. Il arrive alors à Bruxelles. La maison qu’il occupe au 50 de la rue Jean d’Ardenne à Ixelles entre janvier 1847 et février 1848 sert de point de rencontre à tous les opposants politiques. Marx participe à l’Association Démocratique de Bruxelles, dont il est élu vice-président. Wilhelm Weitling (1808-1871), ouvrier tailleur et écrivain suisse,

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membre de la ligue des justes (groupe socialiste créé en 1836 à Paris par des socialistes allemands en exil), il était l’un des représentants du socialisme utopique, apprécié par Marx qui rompit avec lui en 1846. Il publie en 1838 « L’Humanité telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être », puis en 1842 « Garanties de l’Harmonie et de la Liberté ». Il défend un projet de société socialiste et communiste. Il appelle de ses vœux une Révolution sociale qui priverait les riches des moyens de s’enrichir aux dépens des pauvres. Il met en avant le rôle du prolétariat, dont il fait lui-même partie. Avec la condamnation des communistes de Cologne, en 1852, le rideau tombe sur la première période du mouvement ouvrier autonome allemand. Cette période s’étendit de 1836 à 1856 ; et, en raison de la dissémination des ouvriers allemands à l’étranger, le mouvement se fit sentir dans presque tous les états civilisés. En 1834, les réfugiés allemands fondèrent à Paris la Ligue secrète républicaine Démocratique des proscrits. En 1836, il s’en détacha les éléments les plus extrêmes, pour la plupart prolétariens, qui fondèrent une nouvelle ligue secrète, la Ligue des justes. La ligue-mère fut bientôt plongée en plein sommeil. La nouvelle ligue, par contre, eut un développement relativement rapide. A l’origine, c’était un rejeton allemand du communisme ouvrier français, inspiré de réminiscences de Babeuf, qui se développait à cette époque même à Paris ; la communauté des biens était réclamée comme une conséquence nécessaire de l’ « Egalité ». Les buts étaient identiques à ceux des sociétés parisiennes secrètes de ce temps : partie association de propagande, partie association de conjuration, Paris restant cependant toujours le centre de l’action Révolutionnaire, bien que l’on ne se défendît nullement de fomenter à l’occasion des troubles en Allemagne. Mais, comme Paris restait le champ de bataille décisif, la Ligue n’était alors, en fait, que la section allemande des sociétés secrètes françaises, surtout de la Société des saisons, fondée par Blanqui et Barbès, avec laquelle elle était en relations étroites. Les Français déclenchèrent l’Insurrection le 12 mai 1839 ; les sections de la Ligue emboîtèrent le pas et furent entraînées ainsi dans la défaite commune : l’Insurrection à Paris, où les ouvriers Révolutionnaires jouèrent un rôle essentiel, fut préparée par la Société des saisons ; la Révolte ne fut pas appuyée par

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les larges masses et fut écrasée par les troupes gouvernementales et la Garde nationale. Au printemps 1847, Marx et Engels rejoignent la Ligue des justes et assurent sa réorganisation. Toutes les anciennes appellations mystiques datant du temps des conspirations furent supprimées, et la Ligue s’organisa en communes, cercles, cercles directeurs, comité central et congrès, et prit dès lors le nom de « Ligue des communistes » : « Le but de la Ligue, c’est le renversement de la bourgeoisie, le règne du prolétariat, la suppression de la vieille société bourgeoise fondée sur les antagonismes de classes et la fondation d’une nouvelle société sans classes et sans propriété privée ». Ils y prennent une place prépondérante lors de son second congrès à Londres en novembre 1847. À cette occasion, on leur demande de rédiger le Manifeste de la Ligue, connu sous le nom de Manifeste du Parti communiste, qui paraît en février 1848. L’organisation elle-même était absolument Démocratique, avec des dirigeants élus et toujours révocables ; ce seul fait barrait le chemin à toutes les velléités de conspiration qui exigent une dictature, et transformait la Ligue, du moins pour les temps de paix ordinaires, en une simple société de propagande. L’ancienne devise de la Ligue « Tous les Hommes sont frères », avait été remplacée par le nouveau cri de guerre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » qui proclamait ouvertement le caractère international de la Lutte. Interdits de réunion, les républicains contournent la loi en organisant à partir du 9 juillet 1847 des banquets qui réunissent des centaines de participants autour de quelques éminents orateurs. On en compte pas moins de 70 à Paris et dans les grandes villes du royaume au cours des sept mois suivants. Dans des banquets organisés par les députés de l’opposition, les orateurs attaquaient avec force le gouvernement. Le 22 février 1848, un de ces banquets fut interdit à Paris ; les étudiants et les ouvriers manifestent à Paris. Ils sont rejoints le lendemain par la garde nationale composée de petits bourgeois. La rue commence à se calmer lorsque le roi renvoie enfin son premier ministre, le triste et impopulaire François

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Guizot, qui a dirigé le gouvernement pendant sept longues années (un record). Le 23 des échauffourées provoque la mort d’une cinquantaine d’Insurgés, qui seront promenés le lendemain dans la ville sur des charrettes pour montrer la violence du pouvoir face à de justes revendications. Dans la foulée, Paris se Soulève et se trouve hérissée de barricades. Dans la nuit, Louis-Philippe rappelle Adolphe Thiers, qui l’a porté au pouvoir 18 ans plus tôt, mais le remède est sans effet et, dans son palais des Tuileries, le vieux roi (75 ans) commence à désespérer. Le 24 février, Adolphe Thiers lui conseille rien moins que de s’enfuir à Saint-Cloud et de reconquérir Paris à la tête de son armée. Le roi, horrifié à la perspective de faire couler le sang de son Peuple, s’y refuse comme avant lui Louis XVI et Charles X (Thiers, rallié à la république en 1871, n’aura pas ces scrupules quand il s’agira d’éliminer les Communards). Au terme de trois jours d’Emeutes et de malentendus, l’opposition libérale obtient le départ du roi Louis-Philippe 1er, le « roi-bourgeois » par excellence. La duchesse d’Orléans, non sans panache, se présente avec ses deux enfants au Palais Bourbon où siègent les députés. Ceux-ci inclinent à approuver la régence quand, tout à coup, la foule envahit les lieux. Les républicains commencent à se manifester. Un cri retentit appelant à se rendre à l’Hôtel de Ville ! C’est ainsi qu’un petit groupe de républicains, à l’instigation de Ledru-Rollin et du vieux poète Lamartine (58 ans), se rendent dans le lieu mythique de la Grande Révolution, celle de 1789, dans la perspective de rééditer les exploits de leurs aînés (leurs propres héritiers n’agiront pas différemment à la chute de Napoléon III). Lamartine, Ledru-Rollin, Arago, Dupont de l’Eure et Marie proclament dans la nuit l’avènement d’un gouvernement républicain. Ainsi naît la IIè république. Deux jours plus tard, Lamartine convainc les républicains d’adopter le drapeau tricolore (à défaut du drapeau rouge du sang versé par le Peuple lors de tant de Révoltes et Révolutions qui n’avaient pas tant fait avancer les choses que ça : il rallie les Insurrectionnalistes et les

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barricadiers et était à l’origine, sous la Révolution, le drapeau symbolisant la loi martiale ; le Peuple a repris ce symbole pour se moquer des monarques et des soldats), fait adopter le suffrage universel (enfin masculin, fallait pas non plus déconner à l’époque), fait par ailleurs abolir la peine de mort pour les délits politiques ainsi que l’esclavage (déjà aboli par 1789 mais remit en place par Napoléon). La Révolution parisienne a un énorme retentissement dans les élites européennes. Devant la contagion Révolutionnaire, les monarques concèdent des Constitutions à Berlin, Munich, Vienne, Turin,... C’est « le printemps des Peuples », à Rome, le pape lui-même est chassé par les Révolutionnaires avec brutalité. Au bout de quelques mois, la réaction aura partout raison du romantisme Révolutionnaire. A Paris, les romantiques applaudissent au défilé des délégués européens. Les plus appréciés sont les Italiens et les Allemands. A Paris sévissait alors les légions Révolutionnaires. Italiens, Espagnols, Belges, Hollandais, Polonais, Allemands, se groupaient en bandes pour délivrer leurs patries respectives. Comme tous les ouvriers étrangers se trouvaient, au lendemain de la Révolution, non seulement sans travail, mais encore en butte aux tracasseries du public, ces légions avaient beaucoup de succès. Le nouveau gouvernement y vit le moyen de se débarrasser des ouvriers étrangers ; il leur accorda donc l’étape du soldat jusqu’à la frontière ; mais, quand ils arrivaient à la frontière, le toujours larmoyant ministre des Affaires étrangères, le beau parleur Lamartine, trouvait bien l’occasion de les trahir et de les livrer à leurs gouvernements respectifs. En août 1849, présidant le Congrès international de la paix, Victor Hugo lance, prophétique : « Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse Individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure et vous constituerez la Fraternité européenne ». Déroutée par la facilité de sa victoire de février, l’opposition parlementaire ne sait que faire de sa république. Elle tente en vain de ressusciter l’esprit de la « Grande Révolution » mais méconnaît

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gravement les changements qui se sont produits en un demi-siècle. Subrepticement, à Paris, les revendications sociales ont pris le pas sur les idéaux politiques. Les républicains trouvent des auxiliaires dans les socialistes. Ces personnes demandaient la transformation de la société afin de faire disparaître la misère. D’après leurs chefs (Louis Blanc, Proudhon, Fourier, Saint-Simon, Pierre Leroux), l’état devrait organiser le travail et en répartir Equitablement le produit entre tous les travailleurs (quasiment l’équivalent d’impôts inversés). Plusieurs signes pourraient éclairer les contemporains : ainsi, dans le langage courant, on regroupe tous les bourgeois sous le terme d’oisifs pour mieux les opposer aux travailleurs. Et l’année même de la chute de Louis Philippe, Karl Marx et Friedrich Engels publient le Manifeste du parti communiste. Auparavant, de nombreux socialistes définirent et expérimentèrent de nouvelles formes « utopiques » d’organisation du travail au bénéfice de tous les membres de la société. La seconde république échouera sur la question sociale. Ses reculades, dès le mois de juin 1848, ouvriront la voie au second empire. Une Assemblée constituante est élue le 13 avril dans la précipitation pour mettre en place les institutions de la IIe république. Le suffrage universel amène à l’Assemblée une forte majorité de notables provinciaux, très conservateurs et méfiants à l’égard du Peuple ouvrier de Paris. Dans l’attente d’une Constitution, c’est une Commission exécutive issue de l’Assemblée qui dirige le pays. Le gouvernement provisoire, après avoir créés les Ateliers nationaux (notamment par le biais de Louis Blanc), avait publié ensuite un décret réduisant d’une heure la durée de la journée de travail pour tous les salariés parce que, selon ses termes, « un travail manuel trop prolongé non seulement ruine la santé mais en l’empêchant de cultiver son intelligence porte atteinte à la dignité de l’humain ». C’est ainsi que la journée de travail était tombée à... dix heures à Paris et à onze en province (serait-ce que le travail était plus éprouvant à Paris qu’ailleurs ?). Ces ateliers de bienfaisance avaient été créés quelques mois plus tôt par le gouvernement provisoire de la IIè république issue des journées Révolutionnaires de Février. Ils

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avaient pour vocation de procurer aux chômeurs un petit revenu en échange d’un travail symbolique mais utile à l’Intérêt Général. La commission du Luxembourg décide le 20 juin de supprimer les Ateliers nationaux avec l’espoir d’étouffer ainsi l’agitation ouvrière. C’est le contraire qui se passe. Sur 120.000 ouvriers licenciés par les Ateliers nationaux, 20.000 descendent dans la rue le 23 juin 1848. Ils forment jusqu’à 400 barricades et lancent de violentes Emeutes de la faim provoquées par la fermeture des Ateliers nationaux. Mais Proudhon s’oppose à l’Insurrection en prêchant une conciliation Pacifique, posture en accord avec son engagement contre la violence qui ne se démentira pas. Il désapprouve les Révoltes et les manifestations en février, mai et juin 1848 bien que sympathisant des injustices sociales et psychologiques que les Insurgés avaient été forcés d’endurer. Il considère que les forces de la réaction sont responsables des événements tragiques. Proudhon est le premier théoricien connu à se désigner luimême comme un « Anarchiste ». Il écrit dans Du principe Fédératif que la notion d’ « anarchie », en politique, est tout aussi rationnelle et positive qu’aucune autre. Il défendait la Liberté individuelle contre toute force dominante : l’église, la religion et toute espèce de dictature, l’individu ne devant jamais être sacrifié à l’intérêt général ou la justice sociale. Sans excès de précaution, la Commission exécutive charge le général Louis-Eugène Cavaignac (républicain sincère mais fervent opposant aux « rouges » socialisant) de la répression. Celle-ci est terrible, à la mesure de l’effroi qu’éprouvent les bourgeois de l’Assemblée. Le 25 juin 1848, les Insurgés résistent encore à l’Est de la capitale, entre Bastille et Nation. Monseigneur Denis Affre, archevêque de Paris (55 ans), s’interpose entre les Insurgés et la troupe, sur une grosse barricade. Un crucifix à la main appelle les frères ennemis à la réconciliation. Les coups de feu s’interrompent. Mais un roulement de tambour réveille les pulsions de mort. Les coups de feu reprennent. L’archevêque s’écroule. Le lendemain, le général Lamoricière prend d’assaut cette barricade ainsi que toutes celles qui suivent (au total 65 entre Bastille et Nation !). C’est la fin de l’Insurrection.

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Au total, du 23 au 26 juin, en trois jours de combats dans l’ensemble de la capitale, on relève 4.000 morts parmi les Insurgés et 1.600 parmi les forces de l’ordre. Le gouvernement républicain arrête 15.000 personnes et en déporte des milliers sans jugement. Les journées de Juin 1848 coupent la IIè république de sa base populaire. Signe des temps, le 9 septembre 1848, le décret du 2 mars sur la journée de dix heures est abrogé. Aux élections présidentielles de décembre 1848, l’absence d’une opposition républicaine de gauche et le discrédit dans lequel sont tombés les républicains permettent au prince Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de l’empereur, de se faire élire président de la république sans trop de mal, en promettant la Paix et des réformes sociales. Alexis de Tocqueville (1805-1859) avait dénoncé dès janvier 1848 l’aveuglement de la bourgeoisie face à la montée des revendications sociales. Adolphe Thiers, également membre de la Commission (ancien ministre de Louis-Philippe, que les chansonniers surnomment Foutriquet en raison de sa petite taille), proposera d’ailleurs à la Commission rien moins que d’évacuer la capitale et d’y revenir en force pour éradiquer la racaille socialiste et ouvrière. Thiers avait déjà proposé un plan similaire à Louis-Philippe lors des émeutes de Février mais le roi l’avait rejeté avec horreur, ne voulant pas faire couler le sang du Peuple. La Commission exécutive de 1848 rejette également ce plan mais en mars 1871, quand il deviendra lui-même « chef du gouvernement provisoire de la IIIè république », Thiers l’appliquera pour de bon, ce qui aura pour effet de provoquer la tragédie de la Commune. Le 13 juin 1849, à Paris, la défaite des Insurrections allemandes de mai, la répression de la Révolution hongroise par les Russes, marquèrent la fin d’une grande période de la Révolution de 1848. Mais la victoire de la réaction n’était encore rien moins que définitive. Une réorganisation des forces Révolutionnaires dispersées s’imposait, et par suite celle de la Ligue. Mais tout comme avant 1848, les circonstances interdisaient toute organisation publique du prolétariat ; il fallait donc de nouveau recourir à l’organisation secrète.

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La première association internationale ouvrière fut fondée à Londres le 28 septembre 1855 par des proscrits français, allemands, polonais, belges et anglais. De sévères luttes d’influence entre proudhoniens bon teint et Anarchistes radicaux ne lui permettent pas d’exister au-delà de 1859. Cette tentative atteste au moins une volonté d’union parmi les fractions les plus avancées de la classe ouvrière des pays d’Europe Occidentale. Proudhon se veut l’apôtre du socialisme scientifique, qui va prendre la forme de l’Anarchie positive ou du Fédéralisme Autogestionnaire. Le Fédéralisme Autogestionnaire de Proudhon est fondé sur deux structures parallèles, l’une correspondant aux activités économiques, et l’autre au corps politique. Ces deux constructions doivent être distinctes mais coopérer. Sur le plan de la production, il s’agit d’une Démocratie économique mutualiste : les agriculteurs sont propriétaires d’une parcelle qu’ils exploitent, et ils s’associent avec d’autres au sein d’ensembles Coopératifs, eux-mêmes inclus dans une Fédération agricole. Le secteur industriel devrait, quant à lui, être composé de multiples propriétés Collectives concurrentes entre elles mais associées en une même Fédération industrielle. Des groupements d’unions de consommateurs formeraient un « syndicat de la production et de la consommation », chargé de la gestion du système, indépendamment de l’état. Proudhon ne s’arrête pas là : il imagine aussi une confédération qui regrouperait tous les marchés du monde. Sur le plan politique, la « Démocratie politique Fédérative » serait fondée sur des régions qui s’auto-administreraient – pour la France, une douzaine – et seraient associées pour former une république Fédérale. L’échelon Fédéral n’aurait qu’un rôle d’institution, de création, d’installation, le moins possible d’exécution. Il y aurait 2 chambres : une Chambre des régions et une Chambre des professions. Le suffrage universel serait ainsi fondé sur une division régionale et socioprofessionnelle. Des nations pourraient former ensemble des Confédérations. Ainsi, en 1863, Proudhon imagine une Europe Confédérale dotée d’un budget, de diverses agences, d’une cour de justice et organisant un marché commun. Cette organisation ne peut être mise en place que grâce à la volonté des ouvriers et au temps. De la

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volonté, surtout : la pensée de Proudhon est fondée sur le contrat. C’est cette volonté d’union que concrétise un autre congrès de constitution : celui de l’Association Internationale des Travailleurs (Première Internationale) à Genève le 3 septembre 1866. Dans ses statuts de 1866 (rédigés par Karl Marx), l’AIT affirme que « l’Emancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs euxmêmes » et déclare agir « pour l’Emancipation définitive de la classe travailleuse, c’est-à-dire pour l’abolition définitive du salariat ». Une grave équivoque allait naître avec l’adoption de statuts parfois ambigus. Pour Marx, ils permettaient l’action politique légale. Pour les futurs bakouninistes, « toute action doit avoir pour but immédiat et direct le triomphe des travailleurs sur le capital ». Le deuxième congrès qui s’ouvre à Lausanne le 2 septembre 1867 peut être appréhendé comme un affrontement entre les mutuellistes suisses et français et les collectivistes anglais et allemands. Les futurs « jurassiens » ne participent guère aux débats. Et, à l’occasion d’une motion finale, il est acquis que « l’émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique ». C’est entre ce congrès et celui de Bruxelles (le troisième, en septembre 1868) que tout va changer. Dès la fin de l’année 1867, le gouvernement français décide de contrer le développement de l’Internationale. Lors des premières poursuites (février 1868), Tolain et la commission parisienne démissionnent. Ils personnifiaient le mutuellisme Proudhonien défenseur de la propriété individuelle, méfiant à l’égard des Grèves. Ceux qui vont prendre le relais, avec Eugène Varlin à leur tête, prétendent dépasser le mutuellisme qui, selon eux, se doit de déboucher sur le collectivisme et le syndicalisme. Dans la section française, un Collectivisme antiétatique (par ce qualitatif, Varlin et ses amis cherchent à se différencier du « marxisme », terme qui n’existe pas à l’époque) succède au mutuellisme. Un autre fait important, se produit peu après, en juillet 1868 : Bakounine donne son adhésion à l’A.I.T. (section de Genève). Le IIIe congrès de Bruxelles qui se déroule du 6 au 13 septembre 1868 marquera le point fort d’une période de transition durant laquelle le courant Collectiviste antiautoritaire pénètre peu à peu l’Association.

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C’est lors du IVe congrès de Bâle (6-12 septembre 1869) que l’on pourra apprécier le poids respectif de chacune des tendances. À partir de votes sur des motions ou amendements présentés par ces divers courants, on peut établir le rapport de force comme suit : * 63 % des délégués de l’A.I.T. se regroupent sur des textes Collectivistes dits « antiautoritaires » (« bakouninistes »), * 31 % se rangent derrière les communistes dits « marxistes », * 6 % maintiennent leurs convictions mutuellistes (proudhoniens). Le congrès de Bâle fut marqué par la victoire du Collectivisme Révolutionnaire, et celle des amis de Bakounine sur les délégués fidèles à Marx. Il y eut également une scission entre les Anarchistes de Bakounine et ceux de Proudhon. Proudhon pensait que la propriété Collective était indésirable et que la Révolution sociale pouvait être atteinte Pacifiquement. Il désapprouvait l’action Révolutionnaire. Fils d’artisans, il se méfiait de la classe ouvrière dont il redoutait la violence et dénonçait les « charlataneries » d’organisation totale et globale de la société. L’attachement de Proudhon à la Liberté individuelle, qu’aucune forme d’organisation sociale doit supprimer, pour quelque raison que ce soit, lui a permis de percevoir mieux qu’aucun autre penseur socialiste les risques attachés au triomphe de l’état, du collectif ou de la communauté. L’unité sera aisément sauvegardée par deux votes. Les deux premières tendances se retrouvent sur une proposition ayant trait à la socialisation du sol. Enfin, et à l’unanimité, le congrès décide d’organiser les travailleurs dans des sociétés de résistance (syndicats). Cependant, il n’en demeure pas moins que Marx et Bakounine s’observent, s’épient, se jaugent. La guerre de 1870 et la Commune n’allaient que retarder le dénouement de cette opposition farouche. En effet, les évènements empêchent la tenue du Ve congrès qui devait s’ouvrir à Paris en septembre 1870. Dans le même temps, en avril 1870, lors du congrès régional de la Fédération romande, va se produire une scission, préfiguration du futur partage de l’A.I.T. Les délégués suisses vont se diviser sur l’attitude à adopter à l’égard des gouvernements et des partis politiques.

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La montée du Fédéralisme La candidature le 21 juin 1870 du prince allemand Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen au trône d’Espagne, vacant depuis la Révolution de septembre 1868 est l’élément déclencheur de la guerre. Le 6 juillet le duc de Gramont, ministre des Affaires étrangères, annonce que la France s’oppose à cette candidature (pour que la France ne soit pas prise en étau à l’Est et au Sud). Le 12 juillet Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen retire sa candidature, ce qui est annoncé par son père le prince Antoine. Le 13 juillet, alors que la France lui demande, par l’intermédiaire de son ambassadeur Benedetti envoyé auprès de lui dans la ville d’eaux d’Ems, de garantir le retrait de Léopold, le roi Guillaume de Prusse, agacé, fait confirmer la renonciation du prince, en ajoutant qu’il « n’a plus rien d’autre à dire à l’ambassadeur ». Cependant son télégramme (la dépêche d’Ems) relatant son entretien avec l’ambassadeur de France est réécrit par le premier ministre de Prusse Bismarck (même si Léopold s’est bien retiré), pour laisser croire à un congédiement humiliant de l’ambassadeur de manière à provoquer l’indignation des Français. Le premier ministre cherche en effet à abaisser une France arrogante, dont la position diplomatique est un obstacle pour souder les états allemands et ouvrir la voie à l’unité allemande (volonté prussienne de dominer toute l’Allemagne, qui n’était alors qu’une Fédération d’états quasi-Indépendants). Même s’il ne cherche pas forcément la guerre, le premier ministre Bismarck est bien informé des réalités de l’armée française, vieillissante et non préparée à une guerre européenne, démoralisée par le désastre de l’expédition au Mexique, soldats mal équipés, mauvais positionnement des dispositifs, aucun chef de valeur. Il sait en conséquence qu’une guerre pourrait servir les objectifs allemands de la Prusse. La presse parisienne dénonce l’affront. La mobilisation, arrêtée secrètement le 13 juillet, est signée le 14. Le 15, elle est approuvée par le Corps législatif. Malgré les ultimes avertissements d’Adolphe Thiers, le Corps législatif français vote aussi les crédits de guerre. Mal préparés, très inférieurs en nombre et très mal commandés, les Français sont sévèrement battus dans plusieurs batailles, où ils font

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cependant quelque fois preuve de panache, le plus souvent héroïque, notamment lors de la bataille de Reichshoffen. Dès le lendemain de la défaite de Forbach, une grande agitation se manifeste à Marseille. 40000 personnes ayant à leur tête Gaston Crémieux, Naquet et quelques autres manifestent devant la préfecture. L’arrestation d’Alfred Naquet provoque une recrudescence de colère et aussitôt se forme un Comité central d’action Révolutionnaire : la foule occupe bientôt la mairie et les membres du Comité sont portés au pouvoir sous les acclamations populaires. Ce Comité, comprenant surtout des membres de l’Internationale (en l’absence de Bastelica, la section marseillaise reçut très vraisemblablement les ordres directs de Bakounine) et quelques républicains radicaux, et présidé par Gaston Crémieux, se trouve ainsi à la tête d’un pouvoir Révolutionnaire issu du Peuple. Malheureusement, ses délibérations sont de courte durée, car une escouade de policiers, dispersant la foule aussi prompte à s’enthousiasmer qu’à devenir d’une passivité extrême, bloque les Insurgés dans la mairie et capture les membres du Comité. Les prisonniers, au nombre d’une trentaine environ, sont enfermés au Fort Saint-Jean et entassés dans un cachot puant. Le 10 août, sur ordre de l’impératrice régente, l’état de siège est proclamé et le 27 ils sont jugés. Le 2 septembre, à la bataille de Sedan, l’empereur français Napoléon III est fait prisonnier avec 100 000 soldats. Cela entraîne deux jours plus tard une Révolution sans violence à Paris : les socialistes d’Auguste Blanqui tentèrent d’organiser une Insurrection, mais l’opposition parlementaire, surtout républicaine, menée par Léon Gambetta parvint à mettre en place un gouvernement provisoire, dit de la Défense Nationale. Ils proclamèrent la république le 4 septembre, au balcon de l’Hôtel de Ville de Paris. Le 28 septembre, le leader Anarchiste russe Bakounine, vient de Genève pour soulever la ville de Lyon, en proclamant l’abolition de l’état. Il échoua, mais les principes furent plus tard donnés en exemple par la Commune de Paris. Le 7 octobre Gambetta quitta Paris en ballon pour tenter de réorganiser la défense à partir de la province (les départements du Midi

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de la France et du Sud-Est, crée la « Ligue du Midi pour la défense de la République »). En effet, avec Paris assiégé à partir du 18 septembre (après la bataille de Sedan, la IIe armée prussienne du Kronprinz de Prusse, entreprend le siège de Paris – qu’ils ne sont pas en mesure d’attaquer de front–, avec 2 armées allemandes, représentant 400 000 soldats prussiens, les troupes du maréchal Von Molke commencent d’importants travaux de terrassement et de fortification pour empêcher toute sortie des assiégés, ils occupent les hauteurs autour de la capitale et y installent leur artillerie, jusqu’au 28 janvier 1871), c’est toute la France qui était bloquée du fait de son organisation en étoile. Le 27 octobre, la capitulation précipitée de Bazaine et de l’armée de Metz (150 000 hommes) porta un grave coup à la France, provoquant une nouvelle manifestation de masse : les semaines passant, la méfiance et l’hostilité des travailleurs envers le gouvernement augmentaient. Des rumeurs persistantes se répandirent au sujet des négociations avec Bismarck. Le 31 octobre, avec la capitulation de Metz et de la perte du Bourget, plusieurs contingents de la Garde Nationale, conduits par Flourens (le courageux commandant du bataillon de Belleville), attaquèrent et occupèrent temporairement l’Hôtel de Ville, la foule gronde contre le général Trochu (gouverneur militaire de Paris) et l’armistice. Un bataillon pactise avec les manifestants, mais l’énergique Jules Ferry réussit à rétablir l’ordre. A ce stade, cependant, la majorité des travailleurs n’était pas encore prête à agir de manière décisive contre le gouvernement. Isolée, l’Insurrection s’est rapidement essoufflée. Blanqui s’est enfui et Flourens a été emprisonné. Le 1er novembre 1870, le préfet Esquiros de la région marseillaise s’oppose à Gambetta et au gouvernement provisoire. Au Conseil municipal un affrontement se produit entre les modérés et les Révolutionnaires et très vite, la Garde nationale (bourgeoise) va s’opposer à la Garde civique et l’Internationale. La réaction populaire est immédiate et spontanée : l’hôtel de ville, défendu par les gardes nationaux est occupé et la Commune Révolutionnaire est proclamée aussitôt. Un comité d’une vingtaine de membres est formé qui représente toutes les nuances de l’opposition radicale et socialiste parmi lesquels plusieurs membres de l’Internationale. Le général Cluseret qui

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vient d’arriver à Marseille après l’échec de la Commune de Lyon se joint bientôt à eux, et la Commune prend l’héritage de la Ligue du Midi. Mais Esquiros qui jouit de l’estime populaire se retire (son fils atteint de typhoïde meurt et ce deuil l’abat profondément); il est remplacé par Alphonse Gent qui, à la faveur des circonstances (un attentat manqué contre lui qui soulève la réprobation générale) va reprendre le pouvoir en main pour le compte du gouvernement et écarter tous ceux qui pouvaient raffermir la volonté populaire. Le 13 novembre, le préfet télégraphie à Gambetta que l’ordre tout entier règne à Marseille. Du 5 au 8 novembre, les élections municipales amenèrent au niveau national à une importante avancée des radicaux, partisans des Libertés municipales, mais adversaires de l’Insurrection. La capitulation de Metz intervenait au moment où le gouvernement, parti s’établir à Tours, était parvenu à organiser une Armée de la Loire. Les Prussiens, libérés de la pression de Bazaine, pouvaient alors concentrer leurs forces sur l’armée de la Loire, ce qui obligea le gouvernement à se replier sur Bordeaux. Le 3 novembre, le député républicain breton Emile de Kératry, nommé commandant des forces de Bretagne, regroupe à Conlie près du Mans, 25 000 hommes soldats et volontaires bretons, pour y former une « armée de Bretagne », au statut avancé, puisqu’il prévoyait même l’élection des chefs par la base. En fait, le gouvernement spéculait sur ce qu’il appelait « l’esprit de clocher breton » et sur l’ardeur au combat que susciterait pour des combattants peu francisés le fait de monter au feu tous ensemble, groupés derrière leurs propres drapeaux. Gambetta douta de la fiabilité de ces troupes, et le comte de Kératry fut soupçonné d’intentions séparatistes. Cette armée est abandonnée par le gouvernement, dans des conditions sanitaires épouvantables : pénurie de tentes, de couvertures, de chaussures, tentes inondées, boue jusqu’à mijambe, etc. Des dizaines de soldat meurent de faim, de froid et de maladie dans ce que certains surnommaient « Kerfank », la ville de boue en breton. Il est prévu d’armer ces hommes avec les surplus de la guerre de Sécession américaine, mais ces armes promises par Gambetta n’arrivent pas. Le 22 novembre, cette « mauvaise » troupe (désillusionnée en tout

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cas) reçoit l’ordre de s’opposer à la poursuite de l’invasion prussienne. Léon Gambetta (re)promet des armes au général de Kératry, mais le lendemain, il interdit la livraison des armes et des munitions aux 80 000 Bretons par peur d’un réveil chouan. Le gouvernement de la défense nationale a renoncé depuis longtemps à la Lutte, les armées de province ne peuvent secourir les défenseurs de Paris. A partir du 5 janvier des pièces de gros calibre bombardent Paris, 10 000 obus sont tirés, faisant 395 morts et détruisant près de 200 immeubles. Les gardes nationaux, à l’instigation des comités de vigilance, demandent la déchéance du gouvernement du 4 septembre aux cris de « Vive la Commune ! ». Le 7 janvier, l’affiche rouge, rédigée en partie par Jules Vallès au nom du comité des vingt arrondissements, réclame une attaque en masse, la réquisition générale, le rationnement gratuit, et le gouvernement du Peuple. L’armée de la Loire est vaincue au Mans le 11 janvier 1871, l’armée du nord le 19 à Saint-Quentin et celle de l’est s’échappe en Suisse ! Le 18 janvier, l’Unité allemande étant réalisée, les souverains allemands réunis au château de Versailles proclamèrent le roi Guillaume de Prusse empereur. Dans Paris, la famine et la pauvreté provoquées par le siège avaient des conséquences désastreuses, et l’urgence de briser ce siège se faisait sentir toujours plus vivement. Après l’échec de la sortie en direction du village de Buzenval (imaginée pour « calmer » les Parisiens les plus bellicistes), le 19 janvier 1871, le général Trochu, complètement discrédité, n’eut d’autre choix que de démissionner. Il fut remplacé par Vinoy, qui, déclara immédiatement que les Parisiens ne devaient se faire « aucune illusion » sur la possibilité de vaincre les Prussiens. Il était devenu clair que le gouvernement comptait capituler. Les clubs politiques et les comités de vigilance appelèrent les gardes nationaux à s’armer et à marcher sur l’Hôtel de Ville. D’autres détachements se rendirent aux prisons pour chercher et libérer Flourens. Sous la pression croissante de la population, la classe moyenne Démocrate de l’Alliance Républicaine réclama un « gouvernement populaire » pour organiser

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une Résistance effective contre les Prussiens. Mais lorsque les gardes nationaux arrivèrent devant l’Hôtel de Ville, le 22 janvier, un dénommé Chaudry, représentant le gouvernement, a violemment crié sa colère contre les délégués de l’Alliance. Il n’en fallait pas plus pour convaincre les républicains de se disperser immédiatement. Les gardes bretons chargés de défendre le gouvernement ont ouvert le feu sur les gardes nationaux et sur les manifestants qui tentaient de s’opposer à la trahison des républicains. Les gardes nationaux ont tiré quelques salves à leur tour, mais ont dû finalement se replier. A la suite de ce premier conflit armé avec le gouvernement, le mouvement populaire s’est temporairement affaibli. Le républicanisme petit-bourgeois, représenté par l’Alliance Républicaine, s’était montré complètement incapable de faire face à la Résistance de la classe dominante. Il ne pouvait plus, par conséquent, prétendre à un quelconque rôle dirigeant. L’accalmie apparente a renforcé la confiance du Gouvernement de Défense Nationale. Le 28 janvier 1871, Paris à bout de vivres, il procéda à la capitulation qu’il avait secrètement préparée depuis le début du siège (après 132 jours de siège particulièrement difficiles pour la population : famine et maladies, aggravées par un climat glacial) : Jules Favre, ministre des Affaires étrangères du gouvernement de la Défense nationale, signe un armistice avec Bismarck. Celui-ci prévoit, une indemnité de guerre importante (6 milliards de francs - réduits après négociation à 5 milliards), l’abandon de l’Alsace et une partie de la Lorraine (Belfort, qui avait été défendu avec acharnement, sous le commandement du colonel Pierre DenfertRochereau, reste française), un défilé des troupes allemandes sur les Champs-Élysées (histoire de bien enfoncer et retourner le couteau dans la plaie). Outre la fin des hostilités pour une période de quinze jours renouvelables, les préliminaires de « paix » (faut le dire vite vu la tension qu’ils engendraient, comme plus tard avec le traité de Versailles – la vengeance de première guerre mondiale) la convocation d’une Assemblée nationale, chargée de décider de la poursuite de la guerre ou de la paix. Opposé à la trêve, Gambetta démissionna (comme tant d’autres – les futurs Communards en premier – humiliés par les

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cinglantes défaites et le siège de Paris, il prônait la guerre à outrance). Les Français, lassés de la guerre ou inquiets de la voir se rapprocher de leur région, toujours méfiants vis-à-vis des troubles parisiens, préférèrent voter pour les tenants de la paix sans condition, c’est-à-dire les listes conservatrices dans lesquelles les notables figuraient en bonne place. Toutefois l’Est occupé, la région lyonnaise menacée, le Midi, les Alpes et bien sûr Paris renouvelèrent leur attachement à la république. Les élections du 8 février envoient une forte proportion de monarchistes à l’Assemblée nationale. Tous les élus de Paris sont des républicains, souvent extrémistes. Le gouvernement de la République se réunit d’abord à Bordeaux, puis à Versailles, pour ne pas tomber sous les Révoltes parisiennes comme cela a failli se produire pendant le gouvernement de la Défense nationale (31 octobre notamment). Les monarchistes triomphants furent pourtant incapables de rétablir immédiatement la royauté. La république ne les inquiétait plus : persuadés qu’une république ne durait jamais bien longtemps, ils étaient ravis de la voir assumer la défaite et rétablir l’autorité à Paris. Ils chargèrent Adolphe Thiers de ces tâches ingrates. Depuis le 17 février, le gouvernement de la république est dirigé par Adolphe Thiers (chef du pouvoir exécutif) ; il cherche à conclure un traité de paix avec la Prusse. Les Parisiens, qui ont supporté un siège très dur, veulent protéger Paris des Prussiens et ouvrir une nouvelle ère politique et sociale. Ils refusent de se laisser désarmer. Le 24, 2 000 délégués de la Garde nationale se réunissent au Vauxhall et des Manifestations ont lieu place de la Bastille. Le 26, les gardes nationaux, devant le fait que les Prussiens devaient défilés sur les Champs-Élysées (ils le feront le 1er mars, dans une ville morte aux fenêtres drapées de noir), enlevèrent 234 canons et les répartirent sur Montmartre et Belleville. Le Comité central fit saisir les dépôts de munitions et 450 000 fusils : l’armée de la Révolution était ainsi en état de combattre ! C’est donc l’épreuve de force entre les royalistes, grands bourgeois et conservateurs provinciaux, tous favorables à une paix rapide avec l’Allemagne, retirés à Versailles et la population parisienne

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(essentiellement celle des quartiers de l’est parisien soumise aux très dures conditions salariales et sociales de l’époque et principale victime de la famine due au siège de Paris par les Allemands). Un conflit entre Paris et l’Assemblée « rurale » était désormais inévitable. Le danger contre-révolutionnaire, en relevant la tête, a donnée une nouvelle et puissante impulsion à la Révolution parisienne. Les soldats prussiens devaient bientôt entrer dans la capitale. L’accalmie du mouvement fit place à une nouvelle et bien plus puissante vague de protestation. Des manifestations armées de la Garde Nationale se multipliaient, massivement soutenues par les travailleurs et par les couches les plus pauvres et affamées de la population parisienne. Les travailleurs en armes dénoncèrent Thiers et les monarchistes comme des traîtres et en appelèrent à la « guerre à outrance » pour la défense de la république. Les événements du 31 octobre et du 22 janvier avaient été une anticipation de cette nouvelle flambée Révolutionnaire. Mais cette foisci, les éléments les plus Révolutionnaires n’étaient plus isolés : l’ensemble de la classe ouvrière parisienne était en pleine Révolte. À Paris, la mixité sociale dans les quartiers, de règle depuis le Moyen-Âge, a presque disparue avec les transformations urbanistiques du Second Empire. Les quartiers de l’ouest (VIIeme, VIIIeme, XVIeme et XVIIeme arrondissements) concentrent les plus riches des Parisiens (notamment pour éviter que le vent de l’océan ne leur amène de mauvaises odeurs, des industries et de la populace). Les quartiers centraux conservent encore des personnes aisées. Mais les classes populaires ont été regroupées à l’Est (XIeme, XIIeme, XIIIeme, Xeme, XVIIIeme, XIXeme et XXeme arrondissements). Les ouvriers sont très nombreux : 442 000 sur 1,8 millions d’habitants selon le recensement de 1866. S’y ajoutent de très nombreux artisans (près de 70 000, la plupart travaillant seuls ou avec un unique ouvrier) et de très petits commerçants dont la situation sociale est assez proche de celle des ouvriers. Ces classes populaires ont commencé à s’organiser. Le droit de grève qui a été accordé en 1864, a été très utilisé dans les dernières années du Second Empire. A l’occasion d’élections législatives de février 1864, des ouvriers publient le Manifeste des Soixante, qui

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réclame la Liberté du travail, l’accès au crédit et la Solidarité. Depuis septembre 1864, il existe une Internationale ouvrière, qui a des représentants à Paris (en 1868, le gouvernement impérial dissout la section française de l’Internationale dont les membres ont participé à des manifestations républicaines). La loi sur la liberté de la presse de 1868, permet l’émergence publique de revendications économiques anticapitalistes : la « nationalisation » des banques, des assurances, des mines, des chemins de fer (programme de Malon et Varlin pour les élections législatives de 1869), ... Les blanquistes, qui prônent l’Insurrection, se manifestent de plus en plus. Il n’est donc pas étonnant que les classes populaires parisiennes craignent de se voir une nouvelle fois frustrées des bénéfices de « leur » Révolution de septembre 1870 (renversement du Second empire). Déjà, après les journées Révolutionnaires parisiennes de juillet 1830 et après celle de février 1848, et les élections de mai 1848, les classes aisées avaient confisqué le pouvoir politique à leur profit, en installant la monarchie de juillet et le Second Empire. En 1871, les Parisiens sont méfiants envers l’assemblée nouvellement élue en février 1871, où les deux-tiers des députés sont des monarchistes de diverses tendances (ceux-ci militent d’ailleurs pour un rétablissement de la monarchie !) ou des bonapartistes. Le 3 mars (juste après le départ des troupes prussiennes de la ville), devant la capitulation du gouvernement et la menace d’une restauration monarchiste, une profonde transformation de la Garde Nationale est menée. Un « Comité Central de la Fédération de la Garde Nationale » fut élu, représentant 215 bataillons. De nouveaux statuts furent adoptés, stipulant « le droit absolu des gardes nationaux d’élire leurs dirigeants et de les révoquer aussitôt qu’ils perdraient la confiance de leurs électeurs » (dans leur essence, le Comité Central et les structures correspondantes au niveau des bataillons préfiguraient les soviets de travailleurs et de soldats qui firent leur apparition, en Russie, aux cours des Révolutions de 1905 et de 1917). Du 22 au 26 mars, dans plusieurs autres villes de France (Marseille, Lyon, Saint-Étienne, Toulouse, Narbonne, Grenoble, Limoges) des Communes sont proclamées, mais elles furent toutes rapidement

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réprimées. Le Comité central s’installa à l’Hôtel de Ville, revendiquant pour le prolétariat le Droit absolu de prendre en main ses destinées, et fit procéder à l’élection d’un conseil général de la Commune de Paris élu par le Peuple. La Commune, déclarant alors son Autonomie, afficha ses ambitions en se constituant en gouvernement régulier, désignant des ministres (délégués plutôt), en rendant des décrets applicables à toute la France, dont elle voulait transformer l’organisation centralisée en une Fédération de Communes Autonomes Libres et Egales, en adoptant un nouveau drapeau (le drapeau rouge refusé par Lamartine en 1848, le tricolore étant jugé signe de trahison à la patrie par les fautes des « représentants »). L’assemblée, méfiante du Paris populaire toujours prêt à s’enflammer, décide, le 10 mars, de siéger à Versailles (sous contrôle des Allemands et dans la ville qui est le symbole de la monarchie absolue !). Paris est privé de son statut de capitale de France en faveur de Versailles. L’Assemblée Nationale réactionnaire provoquait constamment les Parisiens, les décrivant comme des égorgeurs et des criminels. L’assemblée mène une politique sociale qui va mettre en difficultés une partie des Parisiens. Le siège avait mis de nombreux travailleurs au chômage, et les indemnités versées aux gardes nationaux étaient tout ce qui les séparait de la famine. Le 10 mars, l’assemblée décide la suppression du moratoire des effets de commerce, des loyers et des dettes (les versements étaient suspendus pendant la guerre). De nombreux ouvriers, artisans et commerçants se voient menacés dans leurs moyens de vivre (on estime à près de 150 000 les personnes ainsi menacées de faillite ou de poursuites judiciaires). Le gouvernement supprime la solde quotidienne de 1,50 franc des soldats de la Garde nationale, qui ne pouvaient prouver qu’ils étaient incapables de travailler, privant ainsi une partie des classes pauvres de Paris d’une source de revenus. Cette politique rappelle, aux plus vieux

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des Parisiens, celle menée au printemps 1848, par l’Assemblée dominée par le Parti de l’Ordre dont un des chefs était Thiers (fermeture des Ateliers nationaux). Il décréta également que les arriérés de loyer et toutes les créances devaient être réglés dans les 48 heures. Ceci menaçait tous les petits entrepreneurs de banqueroute immédiate. Ces mesures, et bien d’autres encore, frappèrent de plein fouet les sections les plus pauvres de la société, mais aboutirent aussi à une radicalisation des classes moyennes parisiennes, dont le seul espoir de salut résidait désormais dans le renversement révolutionnaire de Thiers et de l’Assemblée Nationale. Quand le gouvernement décide de désarmer les Parisiens ceux-ci se sentent directement menacés. Il s’agit de soustraire aux Parisiens les 227 canons entreposés à Belleville et à Montmartre. Les Parisiens considèrent ces canons comme leur propriété (puisqu’ils les ont financés sur leurs maigres ressources). Ils se voient sans défense vis à vis d’éventuelles attaques des troupes gouvernementales (comme en juin 1848). Thiers avait commandé la construction des fortifications qui entouraient Paris, alors qu’il était ministre de Louis-Philippe. Il avait conçu cette enceinte pour défendre la ville contre des ennemis, mais avait aussi déjà calculé à l’époque que, pour mettre un terme aux Insurrections populaires, il suffisait d’enfermer les Insurgés dans la ville, puis de les réprimer. En février 1848, Thiers avait vainement proposé ce plan au roi Louis-Philippe, pour briser la Révolution parisienne. Cependant les Parisiens disposent de près de 500 000 fusils. Le 17 mars 1871, Thiers et son gouvernement, évaluant mal l’état d’esprit des Parisiens, envoient la troupe au cours de la nuit s’emparer des canons de la butte Montmartre. Ce même jour, Thiers prend soin de faire arrêter Auguste Blanqui (républicain Révolutionnaire Insurrectionnaliste surnommé « l’Enfermé » parce qu’il avait passé plus de la moitié de sa vie dans les prisons des rois et de l’empereur) qui se reposait chez un ami médecin à Bretenoux (Lot). De là, il le fait transférer en Bretagne, sous surveillance militaire, avec ordre de tirer en cas d’évasion. Le 18 mars, à Montmartre, au matin, le Peuple parisien entend les

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bruits de bottes de l’armée marchant au pas cadencé et s’oppose à la troupe venue chercher les canons (ils n’avaient même pas assez de chevaux pour mener correctement l’opération), puis, rapidement, celleci Fraternise – crosse en l’air – avec lui. Un peu partout dans Paris la population s’en prend aux représentants supposés du gouvernement, élève des barricades et Fraternise avec la troupe, elle aussi complètement désabusé par ce gouvernement. Deux généraux, Claude Martin Lecomte qui avait donné ordre de tirer sur la foule et Clément Thomas (responsable de massacres en juin 1848), sont fusillés rue des Rosiers. C’est le début de l’Insurrection. Thiers gagne Versailles et environ 100 000 Parisiens, surtout provenant des quartiers chics de l’ouest parisien et des fonctionnaires, l’y suivent. Dans les huit jours qui séparent le 18 mars 1871 de l’élection à la Commune, le Comité Central de la Garde Nationale, émanation du Peuple en armes, fait fonctionner les services publics laissés à l’abandon. Dans ses proclamations pour la préparation aux élections de la Commune, le Comité Central définit clairement les conditions de l’exercice d’une véritable Démocratie Directe : « Les membres de l’assemblée municipale, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l’opinion, sont révocables, comptables et responsables. Quand nous pourrons avoir les yeux partout où se trouvent nos affaires, partout où se préparent nos destinées, alors, mais seulement alors, on ne pourra plus étrangler la république ». La veille du scrutin, les membres du Comité Central prodiguent leurs ultimes conseils aux électeurs parisiens : « Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisissez parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant des mêmes maux. Défiez-vous autant des ambitieux que des parvenus ; les uns comme les autres ne consultent que leur propre intérêt et finissent toujours par se considérer comme indispensables. Nous sommes convaincus que, si vous tenez compte de ces observations, vous aurez enfin inauguré la véritable représentation populaire, vous aurez trouvé des mandataires qui ne se considèreront jamais comme vous maîtres ». Les élections sont organisées le 26 mars pour désigner les 92 membres du Conseil de la Commune. Compte tenu des départs de

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Parisiens avant et après le siège de Paris par les Allemands, et de ceux qui suivent Thiers à Versailles (100 000 selon les dires de Thiers) les abstentions sont d’environ 25 pour cent, nombre normal pour l’époque. L’élection d’une vingtaine de candidats « modérés », représentant les classes aisées, montre que les élections furent relativement Libres. Les arrondissements de l’Est et du Nord (XVIIIe, XIXe, XXe, Xe, XIe), le XIIe et le XIIIe dans le sud ont voté massivement pour les candidats Communards. Les Ier, IIe, VIIIe, IXe et XVIe ont quant à eux voté massivement pour les candidats présentés par les maires du Parti de l’Ordre (environ 40 000 voix) et les abstentions y ont été très importantes. En fait 70 siègeront, du fait de la démission rapide d’élus modérés et de l’impossibilité pour certains d’être présents à Paris (par exemple Blanqui) et des doubles élections. Le Conseil est représentatif des classes populaires et de la petite bourgeoisie parisienne. On y trouve 25 ouvriers, 12 artisans, 4 employés, 6 commerçants, 3 avocats, 3 médecins, 1 pharmacien, 1 vétérinaire, 1 ingénieur, 1 architecte, 2 artistes peintres, 12 journalistes. Toutes les tendances politiques républicaines et socialistes sont représentées : une vingtaine de « jacobins », admirateurs de la Révolution de 1789 et plutôt centralisateurs, à peine plus nombreux les « radicaux », partisans de l’Autonomie municipale et d’une république Démocratique et Sociale, une dizaine de « blanquistes », adeptes de l’Insurrection avant-gardistes (mais pour faire quoi après ???), quelques « proudhoniens », partisans de Réformes Sociales siègent, enfin des « Indépendants » ont été élus, tels Jules Vallès et Gustave Courbet. En somme, les élus sont loin d’être tous des suppôts de l’Internationale, même si celle-ci, de Londres, exerce une certaine influence (dans le sens où ses membres, internationaux comme son nom l’indique, posent avec leurs Différences culturelles les vraies questions de base, mais leurs réponses ne sont pas forcément acceptées tel quel – ce serait même plutôt l’inverse, notamment de par la mainmise des communistes autoritaires sur ce groupement). Rapidement le Conseil de la Commune se divise en « majorité » et « minorité ». Les majoritaires sont les « jacobins », les « blanquistes » et

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les « Indépendants ». Pour eux le politique l’emporte sur le social. Se voulant les continuateurs de l’action des Montagnards de 1793, ils ne sont pas hostiles aux mesures centralisatrices voire autoritaires ; cependant ils voteront toutes les mesures sociales de la Commune. Les minoritaires sont les « Radicaux » et les « Internationalistes » Proudhoniens, ils s’attachent à promouvoir des mesures sociales et antiautoritaires, ils sont les partisans de la république Démocratique et Sociale à tendance Fédéraliste. À côté de ces personnalités, il ne faut pas oublier l’extraordinaire effervescence politique que manifestent les classes populaires de Paris. La tension politique est maintenue par les élections à répétition, le 26 mars pour le Conseil de la Commune et le 16 avril pour des élections complémentaires. Les cérémonies officielles permettent aussi les rassemblements: l’installation du Conseil de la Commune à l’Hôtel de ville le 28 mars, les obsèques du socialiste Pierre Leroux à la mi-avril, la destruction de l’hôtel particulier de Thiers, la démolition de la Colonne Vendôme le 16 mai (symbole des guerres impériales). Mais surtout la population peut se retrouver dans de nombreux clubs pour y discuter de la situation, proposer des solutions voire faire pression sur les élus ou aider l’administration Communale. Réunis dans les lieux les plus divers, ils permettent à des orateurs réguliers ou occasionnels de faire entendre les aspirations de la population, en particulier la mise sur pied d’un nouvel ordre social favorable aux classes populaires. S’ajoutant aux titres déjà existants, plus de 70 journaux sont créés pendant les 70 jours de la Commune. Dès le 29 mars, le Conseil de la Commune forme en son sein dix commissions : Exécutive, militaire, subsistance, finances, justice, sûreté générale, travail, industrie et échanges, services publics et enseignement. Face à ce gouvernement parallèle, le 1er avril (ceci n’est pas une blague, ou alors de très mauvais goût), Thiers annonce à l’assemblée nationale qu’il est en train de constituer l’une des « plus belles armées » que la France ait jamais eues (et qui n’était en tout cas pas là ni au début de la guerre, ni lors de la défense nationale). Sous les yeux des Allemands, maîtres des forts du Nord en vertu de l’armistice, Thiers

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entreprend un second siège de Paris (donc par les ennemis de l’intérieur, sous les regards médusés de ceux de l’extérieur … ach, Franzosen …) avec les troupes de l’Est rentrant de Suisse et les prisonniers ramenés d’Allemagne (environ 150 000 hommes). Le 2, la Commune vota le décret de séparation de l’église et de l’état (en 1790 le sabre surveille le goupillon, en 1802 le concordat de Napoléon amalgame les deux en fonctionnarisant les curés, mais loi officiellement adopté en 1905). Militairement parée, l’armée de Versailles déclenche la guerre civile en attaquant Courbevoie. Le 3, les forces de la Commune lancent une attaque en direction de Versailles pour en chasser l’assemblée nationale. La tentative échoua, et les chefs des soldats de la Commune (les Fédérés ou Communards) qui furent faits prisonniers furent fusillés sur le champ. En riposte, le 6 la Commune ordonna l’arrestation d’otages, parmi lesquels l’archevêque de Paris (Darboy), le premier président de la cour de cassation, des séminaristes, des gendarmes et des gardiens de la paix. Darboy écrit à Thiers pour protester contre les exécutions sommaires de Communards prisonniers et proposer son échange contre Auguste Blanqui prisonnier à Morlaix sur ordre de Thiers. Conscient de l’importance de ce prisonnier, Thiers refusera de le libérer, même en échange des 74 otages de la Commune. Une majorité de Communards se reconnaissaient en Blanqui. Celui-ci aurait-il modifié le cours de l’histoire s’il avait été à Paris ? Karl Marx est convaincu que Blanqui était le chef qui a fait défaut à la Commune. La question du ravitaillement est moins cruciale que pendant le siège hivernal de Paris par les Allemands. Sauf le pain qui est taxé, les autres aliments se trouvent suffisamment grâce aux stocks accumulés après le siège, aux arrivages des terres agricoles et jardins compris entre les fortifications et les lignes allemandes. Pourtant, par sa circulaire du 21 avril, le gouvernement Thiers impose le blocus ferroviaire de la capitale. Des ventes publiques de pommes de terre, des boucheries municipales sont créées (22 avril) pour alléger le budget des familles (à l’époque essentiellement constitué du poste alimentation). Des cantines municipales, des distributions de repas (comme les Marmites de Varlin, ancêtre des Resto du Cœur) fonctionnent, des bons de pain sont

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distribués. Au-delà des aspects pratiques et logistiques, l’action législatrice est considérable, de nombreuses mesures sont prises et appliquées à Paris pendant les 70 jours qu’elle dura. La plupart furent abolies après la destruction de la Commune. Sont décrétées des mesures d’avant-garde que la république n’a repris que plusieurs décennies plus tard : Édouard Vaillant tente de mettre en place un enseignement laïc, gratuit et obligatoire ! Jules Ferry pourra bientôt s’arroger la paternité de l’initiative (1884). Il y a d’autres exemples : la Liberté de réunion (qui sera la loi du 30 juin 1881), la Liberté d’association (qui sera celle du 1er juillet 1901) non seulement le vote, mais aussi l’éligibilité des étrangers. D’autres décisions, plus que salutaires, se firent beaucoup plus longtemps attendre (jusqu’au Grand Soir). Au nom de la souveraineté populaire et dans le droit fil de la Constitution de 1793, la Commune engendre une vraie Démocratie. Les élus de la Commune, révocables, corsetés par un mandat impératif, demeurent sous la férule d’un véritable « ministère des masses » : chambres syndicales, clubs, comités de femmes, presse maintiennent une forte pression, à laquelle convie le club Nicolas-des-Champs : « Peuple, gouverne-toi toi-même par tes réunions publiques, par ta presse ; pèse sur ceux qui te représentent ; ils n’iront jamais trop loin dans la voie Révolutionnaire ». Lorsque les ouvriers boulangers, obtenant la suppression du travail de nuit, se rendent à l’Hôtel de Ville remercier la Commune, ils sont vertement tancés par le journal Le prolétaire : « Le Peuple n’a pas à remercier ses mandataires d’avoir fait leur devoir. Car les délégués du Peuple accomplissent un devoir et ne rendent pas de services ». Tout ceci est donc une véritable Démocratie au sens étymologique du terme (démo = peuple ; kratos = pouvoir), le gouvernement du Peuple par le Peuple et pour le Peuple, la Démocratie la plus authentique qui ait jamais existé à travers l’histoire, une Démocratie Directe reposant sur une Citoyenneté active, à l’échelle, il est vrai d’une ville et durant une soixantaine de jours. Mais quelle remise en cause de la délégation du pouvoir et de la bureaucratie ! Par effet tâche d’huile, en prémisse de l’Autogestion, la Démocratie s’étend à l’entreprise. L’atelier de réparation d’armes du Louvre se dote

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d’un règlement Autogestionnaire : chaque atelier élit, pour quinze jours, au conseil de direction, un ouvrier chargé de transmettre les réclamations et d’informer ses camarades des décisions prises. Dans l’orbite des chambres syndicales ou de comités de l’Union des Femmes surgissent de nombreux ateliers Coopératifs. Cette pratique inspire le décret du 16 avril, prévoyant la remise en marche par les ouvriers Associés des ateliers que leurs patrons ont désertés. Bien que bornée par le temps et absorbée par les impératifs militaires, l’œuvre de la Commune est d’une richesse foisonnante. La Commune entend réaliser l’aspiration du mouvement ouvrier français du XIXe siècle : « l’Emancipation des travailleurs par les travailleurs euxmêmes ». Fidèle à la Constitution de 1793, qui assignait à la société politique l’objectif d’établir « le bonheur commun », la Commune se veut « la Sociale ». Répondant aux aspirations populaires, elle abolit le travail de nuit, interdit les amendes et retenues sur les salaires, combat le chômage, interdit l’expulsion des locataires (par ailleurs exonérés des termes encore dus), exerce un droit de réquisition sur les logements vacants. L’armée est remplacée par la Garde nationale, c’est-à-dire le Peuple en armes, élisant ses officiers et sous-officiers. Il s’agit aussi de changer l’état d’esprit de ces agents publics recrutés sous le Second Empire. La Commune décide l’élection (et la révocabilité si l’ordre de mission n’est pas Respecté) au suffrage universel des fonctionnaires (y compris dans la justice et dans l’enseignement), le traitement maximum sera de 6 000 francs annuels (l’équivalent du salaire d’un ouvrier) et le cumul des mandats est interdit. La Commune établit la gratuité de la justice, la Liberté de la défense, supprime le serment politique des fonctionnaires et magistrats. La Commune crée un enseignement professionnel, y compris pour les filles, et entame une réforme de l’enseignement. Pour en débattre Démocratiquement, se réunissent dans plusieurs écoles instituteurs, parents d’élèves et membres de la Société pour l’Education nouvelle (soucieuse de rénover l’enseignement). La Commune est aussi pionnière de l’éducation populaire. Elle instaure des cours publics, que Louise Michel (la Vierge Rouge) évoquera avec enthousiasme : « Partout les cours étaient ouverts, répondant à l’ardeur de la jeunesse. On y voulait tout à la fois, arts, sciences, littérature, découvertes, la vie flamboyait.

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On avait hâte de s’échapper du vieux monde ». Folies issues d’un régime qui s’effondre ? Non. Vérités à venir d’un autre qui s’installe. Après des siècles de phallocratie, balayant son dernier avatar en date, le proudhonisme (adepte de la femme au foyer), dont plusieurs de ses membres pourtant se réclament, la Commune ouvre une brèche vers la Libération des femmes. Constituant vital de cette Démocratie Directe, les femmes. Elles sont sur le devant de la scène depuis le 18 mars (Louise Michel à Montmartre). Jules Vallès, dans Le Vengeur du 12 avril 1871, décrit avec enthousiasme : « J’ai vu trois Révolutions, et, pour la première fois j’ai vu les femmes s’en mêler avec résolution, les femmes et les enfants. Il semble que cette Révolution est précisément la leur et qu’en la défendant, ils défendent leur propre avenir ». Est alors créé le premier mouvement féminin de masse, l’Union des Femmes, qu’animent Elisabeth Dmitrieff, aristocrate Révolutionnaire russe de 20 ans, et Nathalie Le Mel, une bretonne de 45 ans, ouvrière relieuse. Les projets d’instruction pour les filles visent à affranchir les femmes des superstitions et de l’emprise de l’Eglise, considérée comme l’âme de la contre-révolution. Les femmes obtiennent à travail égal, salaire égal, et créent de nombreux ateliers Autogérés. Dans quelques quartiers les élus appartenant à l’Internationale associent des femmes à la gestion municipale. En cette époque où règne, étouffant, « l’ordre moral », la Commune officialise l’union Libre, conférant à la famille constituée hors mariage (concubins, enfants naturels) sa première reconnaissance légale. Des orphelinats sont créés avec l’aide en fourniture des familles parisiennes. Enfin, la Commune bannit la prostitution considérée comme une forme de « l’exploitation commerciale de créatures humaines par d’autres créatures humaines ». Face à la guerre à outrance (des Versaillais face aux « Partageux »), les néo-jacobins imposeront la création du Comité de Salut public le 1er mai par 45 voix contre 23, organisme que les minoritaires refusent car il leur semble contraire à l’aspiration Démocratique et Autonomiste de la Commune (et ils ne voulaient absolument pas retomber dans les travers de la Terreur sourde et aveugle). Les clubs se Fédérèrent le 7 mai afin

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d’avoir des contacts plus efficaces avec le Conseil de la Commune (et surveiller le Comité de Salut public pour éviter ses dérives, quasi inscrites dans ses gènes). Si ces luttes d’influence sont incomprises d’une grande partie des Parisiens, les deux tendances feront combat commun dès l’entrée des troupes versaillaises dans Paris. La Commune fut finalement vaincue durant la Semaine sanglante, qui débuta avec l’entrée des troupes versaillaises dans Paris le 21 mai pour s’achever avec les derniers combats au Cimetière du Père-Lachaise le 28 mai au Mur des Fédérés. Les témoins évoquent tous de nombreuses exécutions sommaires de la part des troupes versaillaises. On évoque, selon les sources, de 10 000 à 25 000 exécutions sommaires, viols, meurtres d’ouvriers communards durant la semaine sanglante. La répression des Communards fut féroce : près de 10 000 condamnations à mort, 4 000 déportations au bagne de NouvelleCalédonie, etc. Les lois d’amnistie n’interviendront qu’en 1880, à l’initiative notamment de Gambetta. La Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre à Paris, fut construite à partir de 1873 par l’église et l’état pour, entre autre, « expier les crimes des Communards ». Thiers avait réussi pour un sacré temps à faire « passer à la canaille l’envie de changer le monde », cela allait servir d’exemple pour les générations futures, leur donner une sainte peur de la répression gouvernementale. Premier pouvoir Révolutionnaire prolétarien, la Commune de Paris a depuis été revendiquée comme modèle — mais avec des points de vue différents — par la Gauche, l’extrême-Gauche et les Anarchistes ; elle inspira de nombreux mouvements Révolutionnaires qui en tirèrent des leçons leur permettant d’entreprendre d’autres Révolutions. Comme la Révolution française, la Commune constitue un événement fondateur : elle inspire le mouvement ouvrier international, de la Commune de Carthagène en 1873 à la Révolution russe de 1917, à la Révolution spartakiste, à la Commune de Canton de 1927. Elle marque en profondeur tout le mouvement ouvrier français de la fin du XIXè et du XXè siècle, élément de ses spécificités. Elle hante encore la genèse du Front populaire, la Résistance et mai 1968.

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Le socialisme utopique a décliné après 1870 lorsque le marxisme s’est imposé comme l’idéologie majeure du socialisme. Le Conseil Général de Londres va tenter d’éviter l’affrontement direct et se borne à rappeler aux bakouninistes que les statuts considèrent l’action politique comme un moyen d’Emancipation. Mais, rapidement, ce conflit va déborder les frontières suisses. Les bakouninistes, désormais appelés « jurassiens », vont rencontrer d’actives sympathies en France, en Espagne et en Belgique. Des tentatives de conciliation au sein des sections romandes, puis à la conférence de Londres en 1871, vont échouer. Le Conseil Général de Londres enjoint alors aux jurassiens de se fondre dans la Fédération agréée de Genève. Au nom du principe statutaire d’Autonomie, les jurassiens s’obstinent, se Révoltent. La scission est alors inévitable entre des bakouninistes déjà anarcho-syndicalistes, et les « marxistes ». Dès le 6 septembre 1871, les jurassiens se mettent en marge de l’A.I.T. en adoptant des statuts antiautoritaires et en contestant le pouvoir de décision d’un conseil général « hiérarchique et autoritaire ». La scission aura lieu début septembre 1872 lors du VIIIe congrès de La Haye. Le lieu du congrès suscite déjà des oppositions. Nombre de Fédérations pensaient qu’il se tiendrait en Suisse. Les « nordistes » se justifient par la crainte d’« influences locales néfastes ». Pour protester, les Italiens appellent à la tenue d’un congrès international antiautoritaire à Neuchâtel. Les jurassiens, eux mandatent impérativement James Guillaume et A. Schwitzguebel pour présenter leur motion antiautoritaire au congrès officiel et se retirer en cas de vote négatif. Ce sont l’hostilité et la méfiance qui vont alors régner parmi les 65 délégués d’une dizaine de pays. Bakounine et Guillaume sont exclus, le conseil général se transfère à New York. Des militants et des Fédérations se solidarisent avec les exclus et quittent alors l’AIT. La Première Internationale va s’éteindre progressivement. L’Internationale antiautoritaire va naître et s’engager sur une autre voie.

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La Fédération jurassienne sera le point de regroupement des Fédérations hostiles au conseil général. C’est autour d’elle que va mûrir l’idéologie Libertaire qui porte alors le nom de « Collectivisme Révolutionnaire » qui se veut le promoteur d’un système économique Autogéré en dehors de toute autorité, de toute centralisation, de tout état. La constitution de cette nouvelle internationale a lieu à Saint-Imier le 15 septembre 1872. Y sont représentées les Fédérations espagnoles, italiennes et jurassiennes dans leur totalité, plusieurs sections françaises et deux sections d’Amérique. Ce congrès se donne comme objectif « la destruction de tout pouvoir politique par la Grève Révolutionnaire ». L’Internationale « officielle » envoie lettre de défiance sur ultimatum, mais le mouvement fait tache d’huile. La Fédération anglaise, elle-même, s’agite. En quelques semaines toutes les Fédérations nationales vont désavouer le conseil général. Ces derniers auront un ultime sursaut, la convocation d’un congrès général le 8 septembre 1873. Les trente délégués qui y assistent ne représentent presque qu’eux-mêmes, à savoir la vieille garde genevoise. Les décisions n’en seront pas publiées. Le 15 juillet 1876, le conseil général s’auto-dissout. De fait, c’est dès 1873 que le mouvement ouvrier réel est ailleurs. Le 27 avril 1873 est convoqué à Neuchâtel le VIe congrès de l’A.I.T. auquel assistent des délégués représentant les Fédérations d’Angleterre, de Belgique, de Hollande, de Suisse, d’Espagne, d’Italie et de France. Le congrès se prononce pour l’abolition complète de tout conseil général et, a contrario, pour l’Autonomie des Fédérations. Pour compléter la structure organisationnelle de l’association, il est décidé qu’en dehors des congrès, les tâches de coordination seront confiées au bureau d’une Fédération. La première république espagnole est le régime qu’a connu l’Espagne de 1873 à 1874, ou 1875 si l’on rattache le gouvernement provisoire de Francisco Serrano. La république est la conséquence directe des difficultés que connaissait l’Espagne depuis le règne mouvementé d’Isabelle II et de son mari le roi consort François Ier. Après leur fuite en France en 1868,

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il a fallu quelque temps pour trouver une personne à qui confier le trône d’Espagne. Le choix s’est finalement porté sur Amédée de Savoie mais ce dernier, en butte à de grandes difficultés, finit par abdiquer le 10 février 1873. Le lendemain, le 11 février 1873, une partie de la population madrilène, à l’instigation de militants républicains, proclame la république. Des élections sont alors organisées pour élire des Cortes destinées à élaborer une Constitution. Néanmoins, l’unité n’existe pas parmi les républicains et l’Espagne est partagée entre deux tendances, une tendance favorable à la décentralisation mais résolument unitaire, et une tendance Fédéraliste. Un peu partout, des régions, des provinces voire de simples villages proclament leur Indépendance ou du moins leur Autonomie au sein de l’état, créant une situation proche de l’Insurrection. La Révolution Cantonale fut un mouvement politique qui eut lieu durant la Première république espagnole. Elle commença par une Grève Révolutionnaire déclenchée à Alcoy quelques jours avant le 12 juillet 1873, quand éclata l’Insurrection à Carthagène sous le nom de Revolución Cantonal. Elle s’étendit les jours suivants dans de nombreuses zones des régions de Valence, Murcie, Andalousie et dans la province de Salamanque. Dans tous ces lieux, on réussit à organiser des cantons (états indépendants volontairement Fédérés dans la Federación española, un peu sur le modèle suisse). En Extrémadure, on essaya de constituer des cantons à Coria, Hervás et Plasencia. Ce mouvement était partisan d’un Fédéralisme de caractère radical et a essayé d’établir une série de villes ou de confédérations de villes (cantons) Indépendantes qui se Fédèreraient Librement. L’idéologie cantonale eut une grande influence sur le mouvement ouvrier naissant, et surtout sur l’Anarchisme. La majorité des cantons ont supprimé les monopoles, ont reconnu le droit au travail, la journée de huit heures et supprimé les impôts sur la consommation (droits d’octroi). Les tendances socialistes et Anarchistes non cependant pas réussi à s’imposer et c’est seulement à Cadix, Séville et Grenade que les internationalistes ont eu le plus d’influence. Notons pour leurs initiatives et la durée de leur existence les cantons de Almansa, Loja, Séville, Málaga, Cadix, Tarifa et, surtout, Carthagène, qui a été celui qui a eu la

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résistance la plus forte jusqu’au 13 janvier 1874, quand Martínez Campos et Manuel Pavía l’ont occupé militairement. Une des conséquences les plus immédiates de la Revolución Cantonal à été la démission de Francisco Pi i Margall comme président de la république. Le pouvoir central hésita devant cette situation, avant de décider un mouvement de répression. La république fut marquée par une forte instabilité et la démission de plusieurs présidents successifs. L’armée prit alors un pouvoir grandissant. C’est d’ailleurs un coup d’état, organisé par des partisans de la monarchie, qui met fin à la république Démocratique dès janvier 1874. Commence alors le gouvernement provisoire du général Francisco Serrano, qui gouverne de manière autoritaire, sans les Cortes qui ont été dissoutes, jusqu’en décembre 1874. La restauration de la dynastie des Bourbons prit du retard car Serrano chercha à gagner du temps, dans l’espoir de conserver un régime républicain à son profit. Finalement, en janvier 1875, la monarchie est restaurée au profit d’Alphonse XII, qui met en place une monarchie constitutionnelle. La Grande Dépression de 1873 à 1896 La Grande Dépression débute le vendredi 9 mai 1873 à Vienne où la Bourse s’effondre en réaction à la faillite du Kreditanstalt, krach qui affecte peu de temps ensuite la Bourse de New York. La période de crise rompt avec le développement relativement continu de l’activité économique depuis le début du XIXe siècle en remettant en cause les mécanismes du marché. Ceux ci étaient rendus possibles jusqu’alors par la multitude des structures de petites et moyennes tailles et l’absence d’organisation salariales. La naissance des syndicats et le développement des très grandes firmes ont compromis cet équilibre en rigidifiant les variables du marché : les prix et les salaires. Les grandes banques d’affaire venaient de connaître un développement sans antécédent, leur inexpérience contribuant à l’irrationalité financière et à l’apparition de bulles spéculatives à l’origine des krachs. Un premier black Friday le 11 mai 1866 avait déjà secoué la Bourse de Londres.

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La crise affecte en particulier le secteur sidérurgique en Europe et les chemins de fer aux États-Unis, où plusieurs grandes compagnies comme la Northern Pacific font faillite. La crise se renforce ensuite au début des années 1880. La spéculation sur les chemins de fer en France et aux États-Unis provoque des krachs, respectivement en 1882 et 1884, entraînant de nouveau la disparition de certaines banques d’affaires. Enfin en 1890, une des plus célèbres banques britanniques, la Baring (qui ne disparaît pas pour autant), dépose le bilan du fait de mauvaises spéculations à l’étranger. La dépression économique durera jusqu’au milieu des années 1890 : 1893 ou 1896 selon les références. Cette longue stagnation - il ne s’agit pas ici d’une chute de la production comme dans les années 1930, mais d’un marasme économique - s’accompagne de crises plus brèves liées en partie aux détournements des banques vers les placements de court terme. Face à la crise, les grandes entreprises se concentrent afin de maintenir leurs profits, formant des cartels en Allemagne, des trusts aux États-Unis. Cette stratégie est fortement encouragée en Allemagne, pays connaissant une certaine prospérité et comblant son retard, dépassant la France et rattrapant le Royaume-Uni au plan industriel. Aux États-Unis la constitution de ces trusts sera combattue dès la fin de la crise par la législation du Sherman Anti-trust Act (1890). À part la concentration, l’autre conséquence majeure de la crise est l’arrêt soudain de la première expérience de libéralisation des échanges internationaux. Depuis le traité de libre-échange de 1860 entre le Royaume-Uni et la France, les pays industrialisés d’Europe occidentale multipliaient les traités de libre-échange bilatéraux, tout en s’accordant la clause de la nation la plus favorisée (qui rendait finalement les traités multilatéraux). Pour protéger leurs entreprises dans un contexte de crise, les états relèvent leurs tarifs douaniers : les tarifs Méline en France calment les agriculteurs ; le tarif Mac Kinley élève les tarifs américains à 49% (57% en 1897). Seul le Royaume-Uni, terre promise du libéralisme, conserve unilatéralement le libre-échange. Pour trouver de nouveaux débouchés, les nations européennes se lancent dans une nouvelle vague de colonisation. Jules Ferry l’explique à la Chambre des députés, « la politique coloniale est fille de la politique industrielle ».

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La crise de 1873-1896 s’inscrit par ailleurs dans le mouvement des cycles économiques longs décrits par Kondratiev et expliqués par Joseph Schumpeter en 1911 dans sa Théorie de l’évolution économique : des cycles courts de 6 à 11 ans, imbriqués dans des cycles plus longs de 20 à 25 ans, généralement marqués par deux phases, une phase de croissance puis de récession. Les innovations de la précédente période de croissance, dans la métallurgie, les chemins de fer ou la chimie, ne suffisent plus à assurer les profits des entrepreneurs. Toutefois de nombreuses inventions sont porteuses d’espoir d’innovation pour une future période de croissance : électricité, automobile, pétrole, premiers essais de l’aviation. L’humain remis à sa place : un animal comme les autres, qui a évolué comme les autres Après s’être attaqué aux dogmes de la physique, les scientifiques s’attèlent à comprendre les origines de l’Humanité et des (autres) animaux : ils cherchent à expliquer la Nature et ainsi, définir la place de l’humain. Longtemps la question fut réglée par la bible. Dieu avait créé l’Univers en 6 jours, et consacré le dernier (il devait être fatigué le pauvre vieux barbu, c’est pour cela qu’il ne nous aurait pas complètement réussi) à façonner un être humain. Mais avec les voyages lointains, les découvertes de plantes et d’animaux se multiplient. Les catalogues naturalistes s’allongent. On y trouve, pêle-mêle, des données observées et des éléments de légendes. Au XVIIIè siècle, le suédois Charles Von Linné décide de mettre de l’ordre dans ce fatras, en inventant la systématique, cette classification des êtres vivants en classe, ordres, genres et espèces (nulle part n’apparaît le terme de race, terme plus politique que scientifique). En premier, il place les humains – qu’il baptise Homo Sapiens (qui sait) – dans l’ordre des primates, à côté des grands singes supérieurs – qu’il nomme Homo Sylvestris (de la forêt) – à cause de leurs ressemblances corporelles. C’est le premier pas vers la reconnaissance d’une parenté entre l’humain et les autres singes, voire

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les animaux en règle générale. Jusqu’au XIXè siècle, en accord avec l’épisode du Déluge dans la bible, la théorie courante sur l’extinction des espèces avait pour nom Catastrophisme, selon laquelle les espèces s’éteignaient à cause de catastrophes (brusques changements environnementaux), suivies par la formation de nouvelles espèces ex nihilo (sorties de rien). Les espèces éteintes étaient retrouvées sous la forme de fossiles. Les espèces nouvelles étaient considérées comme immuables. Le premier à jeter un pavé dans la mare du Catastrophisme, fut Charles Lyell (Angleterre, 1797-1875) qui démontra que la Terre avait subi des évolutions lentes et non des changements radicaux (évolution environnementale). Par la suite, le second coup assené contre les phénomènes spontanés, fut donné par Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) qui observa que toute nouvelle génération héritait des caractéristiques de ses ancêtres (il n’y avait donc pas de génération spontanée, comme on le cru également pour les bactéries). Il suggéra que les caractéristiques et les organes étaient améliorés par un usage répété et au contraire étaient amoindries ou supprimés par la non-utilisation chez chaque individu, qui transmettait ces améliorations et suppressions directement à ses descendants (hérédité génétique : évolution biologique). C’est ensuite que Charles Darwin (Angleterre, 1809-1882), en voyage sur les îles Galapagos et surpris par certaines ressemblances entre des fossiles très anciens d’animaux pétrifiés et les bêtes bien vivantes qu’il aperçoit dans la forêt, formule ses pensées sur les modifications et le développement des espèces dans son Carnet sur la Transmutation des Espèces, en accord avec les Principes de Géologie de Charles Lyell. Il lit l’Essai sur le Principe de Peuplement de Thomas Malthus, lequel prédisait que la taille d’une population était limitée par la quantité de nourriture disponible, ce qui le fait réfléchir au problème de lutte pour la survie. En 1859, Darwin établit dans son De l’origine des espèces que tous les individus d’une population sont différents l’un de l’autre. Certains d’entre eux sont mieux adaptés à leur environnement que les autres et ont de ce fait de meilleures chances de survivre et de se reproduire. Ces

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caractéristiques avantageuses sont héritées par les générations suivantes, et avec le temps deviennent dominantes dans la population. Ce processus progressif et continu résulte en l’évolution des espèces. Il osa démontrer, à la fin de sa vie dans le livre Filiation de l’humain, une parenté entre le singe et l’humain. Cela provoque un énorme scandale et toute la « bonne » société voulut l’abattre. La religion ne pouvait décemment laisser passer une théorie affirmant que l’humain descendait du singe et non de l’argile, alors que dieu était censé avoir créé l’humain à son image. Darwin fut accusé de dénier l’existence de dieu en redéfinissant l’humain comme le résultat d’un processus naturel plutôt que comme la création de la volonté divine. Darwin, pourtant fils de pasteur, avait alors déjà cessé de croire à l’existence d’un dieu bienveillant lorsqu’il avait découvert le mécanisme de reproduction de la guêpe, dont les larves se développent en dévorant leur proie de l’intérieur en respectant scrupuleusement les organes vitaux ! Cependant, une découverte allait lui donner raison et ouvrir les yeux des plus sceptiques. Au mois d’août 1856, dans le cadre de l’exploitation d’une carrière, des ouvriers vidèrent une petite cavité de la vallée Neandertal (qui signifie « vallée de l’homme nouveau »), la grotte de Feldhofer. Ils y découvrirent des ossements et un fragment de crâne. Certains amateurs se rendirent compte qu’il s’agissait d’ossements anciens mais surtout incroyablement primitifs, correspondant à un homme nouveau, d’une « conformation naturelle jusqu’ici inconnue ». L’Homme de Neandertal est effectivement le premier humain fossile distinct d’Homo sapiens qui ait été découvert (même si non : un crâne d’enfant avait déjà été mis au jour à Engis en Belgique en 1830 – crâne de jeune individu sur lequel les traits caractéristiques des Néandertaliens étaient moins évidents –, puis un crâne d’adulte avait été trouvé à Gibraltar en 1848, mais sans doute était-il trop tôt, comme le prouvent d’ailleurs les difficultés pour faire admettre que les os recueillis à Neandertal correspondaient bien à un homme fossile). L’idée même qu’une espèce d’humain distincte de la nôtre ait existé par le passé (et ait disparu) fut d’ailleurs particulièrement difficile à admettre. Malgré des différences importantes avec les os d’humains modernes,

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on estimait que les ossements dataient d’une période antérieure aux Celtes et aux Germains, et étaient ceux d’un individu appartenant à l’une des races sauvages du nord-ouest de l’Europe dont parlent les auteurs latins. Tous les chercheurs n’acceptent pas cette interprétation : pour certains, les os ont appartenu à un genre différent du nôtre, sans doute plus proche du singe, pour d’autres ils renvoient à un individu pathologique ou frappé d’idiotisme. Certains évoquent même un cosaque ayant déserté les armées russes en 1814. Mais peu à peu les découvertes vont se multiplier, d’abord celles d’Homo sapiens fossiles associés à des vestiges lithiques et à des animaux disparus (dont l’Homme de Cro-Magnon en 1868, accompagné de mammouths), puis d’autres Homo neanderthalensis, encore en place dans les sédiments, complets et présentant les mêmes spécificités anatomiques : parmi les plus spectaculaires, il faut citer les deux squelettes de la Grotte de Spy en 1886 puis la sépulture de l’Homme de la Chapelle-aux-Saints en 1908. Elles contribuèrent à faire définitivement accepter l’existence d’une nouvelle espèce d’humain par la communauté scientifique. Alors que son œuvre précisait bien que les fossiles et les animaux étaient de la même origine et appartenaient aux mêmes familles mais que le temps les avait fait différents selon les pressions de l’environnement, certaines interprétations hors contexte de la théorie de Darwin, ni voulues ni prévues par celui-ci, ont eu des effets dérivés graves. Deux se sont révélées socialement catastrophiques : le darwinisme social a interprété des phrases de Darwin exprimant une probabilité (« les organismes plus adaptés doivent éliminer à long terme les moins adaptés ») comme des impératifs catégoriques, c’est l’eugénisme. Mais plus grave, la doctrine du nazisme provenait aussi d’un darwinisme mal compris, et peut-être également du traumatisme psychologique provoqué par cette théorie dans beaucoup d’esprits (si de nombreuses lignées étaient condamnées à ne pas survivre, certains préféraient que leur lignée ne soit pas de celles-là). Ainsi, dans le contexte d’un catholicisme (du déisme en général) à bout de souffle et d’une crise politico-économique, les nazis s’appuieront sur la haine

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viscérale des chrétiens envers les juifs (jugés être déicides pour avoir participé, du moins passivement, à la mort de Jésus, juif lui même). Pour renforcer la chrétienté agonisante (en assurant les bons chrétiens de leur origine « pure »), fortement ébranlée par l’origine primate de l’humain, elle utilisa les théories de Darwin qu’elle ne pouvait combattre, en les retournant contre les ennemis de Rome. La théorie de l’évolution servit malheureusement à « justifier » le concept de races (alors qu’il n’y a qu’une race, c’est la race humaine – Homo Sapiens–, avec différentes ethnies / sous-espèces), qui fut la base de l’extermination des juifs. Les « forts » (« les chrétiens ») pour survivre, pouvaient éliminer les « faibles » (toutes minorités ethniques, culturelles, sexuelles, …) car de toute façon, l’évolution, la Nature, le ferait. Et le pape Pie XII donna en plus son aval (qui ne dit mot consent), laissant faire un massacre à l’échelle industrielle (Hitler aurait dit pour justifier son crime contre l’Humanité que personne n’avait réagi ni ne se souvenait du génocide arménien, alors que dès 301 l’Arménie devint le premier pays où le christianisme fut religion d’état, donc pour sûr que le pape n’allait pas lever le petit doigt pour les juifs « tueurs de prophète »). Les nazis exterminèrent également les Gitans (censés être les descendants de Caïn, le frère meurtrier d’Abel), car ils furent maudits à vagabonder sur la Terre et à être un peuple d’artistes (« ils vivent sous des tentes, sont pasteurs et jouent de la harpe et de l’orgue » selon la bible). Darwin, finalement, tombe bien a propos : sa théorie permet d’expliquer le concept de « race maudite », celle des enfants de Cham. La Genèse nous explique que Noé commença à cultiver la terre, et planta de la vigne. Un jour il but du vin, s’enivra, et se découvrit. Il était nu, au milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le raconta à ses deux frères. Alors Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules, marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur père; comme leur visage était détourné, ils ne virent point la nudité de leur père. Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son fils cadet Cham. Il bénit Sem et Japhet tout en maudissant Canaan (allez savoir pourquoi c’est le fils qui prend pour son père, ce dieu est cruel par nature) : « Que tu sois l’esclave des esclaves de tes frères! ». Cham est à l’origine des

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Chamites qui sont considérés par la tradition juive comme les ancêtres des Noirs (au sens Africains). Il eut pour fils Koush (Nubie au sud de l’Égypte), Misraïm (Égypte : même origine en arabe, autre langue sémitique, où Égypte se dit « Misr »), Pout (Pount situé sur la rive occidentale de la mer Rouge à la hauteur de l’Érythrée actuelle : Ethiopiens, anciennes tribus d’Arabie du Sud, Yéménites) et Canaan (Canaanites de Palestine et du Liban). Alors que l’esclavage tendait à être aboli (tout d’abord en 1794, puis remis par Napoléon en 1802, définitivement aboli en 1848 en France, grâce à Victor Schœlcher, Alsace), la religion catholique (majoritaire dans les pays colonisateurs) utilisa Darwin pour justifier l’envoi de missionnaires évangélisateurs en Afrique et surtout continuer l’esclavage (les Chamites étant une « race maudite » destinée à être des serfs). Dans le contexte de Darwin et de contestation scientifique de fin de XIXè siècle, d’autres découvertes (archéologiques cette fois-ci) vinrent durablement ébranler une foi déjà vacillante. En 1872, suite aux fouilles de la bibliothèque de Ninive (Irak actuel), on découvrit des tablettes d’argile relatant l’épopée de Gilgamesh, faisant reculer les plus anciennes civilisations orientales de 2000 ans par rapport à ce qu’enseignaient les auteurs antiques. La beauté et la richesse symbolique du récit firent d’autant plus sensation lors de leur révélation devant la Société d’Archéologie Biblique de Londres, que d’autres textes relatant le déluge ressemblait beaucoup, mais en plus étoffé, à l’épisode de Noé dans la Bible. De plus, on découvrit par la suite de nouvelles preuves que la bible n’était qu’une compilation remaniée et édulcorée vers le -VIè siècle (à des fins politiques et nationalistes) de nombreux textes antiques provenant des grandes civilisations de l’Orient. Dieu est mort, vive la Laïcité Le coup de grâce final (ou de disgrâce plutôt dans ce cas) fut donné à dieu par Nietzsche (Allemagne, 1844-1900). Le principe de sa philosophie est l’enthousiasme de la vie et sa morale une critique des Collectif des 12 Singes

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idées chrétiennes de pitié et de résignation. Pour Nietzsche, la « morale d’esclaves » chrétienne place l’humain dans un état d’infériorité, et en fait une vertu ; cette morale doit céder sa place à la « morale des maîtres » (Par delà le bien et le mal, 1886). En déclarant « dieu est mort » dans « Ainsi parlait Zarathoustra » (1883), il considère la religion comme un alibi devant la faiblesse humaine et le malheur. Il fustige la morale ascétique des églises et rejette dieu que l’humain a inventé pour se contraindre à la résignation. Mais dieu étant mort, l’humain aliéné se libère du fardeau de la transcendance divine et de ses exigences morales et métaphysiques. Nietzsche constate cependant que l’humain, qui a tué dieu, n’en a pas tiré toutes les conséquences en se contentant de transformer le christianisme en humanisme ou en se tournant vers un athéisme religieux. Son œuvre est une lutte pour la sauvegarde de l’humain devant le danger de la faiblesse et du nihilisme de la culture occidentale, produit par le christianisme qui détruit la vie en voulant la sauver. L’effort permanent pour surmonter le pessimisme doit transformer l’humain en « surhumain », être exceptionnel, Libre de toute servitude, qui saura assumer sa finitude. Après sa mort, ses propos, notamment dans « La Volonté de puissance », seront déformés par sa sœur, qui voudra y faire apparaître, à tort (Nietzsche se déclarait anti-antisémite), des prémices aux idées du national-socialisme, nazisme qui prendra le pouvoir à peine 30 ans après la mort de Nietzsche, suite à la honte infligée aux vaincus de la 1ère guerre mondiale par les vainqueurs. En fait, Nietzsche puis Freud et consort, permirent aux humains d’envisager dieu autrement que comme avait pu l’enseigner à certain le catéchisme. Grâce à de nombreux intellectuels de cette acabit, les humains comprirent enfin que ce n’est pas dieu qui avait créé l’humain à son image (parce que sinon, voilà la dramatique personnalité de dieu), mais bien l’inverse. Ce que nous appelions dieu depuis la préhistoire (quelles que soient ses formes), n’était en fait que la résultante de la Conscience Collective, plus ou moins matinée de préceptes et obligations propres aux religieux. Les humains avaient créés de toute pièce dieu pour donner des explications « logiques » (en fonction des connaissances des époques) sur nos origines, nos buts et notre devenir.

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Ce concept permis aussi, et surtout, de définir les grandes orientations et règles de vie propres à toute société humaine. Ainsi, dieu n’était ni bon ni mauvais, mais humain. C’est pourquoi, même des dieux « civilisés » tels que Yahweh-dieu-Allah (le même avec différents noms), étaient particulièrement cruels ou s’en fichaient de nous, pauvres humains abandonnés à notre triste sort. Du coup, il était même plus facile pour les croyants de vivre en ce bas monde, car ils n’avaient plus à considérer que le grand Satan avait gagné la bataille (voire la guerre après la mort de Jésus ou Mahomet) contre les prophètes de dieu et qu’il nous avait définitivement laissé tomber comme des merdes. De fait, pour que l’apocalypse se réalise (jugement dernier des humains, avec avènement de la Jérusalem céleste sur Terre et son corollaire de nouveau Paradis : autrement dit le Grand Soir), il fallait que nous ne comptions que sur nous-mêmes. Processus lancé par la séparation de l’église et de l’état (pour avoir les mains libres de tout dogme) puis par la prise en charge directe des affaires sociales (d’où l’application de la Responsabilité Individuelle et Collective) par la chute de la gouvernance. En cette fin de XIXè siècle, époque du progrès comme source de bonheur, la France, fille aînée de l’église (car l’ayant protégée depuis Clovis et Charlemagne), brise définitivement un tabou absolu et combattu de longue date : celui de la séparation de l’église et de l’état, de la différenciation du pouvoir temporel (politique : autorité sur les corps des serfs, détenue par le roi ou le gouvernement) sur le pouvoir spirituel (religieux : autorité sur les âmes, détenue par le pape). Depuis la Révolution Française de 1789, l’église était déjà bien mise à mal par les nouveaux concepts philosophique et « sociaux » : soit les prêtres se soumettaient au nouveau pouvoir du Peuple et adaptaient leurs prêches, soit ils seraient pourchassés. Le 12 juillet 1790, l’Assemblée Constituante vota la Constitution civile du clergé : cela institua une église nationale (privée de ses biens) avec des évêques et des prêtres élus par les fidèles, rémunérés par l’état et tenus de prêter un serment de fidélité « à la nation, à la loi, au roi». Ce régime avait été condamné par le Saint-Siège de sorte que s’opposaient depuis lors en France le clergé assermenté ou constitutionnel et le clergé insermenté ou réfractaire, fidèle à Rome.

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Dès 1800, Napoléon Bonaparte, Premier Consul, manifesta le désir d’un rapprochement. Il en avait besoin pour consolider son régime. A la différence des Révolutionnaires qui avaient tenté d’exclure les religions de la sphère publique, lui voulut mettre l’église catholique, encore très influente, à son service. C’était le but de son Concordat de 1802 : il apporta au Premier Consul le soutien des catholiques et de certains monarchistes, tout en mettant fin aux guerres civiles et religieuses qui avaient divisé les Français tout au long de la Révolution. Il fallut cependant attendre jusqu’en 1905 pour voir enfin entérinée la séparation de l’église et de l’état (loi Aristide Briant), après plusieurs lois Révolutionnaires en ce sens (1790 puis par la Commune de Paris en 1871). Cette loi sera avant tout l’achèvement d’un affrontement violent qui aura duré 115 ans et qui aura opposé deux visions de la France : la France catholique royaliste et la France républicaine et laïque. Pour information, en l’an 2000, il n’y avait que deux pays véritablement laïcs dans leur Constitution : la France et la Turquie (laïcité votée en 1928 sous l’impulsion de Mustafa Kemal, dit Atatürk ; il copia/adapta nombres d’institutions et pensées européennes, en rupture avec l’empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe »). L’alliance du sabre et du goupillon avait vécue ! Les Révolutions russes de 1905 puis 1917, toujours la Lutte entre les Libertaires et les autoritaires Avant 1905, la Russie était sous la direction d’un régime tsariste, autocratique et répressif, en place depuis des siècles. Au début du XXè siècle, la Russie connut un essor industriel spectaculaire, entraînant un essor urbain et une grande effervescence culturelle : le vieil ordre social était ébranlé, aggravant les difficultés des plus pauvres. Les industries florissaient, la classe ouvrière était concentrée principalement dans les grandes villes. Cependant, cette prospérité du pays n’avait pas profité à la population. La Révolution russe de 1905 faillit être le tournant décisif faisant entrer la Russie tsariste de Nicolas II dans la Démocratie. L’agitation

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était entretenue par la crise économique que traversait le pays et aggravée par les désastres militaires, en Extrême-Orient, face aux armées japonaises. La Révolution commença en janvier 1905, par le Dimanche Rouge et aboutit, dix mois plus tard, à l’octroi d’une constitution : le Manifeste d’Octobre. Celui-ci aurait pu entraîner de grands changements politiques qui auraient transformé l’autocratie au point de la faire disparaître. L’évolution économique et sociale du pays avait fait monter les oppositions libérales, Démocrates, socialistes et Révolutionnaires au régime tsariste. Il suffisait d’une étincelle pour déclencher une Révolution. Ce fut la fusillade du Dimanche Rouge, ou Dimanche Sanglant qui mit le feu aux poudres : le 22 janvier 1905, près de 30 000 personnes, pour la plupart ouvriers, participèrent à une marche Pacifique organisée par le prêtre orthodoxe Gapon en direction du palais d’hiver, lieu de résidence du tsar Nicolas II à Saint Petersbourg. Les manifestants réclamaient la Libération de tous les Révolutionnaires emprisonnés, de meilleures conditions de travail, la cession des terres aux paysans, la suppression de la censure. Ils demandaient en outre la création d’un parlement. Ceci ne constituait pas alors un acte de Révolution à proprement parler, puisque la manifestation se déroulait de façon Pacifique (certains manifestants étaient accompagnés par leur famille, et des portraits du tsar avaient été hissés au milieu de la manifestation). Si le régime réussit à survivre à cette première attaque, le mécontentement grandit et l’opposition se radicalisa. Après ce « dimanche rouge » (sanguinaire), les ouvriers de Saint Petersbourg se mettent en Grève. Celle-ci atteint rapidement son apogée avec 150.000 Grévistes. Dés lors, de multiples Grèves tant politiques qu’économiques éclatent un peu partout en Russie, qui vont en se radicalisant jusqu’à l’explosion d’octobre 1905. Commencèrent alors des actes de protestation plus durs, des Soulèvements Révolutionnaires (comme la mutinerie à bord du navire de guerre, le Cuirassé Potemkine ou la fusillade de l’Escalier Richelieu à Odessa), des Emeutes ou encore des meurtres d’industriels. Une vague de protestation se souleva contre la politique du tsar. Une Grève Générale d’ouvriers de tendance socialiste

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paralysa le pays. Devant la crise, le tsar recula. Sous la pression de la rue, il accepta le manifeste du 17 octobre, qui accède notamment à une des revendications principales des manifestants, la création d’une Douma d’état, un parlement, sur la base du suffrage universel. À l’annonce du manifeste, la population laissa éclater sa joie, pavoisa dans les rues et chanta la Marseillaise, nouvelle preuve de l’importance du modèle français dans la vie politique russe d’alors. Mais, si pour les libéraux la victoire était complète, pour les socialistes et les ouvriers, le Manifeste n’était qu’un premier pas. La pression des ouvriers s’accentua. Les soviets ouvriers se multiplièrent. Il y eut même des soviets de soldats parmi les troupes revenant du front. Il y eut des Insurrections de marins : à Cronstadt (à ne pas confondre avec l’Insurrection de 1921) et à Sébastopol en novembre. À l’initiative des Socialistes Révolutionnaires, des soviets de paysans se constituèrent. Des Révoltes rurales avaient toujours lieu : 219 Soulèvements en octobre, 796 en novembre et 575 en décembre. L’Union paysanne panrusse réclamait la nationalisation du sol, donc la suppression de la propriété privée du sol. Les modérés parmi les Socialistes Révolutionnaires créèrent en janvier 1906 le Parti social du Peuple qui joua le jeu de la Démocratie et de la Douma. Cependant, cette concession n’améliora pas la situation, puisque le tsar décida de dissoudre par la suite l’assemblée de façon répétitive au gré de ses besoins. Les tensions politiques ne s’apaisèrent donc pas. Dans les deux ans qui suivirent, la contre-attaque de Nicolas II réduisit à néant tous les espoirs soulevés par cette Révolution de 1905. Nicolas II avait octroyé une constitution garantissant les Libertés fondamentales et une Douma élue. Apparemment, la Russie prenait la voie de la Démocratie et de la Liberté. Mais, la première Douma, dominée par les KD (libéraux) fut impuissante. Le tsar refusait de nommer un gouvernement correspondant à la majorité à la chambre. Celle-ci refusait toutes les mesures gouvernementales et le gouvernement refusait toutes les mesures proposées par la Douma. Elle fut dissoute deux fois successivement, jusqu’à l’élection d’une majorité docile et

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favorable au tsar. Il avait fallu pour cela procéder à des modifications des modalités électorales. La Douma dite « des Seigneurs » fut alors docile et on revint à un fonctionnement de type autocratique. L’élément essentiel de cette période fut l’apparition du premier soviet (en russe conseil : littéralement un conseil d’ouvriers, de paysans et de soldats acquis aux idées de gauche dans la Russie tsariste, qui prit le pouvoir dans une organisation locale (une usine, une ville, une province...), né à la mi-mai 1905 dans le centre textile d’Ivanovo Voznessennk. La Révolution de 1917 n’est que l’aboutissement d’une longue succession de petites Révoltes. Les réformes nécessaires que ni les Révoltes paysannes, ni les attentats politiques, ni l’activité parlementaire de la douma n’avaient réussi à imposer viendront finalement d’une Révolution impulsée par le prolétariat. La Première Guerre mondiale, à laquelle la Russie tsariste participe aux côtés de la France et du Royaume-Uni, prépare le terrain aux deux Révolutions de 1917 (février et octobre). Désorganisé et ruiné, le plus ancien empire européen éclate en quelques mois, en proie aux troubles populaires et aux menées d’une poignée de Révolutionnaires marxistes : les bolcheviques. Dès le début de la guerre, la confrontation avec l’Allemagne, puissante et fortement industrialisée, révèle toutes les faiblesses de la Russie des Romanov : le pays est immense mais ses structures sociales restent archaïques : 85 % de la population russe vit de l’agriculture, et le servage n’a été officiellement aboli qu’en 1861. L’industrie, malgré un essor spectaculaire à la fin du XIXe siècle, reste inégalement répartie sur le territoire. Coupée de ses fournisseurs occidentaux, l’économie russe ne peut répondre aux besoins énormes créés par la guerre. Les pénuries s’installent au front, où l’on manque parfois de munitions, comme dans les villes, où le pain se fait rare. Mal équipées, mal ravitaillées, mal organisées, les troupes russes essuient d’importantes défaites (Tannenberg, lacs Mazures) : les pertes battirent tous les records (1 700 000 morts et 5 950 000 blessés) et des mutineries éclatèrent, le moral des troupes se trouvant au plus bas. Les soldats

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supportaient de moins en moins l’incapacité des officiers (on a ainsi vu des unités monter au combat avec des balles ne correspondant pas au calibre de leur fusil), les brimades et punitions corporelles en usages dans l’armée. Au printemps 1917, l’armée se désagrège et la situation dans les grandes villes, surtout Petrograd (l’actuelle Saint-Pétersbourg), devient explosive. La famine grondait, les marchandises se faisaient rares. L’économie russe, qui venait de connaître le taux de croissance le plus élevé d’Europe était à présent coupée du marché européen. La Chambre basse du Parlement russe (la Douma), constituée de partis libéraux progressistes, mit en garde le tsar Nicolas II et lui conseilla de former une nouvelle sorte de gouvernement constitutionnel. Mais le tsar ignora l’avis de la Douma. Le mois de février 1917 rassemblait toutes les caractéristiques pour une révolte populaire : hiver rude, pénurie alimentaire, lassitude face à la guerre… Tout commença par des Grèves spontanées, début février, des ouvriers des usines de la capitale Petrograd. Pendant ces Grèves, les participants n’ont pas encore de revendications politiques. Ils réclament seulement du pain. Les jours suivants, les Grèves se généralisèrent dans tout Petrograd et la tension monta. Les slogans jusque-là plutôt discrets se politisèrent : « À bas la guerre ! », « À bas l’autocratie ! ». Cette fois, les affrontements avec la police firent des victimes des deux côtés. Les manifestants s’armèrent en pillant les postes de police. On compte 200 000 Grévistes dans la capitale russe. Après trois jours de manifestations, le tsar mobilisa les troupes de la garnison de la ville pour mater la Rébellion. Les soldats résistèrent aux premières tentatives de Fraternisation et tuèrent de nombreux manifestants. Toutefois, les manifestants parvinrent à rallier à leur cause les cosaques, et l’armée : durant les nuits, des troupiers rejoignirent le camp des Insurgés, qui purent ainsi s’armer plus convenablement. Non loin de Petrograd, sur l’île de Kronstadt, le corps d’élite de la marine russe, informé du déroulement de ces événements, se débarrasse de sa hiérarchie qui l’opprime depuis trop longtemps. Le 27 février la garnison de Petrograd Fraternise avec la foule.

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Ouvriers et soldats s’emparent de la ville. Le tsar, désemparé, n’ayant plus les moyens de gouverner, avait dissout la Douma et un gouvernement provisoire est formé. C’est le triomphe de la Révolution. De retour du front et devant l’ampleur de la Contestation, le tsar Nicolas II abdique le 2 mars. Tous les régiments de la garnison de Petrograd se joignirent aux Révoltés. Emmenés par le populaire avocat Alexandre Kerenski, les députés socialistes de la Douma se rallient au Soviet de Petrograd. Le 15 mars, ils confient le gouvernement à un noble libéral, le prince Lvov. Bientôt les premières élections au soviet des ouvriers de Petrograd auront lieu. De Mars à Avril 1917, c’est « la lune de miel de la Révolution » : le pouvoir tsariste déchu, un vent de Liberté souffle sur la Russie, qui pour la première fois fait l’expérience de la Démocratie. A Kronstadt, les marins instaurent un mini état, avec la mise en place d’un corps législatif. Ici plus qu’ailleurs les soviets plébiscitent les débats d’idées et la Démocratie Directe. Une soif de savoir et de connaissance enivre les marins à travers l’apprentissage de la lecture et la découverte de la culture. Chacun se sent maître de son destin et précurseur d’un nouveau monde de Liberté et d’Autodétermination. Cependant, un gouvernement provisoire élu par la Douma, dirigé par Michel Rodzianko, ancien officier du tsar, monarchiste et riche propriétaire de Terres, s’installe. Ainsi, officiellement, même s’il est issu d’une Révolution des ouvriers et soldats, le pouvoir est aux mains d’un gouvernement provisoire, dirigé par des politiciens libéraux (principalement du parti Kadet, le parti de la bourgeoisie libérale). Mais en réalité, il doit composer avec les soviets. En effet, les ouvriers de Petrograd recréent spontanément les conseils (soviet en Russe) de représentant élus des ouvriers, paysans et soldats, expérimentés en 1905. Dès début mars, des soviets existent dans les principales villes du pays, ils surgiront dans les campagnes en avril et mai. La période suivant l’abdication du tsar est donc confuse, et les gouvernements provisoires se succèdent rapidement au fur et à mesure que la révolution gagne en profondeur et que la masse des ouvriers et paysans se politise. Une question anime tous les débats politiques : le

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pays doit-il continuer la guerre ou négocier une Paix honorable avec l’Allemagne ? Le gouvernement provisoire reste fidèle à l’alliance passée avec la France et le Royaume-Uni. Les représentants des soviets exigent au contraire un arrêt des combats et une Paix immédiate, ainsi que la terre aux paysans, la journée de 8 heures et une république Démocratique. Cette revendication est aussi celles des militants bolcheviques qui, à la faveur de la Révolution de février, quittent leur exil pour revenir à Petrograd. Ils organisent une agitation permanente avec pour slogan « Le pain, la Paix, la terre ». Mais ce programme est bien évidemment inapplicable par la bourgeoisie libérale qui a pris le pouvoir à la suite de la Révolution, et qui ne veut ni rompre avec ses alliés, ni toucher à la propriété des terres par la noblesse féodale, ni accorder la journée de 8 heures. Mais le gouvernement provisoire ne peut gouverner sans l’appui incertain des soviets, qui ont le soutien et la confiance de la grande masse des travailleurs. Le soviet est donc à la fois un club dans lequel les ouvriers se rendent pour discuter de la situation, et un organe de gouvernement. La Révolution s’étend dans tout le pays: dans les villes et les villages, à l’annonce de la Révolution dans la capitale, des soviets se forment et les notables qui dirigeaient au nom du tsar sont destitués. Les soviets sont alors dominés par des partis socialistes, Mencheviks, et Socialistes-Révolutionnaires, les Bolcheviks qui, malgré leur nom, sont minoritaires (alors que dans un premier temps ils étaient la fraction majoritaire du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, en opposition aux Mencheviks – de menchinstvo, « minorité » ; ils étaient vivement critiquée dans l’Internationale, notamment par Rosa Luxembourg, qui dénonçait le « danger bureaucratique de l’ultra-centralisme », bref Lénine était un nouveau Robespierre enclin à se faire accepter par la force). Malgré la volonté populaire d’en finir avec la guerre, l’implication dans la première guerre mondiale n’est pas remise en cause. En avril, la publication d’une note secrète du gouvernement à ses alliés, indiquant qu’il ne remettra pas en cause les traités tsaristes et continuera la guerre, provoque la colère des soldats et ouvriers. Des manifestations pour et contre le gouvernement causent les premiers véritables affrontements

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armés de la Révolution. Les socialistes modérés (Mencheviks) entrent au gouvernement, soutenus par la majorité des ouvriers qui pensent qu’ils pourront faire pression pour arrêter la guerre. Malgré la poursuite de la guerre, la Russie va vivre dans les mois suivants dans une très grande euphorie Démocratique, mais celle-ci sera minée par les agissements des bolcheviques, les partisans de Lénine. Il parvient à s’arroger l’appui des marins de Kronstadt, bien que leurs objectifs soient sensiblement divergents, les uns prônant la Démocratie des soviets, l’autre une dictature bolchevique. Peu après son retour en Russie, Lénine fait paraître ses Thèses d’avril, dans lesquelles il s’oppose au gouvernement provisoire et explique que seul le plein pouvoir aux soviets (noyauté par son clan) est à même de sauvegarder les acquis de la Révolution. Il prône la confiscation et le partage des terres par les paysans, le passage immédiat à une république des soviets et le boycott du gouvernement provisoire. Avec l’effondrement économique et la poursuite de la guerre, les idées du parti bolchevik, dirigé par Lénine et Trotsky gagnent de l’influence. Début juin, les bolcheviks sont majoritaires dans le soviet ouvrier de Petrograd. Le 29 juin, une manifestation violente téléguidée par Lénine sert de prétexte à Kerenski (socialiste dirigeant le gouvernement) pour réprimer les extrémistes qui menacent la Démocratie. En juillet, le gouvernement provisoire ordonne une nouvelle offensive sur le front de la Grande Guerre, provoquant ainsi la Révolte de l’armée, qui ne souhaite plus attaquer, mais uniquement se défendre contre les Allemands. Le 4 juillet à Kronstadt, plus de 10.000 marins s’apprêtent à embarquer pour Petrograd, afin de renverser le gouvernement au profit des bolcheviques. Lénine voit d’un mauvais œil ce mouvement spontané, Démocratique, qu’il juge incontrôlable et dangereux (car même si ce mouvement lui semble favorable, il pourrait très bien se retourner contre lui et son ambition dictatoriale). Il estime que lui seul pourra mettre en place un nouveau régime. Privé du chef qu’ils souhaitent porter au pouvoir, les marins de Kronstadt manifestent dans les rues de Petrograd, rejoints par la population pour réclamer un nouveau gouvernement. Ce dernier fait tirer sur la foule depuis les toits et parvient à mater la Révolte. Les

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bolcheviques sont alors poursuivis et réduits à la clandestinité. Lénine abandonne ses partisans et s’enfuit sous un déguisement en Finlande. Tout semble perdu pour les bolcheviques, ainsi écartés du jeu politique. Les manifestations du 4 juillet provoquent le durcissement de la position du gouvernement provisoire en faveur de la poursuite de la guerre. Mais l’armée se Révolte une nouvelle fois et avance sur la capitale, poussant le gouvernement à armer les bolcheviques pour défendre la ville. Ceux-ci parviennent à convaincre les soldats de ne pas se battre, l’Insurrection est évitée. Pour autant, de plus en plus d’ouvriers et soldats pensent qu’il ne saurait y avoir de conciliation entre l’ancienne société défendue par Kornilov et la nouvelle. Le putsch et l’effondrement du gouvernement provisoire, en donnant aux soviets la direction de la Résistance renforce leur autorité et accroît l’audience des bolcheviks. Leur prestige se trouve grandi : aiguillonnées par la contre-révolution, les masses se radicalisent, des soviets, des syndicats se rangent du côté des bolcheviks. Le 31 août, le soviet de Petrograd et 126 soviets de province votent une résolution en faveur du pouvoir des soviets. Petrograd accorde la majorité aux bolcheviks, et élit Trotsky à sa présidence le 30 septembre. La Révolution se poursuit, les paysans s’emparent des terres des seigneurs sans attendre la réforme agraire promise et constamment retardée par le gouvernement provisoire. Les soldats désertent en masse les tranchées, qui se vident peu à peu. Ainsi, les bolcheviks, qu’on qualifiait encore en juillet d’une « insignifiante poignée de démagogues » contrôlent la majorité du pays. Sortis de la clandestinité et armés, les bolcheviques décident le recours à la force pour prendre le pouvoir, sous l’influence de Lénine rentré d’exil le 10 octobre. Néanmoins, une assemblée constituante est élue Démocratiquement après les premières élections auxquelles participe tout le pays. Mais les bolcheviques n’obtiennent qu’un quart des suffrages et manœuvrent pour dissoudre l’assemblée au profit de « la dictature du prolétariat »

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(plutôt le despotisme d’eux-mêmes). En octobre, Lénine et Trotski considèrent que le moment est venu d’en finir avec la situation de double pouvoir (gouvernement et soviets). Les débats au sein du Comité central du Parti bolchevik afin que celui-ci organise une Insurrection armée et prenne le pouvoir sont vifs, certains considérant qu’il faut encore attendre et agir en accord avec d’autres formations Révolutionnaires. Mais Lénine et Trotski l’emportent et après avoir résisté, le Comité approuve et organise l’Insurrection, qui doit se tenir juste avant l’ouverture du IIe congrès des soviets, lequel doit se réunir le 25 octobre (dans l’ancien calendrier tsariste, ce qui correspond au 7 novembre). Dans la nuit du 6 au 7 novembre 1917, les bolcheviques s’emparent, par la force (sans véritable soutien populaire), des principaux centres de décision de la capitale russe, Petrograd (anciennement SaintPétersbourg). Les évènements à Petrograd se déroulèrent presque sans effusion de sang : les bolcheviks parvinrent à prendre les symboles gouvernementaux sans résistance avant de lancer un assaut final sur le Palais d’hiver. Ce dernier, défendu par des bataillons féminins, céda au prix limité de six morts : les marins de Kronstadt s’introduisent au sein de l’assemblée (au Palais d’Hiver) et demandent à ses occupants de sortir pour ne plus les laisser rentrer. Il est à noter que parmi les troupes cantonnées dans la capitale, seuls quelques bataillons d’élèves officiers (« junkers ») soutiennent le gouvernement provisoire, l’immense majorité des régiments se prononçant pour le Soulèvement ou se déclarant neutres dans le conflit entre les soviets et le gouvernement provisoire. Ce dernier coup d’état (le troisième en quelques mois !) permet à Lénine d’obtenir les pleins pouvoirs. Alors que Lénine déclare au congrès « Tout le pouvoir aux soviets », ceux-ci perçoivent déjà les ambitions dictatoriales des bolcheviques au détriment de la Démocratie. Sitôt après sa prise de pouvoir, Lénine met en place les instruments de la dictature. La presse « bourgeoise » est étouffée. La police politique (Tchéka, ancêtre du KGB, en charge de traquer toute Contestation ou critique du pouvoir bolchevique) est créée le 7 décembre, la Grève

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interdite le 20 décembre !... Le parti K-D (constitutionnel-Démocrate), ancré dans la Gauche Démocratique est interdit dès décembre. Reste l’opposition du principal parti de Gauche, les S-R (Socialistes-Révolutionnaires). Ces derniers recueillent une écrasante majorité aux élections à l’Assemblée constituante, que les bolcheviques n’ont pas osé annuler. Lénine ne se démonte pas. Il proclame que le pouvoir des Soviets (les conseils populaires, solidement tenus en main par les bolcheviques) est supérieur à celui de l’Assemblée et le 19 janvier 1918, dès le lendemain de l’entrée en fonction de celle-ci, il ordonne sa dissolution. Ne craignant plus la contradiction, le gouvernement entame à marches forcées la réforme des institutions. Ayant porté Lénine et les bolcheviques au pouvoir, les marins de Kronstadt ne peuvent que constater les divergences qui opposent leur rêve de Démocratie des soviets et l’exercice d’un pouvoir fort et sans concessions. Bien décidés à poursuivre leur idéal de Liberté, les marins de Kronstadt s’engagent dans une guerre civile fratricide et sanglante qui durera plusieurs années. Suite à l’avènement des bolcheviques à la tête de l’état, un fossé se creuse entre le pouvoir politique et la population. Les marins de Kronstadt se trouvent pris dans cet antagonisme, qui va à l’encontre de leurs convictions. C’est dès le 9 janvier 1918 que le transfert du gouvernement à Moscou est envisagé, alors que les négociations sont en cours à BrestLitovsk, et que l’armistice avec l’Allemagne tient toujours. Le 30 mars 1918, Lénine échappe à un attentat lors de la visite d’une usine, ce qui provoque chez lui une véritable paranoïa contre-révolutionnaire. La translation du gouvernement vers Moscou, effective en mars, n’est donc pas due aux offensives allemandes et blanches, mais à une peur que les quartiers ouvriers de Petrograd, toujours affamés et exaspérés, se soulèvent à nouveau, mais cette fois contre le pouvoir né d’Octobre. Il s’agit aussi de démontrer spectaculairement aux opposants de toute sorte que le pouvoir bolchevik peut subsister même hors de son foyer d’origine petrogradois. Lénine fait alors régner une « terreur

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rouge », prenant pour cible les cosaques, les prêtres, les hommes d’affaires et les intellectuels. Le 11-12 avril, une vague de répression anti-Anarchiste frappe Moscou. Désormais, les Anarchistes sont qualifiés officiellement de « bandits », un mot qui aura de la postérité. Dzerjinski prévient que cette opération n’est qu’un début. Une recrudescence des SR (Socialistes Révolutionnaires) et des Anarchistes inquiète en effet alors le pouvoir. Leur net regain d’audience se lit aux résultats : là où se tiennent encore des élections locales Libres, ils en remportent plus de la moitié. En réaction, en mai-juin 1918, 205 journaux socialistes sont fermés, et la Tchéka dissout l’arme au poing des dizaines de soviets SR ou mencheviks, alors que ceux-ci viennent d’être élus légalement. Le 14 juin 1918, les mencheviks et les SR de gauche sont expulsés du comité exécutif panrusse des soviets, qui ne comprend alors plus d’autre parti que le parti bolchevik. Le 16 juillet, le journal de Maxime Gorki, La Vie Nouvelle, est interdit par la Tcheka. C’était le dernier journal indépendant encore en activité en Russie. Dans les villes, la situation alimentaire demeure explosive. Pas plus que Kerensky, Lénine n’a de solution toute prête face à la rupture des échanges villes/campagnes, et au retour des paysans à l’autoconsommation. Les bolcheviks ne peuvent que reprendre la méthode des prélèvements obligatoires effectués par des détachements armés de citadins, ce qui soude les campagnes contre leur pouvoir urbain, et aliène au parti les paysans que le décret sur la terre lui avaient gagné. 150 Révoltes paysannes sont réprimées à travers la Russie pour le seul mois de juillet 1918, sans susciter une amélioration notable du ravitaillement urbain. Au contraire, les rations s’effondrent. Dans des dizaines de villes, la Tcheka et certains Gardes Rouges tirent alors sur des marches de la faim, fusillent des Grévistes, brisent les meetings populaires. Une nouvelle pratique est même inaugurée : le lock-out des usines… nationalisées ! Un autre moyen de réprimer les Grèves. Le 20 juin 1918, en représailles à l’assassinat d’un responsable bolchevik, 800 meneurs ouvriers sont arrêtés à Petrograd en deux jours, et leur soviet dissout. Le 2 juillet, les ouvriers répliquent par une Grève Générale à travers

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Petrograd, en vain. Refusant ces actes mais aussi le traité de Brest-Litovsk qu’ils interprètent comme une capitulation face à l’impérialisme allemand, les SR de gauche rompent à leur tour avec le gouvernement bolchevik. Le 6 juillet 1918, ils tentent de relancer la guerre contre l’Allemagne en assassinant l’ambassadeur du Reich, Von Mirbach. Le même jour, ils tentent de prendre d’assaut le siège de la Tcheka à Moscou. Virtuellement, la guerre civile opposant les bolcheviks à toutes les autres forces est commencée. A la fin de l’année 1918, plus de 6.000 opposants sont assassinés. Un régiment tchèque composé majoritairement de déserteurs de l’armée allemande se rebelle, de peur d’être livré aux Allemands si la Russie capitulait. Rejoint par des mécontents du régime, ils constituent très vite l’armée blanche forte de 40.000 hommes et s’apprêtent à occuper la ville de Kazan, où la famille impériale est tenue prisonnière. Le 16 juillet 1918, les Romanov sont exécutés par leurs geôliers pour éviter à tout prix le retour de l’ancien régime. Pour faire face à cette véritable menace, le gouvernement bolchevique envoie les marins de Kronstadt reprendre la ville. Une fois de plus ils font preuve de grand courage et de détermination en remportant cette bataille décisive lors de combats acharnés. Le 11 novembre 1918 marque la fin de la 1ère guerre mondiale et permet à l’armée rouge de concentrer ses forces à combattre les rebelles blancs. Mais ces derniers reçoivent l’aide des troupes alliées, opérant un véritable blocus du pays. Nestor Makhno (1889-1939) symbolise à lui seul le courage et la détermination des Anarchistes, opposés au pouvoir des bolcheviks. En 1918, il forme une armée destinée à combattre à la fois l’envahisseur austro-allemand, les propriétaires terriens et les nationalistes ukrainiens. En pleine guerre civile, l’armée Insurrectionnelle de Makhno aide l’armée rouge des bolcheviks à combattre les troupes blanches antirévolutionnaires. Mais dès les premiers mois de la Révolution russe de 1917, les bolcheviks ne supportaient pas l’influence des Anarchistes dans certaines régions du pays. Devant le refus de Makhno de se soumettre

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aux ordres de Moscou et de mettre son armée sous le commandement de Léon Trotski (chef de l’armée rouge), les bolcheviks décident de mater l’armée makhnoviste. Ils l’écraseront après de longs mois de combat. Pour autant, les makhnovistes ont eu le temps d’instaurer en Ukraine ce qui restera certainement la première société Libertaire fondée sur l’AutoGestion : les terres furent cultivées en commun par les paysans, groupés en « Communes Libres » ou en « soviets de travail Libres ». Durant plusieurs mois, les paysans ukrainiens eurent le sentiment de vivre sans aucun pouvoir politique. Alors que Petrograd est cernée par les blancs, les marins de Kronstadt défendent une nouvelle fois la ville avec succès. Après deux années de guerre civile les rouges l’emportent, mais à quel prix ? En 1920, on estime à 10 millions le nombre de tués en seulement deux ans : 3 millions de soldats, 2 millions de civils morts des suites des nombreuses maladies, et 5 millions de morts dans la population du fait des famines provoquées par les réquisitions et les exactions de la Tcheka. Alors que le pays ruiné par l’économie de guerre doit faire face à un hiver difficile et à de multiples épidémies, une intelligentsia de privilégiés autour de Lénine se constitue, en total décalage avec les difficultés du peuple russe. Les marins de Kronstadt, issus de milieux modestes, de familles de paysans, partagent les difficultés de leurs proches à travers lettres et visites. Alors que les ouvriers se mettent en grève à Petrograd, les marins de Kronstadt prennent conscience de l’échec de la Démocratie des soviets et refusent d’appuyer plus longtemps un pouvoir centralisateur et dictatorial que ni la grande guerre ni la guerre civile ne justifient. Après avoir largement contribué au succès de la Révolution, ils se sentent trahis et réclament « le pouvoir au Peuple » et un système Démocratique décentralisé. En 1921, des milliers de marins quittent le parti ou brûlent leur carte, dénonçant les abus de la Tcheka, le parti unique, et exigeant Liberté d’expression et Libération des prisonniers politiques. En mars 1921, les marins de Kronstadt forment un Comité Révolutionnaire Provisoire, rédigent un programme de revendications et

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élisent un chef issu de la base. Comme en 1917 ils font de l’île Kronstadt un territoire Indépendant du pouvoir de Moscou. Ils revendiquent une Démocratie de soviets multipartite, des élections Libres, l’abolition des privilèges et l’Egalité. Ils reprennent les slogans de 1917 et les retournent contre les bolcheviques. Vétérans des précédentes Révolutions de février et octobre 1917, ils sont déterminés à poursuivre une troisième Révolution qui tendrait à restituer les acquis de la première Révolution de février, trois ans plus tôt. A cette provocation le pouvoir bolchevique réplique par une première offensive le 8 mars 1921. Mais l’efficacité défensive de la forteresse de Kronstadt et l’inexpérience du contingent de l’armée rouge stationné à Petrograd aboutissent à un cuisant échec des attaquants. Lénine adopte alors une autre stratégie. Il approvisionne en nourriture Petrograd et Moscou, cherche à discréditer les marins de Kronstadt, et surtout envoie à Petrograd 45.000 soldats bien équipés. Les deux camps s’affrontent pendant une nuit et une journée, donnant lieu à des combats féroces. Les marins de Kronstadt sont finalement vaincus le 17 mars 1921. La Démocratie Directe des soviets imaginée par de simples marins, corps d’élite de l’armée russe, qui ont pourtant tout fait pour être « maîtres de leur destin », restera ainsi lettre morte. Si une partie des marins de Kronstadt parvient à fuir vers la Finlande, d’autres préfèrent rester et seront soit fusillés aux abords de Petrograd, soit envoyés dans les premiers camps de concentration russe. On aurait pu éviter Hitler (voire Staline) grâce à la Révolution Allemande En 1918, lors du VIIème congrès du PCUS (Parti communiste de l’Union soviétique), Lénine expliquait que « la vérité est que, sans Révolution en Allemagne, nous périrons ». En effet, la Révolution en Allemagne semblait imminente mais surtout indispensable pour les dirigeants russes : imminente de part la force tant numérique qu’organisationnelle de son prolétariat, indispensable, car selon le schéma marxiste, la Révolution socialiste succède à la révolution industrielle et l’Allemagne était un modèle de développement en la

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matière (contrairement à la Russie). La Révolution russe ne devait donc être qu’une étape dans le processus de la Révolution mondiale, le centre de la Révolution devant rapidement se déplacer de Moscou à Berlin. Le mouvement ouvrier allemand revêt donc une importance particulière au niveau international. Depuis 1916, l’empire allemand de 1871 est gouverné par les militaires de Oberste Heeresleitung (OHL, commandement suprême de l’armée), avec comme chef d’état-major Paul von Hindenburg. En Allemagne, le parti social-démocrate, le SPD, est extrêmement puissant. Ce parti de masse regroupant plus d’un million d’adhérents organise la classe ouvrière par des syndicats, des associations de femmes, de jeunes, par des universités populaires, des bibliothèques, des organisations de loisirs, des journaux, etc... Pourtant, c’est ce même parti qui, le 4 août 1914, vote au Reichstag les crédits de guerre, reniant ainsi le principe d’Internationalisme prolétarien. A ce propos, Lénine écrit le 1er novembre 1914 : « La Deuxième Internationale est morte : Vive la Troisième Internationale ! » Ce vote, qui consacre le ralliement du SPD à la mobilisation générale et à l’Union sacrée, va précipiter la montée de l’opposition interne. Celle-ci est double : d’une part, les « centristes » qui s’abstiennent lors des votes des crédits de guerre ; d’autre part, les « Internationalistes » regroupés autour de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, qui votent contre et qui publient, à partir de 1916, la lettre de Spartakus. Ce courant issu du mouvement ouvrier allemand, marxiste et Révolutionnaire, s’est caractérisé par son refus total de la guerre en 1914, sa défense de la politique communiste, son attachement à la Démocratie ouvrière (notamment contre la vision « militarisée » du parti selon Lénine). Il défend notamment la conception de Karl Marx disant que « l’Emancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs euxmêmes » (et non de petits bourgeois théoriciens, comme c’est souvent le cas en Révolution). Luxemburg écrit alors : « La Révolution prolétarienne n’a nul besoin de la terreur pour réaliser ses objectifs. Elle hait et abhorre l’assassinat. Elle n’a pas besoin de recourir à ces moyens de Lutte parce qu’elle ne combat pas des individus, mais des institutions, parce qu’elle n’entre pas dans l’arène avec des illusions

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naïves qui, déçues, entraîneraient une vengeance sanglante ». Ce courant est essentiellement basé sur une certaine spontanéité Révolutionnaire du prolétariat, l’attachement à la Démocratie ouvrière et à la Démocratie interne, la critique de la question nationale, la Lutte Collective pour l’abolition du capitalisme et du salariat. Le 16 janvier 1917, le SPD déclare que « l’opposition s’est ellemême mise en dehors du parti ». Dès lors, et malgré le fait qu’elles n’y soient préparées, la scission est imposée aux oppositions. Rapidement, les spartakistes et les centristes fondent, en avril 1917, un nouveau parti, le parti social-démocrate Indépendant (USPD). Dès sa fondation, ce parti revendique 120 000 adhérents, regroupant les dirigeants les plus connus de toutes les tendances d’avant-guerre. Malgré l’opposition de Lénine, les spartakistes entrent donc dans un parti « centriste » par peur de se couper des masses ouvrières et avec l’espoir d’en redresser la ligne politique. Pourtant, le groupe Spartakus, s’il demeure réel au sein de l’USPD, est peu structuré et sans réels moyens. La Révolution en Allemagne débute dès avril 1917 par la multiplication des mouvements de Grèves ouvrières. En effet, d’une part, la guerre et le terrible hiver de 1916 accroissent les difficultés des ouvriers et des paysans, et d’autre part, la Révolution en Russie (celle de février) a un énorme retentissement en Allemagne comme dans toute l’Europe. Alors que la Révolution allemande s’amorce, le mouvement ouvrier est divisé, et surtout, il n’existe pas de parti Révolutionnaire d’avant-garde, mais tout juste une tendance encore faible, dans un parti centriste. Les Grévistes réclament la hausse des rations alimentaires et de charbon, mais aussi la Paix sans annexion, la fin de la censure et de l’état de siège, l’abolition de la loi sur la mobilisation de la maind’œuvre, la Libération des détenus politique et le suffrage universel à tous les niveaux. En juin 1917, les marins se Soulèvent et forment la ligue des soldats et des marins. En janvier 1918, les Grèves ouvrières reprennent. Durant le printemps 1918, l’agitation enfle et, dans toute l’Allemagne, se forment des conseils d’ouvriers, de marins et de soldats,

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refusant d’être sacrifiés pour que l’Allemagne sorte « honorablement » de la guerre. Lorsqu’il devint évident que la guerre était perdue, l’OHL demanda qu’un gouvernement civil soit formé : afin de désamorcer l’agitation ouvrière, les chefs de l’armée soutiennent la constitution d’un nouveau gouvernement le 4 octobre, comprenant deux ministres socialistes, le gouvernement de Max de Bade, qui ouvre les discussions sur l’armistice, tentant de convaincre l’opinion de la tendance à la Démocratisation du pouvoir. Le 28 octobre 1918, la constitution de 1871 fut amendée pour faire du Reich une république parlementaire, ce qui avait été refusé depuis un demi-siècle. Le Chancelier serait désormais responsable devant le parlement et non plus devant l’empereur. Le plan originel de transformer l’Allemagne en une monarchie constitutionnelle devint rapidement obsolète alors que le pays grondait de Révolte. La violence était omniprésente, des combats se produisaient entre groupes rivaux de Gauche et de droite. La Rébellion survint le 29 octobre, lorsque le commandement militaire, sans consultation du gouvernement, ordonna une ultime sortie à la flotte allemande. Une manœuvre presque sans espoir d’un point de vue militaire, et qui risquait de mettre fin aux négociations de Paix. Les équipages de deux navires de Wilhelmshaven se Mutinèrent. Lorsque les militaires arrêtèrent environ 1000 marins, et les transportèrent à Kiel, cette Révolte locale se transforma rapidement en une Rébellion généralisée qui s’étendit rapidement à toute l’Allemagne. Des marins, des soldats ainsi que des ouvriers se solidarisèrent avec les Mutins. Ceux-ci commencèrent à élire des conseils ouvriers qui regroupaient ouvriers et soldats sur le modèle des soviets de la Révolution russe. Ceux-ci prennent alors le pouvoir civil et militaire dans de nombreuses villes. À l’origine, la demande des conseils d’ouvriers était modeste, ils voulaient obtenir la Libération des marins détenus. À l’opposé de la Russie une année auparavant, ces conseils n’étaient pas contrôlés par le parti communiste (qui n’était pas fondé). Toutefois, avec l’émergence de l’Union soviétique, cette Rébellion provoqua une grande inquiétude dans les classes supérieures et moyennes. Le pays semblait à la veille de

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devenir une république socialiste. Le 5 novembre, le gouvernement de Max de Bade rompt ses relations diplomatiques avec l’URSS et expulse son ambassadeur marquant ainsi symboliquement sa volonté d’isoler l’Allemagne de la Russie Révolutionnaire. Le mouvement ne s’arrête pas pour autant. Le 7 novembre, la Révolution atteint Munich, provoquant la fuite du dernier souverain allemand, Louis III de Bavière. Les représentants de la classe ouvrière étaient eux-mêmes divisés. Les Sociaux Démocrates Indépendants (USPD) tendaient à l’instauration d’un système socialiste et se séparèrent des SociauxDémocrates. Le reste des Sociaux-Démocrates (MSPD, qui soutenaient un système parlementaire) décidèrent de prendre la tête du mouvement. Le parti social-démocrate majoritaire pose un ultimatum à l’empereur : il doit abdiquer le 8, pour éviter le pire, le SPD « ne [répondant] plus de rien ». Durant cette période, nous pouvons en effet mesurer combien la social-démocratie constitue le principal allié de la bourgeoisie lorsque celle-ci doit affronter une Révolution. Car la Révolution dans l’Allemagne de 1918 est à l’ordre du jour, et la question de la prise du pouvoir par une Insurrection populaire est posée. Celle-ci est prévue pour le 9 novembre. Cette journée est un énorme succès : manifestations, Grèves, occupations de bâtiments publics, se multiplient. Il se pose alors la question du débouché politique à apporter au mouvement populaire. Le soir même, Max de Bade remet la chancellerie à Friedrich Ebert (SPD). Le parti social-démocrate majoritaire propose à l’USPD la formation d’un gouvernement commun qui devient effectif dès le lendemain, malgré l’opposition des spartakistes : la république est proclamée par Philipp Scheidemann au Reichstag à Berlin, deux heures avant la république Socialiste de Karl Liebknecht. Toujours le 9 novembre, dans un acte litigieux, le Reichkanzler, le Prince Max von Baden, transféra tous ses pouvoirs à Friedrich Ebert, le dirigeant du MSPD. Il était clair que cet acte ne suffirait pas en luimême à satisfaire les masses. Le lendemain, l’assemblée des conseils de la capitale se réunit afin d’élire son comité exécutif : un gouvernement Révolutionnaire appelé

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Conseil des députés du Peuple fut créé. Il comprenait trois membres du MDSP et trois membres l’USPD, dirigé respectivement par Ebert pour le MSPD et Hugo Haase pour l’USPD. Bien que ce gouvernement fût confirmé par le conseil ouvrier des travailleurs de Berlin, les Spartakistes, qui composaient l’aile gauche de l’USPD (dirigés par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht), s’y opposèrent. Cette élection menace les positions du gouvernement bourgeois et du SPD. Sous prétexte d’unité, invoquée par le SPD (minoritaire dans cette Assemblée), le vote est annulé et les deux partis sociaux-démocrates se partagent paritairement le pouvoir. Désormais Ebert est donc le chancelier du Reich et commissaire du Peuple, c’est à dire chef du gouvernement légal et chef du gouvernement Révolutionnaire. C’est ainsi que le SPD dirige la pyramide des conseils dans toute l’Allemagne, son influence augmentant de la base vers le sommet. Le même jour, le 10 novembre, Max de Bade et Ebert s’étaient mis d’accord sur la question de l’élection d’une assemblée constituante. Selon le gouvernement d’Ebert, le pouvoir doit émaner du Peuple entier, et pas seulement des ouvriers et des soldats. Par ailleurs, Ebert avait accepté l’installation d’une ligne directe avec le maréchal Hindenburg afin de pouvoir rétablir l’ordre et l’autorité de l’état. L’élection d’une assemblée constituante constitue une entreprise visant à délégitimer les conseils des ouvriers et des soldats et ainsi à rétablir le pouvoir de la république bourgeoise. Pourtant, le comité exécutif des conseils, malgré les efforts des spartakistes, choisit de ne pas dénoncer ces élections, mais d’y participer afin d’obtenir une Constitution la plus Démocratique possible. Les jeux semblent faits. Les élections de l’Assemblée Constituante sont fixées au 19 janvier 1919, cette date marquant la fin de la dualité des pouvoirs. Afin de s’assurer un nouveau gouvernement capable de conserver le contrôle du pays, Ebert s’allia avec l’OHL, dirigé par le successeur de Ludendorff, le général Wilhelm Groener. Ce pacte Ebert-Groener stipulait que le gouvernement ne réformerait pas l’armée tant que celleci jurait de protéger le gouvernement. D’un côté, cet arrangement symbolisait l’acceptation de ce gouvernement par l’armée et rassurait les classes moyennes, mais d’un autre côté, l’aile gauche considérait cet

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accord comme une trahison des intérêts des travailleurs, et faisait de l’armée un groupe conservateur qui aura une grande influence sur le destin de la république de Weimar. Ceci marqua aussi une des étapes du partage de la classe ouvrière entre le SPD et le Parti communiste (KPD). La rupture devient définitive le 23 novembre 1918 lorsqu’Ebert fait appel à l’OHL pour mater une Mutinerie à Berlin lors de laquelle des soldats Mutins avaient pris le contrôle de la ville et bloqué la Reichskanzlei. L’intervention brutale fit de nombreux morts et blessés, provoquant l’appel de l’aile gauche à la sécession avec le MSPD, qui de leur point de vue avait pactisé avec les militaires contre-révolutionnaires afin de supprimer la Révolution. L’USPD quitte alors le Conseil des députés du Peuple après seulement quelques semaines. La scission devient encore plus profonde lorsqu’en décembre, le Parti communiste allemand (KPD) est fondé par le mouvement spartakiste et d’autres groupes se réclamant du marxisme Révolutionnaire. Dans une situation Révolutionnaire, les contradictions d’intérêts de classes, mais aussi les clivages partisans se font de plus en plus criants et de façon extrêmement rapide. Ainsi, les spartakistes se rendent-ils compte qu’il ne leur est plus possible, à moyen terme, de militer dans le parti centriste qu’est l’USPD (certains militants de ce parti tel Kautsky affirmant être « pour la Démocratie, contre le bolchevisme »). Malgré l’opposition de Rosa Luxemburg, qui juge cette décision prématurée, et grâce à l’influence et aux interventions répétées d’émissaires du PCUS, les Révolutionnaires décident de fonder un parti communiste en Allemagne (le congrès fondateur du KPD(S) se déroule du 30 décembre 1918 au 1er janvier 1919 à Berlin). Ebert appela alors à un congrès des « conseils ouvriers », qui eut lieu du 16 au 20 décembre 1918, et dans lequel le MSPD obtint la majorité. Ebert réussit à faire tenir rapidement des élections pour former l’assemblée nationale afin de mettre en place au plus vite une constitution parlementaire, marginalisant ainsi le mouvement pour l’instauration d’une république socialiste. Le 16 décembre 1918 le congrès des conseils adopte un certain

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nombre de mesures concernant l’armée, dont l’abolition des insignes de grades, du port de l’uniforme, de la discipline en dehors du service, des marques extérieurs de respect, et la mise en place d’élections des officiers par les conseils de soldats. Rapidement, le maréchal Hindenburg fait savoir que cette décision, signifiant la mise à mort de l’armée traditionnelle, ne sera pas appliquée. L’agitation grandit dans Berlin, où courent des rumeurs de coup d’état militaire en préparation. En effet, depuis le 6 décembre, le général Maercker organise un corps franc de chasseurs volontaires antibolchéviques. En janvier, ils sont 80 000 autour de Berlin, prêts à frapper toute tentative de déstabilisation du régime. Par ailleurs, les ministres indépendants démissionnent du gouvernement le 29 décembre 1918. Le SPD, appuyé par l’armée, est donc le seul maître aux commandes. D’autre part, le mouvement s’essouffle. Les Berlinois semblent prêts à la Grève, aux manifestations, mais pas à la lutte armée alors que les corps francs préparent la contre-offensive. La situation est explosive. Faut-il se préparer à l’attaque des corps francs et ainsi protéger les conseils Révolutionnaires ou faut-il tenter de négocier avec le SPD pour éviter le massacre ? Une nouvelle tentative d’établir un régime socialiste par les travailleurs dans les rues de Berlin est lancée. Le 6 janvier débutent les tentatives de négociations. Au même moment, Noske, un socialdémocrate proche du corps des officiers, prépare l’intervention des corps francs (Freikorps, groupe paramilitaire composé de volontaires) et confie les pouvoirs de police au général von Lüttwitz. Dès son entrée au gouvernement, il déclarait que « l’un de [nous] doit faire office de bourreau » afin de rétablir l’ordre. Le 8 janvier les négociations sont interrompues, alors que Noske, devenu commandant en chef, lance ses troupes qui reprennent les gares, les imprimeries du Reich, et tous les bâtiments occupés par les ouvriers. La répression est féroce. Les corps francs sont non seulement décidés à déstructurer et démoraliser le mouvement ouvrier, mais aussi à frapper à sa tête. Le point de non retour est atteint le 15 janvier avec l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. À la demande d’Ebert, les meurtriers ne sont pas jugés par une cour civile, mais par un tribunal militaire qui rend des

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sentences très légères. Les élections pour l’Assemblée nationale eurent lieu le 19 janvier 1919. À ce moment là les partis de Gauche, y compris l’USPD, n’étaient pas vraiment organisés, et le KPD avait refusé de se présenter aux élections, ce qui mena à une solide majorité en sièges pour les mouvements modérés. Pour éviter les Emeutes en cours à Berlin, l’assemblée nationale se réunit dans la ville de Weimar, lui donnant ainsi son nom non officiel. Durant les débats à Weimar, les combats continuaient. Une république soviétique fut même déclarée à Munich. En avril, la république des conseils de Bavière, proclamée par des représentants d’organisations Révolutionnaires et par des Libertaires, est écrasée par le Freikorps et des unités de l’armée régulière, provoquant la poursuite des combats dans le pays. De nombreux dirigeants Révolutionnaires sont assassinés. En quelques mois la Révolution allemande est écrasée, ses organisations désorganisées, ses meilleurs militants supprimés. Des combats eurent aussi lieu dans les provinces orientales qui restaient fidèles à l’empereur et ne voulaient pas d’une république. Après l’échec de la Révolution de janvier, le KPD est totalement désorganisé, ses principaux dirigeants sont morts. La prise en main du KPD par les bolcheviks entraînera plusieurs séries d’exclusions et de scissions : celle du KAPD en 1919-1920 avec Herman Gorter, les exclus critiquant l’autoritarisme de Lénine et le parlementarisme, puis celle de Paul Levi en 1921, exclu sur décision de la direction de l’Internationale (Levi défendait une Révolution menée par le prolétariat, la nouvelle direction du KPD et celle de l’Internationale voulant une Révolution menée par un parti). Le parti est déclaré hors la loi. La moindre manifestation ou Grève est systématiquement brisée par les corps francs de Noske. Il n’y a presque plus de parti communiste en Allemagne. Il ne reste que quelques militants éparpillés, découragés, sans direction. La socialdémocratie, qui porte pourtant sur les mains le sang de Karl et Rosa, conserve son emprise hégémonique sur la classe ouvrière. Pendant ce temps, la délégation aux pourparlers de paix signa le

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désastreux Traité de Versailles, acceptant d’importantes réductions dans l’armée allemande, le payement d’importants dommages de guerre, et une clause de responsabilité de la guerre. Ainsi se créa le mythe du coup de poignard dans le dos qui connut un grand succès. Adolf Hitler reprochera plus tard à la république la signature de ce traité. Dès le début, la république fut sous la pression des extrémistes de tous bords. La Gauche accusait les démocrates sociaux de trahir l’idéal du mouvement ouvrier en s’alliant aux forces de l’ancien régime, au lieu de poursuivre une Révolution communiste. La droite était opposée au système démocratique et préférait conserver l’état autoritaire qu’était l’empire de 1871. Le 13 mars 1920 a lieu le coup d’état de Kapp. Des troupes du Freikorps occupèrent Berlin et installèrent Wolfgang Kapp, un journaliste de droite, au poste de chancelier du nouveau gouvernement. Ebert se retira avec le parlement de Berlin et s’installa à Dresde. La riposte fut immédiate, un appel à la Grève Générale fut lancé. Celle-ci fut totale et dura 4 jours, bloquant toute l’économie, ce qui obligea Kapp et le Freikorps à se retirer dès le 17 mars. Inspiré par le succès de la Grève Générale, une Révolte communiste se produisit dans la Ruhr en 1920 lorsque 50 000 personnes formèrent une armée rouge et prirent le contrôle de la province. L’armée régulière et le Freikorps mirent fin à celle-ci sans avoir reçu d’ordre du gouvernement. D’autres Rébellions communistes furent aussi arrêtées en mars 1921 dans la Saxe et à Hambourg.

Revoilà la Grande Dépression, le Jeudi noir du 24 octobre 1929 Les années 1920 marquent une période de forte croissance aux ÉtatsUnis. Ainsi, entre 1921 et 1929, la production industrielle augmente de 50 %. Le « boom » boursier n’apparaît donc pas ex nihilo. Toutefois, la hausse annuelle des cours sur la même période est de 18 %, soit une hausse totale de 300 % : le cours des titres augmente plus que les profits des entreprises, qui eux-mêmes augmentent plus que la production, la productivité, et enfin plus que les salaires, bons derniers dans cette course. Collectif des 12 Singes

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Le krach de 1929 est consécutif à une bulle spéculative, qui commence vers 1927. La bulle est amplifiée par le nouveau système d’achat à crédit d’actions, qui depuis 1926 est permis à Wall Street. Les investisseurs peuvent ainsi acheter des titres avec une couverture de seulement 10 %. Le taux d’emprunt dépend du taux d’intérêt à court terme, et la pérennité de ce système dépend donc de la différence entre le taux d’appréciation des actions et ce taux d’emprunt. Un élément spéculatif se développe, puis devient prépondérant à partir de 1928, date où le cabinet Charles Merrill (aujourd’hui Merrill Lynch) recommande de ne plus s’endetter davantage pour acheter des actions, et indique : « sans que cela constitue une recommandation de vente, le moment est opportun pour se libérer de ses crédits ». Ce ne sont en effet plus les dividendes qui attirent les investisseurs, mais la possibilité de revendre avec une importante plus-value : beaucoup de titres sont achetés à crédit à cette fin. L’économie, elle, montre des signes de faiblesse dès le début 1929 : ainsi, la production automobile chute de 622 000 véhicules à 416 000 entre mars et septembre. La production industrielle, elle, recule de 7 % entre mai et octobre. Ce ralentissement est en partie dû à un phénomène d’asphyxie : les capitaux disponibles accourent à la Bourse plutôt que vers l’économie « réelle ». Suite à la hausse des taux d’intérêt en avril 1929, à la première stagnation des cours, le remboursement des intérêts va devenir supérieur aux gains boursiers et de nombreux investisseurs seront alors contraints de vendre leurs titres pour couvrir leurs emprunts (appels de marge), ce qui va pousser les cours à la baisse et déclencher une réaction en chaîne. Quelques jours avant le krach (les 18, 19 et 23 octobre), les premières ventes massives ont lieu. Ce sont encore des prises de bénéfices, mais elles commencent à entraîner les cours à la baisse. Le jeudi 24 octobre (Jeudi noir ou Black Thursday) marque la première vraie panique. Le matin, il ne se trouve presque pas d’acheteurs, quel que soit le prix, et les cours s’effondrent. À midi, l’indice Dow Jones a perdu 22,6 %. Une Emeute éclate à l’extérieur du New York Stock Exchange, après que les gardes du bâtiment et la police

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ont empêché des actionnaires d’entrer. La galerie des visiteurs est fermée. Les rumeurs les plus folles circulent : onze spéculateurs se seraient suicidés, les Bourses de Chicago et Buffalo auraient déjà fermé, celle de New York serait sur le point de le faire. Une réunion d’urgence entre cinq des principaux banquiers de New York se tient au siège de J.P. Morgan & Co. pendant une vingtaine de minutes. À son issue, Thomas Lamont, un des dirigeants de J.P. Morgan, déclare : « il y a eu une petite quantité de vente à perte à la Bourse en raison de conditions techniques sur le marché. Le consensus de notre groupe est que la plupart des cotations de la Bourse ne représentent pas fidèlement la situation. [La situation est] susceptible de s’améliorer. » Le marché rebondit légèrement à la nouvelle que les banques vont intervenir pour soutenir les cours. En effet, vers 13h30, des investisseurs institutionnels menés par Richard Whitney, vice-président du NYSE, interviennent directement : Whitney s’approche du poste de cotation de U.S. Steel, demande le cours en vigueur (195), et annonce « j’achète 25 000 parts à 205 ». Dès que les premiers titres s’échangent, il recommence l’opération pour une autre action, et fait ainsi le tour d’une douzaine de postes. Les cours se redressent rapidement, et la baisse pour la journée est limitée à 2,1% (indice Dow Jones : 299,47). Les volumes échangés atteignent 12,9 millions d’actions pour la journée (un record, le volume normal étant de 2-3 millions et le précédent record de seulement 8,3 millions). Les téléimprimeurs ont jusqu’à une heure et demie de retard sur les cours ; ainsi les vendeurs paniqués ne savent pas encore à quel prix ils ont cédé leurs titres. Les nombreux investisseurs qui ont emprunté pour spéculer sont contraints de liquider leurs positions (appels de marge ou margin calls) à partir du lendemain. Les cours restent stables le vendredi 25. Le cycle s’emballe le lundi 28 (Lundi noir ou Black Monday), où 9,25 millions de titres sont échangés. Les banques n’interviennent pas, contrairement au jeudi précédent. L’indice Dow Jones perd 13 % (260,64), un record qui ne sera battu que par le lundi noir de 1987. Certains titres sont massacrés : General Electric, -48 points ; Eastman Kodak, -42 ; AT&T et Westinghouse, -34 ; U.S. Steel, -18. Le 29 octobre (Mardi noir ou Black Tuesday), le volume échangé atteint 16,4 millions de titres. Les téléimprimeurs ont jusqu’à deux

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heures et demie de retard sur les cours. L’indice Dow Jones perd encore 12 % (230,07) et les gains d’une année de hausse disparaissent. John Kenneth Galbraith écrit qu’il s’agit du « jour le plus dévastateur dans l’histoire de la Bourse de New York, et peut-être aussi dans toute l’histoire des Bourses ». Entre le 22 octobre et le 13 novembre, l’indice Dow Jones passe de 326,51 à 198,69 (-39 %), ce qui correspond à une perte virtuelle de 30 milliards de dollars. Par un effet de dominos, c’est l’ensemble de la Bourse qui s’effondre, et la chute de 1930 à 1932 est supérieure à celle de l’année 1929. Le 8 juillet 1932, l’indice Dow Jones tombe à 41,22, son plus bas niveau depuis sa création en 1896. La perte de confiance due à la crise boursière affecte la consommation et les investissements lors des mois suivant le krach. Les investisseurs qui ont spéculé en empruntant ne peuvent plus rembourser et causent des pertes sèches, ce qui conduit les banques à restreindre leur crédit. Les grandes entreprises connaissent alors des difficultés de trésorerie croissantes. Les plus faibles font faillite, ce qui accroît la fragilité des banques. Les épargnants paniquent et se précipitent auprès de leur banque pour retirer leur argent. Sans mécanismes de stabilisation, les banques les plus faibles sont dévastées par l’hémorragie de fonds et doivent faire faillite à leur tour : la crise devient alors une crise bancaire à partir de 1930. Un autre problème fut qu’il n’y avait eu aucune surveillance des marchés boursiers, et qu’au moment de l’effondrement des cours, beaucoup d’actions et plans d’investissements se sont avérés insolvables, voire frauduleux. Malheureusement, de nombreuses banques avaient misé leurs capitaux dans ces affaires douteuses. Avec la déconfiture du système bancaire, et la population s’accrochant au peu de monnaie qu’elle possédait encore, il ne resta pas assez de liquidités sur le marché pour qu’une quelconque activité économique puisse inverser la tendance. Les crédits se tarissent, la consommation, l’investissement et la production continuent de chuter, le chômage explose (de 1,5 millions à 15 millions en 1933), et la crise bancaire devient une crise économique en 1931. L’instabilité financière et les mesures protectionnistes (telles que la

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loi Hawley-Smoot de 1930 sur les droits de douane) favorisent la propagation de la crise à toutes les économies occidentales à partir de 1931. De plus, comme les banques américaines avaient des intérêts dans de nombreuses banques européennes et qu’elles rapatrient d’urgence leurs avoirs aux États-Unis, par un phénomène de cascade, la crise se propage dans toute l’Europe, plus tardivement semble t-il en France. En Allemagne, le taux de chômage atteindra des sommets (plus de 25 % de la population active en 1932), alimentant la désillusion et la colère de la population, et c’est en promettant de régler le problème de la crise qu’Adolf Hitler parvint au pouvoir (30 janvier 1933). Une tentative de redressement de l’économie américaine sera amorcée par le New Deal et en particulier le National Industrial Recovery Act de 1933, mais une rechute se produit en 1937. Ce n’est qu’avec l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale fin 1941 que le pays se redresse durablement. Les indices boursiers ne reprendront des valeurs comparables à celles précédant la crise de 1929 que vingt-cinq ans plus tard (le pic du 3 septembre 1929 est dépassé le 23 novembre 1954). La république Radicale d’Espagne : à Gauche toute quand d’autres virent mal, à droite extrême Le général Primo de Rivera, pris le pouvoir le 15 septembre 1923 par un décret royal suite au pronunciamiento (coup d’état militaire) du 13 au matin en Catalogne; ce n’est qu’en janvier 1930 suite à la crise économique survenant après cinq ans de relative prospérité économique et sociale, que le roi Alphonse XIII lui demande sa démission. L’Assemblée nationale consultative nommée par Primo de Rivera, avait mit sur pied un nouveau projet de Constitution, alliant les composantes élue et corporative. La première dérangeait la droite, et la seconde fut rejetée par les libéraux et par la Gauche. Le roi lui non plus n’appréciait guère un système qui prévoyait de lui faire partager ses pouvoirs de destitution avec une copie espagnole du Grand Conseil Fasciste de Mussolini. Ce projet n’ouvrit donc pas la voie du retour à la « normalité » comme le dictateur l’escomptait.

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Les sentiments républicains se propagent dans tout le pays. Dès le mois d’août 1930, un Comité associant des républicains de diverses tendances, militants syndicaux de l’UGT (Union Général des Travailleur), des socialistes tel Indalecio Prieto, des nationalistes catalans et même d’anciens monarchistes avaient conclu le « Pacte de San Sebastian », qui envisageait l’installation prochaine d’une république et allait jusqu’à dresser une liste d’éventuels ministres. Les premiers accorderont leur autonomie aux Catalans qui, en échange, s’engagèrent à soutenir une éventuelle Révolution républicaine. À Madrid, trois intellectuels, le docteur Gregorio Marañón , Ortega y Gasset et le romancier Ramón Pérez de Ayala, forment un « Mouvement au service de la république ». Ortega (dont les critiques bien tournées à l’encontre du parlement avaient servi Primo de Rivera, affirmant que le problème essentiel était de donner au Peuple la culture que la monarchie avait complètement négligée et d’européaniser la nation), lance cette célèbre phrase : « Espagnols! Votre état n’est plus! Reconstruisez-le! Delenda est monarchia! » (la monarchie doit être détruite). Mais, plus important, de nombreux officiers mécontents soutiennent les Rebelles, et même les Anarchistes, débordés, apportent une sympathie agacée aux opposants bourgeois du roi. Un jeune capitaine de l’armée de l’Air, Ramón Franco (jeune frère du futur Caudillo, il était devenu un héros national, en traversant l’Atlantique Sud à bord de l’hydravion Plus Ultra) décolla de l’aérodrome des Cuatro Caminos à Madrid, avec l’intention de bombarder le Palais Royal, hésita et finalement largua des tracts, avant de s’enfuir au Portugal. L’armée n’était plus un bloc monarchiste. Il n’est donc pas surprenant que la Guardia Civil et une bonne partie de l’armée se soient mises sans difficulté aux ordres du nouveau régime. Après des pourparlers infructueux avec les politiciens, Alphonse XIII, nomma premier ministre un autre officier, l’amiral Aznar. Le roi et lui, décidèrent de sonder l’opinion en organisant des élections municipales, et non pas générales, prévues pour le mois d’avril 1931. Le 14 avril, la république est proclamée en Espagne, deux jours après les élections municipales du dimanche 12 avril 1931 qui ont été interprétées comme une défaite du régime monarchiste, même si, avec 40%, la coalition antimonarchiste n’obtient pas la majorité. Celle-ci est

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seulement obtenue dans les grandes villes, les zones rurales votant davantage pour la monarchie. L’Espagne de la première moitié de la décade des années 30 est un pays très en retard et pauvre, avec un grand taux d’analphabétisme et d’importantes divisions sociales et idéologiques. Les conflits se succèdent pendant cette période et les positions politiques souffrent d’une radicalisation très accusée. Les socialistes et les républicains pensaient que le moment était venu. Le 13 avril ils décrètent l’expulsion de la monarchie. Ils sont maintenant les responsables du gouvernement du pays et forment aussitôt un Gouvernement provisoire, présidé par Niceto Alcalá Zamora. Les élections municipales n’avaient pas pour vocation de changer la forme politique de l’état. La Constitution de 1876, alors en vigueur, ne prévoyait évidemment pas qu’une telle consultation pût entraîner la chute de la monarchie. C’est la raison pour laquelle un certain nombre d’analystes politiques, généralement hostiles à la république, ont considéré que sa proclamation dès le 14 avril 1931, qui plus est sous la pression de la rue madrilène, fut une forme de « coup d’état » et une « Subversion de l’ordre constitutionnel ». Une heure avant la proclamation de la république à Madrid, Francesc Macià proclamait à Barcelone la république catalane, dont les dirigeants n’avaient pas obtenu satisfaction auprès du premier gouvernement, qui avait du arriver à une transaction avec les ministres de Macià, transformant la république catalane, réintégrée au sein de l’état espagnol, en une Generalitat [députation permanente créée pour assurer l’administration entre les réunions des Corts - « Cours » - dans les différents territoires sous son autorité : les Corts, pendant le règne de Jacques Ier le Conquérant (1208-1276), étaient convoquées par le roi, comme représentatives des états sociaux de l’époque, sous Pierre II le Grand (1276-1285) elles prirent forme institutionnelle ; le roi s’engagea à les réunir chaque année, ce que d’ailleurs il ne fit pas]. Le roi Alphonse XIII, dépourvu de clairvoyance politique, mais qui n’avait rien d’un tyran, craignait des troubles : il ne souhaitait pas (selon

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ses propres paroles) conserver son trône au prix d’un bain de sang. Poussé par cette vague antimonarchiste et sous les recommandations de ses plus proches collaborateurs, il part volontairement en exil, mais « oublie » d’abdiquer. La république s’attaque dès le début à plusieurs réformes importantes, portant sur : la répartition des terres (avec son corollaire la reconnaissance de la propriété privée, bien que l’état se soit réservé le droit de l’annuler si le bien commun l’exigerait, ce qui selon la formule de Proudhon était le cas puisque la propriété privée c’est le vol), les nationalismes (notamment par l’octroi du droit de solliciter un statut d’Autonomie, quoique la république n’ait pas été conçue initialement comme Fédéraliste), les relations entre l’église et l’état (dans un pays extrêmement catholique), la réorganisation de l’armée, le monocaméralisme (une seule chambre législative, sans « Sénat » qui bloque tout), l’extension du suffrage universel aux femmes (en retard par rapport aux autres pays, mais 15 ans avant la France) et aux soldats, la renonciation à la guerre et l’adhésion à la Société des Nations. Le 28 juin 1931 ont eu lieu des élections aux Cortès Constituantes, qui donnent le triomphe à une majorité des républicains et à des socialistes. Les Cortès font rédiger une Constitution Démocratique et Autonomiste, inspirée de la Constitution de Weimar ; la nouvelle constitution fait de l’Espagne une république des travailleurs de toutes les classes, un état intégral, compatible avec l’Autonomie des Municipalités et des Régions. L’avènement d’une république avait réveillé tellement d’espoir chez les ouvriers et les paysans, qu’il ne fallait pas les décevoir sous peine de dissocier à nouveau une communauté aussi difficilement formée. En s’attaquant au plus urgent, le gouvernement se donne pour mission de répartir équitablement les terres et entreprend la reforme agraire. Elle se heurte à un mur; les républicains – communistes, socialistes, et libéraux – ne sont pas d’accord sur les principes. « A qui appartiennent les terres? A ceux qui les travaillent? A l’état? A la famille? » Des Commissions spéciales procèdent à l’étude du problème, ou des problèmes, classifient les terres, proposent des solutions. On créa l’Institut de Reforme Agraire. Mais les réformes vont trop lentement et

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les paysans grondent. La Constitution républicaine précise que la richesse du pays, quel que soit le propriétaire, est subordonnée aux intérêts de l’économie nationale et pourra être nationalisée, si le besoin social l’exige. En vertu de ce texte, la loi fondamentale de la réforme agraire ordonne l’expropriation des terres (quelques-uns de ces propriétaires se sont expatriés avec la chute de la monarchie), pour y installer cinquante mille paysans chaque année. Alors, l’état va concéder des crédits aux laboureurs, qui vont pouvoir s’organiser en Collectivités ou en syndicats de producteurs. Cette réforme ne s’applique qu’aux latifundiums [à l’origine, grande ferme, avec une importante équipe d’esclaves (familia) qui fournissait une abondante main d’œuvre à bon marché, puis quand le travail servile cessa d’être bon marché (ou d’être autorisé), la familia fut remplacée par des fermiers gérants, les coloni]. En deux ans on avait installé en peu de mois cinq mille familles sur 90 000 hectares de terres expropriées. Le résultat ne répond pas aux objectifs des Constituants. D’autre part, les salaires agricoles sont en augmentation et parallèlement le chômage aussi. L’état devient propriétaire et le colon ne fait que changer de patron. Le caciquisme (réseau de pouvoir et de clientèles locales dont dispose un « homme fort », le cacique) est substitué par le dirigisme. La réforme ouvrière continue avec les mêmes méthodes. L’état intervient dans la production, l’augmentation du coût de la vie (résultat de la crise économique mondiale), annule l’effet des augmentations des salaires. Les syndicats et l’ordre public sont en collision constante. Des Grèves répétées s’aggravent. Ouvriers et laboureurs, mécontents et déçus, dérivent chaque fois vers l’Anarcho-syndicalisme et écoutent avec complaisance les exhortations bolcheviques. La droite, qui avait été prise de court par la chute de la monarchie, se ressaisit et s’organise en 1933, quand José Maria Gil Robles parvint à rassembler dans la CEDA (Confederación Española de Derechas Autónomas), autour de l’Acción Española, plusieurs autres formations (droite régionale valencienne, agrariens, parti républicain conservateur, etc.). Il mit ainsi sur pied une coalition électorale qui manquait d’homogénéité et la participation des agrariens, parti de classe, hypothéquait tout engagement authentique de la CEDA en faveur de la réforme agraire.

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Toutefois, le retrait des socialistes du gouvernement Azaña et la nonparticipation aux cabinets de transition formés à l’appel du président de la république porteront un coup fatal à la Gauche républicaine. La première dissolution des Cortes, en octobre 1933, fut en effet suivie d’une large victoire de la droite aux élections du 19 novembre, amplifiée par l’effet pervers de la loi électorale. Les consignes d’abstentions des Anarchistes, tenant de la politique du pire au motif qu’un gouvernement « réactionnaire » rendrait plus facile l’appel à la Révolution, avaient aussi exercé une influence notable. Á partir de ce scrutin, le système politique de la république espagnole se dérégla complètement et va donner le nom de bienio negro (la biennale noire) à la période dès 1933 à1935. Sur le terrain social, les conflits du travail furent nombreux et importants en 1934, année où un grand nombre de journées de travail furent perdues. Pourtant la production était partie à la hausse, avec en prime, l’excellente récolte céréalière de 1934, égale à celle de 1932, et un léger recul du chômage. Pour sa part l’extrême gauche multipliait proclamations, fracassantes et incidents. D’autres signes inquiétants étaient perceptibles. Plusieurs formations d’extrême droite de création récente affirmaient leur volonté de renverser la république par la violence; le plus important fut la fusion entre le groupe de Ledesma Ramos et celui d’Onesimo Redondo qui donna naissance aux JONS (Juntes Offensives National-Syndicalistes), dont l’influence demeura cependant limitée à la Vieille-Castille et à Madrid. Enfin surtout, le 29 octobre 1933, au théâtre de la Comédie, à Madrid José Antonio Primo de Rivera définit les aspirations de la Phalange espagnole, mouvement qu’il venait fonder en compagnie de José Ruiz de Alda, et qui fusionne avec les JONS en février 1934 pour former le FE-JONS. Le fils du dictateur prônait la suppression des partis politiques et, sous l’influence du fascisme italien, l’établissement d’un régime corporatiste. La Phalange, qui chercha d’emblée à pénétrer le monde du travail et l’Université, était à l’évidence un mouvement antirépublicain. Primo de Rivera et José Calvo Sotelo (chef du Bloc National) marquent bien, par leurs options et leurs comportements, la distance qui les sépare de la république.

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En septembre et octobre 1934, des Insurrections socialistes et Anarchistes planifiées comme coup d’état par leurs chefs, ont lieu en plus de 20 provinces, entre autre en Catalogne, à Madrid et dans les mines des Asturies. Cette dernière est matée dans le sang par les troupes d’Afrique commandées par Franco. L’entente entre Gauche et droite semble de plus en plus impossible : ces événements polarisent les positions et on assiste à une montée fulgurante des extrêmes. En janvier 1936, quand José María Gil-Robles, le chef du parti majoritaire, CEDA, demande au Président de la République de l’appeler pour former un nouveau gouvernement, le président Niceto Alcalá Zamora préfère dissoudre les Cortès. La situation débouchera sur les dernières élections d’un parlement au bord du précipice vers la guerre civile. De ces élections le président de la république espère donc, en jouant sur le système majoritaire, dégager une majorité de centre droit. Les conditions dans lesquelles vont se dérouler le scrutin vont au contraire favoriser la Gauche. Celle-ci a été battue en 1933 parce qu’elle était divisée, et que les voix Libertaires lui ont manqué. La montée des fascismes, la renonciation de l’Internationale communiste à une stricte application du principe de la Lutte des classes favorisent partout en Europe un regroupement des Gauches. En Espagne comme en France, l’année 1935 est marquée par un rapprochement des forces « antifascistes ». Le 20 octobre 1935 est formé un Front populaire, qui regroupe les socialistes et les communistes, les groupes républicains de Gauche (Gauche républicaine et Union républicaine), l’Esquerra catalane, et l’ORGA, parti Autonomiste galicien : c’est une coalition quelque peu hétéroclite, mais dont les dirigeants acceptent également de jouer le jeu « Démocratique ». Le programme ainsi annoncé le 15 janvier 1936, reste extrêmement vague dans ses principes : redressement économique, baisse des impôts, Autonomie régionale. Mais il introduit en toute priorité des mesures de réparation à l’égard des victimes de la répression, amnistie des délits politiques, réintégration dans leurs postes de fonctionnaires « épurés » à la suite de l’Insurrection, indemnisations accordées aux familles des victimes. Ces mesures de circonstance sont importantes. Le programme réformiste du Front Populaire était peu fait

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pour attirer les foules; les promesses d’amnistie ne peuvent laisser indifférente une population sensibilisée à l’extrême par les affrontements de 1934. Les Anarchistes ne peuvent faire abstraction de ces engagements, et, quelles que soient leurs réserves à l’égard de la coalition de Gauche, ils vont lever leur consigne d’abstention. Même des Libertaires aussi intransigeants que Durruti préconisent ouvertement la participation aux élections (trop souvent pièges à cons). La droite ne semble pas avoir conscience du danger qui la menace. La CEDA s’est sans doute crue trop forte, et son expérience récente montre les difficultés qu’elle a encore à imposer sa politique dans un contexte qui lui est pourtant favorable. Il y a certes des alliances à droite comme à Gauche, mais ces coalitions du premier moment ne sont pas toujours convaincantes, et cachent mal l’opposition qui existe entre les partisans d’une solution parlementaire et d’un régime autoritaire, monarchie ou dictature. Les Basques, malgré leurs positions conservatrices, se refusent à rejoindre une majorité qui vient de leur refuser toute forme d’Autonomie. Cet excès de confiance de la droite espagnole lui fut fatal. On peut tout de même admettre que les abstentions (33 %) diminuent considérablement par rapport aux chiffres de 1933. Le résultat des élections du 6 février assure au Front populaire une victoire étriquée et, une fois de plus, difficile à mesurer avec précision. Les divers calculs lui attribuent une avance de 15 000 voix au minimum et de 840 000 au maximum, avec des estimations intermédiaires. La fraude, qui avait bénéficié à la droite dans la plupart des consultations antérieures, profita cette fois à la Gauche. La Gauche et l’extrême Gauche disposaient, avec l’appoint de la formation catalane, de 278 sièges sur 473 aux Cortès, majorité confortable qui donnait à ses détenteurs l’impression trompeuse d’être maîtres du pays. Il n’existe pas de « danger marxiste » imminent, en dépit des prises de position théoriques du PSOE en faveur de cette idéologie. Et, dans le pays, les Anarchistes constituaient une force au moins égale à celle des socialistes. A Droite (137 sièges), la CEDA restait la force principale avec 88 députés, et la Phalange de José Antonio, n’ayant recueilli que 40 000 voix, n’obtenait pas un seul siège. Dès le 19 février, Manuel Azaña, tenu à nouveau pour l’homme

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indispensable, forma le nouveau gouvernement. Cette fois encore, le PSOE, parti de la majorité arrivé en tête, ne participe pas au cabinet. En mai, Azaña, élu président de la république, en remplacement de Niceto Alcalá Zamora (destitué par les Cortès constitutionnelles), propose à Indalecio Prieto la direction du gouvernement, il accepte immédiatement, car il était convaincu qu’une alliance avec les républicains de Gauche permettrait aux socialistes d’imposer une législation profitable aux travailleurs par le biais d’une économie planifiée, alors qu’une Révolution sociale trop rapide ne produirait qu’une « socialisation de la misère », tout en précipitant l’étroite classe moyenne espagnole vers le fascisme. La dernière chance, à supposer qu’elle existait, d’éviter la guerre civile disparaissait du fait de la non-participation du PSOE au gouvernement. Manuel Azaña avait tiré, au moins pour une part, les leçons de son échec précédent. Á peine en place, il prit un décret d’amnistie au bénéfice des condamnés de 1934, puis rétablit le statut de la Catalogne et donna un coup d’accélérateur à la réforme agraire. Ni le régime installé par Primo de Rivera, ni la IIe république ne sont allés jusqu’au bout de leur logique. Le premier entend maintenir la domination de la classe oligarchique, mais sans briser totalement les Résistances à sa domination; la seconde entame seulement des réformes de structures, qu’elle n’a ni les moyens, ni sans doute le désir d’achever. La classe dominante garde donc son pouvoir, et la Contestation sociale, qui ne peut s’exprimer dans les institutions traditionnelles liées à un caciquisme toujours vivace, se traduit par la violence. Les dirigeants des syndicats et des partis politiques sont souvent débordés par leurs troupes. L’état républicain, rejeté à la fois par les forces conservatrices (église, armée, oligarchie), qui la jugent impuissant à maintenir l’unité de la Nation, et par les forces populaires, qui ne voient en lui que le dernier avatar d’un état oppressif, doit faire face au terrorisme : aux affrontements armés, aux Emeutes Révolutionnaires. La Révolte asturienne de 1934 et la répression qui y met fin sont des témoignages du recours à la contrainte comme seul moyen de faire triompher les revendications sociales, ou d’assurer l’ordre.

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Les Fronts Populaires contre les nationalismes meurtriers Le « Cartel des Gauches », victorieux (car la droite est divisée : la Gauche obtient 48,3% et la droite 51,7% mais le Cartel obtient une majorité de sièges – 327 contre 254) aux élections de mai 1924 (puis plus tard en 1932), est la coalition française des radicaux qui dominent alors la gauche (jusqu’en 1936) et des socialistes. Les premiers députés communistes qui sont élus en 1924 siègent dans l’opposition. Les socialistes ne participent pas au gouvernement de peur de se faire taxer de trahison sociale par les communistes qui verraient en cette alliance une collaboration avec un régime bourgeois. Le Cartel met en place un réseau de comités dans tout le pays. Cependant le Cartel échoue lamentablement dans la politique financière. En effet les socialistes voudraient remédier à la dette par l’adoption d’un impôt sur le capital ce qui effraye les détenteurs de capitaux tandis que les radicaux ne veulent pas prendre de mesure sévère. Tandis que Herriot a recours à de nombreuses avances auprès de banques, ces dernières le dénoncent en avril 1925 provoquant dès lors la chute de son gouvernement. Se succèdent alors les gouvernements de Painlevé puis de Briand. En juillet 1926, Herriot tente de reformé un gouvernement mais une véritable crise dans le milieu financier provoque la chute finale du cartel : la spéculation provoque la chute du franc. Chute à laquelle seul le retour de Poincaré y remédiera, victorieux de son « Verdun financier » de la fin du bloc national. Ainsi le Cartel des gauches est mort en 1926 de ne pas avoir su affronter le mur de l’argent qui indique le poids de l’économie dans la politique de l’entre deux guerres. Edouard Herriot, ayant compris les leçons de son bref retour de 1926, s’oblige à laisser les hommes du centre droit prendre la direction de l’économie honorant ainsi leur politique de déflation qu’ils mènent depuis le début de la crise de 1931. Il s’agit alors pour eux de diminuer les dépenses de l’état par une réduction du traitement des fonctionnaires espérant ainsi provoquer une réduction du déficit budgétaire et une baisse des prix. Cette politique offerte par le radical Herriot ne convient pas aux socialistes qui veulent une augmentation du pouvoir d’achat. Il y a donc un blocage des réformes économiques qui provoquent une fois

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de plus sous la troisième république la valse des ministères : cette période de grande instabilité aboutit à la crise du 6 février 1934. C’est en réaction à la journée du 6 février 1934 que les partis de Gauche décidèrent de s’unir contre le danger fasciste, afin d’éviter à la France une situation à l’Allemande. Au cours de cette journée, les ligues françaises comme Les Croix de feu (qui n’avaient pas participé aux violences) ou les Jeunesses patriotes manifestant contre l’investiture de Daladier provoquèrent de graves troubles avec la police (plus de 15 morts et 1500 blessés). Le 12 février, une manifestation commune SFIO et PC a lieu. Elle est le premier acte du Front populaire qui naît officiellement le 14 juillet 1935. Le Front Populaire est une coalition rassemblant les partis de gauche suivants : le parti socialiste (SFIO à l’époque), les Communistes (PC) et les radicaux dans l’opposition de la république parlementaire de l’époque. C’est le dirigeant communiste Maurice Thorez qui, en 1934, par des articles dans le journal L’Humanité, appela pour la première fois en France à la formation d’un « Front populaire » (l’expression est d’Eugen Fried). Il présenta d’ailleurs son projet quelques semaines plus tard devant la Chambre des députés. Les accords du Front Populaire permirent la victoire aux élections législatives le 3 mai 1936 et débouchèrent sur le premier gouvernement à dominante socialiste de la IIIe république. Les causes de la victoire du Front Populaire sont multiples : crise économique, montée d’Adolf Hitler causant un revirement de la doctrine extérieure de Staline qui abandonne le sectarisme contre la socialdémocratie (tactique dite « classe contre classe ») et permet aux partis communistes d’entrer dans des alliances gouvernementales, scandales financiers, instabilité du gouvernement de la législature de 1932, existence des ligues d’extrême-droite, armées de plus en plus nombreuses, émeute antiparlementaire du 6 février 1934. Le gouvernement était alors composé seulement de 20 socialistes, 13 radicaux et deux républicains socialistes, les communistes le soutenant de l’extérieur. Ce gouvernement de Front Populaire fut le premier à accueillir trois femmes ministres (Suzanne Lacore, Irène Joliot-Curie et

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Cécile Brunschwig) alors que celles-ci n’avaient toujours pas le droit de vote. Un sous-secrétariat d’état aux sports et aux loisirs fut créé (il fut tourné en dérision par la droite et l’extrême-droite qui le qualifiaient de « ministère de la paresse »). Avant la formation du nouveau gouvernement, des premières Grèves éclatent dans des usines d’aviation, au Havre, à Toulouse et à Courbevoie. Le 11 mai, 600 ouvriers et 250 employés des usines Breguet arrêtent le travail pour demander la réintégration de deux militants licenciés pour avoir fait Grève le 1er mai. L’usine est occupée et les tentatives de la police de déloger les Grévistes échouent, les dockers se solidarisant avec les Grévistes. En deux jours les Grévistes obtiennent satisfaction. Le 24 mai le rassemblement en souvenir de la Commune de Paris rassemble 600 000 participants, brandissant des drapeaux rouges et chantant des hymnes Révolutionnaires. Le lendemain de nombreuses Grèves débutent en région parisienne, qui obtiennent généralement rapidement satisfaction. Le 28, les 30 000 ouvriers de Renault à Billancourt entrent dans la Grève. Un compromis est trouvé avec la CGT, mais la lame de fond continue, et à partir du 2 juin des corporations entières entrent en Grève : la chimie, l’alimentation, le textile, l’ameublement, le pétrole, la métallurgie, quelques mines, etc. À partir du 5, les vendeurs de journaux, les tenanciers de kiosques, les employés des salles de spectacles, les commis, les garçons de café, les coiffeurs, des ouvriers agricoles etc. font Grève, souvent pour la première fois. Pour la première fois également les entreprises sont occupées par les Grévistes, qui organisent des comités de Grève. Se trouve remis en cause le principe de la propriété privée des moyens de production. Des bals sont donnés dans les usines ou les grands magasins, des compagnies de théâtre (comme celle de Jacques Prévert) jouent des pièces. On compte 12 000 Grèves, dont 9 000 avec occupation, entraînant environ 2 millions de Grévistes. Le patronat hésite à employer la force pour évacuer les usines et préfère la négociation. Le gouvernement Blum formé le 4 juin cherche à faire cesser le mouvement de Grève. Les accords de Matignon sont

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signés dans la nuit du 7 au 8 en échange de l’évacuation des usines. Les accords de Matignon furent signés par la CGT et le patronat, à l’initiative du gouvernement. Ces accords mettaient en place entre autres le droit syndical et prévoyaient une hausse des salaires de plus de 7 à 15% selon les branches soit environ 12% de moyenne sur toute la France. Quelques jours plus tard, bien que ces mesures ne figuraient pas dans le programme du Front Populaire, par deux lois votées par le parlement, les premiers congés payés (2 semaines) furent instaurés, et la semaine de travail passa de 48 à 40 heures. Pour les ouvriers et employés partant en vacances, Léo Lagrange créa des billets de train avec 40 % de réduction. Ces accords n’empêchèrent pas les Grèves et les occupations de se poursuivre, souvent jusqu’en juillet : bien des délégués des usines en Grève souhaitent continuer le mouvement. À partir du 11 juin, le PC milite pour l’arrêt des Grèves, Maurice Thorez déclarant « il faut savoir arrêter une Grève dès que satisfaction a été obtenue » (ce n’est pas comme ça que la Révolution arrivera à ses fins, mais ça permet aux communistes de garder le contrôle du mouvement et de marquer sa « puissance »). Le mouvement Gréviste reflue peu à peu. Le 29 juillet, fut votée la retraite des mineurs et, le 28 août, une loi sur les allocations chômage. Une politique de nationalisations fut mise sur pied, dans l’industrie aéronautique, d’armement (7 août), puis dans les chemins de fer (naissance de la SNCF en 1937). La Banque de France ne fut pas nationalisée, mais la tutelle de l’état s’accrut et le droit de vote s’étendit à tous les actionnaires (il était jusqu’alors réservé aux 200 plus gros). Malgré tous les problèmes auxquels a dû faire face le Front Populaire, il a marqué les mémoires, et suscitera bien des passions. Surtout, on retiendra de cette période ces Grèves joyeuses, et les premiers congés payés qui permirent pour la première fois aux travailleurs de partir en vacances, cette « embellie dans les vies difficiles », comme le dit Léon Blum. En février 1936, le Frente Popular, une coalition de Gauche comprenant des socialistes, des radicaux, des communistes, des

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partisans du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, opposé à Staline) et des syndicalistes, remporte les élections et prend le pouvoir. Les Anarchistes ne participent pas directement au gouvernement mais le soutiennent – fait rarissime pour des anti-étatistes, quelle que soit la forme du gouvernement – en appelant à voter pour lui. Face à la crise économique et politique (montée des protectionnismes financiers et nationalistes), l’Espagne ouvrit le bal par une exemplaire Révolution Libertaire conduite par les travailleurs espagnols dans les zones où ils mirent en échec le pronunciamiento (coup d’état) des généraux contre la république en 1936. « Nous, les Anarchistes, n’étions pas partis faire la guerre pour le plaisir de défendre la république bourgeoise. Non, si nous avions pris les armes, c’était pour mettre en pratique la Révolution Sociale ». La Collectivisation de très larges secteurs de l’industrie, des services et de l’agriculture constitua en effet l’un des traits les plus saillants de cette Révolution. Ce choix prenait racine dans la forte politisation de la classe ouvrière, organisée principalement au sein de la Confédération nationale du travail (CNT, anarcho-syndicaliste) et de l’Union générale des travailleurs (UGT, socialiste). Dans une Espagne qui comptait alors vingt-quatre millions d’habitants, le syndicat Anarchiste avait plus d’un million d’adhérents et (fait unique dans l’histoire du syndicalisme) un seul permanent rémunéré au plan national. Quelques mois avant le coup d’état militaire de 1936, le congrès de Saragosse (mai 1936) de la CNT avait adopté une motion ne laissant aucun doute sur sa conception de l’action syndicale : « Une fois conclue la phase violente de la Révolution, seront déclarés abolis la propriété privée, l’état, le principe d’autorité et par conséquent les classes qui divisent les hommes en exploiteurs et exploités, oppresseurs et opprimés. Une fois la richesse socialisée, les organisations de producteurs enfin Libres se chargeront de l’administration directe de la production et de la consommation ». Un tel programme fut mis en œuvre par les travailleurs eux-mêmes, sans attendre aucune sorte de commandement de leurs « chefs ». La chronologie des événements en Catalogne en offre un bon exemple. A Barcelone, les comités dirigeants de la CNT avaient lancé l’appel à la Grève Générale le 18 juillet 1936, mais sans donner la consigne de

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Collectivisation. Or, dès le 21 juillet, les cheminots catalans Collectivisaient les chemins de fer. Le 25, ce fut le tour des transports urbains (tramways, métro et autobus) puis, le 26, celui de l’électricité et, le 27, des agences maritimes. L’industrie métallurgique fut immédiatement reconvertie dans la fabrication de véhicules blindés et de grenades pour les milices qui partaient combattre sur le front d’Aragon. Bref, en quelques jours, 70 % des entreprises industrielles et commerciales étaient devenues la propriété des travailleurs, dans cette Catalogne qui concentrait à elle seule les deux tiers de l’industrie du pays. Le mouvement des Collectivisations aurait concerné, au total, entre un million et demi et deux millions et demi de travailleurs. Dans les entreprises Collectivisées, le directeur était remplacé par un comité élu, composé de membres des syndicats. Il pouvait continuer à travailler dans son ancienne entreprise, mais avec un salaire égal à celui des autres employés. L’activité de certaines branches, comme le bois, fut unifiée et réorganisée, de la production à la distribution, sous l’égide du syndicat. Dans la plupart des entreprises à capitaux étrangers (comme le téléphone et certaines grosses usines métallurgiques, textiles ou agroalimentaires), si le propriétaire (américain, britannique, français, allemand ou belge) demeura officiellement en place pour ménager les « républiques » occidentales, un comité ouvrier prit en main la gestion. Seules les banques échappèrent au « raz de marée » Collectiviste et passèrent sous le contrôle du gouvernement. Celui-ci disposait ainsi d’un important moyen de pression sur les Collectivités connaissant des difficultés de trésorerie. Le mode d’organisation du syndicat inspira celui des branches socialisées : comité d’usine élu par l’assemblée des travailleurs, comité local réunissant les délégués des comités d’usine de la localité, comité de zone, comité régional, comité national. En cas de conflit à l’échelon local, l’assemblée plénière des travailleurs tranchait ; en cas de conflit à un niveau plus élevé, les assemblées de délégués ou les congrès le faisaient. Mais, du fait de sa présence et de sa puissance, la CNT détenait de facto le pouvoir en Catalogne. Les conflits majeurs de l’Espagne du XIX et du début du XXe siècle (Lutte autour de la Constitution, montée de l’agitation ouvrière et de

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l’anticléricalisme, guerres coloniales et Régionalismes), se sont renforcés durant la IIe république et sont à l’origine de la guerre civile. Elle commence les 17 et 18 juillet 1936 par un coup d’état militaire organisé par le général Mola avec pour chef désigné le général Sanjurjo. Franco n’a pas participé à sa préparation et ne s’y rallie qu’au dernier moment. Le soulèvement militaire et le déchaînement de violences qui l’accompagne ou qui le suit ne sont donc pas surprenants. Ce qui étonne, ce qui est nouveau, c’est la capacité de Résistance des forces populaires, et surtout la durée de cette Résistance, encouragée par tous ceux qui, audelà des frontières (les fameuses Brigades Internationales, venues se faire la main contre les franquistes en espérant calmer les autres velléités nationalistes allemandes ou italiennes), voient en elle le symbole de la défense et du maintien des Libertés. Le coup d’état de juillet 1936 provoque l’effondrement de l’état républicain. Mais l’ampleur même du conflit et du mouvement Révolutionnaire qu’il entraîne lui donnent des dimensions imprévisibles. Les putschistes ne veulent pas renverser la république, mais le gouvernement du Front populaire, élu en février 1936. Le coup d’état échoue : les insurgés n’arrivent pas à dominer l’ensemble du territoire. Il provoque cependant l’effondrement du pouvoir central. Dès le 19 juillet les organisations ouvrières armées des partis socialistes, communistes et des Anarchistes, ainsi que les Autonomistes basques et catalans, exercent la réalité du pouvoir et assument la défense du Front populaire. Dès lors commence réellement la guerre civile qui juxtapose un conflit militaire entre deux camps et des conflits internes dans le camp républicain. La situation se dégrada au fil des mois, malgré tous les efforts des Collectivités pour moderniser la production. Dans le domaine économique comme dans les autres, la guerre dévorait la Révolution. Les matières premières manquaient et les débouchés devenaient de plus en plus rares, du fait de la progression territoriale des militaires insurgés. Par ailleurs, l’effort se concentrant sur l’industrie militaire, la production s’effondra dans les autres secteurs, entraînant avec elle une flambée du chômage technique, une pénurie de biens de consommation, un manque de devises et une inflation galopante.

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Face à cette situation, toutes les Collectivités n’étaient pas égales. Fin décembre 1936, une déclaration du syndicat du bois s’en indigna, réclamant « une caisse commune et unique entre toutes les industries, pour arriver à un partage Equitable. Ce que nous n’acceptons pas, c’est qu’il y ait des Collectivités pauvres et d’autres riches ». Ces inégalités allaient conduire certains Révolutionnaires à évoquer la menace d’un « néocapitalisme ouvrier ». En octobre 1936, la Generalitat (gouvernement catalan) entérina par décret l’existence des Collectivités et tenta d’en planifier l’activité. Elle décida de nommer des « contrôleurs » gouvernementaux dans les entreprises Collectivisées. Avec l’affaiblissement politique des Anarchistes, ces derniers allaient bientôt servir au rétablissement du contrôle de l’état sur l’économie. Sans que « personne, aucun parti, aucune organisation ne donne de consignes pour procéder dans ce sens », des Collectivités agraires se formèrent également. La Collectivisation concerna surtout les grands domaines, dont les propriétaires avaient fui en zone franquiste ou avaient été sommairement exécutés. En Aragon, où les miliciens de la colonne Durruti, dès la fin juillet 1936, impulsèrent le mouvement, ce dernier toucha presque tous les villages : la Fédération des Collectivités regroupait un demi-million de paysans. Rassemblés sur la place du village, les actes de propriété foncière étaient brûlés. Les paysans apportaient tout ce qu’ils possédaient à la Collectivité : terres, instruments de travail, bêtes de labour ou autres. Dans certains villages, l’argent fut aboli et remplacé par des bons. Ces bons ne constituaient pas une monnaie : ils permettaient l’acquisition, non de moyens de production, mais seulement de biens de consommation - et encore en quantité limitée. L’argent qui avait été stocké par le comité était utilisé pour acheter, à l’extérieur, les produits qui faisaient défaut et qui ne pouvaient être troqués. Visitant la Collectivité d’Alcora, un gros bourg de cinq mille habitants, l’historien et journaliste Kaminski remarque : « Ils détestent l’argent, ils veulent le bannir par la force et par l’anathème [mais c’est] un pis-aller, valable tant que le reste du monde n’aura pas encore suivi l’exemple d’Alcora. »

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Contrairement au modèle étatique soviétique, l’entrée dans la Collectivité, perçue comme un moyen de vaincre l’ennemi, était volontaire. Ceux qui préféraient la formule de l’exploitation familiale continuaient à travailler leur terre, mais ne pouvaient plus ni exploiter le travail d’autrui ni bénéficier des services Collectifs. D’ailleurs, les deux formes de production coexistèrent souvent, non sans conflits, comme en Catalogne, où les métayers devinrent propriétaires de leurs lopins. La mise en commun permettait d’éviter le morcellement des terres et de moderniser l’exploitation de celles-ci. Les ouvriers agricoles qui, quelques années plus tôt, cassaient les machines pour protester contre le chômage et la baisse des salaires les utilisèrent volontiers pour alléger leur tâche. On développa l’utilisation d’engrais et l’aviculture, les systèmes d’irrigation, les fermes pilotes et les voies de communication. Dans la région de Valence, on réorganisa, sous l’égide des syndicats, la commercialisation des oranges, dont l’exportation fournissait une appréciable source de devises. L’assemblée générale des paysans élisait un comité d’administration, dont les membres ne recevaient aucun avantage matériel. Le travail s’effectuait en équipes, sans chef, cette fonction ayant été supprimée. Les conseils municipaux se confondaient fréquemment avec les comités, qui constituaient de fait les organes du pouvoir local. Généralement, le mode de rémunération était le salaire familial, sous forme de bons là où l’argent avait été aboli. Les églises qui n’avaient pas été brûlées furent transformées en bâtiments civils : entrepôts, salles de réunion, théâtres ou hôpitaux. Et, puisque le credo Anarchiste faisait de l’éducation et de la culture les fondements de l’Emancipation, des écoles, des bibliothèques et des clubs culturels apparurent dans les villages les plus reculés. La Collectivité rémunérait à la fois l’instituteur, l’ingénieur et le médecin, dont les soins étaient gratuits. Les Collectivités allaient se heurter aux forces politiques hostiles à la Révolution, y compris à l’intérieur du camp républicain. Faible en juillet 1936, le Parti communiste d’Espagne (PCE) vit croître son importance avec l’aide soviétique. Il appliqua la stratégie, prônée par Moscou, d’alliance avec la petite et moyenne bourgeoisie contre le fascisme.

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Ainsi, dans le Levant, le ministre communiste de l’agriculture, Vicente Uribe, n’hésita pas à confier la commercialisation des oranges à un organisme à la fois rival du comité syndical et lié, avant guerre, à la droite catholique, régionaliste et conservatrice. Après les journées de mai 1937, durant lesquelles les communistes staliniens tentèrent, en déclenchant des affrontements sanglants à Barcelone, de s’emparer des positions stratégiques occupées par les Anarchistes et par le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM, antistalinien), le gouvernement central annula le décret d’octobre 1936 sur les Collectivisations et prit directement en main la défense et la police en Catalogne. En août 1937, les mines et les industries métallurgiques passèrent sous contrôle exclusif de l’état. Au même moment, les troupes communistes, conduites par le général Lister, essayèrent de démanteler par la terreur les Collectivités en Aragon. Réduites et assiégées de toutes parts, elles survivront néanmoins jusqu’à l’arrivée des troupes franquistes. Au moment de l’entrée de ministres Anarchistes dans le gouvernement républicain, Kaminski s’interrogeait sur les risques de « l’éternelle trahison de l’esprit par la vie ». La victoire du général Franco coupa court à ces interrogations. Dans le camp des nationalistes, Franco est élu le 1er octobre 1936 « chef du gouvernement de l’état espagnol » par une junte qui, cherchant un successeur à Sanjurjo, mort dans un accident d’avion dès le début du soulèvement, le choisit notamment parce qu’il n’est pas trop marqué par ses affinités avec l’un ou l’autre des clans en présence. L’Espagne devient le lieu d’affrontement des grandes puissances et le terrain de manœuvre des grandes armées européennes. La dictature militaire née de la guerre reste marquée pendant des années par ses alliances, même si elle ne participe pas directement à la conflagration mondiale. La mort accidentelle de Mola donnera ensuite à Franco une pleine autorité. Aidé par l’Allemagne et l’Italie, il parvient à opérer en septembre 1936 la jonction des deux secteurs pris dès juillet par la rébellion, le sud de l’Andalousie et une partie du nord-ouest, séparant ainsi le Pays Basque du reste du territoire républicain. Échouant à

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prendre Madrid en 1936-1937, il conquiert le Pays Basque en octobre 1937. La guerre se concentre ensuite sur l’Aragon et la Catalogne. Barcelone tombe le 26 janvier 1939 et Madrid le 28 mars. La fin de la guerre est proclamée le 1er avril. Drapée de rouge et noir, l’Espagne Libertaire est entrée dans l’Histoire, rescapée des désillusions de ce siècle. Un jour, un Peuple sans dieu ni maître a fait des feux de joie avec les billets de banque. Leclerc dépoussière le commerce à papy Au sortir de la guerre, il y a des tickets de rationnement et de longues files d’attentes devant les magasins. Il y avait toutefois peu de clients en-dehors des rationnements car les prix étaient élevés pour que les commerçants survivent, même si il y avait moins de clients (mais ils étaient plus riche). Fils d’une famille nombreuse de la bourgeoisie catholique bretonne, Edouard Leclerc fut séminariste avant de s’orienter vers la deuxième mamelle de la famille : les affaires. Avec talent et audace. Sa règle du jeu est simple : vendre moins cher et limiter sa marge (10% juste pour faire tourner la boutique), donc il vend plus (de par son idéologie chrétienne, il préfère vendre 100 fois à 10 F que 10 fois à 100 F, histoire qu’un plus grand nombre en profite). Les paysans sont d’accord car les prix d’achat sont meilleurs (moins de marge du distributeur) et ils vendent en gros. Le phénomène Leclerc est né et révolutionne le monde de la consommation. Peu à peu se dégage l’image d’un homme d’action, profondément croyant, féroce en négociation, un visionnaire qui comprit qu’il fallait se grouper pour acheter moins cher, tout en formant un réseau d’indépendants. Quitte à octroyer gratuitement l’utilisation de son nom aux propriétaires des nouveaux supermarchés. Edouard Leclerc ne possédera d’ailleurs jamais plus de deux magasins et ne touchera aucun pourcentage sur le chiffre d’affaires du groupe. Edouard Leclerc, lui, a toujours mis en avant sa volonté de servir l’intérêt du consommateur. Un souci pour son prochain qu’il n’hésitait pas au début de sa carrière à revendiquer au nom de ses convictions

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religieuses. Sans hésiter à se comparer parfois à l’abbé Pierre de l’alimentation ! C’est la preuve que l’Anarchie Coopérative fonctionne, car l’humain n’est motivé que par son propre intérêt. Huit ans plus tard, son épicerie installée dans un hangar de Landerneau fait l’objet d’un reportage de Cinq Colonnes à la une. En 1961, 175 magasins portent son enseigne. Le système Leclerc fait des émules, mais soulève aussi la révolte. Car l’avènement de la grande distribution a marqué aussi pour beaucoup la fin du petit commerce. La fronde des petits commerçants menée par Pierre Poujade aboutit au refus de certains fabricants d’approvisionner les centres Leclerc. Une grosse guerre des petits commerçants se met en place car les grandes surfaces bouleversent les règles économiques habituelles, où même les grands magasins sont touchés. Mais Edouard a su trouver l’appui des hommes politiques, notamment de De Gaulle qui veut moderniser la France. Une circulaire ministérielle interdira bientôt le refus de vente et la fixation d’un prix de vente minimum. C’est le début de la société de consommation car on favorise les grandes séries en automatisant les productions, vu que les prix sont bas et que les foyers ont de gros besoins d’équipement. Alors qu’auparavant la production était du quasi sur-mesure ou de petites séries, donc relativement chères. Avec les années 70 viennent les crises. La scission d’abord avec le directeur adjoint qui entraîne une partie des adhérents pour fonder Intermarché. Leclerc ne voulait pas privilégier l’appareil sur l’humain, donc de nombreux franchisés « communistes » d’Intermarché font scission pour centraliser la gestion (puis partager le bénéfice, du moins officiellement) et pour faire pression sur les fournisseurs. Leurs pressions sur les industriels ont pour but de faire baisser les prix pour avoir plus de marge. Comme d’habitude, les répercussions se feront sur les dindons de la farce, à savoir les agriculteurs qui verront leurs prix d’achats fortement amputés, avec le prétexte fallacieux de limiter l’inflation (alors qu’en fait c’est juste pour dégager d’avantage

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de marge). Groupement d’Indépendants, l’enseigne E. Leclerc est cogérée via des structures communes originales : * l’ACDlec, l’Association des centres distributeurs E. Leclerc, coprésidée par Edouard et Michel-Edouard Leclerc et en charge des grandes orientations du mouvement, définit la politique de l’enseigne et veille à son respect par chaque adhérent, notamment en matière de prix ; * le Galec, le Groupement d’achat des centres E. Leclerc, est l’outil commercial des centres E. Leclerc et négocie auprès de chaque fournisseur les conditions commerciales pour l’ensemble des magasins ; * les SCA, les centrales d’achat régionales, au nombre de seize, prennent le relais du Galec en négociant les achats au niveau régional, et assurent 60 % des approvisionnements des magasins, ainsi que le stockage, la répartition et le transport des marchandises ; * Lucie, l’Union des coopérateurs indépendants européens, est l’organe commercial de l’alliance E. Leclerc/Système U. Arrêtez de prendre les jeunes pour des cons, ils vont faire la Révolution Tout commence avec la Génération perdue (Lost Generation), un courant littéraire américain. Ce terme a été créé par Gertrude Stein pour décrire un groupe d’auteurs américains expatriés à Paris durant l’entredeux-guerres. Dans Paris est une fête (titre original : A Moveable Feast), Ernest Hemingway dévoile sous la forme d’une anecdote que le nom de « génération perdue » n’a aucune connotation tragique, au contraire de ce qui est souvent admis, même si tous ont vu et raconté la perte de transcendance d’une Amérique bouleversée par les mutations sociales et morales. Par la suite, de retour de la guerre (pour certains), un nouveau courant littéraire se créé, blasé par la vacuité du pseudo rêve américain (tu as posé ton arme, maintenant reprend une vie pépère). Le terme de Beat Generation fut employé pour la première fois en 1948 par Jack Kerouac pour décrire son cercle d’amis au romancier John Clellon Holmes (qui publiera plus tard le premier roman sur la Beat Generation,

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intitulé Go, en 1952, en même temps qu’un manifeste dans le New York Times : « This is the Beat Generation »). L’adjectif Beat (proposé par Herbert Huncke) avait initialement le sens de « fatigué », « ramolli », mais Kerouac y ajouta la connotation paradoxale de upbeat et beatific. Qualifier ce petit cercle d’aspirants écrivains, artistes, arnaqueurs et toxicomanes en tout genre de « génération » fut une façon de revendiquer leur importance, leur représentativité, et surtout le début d’un nouveau mouvement (sur les traces de la Génération perdue). C’était le genre de bravade qui n’aurait pu être qu’illusions de grandeur, mais l’histoire montre que la Beat Generation se permit d’être un véritable mouvement littéraire, social et culturel. Le nom précéda l’essence, renforçant la cristallisation des idées autour du concept. Les membres de la Beat Generation furent des nouveaux bohémiens qui s’engagèrent dans une créativité vigoureuse et Libertaire. Les écrivains Beat produisirent un corpus d’œuvres dominées par la spontanéité, un quasi-automatisme dans l’écriture, pour provoquer une prosodie Libre et rythmée. Les œuvres majeures de ces auteurs fondateurs sont Sur la route de Kerouac, Howl de Ginsberg et Le Festin nu de Burroughs. Le mot beatnik apparaît pour la première fois le 2 avril 1958 sous la plume de Herb Caen dans le journal San Francisco Chronicle. Le terme, forgé à partir du satellite russe Sputnik, était initialement péjoratif en cherchant à montrer que les Beats étaient une communauté de communistes illuminés. Le terme resta et devint l’emblème d’une génération de jeunes gens chevelus et débraillés. Les Beatniks rejetaient les tabous des squares (les personnes rigides qui ne profitent pas de la vie). Ils rejetaient la société organisée et corrompue et les valeurs traditionnelles; ils voulaient vivre simplement, à fond. Ils se Révoltaient contre le matérialisme, l’hypocrisie, l’uniformité, la superficialité. Ils voulaient créer une société de sentiments simples, sans préjugés. Ils étaient plutôt intellectuels, individualistes et aventuriers. Ils venaient plutôt des couches défavorisées du Peuple et militaient contre la pauvreté et la misère. Le mouvement hippie s’enracine ainsi dans une tradition américaine qui prend naissance avec le courant transcendantaliste (Thoreau,

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Emerson) et la poésie de Walt Whitman, que vont remettre au goût du jour les individualités solaires du groupe Beat (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, William S. Burroughs, Neal Cassady, Gary Snyder, Philip Whalen, Gregory Corso, Lawrence Ferlinghetti…). S’ils ne forment pas à proprement parler une école tant leur personnalité et leur œuvre diffèrent, les Beats sont l’expression première de la rupture avec la société de masse. Une vie « à la cool » faite de sexe, de musique et de route. Une évasion hors de l’Amérique post-nucléaire (après 1945) et consommatrice bien-pensante, principalement sous l’influence du Jazz et du mouvement surréaliste dont les membres ont trouvé refuge à New York pendant la guerre. Élève d’Alan Watts, introducteur de la pensée orientale à San Francisco, Gary Snyder, rejoint par Kerouac puis plus tard par Ginsberg, vont populariser la pratique de la méditation, et plus généralement du Tao et du bouddhisme zen. Reprenant ce flambeau culturel, principalement sous ces aspects si fortement dionysiaques, les hippies naissent du baby-boom (en 1965, 50% de la population américaine est âgée de moins de 25 ans), et de la découverte en 1943 dans le laboratoire suisse Sandoz d’une substance qui va rester légale jusqu’en 1967 : le LSD. L’esthétique psychédélique est directement liée aux visions provoquées par l’acide (autre nom du LSD). Dans le même registre que leurs prédécesseurs, les hippies (terme péjoratif inventé par les Beatniks pour se moquer de ces enfants de bourgeois, qui avaient honte de l’être, et se soignaient en profitant de la vie, par exemple en usant de drogues diverses ou en recherchant la spiritualité) avaient pour but un style de vie marginal, Communautaire ou nomade, renonçant au nationalisme corporatiste. Ceux-ci s’étaient opposés à la Guerre du Viêt Nam, avaient pour certains embrassé des aspects du bouddhisme, de l’hindouisme, et/ou de la culture religieuse américaine indigène, et étaient en désaccord avec les valeurs occidentales traditionnelles de la bourgeoisie. Ils virent dans l’autorité gouvernementale, le paternalisme et les mœurs qu’il prescrivait, l’industrie de corporation et les aspects sociaux traditionnels, autant d’éléments d’un establishment unifié auquel ils ne reconnaissaient aucune légitimité authentique.

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Le mouvement hippie, bien que peu structuré, portait en lui les germes d’un renouvellement inventif de la culture et du mode de vie des années d’après-guerre, qui, par la réussite même de ses buts matérialistes arrivait à un essoufflement particulièrement perceptible par la jeunesse. Dans différents domaines des idées nouvelles perçaient : l’Autogestion, l’écologie, le rejet des religions traditionnelles. Il faut noter que, durant les années soixante, en France, la majorité des jeunes étaient des yé-yé, c’est-à-dire qu’ils suivaient une certaine mode vestimentaire et musicale qui n’avait rien à voir avec les hippies. Par exemple, ils étaient fans de Sylvie Vartan, et pas de Janis Joplin. De même, ils n’arboraient pas de cheveux longs, mais plutôt des coupes courtes et originales. Bref, ils faisaient plutôt partie des jeunes « branchés », « dans le vent » (véritable origine du mot hippie, utilisé ensuite sous le vocable de hippe, synonyme de ce qui est tendance), alors que les hippies étaient contre le fait de suivre une mode. En France, dès 1957, le mouvement situationniste avait jeté les bases revendicatives de Mai 68. Héritier de dada et des surréalistes, ce mouvement exigeait une remise en question violente de la culture et voulait combattre toutes les formes d’aliénation de la vie quotidienne (peu avant Mai 68, certains éditorialistes titraient que la « France s’ennuie »). Dépassant le cadre culturel, le mouvement considérait que le prolétariat devait s’organiser en conseils ouvriers. L’abolition du travail, du salariat, du capital et de la marchandise devait annoncer des temps nouveaux. En France, le mouvement étudiant demandant une amélioration des conditions de vie des étudiants commence en novembre 1967. Ce mouvement rencontre peu d’écho. En 1968, le « mouvement du 22 mars », prenant le relais de la Contestation menée par de petits groupes tels les Anarchistes et les enragés de René Riesel, se fait connaître ce jour-là en occupant les locaux de l’université de Nanterre. L’une de ses principales revendications est le droit d’accès pour les garçons aux résidences universitaires des filles, en invoquant les mânes de Wilhelm Reich (1897-1957), un psychanalyste autrichien promoteur de la Libération sexuelle (la célèbre expression « Peace and Love », c’est à dire « Paix et Amour », signifie en d’autres termes : « Faites l’amour,

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pas la guerre! » ;elle devint l’emblème des hippies américains afin de choquer les puritains : finie la pudeur, bonjour le plaisir) !!! L’affaire génère un climat de méfiance entre les étudiants et l’administration universitaire. Une première grève classique de l’UNEF (Union nationale des étudiants de France) en novembre 1967 étant restée sans effet, différents groupuscules d’extrême-gauche au sein desquels apparaît un certain Daniel Cohn-Bendit entreprennent de harceler les professeurs et le doyen de la faculté de Nanterre. Ce jeune étudiant en sociologie (de parents français et allemand, de confession juive) devient le symbole de la remise en cause de l’autoritarisme. Les causes de ce mouvement sont diverses selon les analystes, mais toutes tournent autour de l’idée qu’une grande rigidité cloisonnait les relations humaines et les mœurs dans toute la société. Sur le plan sociologique, la dynamique de groupe s’est répandue pendant les années 1960 dans les formations des responsables de toutes les organisations et des entreprises. La mode est au débat. Mais les clivages sociaux sont encore extrêmement rigides. Le paternalisme autoritaire est omniprésent. On commence à ouvrir des lycées mixtes, mais beaucoup d’établissements scolaires sont encore réservés aux garçons ou aux filles (les filles ne sont pas autorisées à porter le pantalon). La France a autorisé l’usage de la pilule contraceptive dès 1967, mais elle est encore peu répandue et l’éducation n’a pas encore connu de réformes structurelles et le décalage est criant entre les aspirations d’une jeunesse et les cadres moraux qu’ils ressentent comme dépassés. Beaucoup de jeunes Français, prenant exemple sur leurs contemporains américains, méprisaient la plupart de leurs aînés, qu’ils fussent leurs parents (qui d’ailleurs n’appréciaient pas trop leurs goûts musicaux, leurs comportements ni leur look) ou certains politiciens, car ils n’étaient pas d’accord avec leurs idées capitalistes et traditionalistes. Les premiers à se Révolter faisaient en général partie de la classe bourgeoise (les fils d’ouvriers ne pensaient pas à cela). Leurs parents, qui avaient vécu la guerre, leurs donnaient tout (choses matérielles), sauf la Liberté. Les jeunes refusaient de devenir des adultes conformistes, autrement dit de « s’assagir » et de passer par certains rites, comme faire des études, travailler pour gagner un salaire, avoir

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une voiture, aller à l’armée, etc… Pour eux, tout cela faisait partie d’une société matérialiste qu’ils refusaient. Ils avaient envie d’être Indépendants, mais de manière alternative. Leur but était de remettre en cause toutes les valeurs sur lesquelles la société reposait depuis des décennies. Ils voulaient une société imaginative et plus Egalitaire. Leurs parents leur répétaient sans cesse les mêmes choses en croyant faire cela pour leur bien. En fait, c’était tout le contraire: à force d’obliger leurs enfants à être sages, raisonnables, modèles et à entrer dans le système, ceux-ci n’avaient qu’une seule envie, se Rebeller. Ils ne comprenaient pas l’acharnement de leurs aînés à vouloir toujours plus d’argent et de biens matériels. Eux, tous ce qu’ils demandaient, c’était profiter de leur jeunesse comme ils l’entendaient. Ce n’était pas forcément une preuve d’immaturité, mais plutôt une autre vision de la vie : « Cours camarade, ton vieux monde est derrière nous…». Au plan économique, on arrive bientôt à l’apogée des « Trente Glorieuses », années de reconstructions après la seconde guerre mondiale. La société de consommation s’est installée sans qu’on prenne vraiment conscience de toutes ses implications et des déséquilibres mondiaux qui se développent. Au plan politique, les Français viennent de découvrir le vote au suffrage universel pour élire le président de la république (1965) et les référendums pour que chacun donne son avis. La France vient de perdre ses colonies (défaite militaire en Indochine – futur Viêtnam – en 1954 après 8 ans d’un dur conflit, fin de la guerre d’Algérie en 1962 et perte de territoires en Afrique). Le climat international est accaparé par la guerre froide entre les tenants des modèles capitalistes et communistes (la troisième guerre mondiale, non officialisée mais bien réelle) et fait naître des idées anti-nucléaires. Ce contexte s’impose aux choix politiques dans tous les pays, carcan que les jeunes dénoncent face à leurs dirigeants, quel que soit leur système politique. On remarque notamment les comités Viêtnam, formés majoritairement de lycéens et étudiants dans les pays occidentaux, qui dénoncent « l’impérialisme américain » visible par la guerre du Viêtnam. Le caractère international de ces mouvements relativise les causes purement françaises. Ainsi les gardes rouges de la Révolution culturelle

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chinoise, depuis 1965, ont rendu perceptible l’idée que les jeunes pouvaient avoir un pouvoir politique dans la société et remettre en cause l’autorité des adultes et des pouvoirs. En avril 1968 ce sont les incidents qui opposent les étudiants allemands et les autorités qui font l’actualité de l’époque. Au plan religieux la France, encore très catholique, vient de suivre avec passion le Concile de Vatican II qui a profondément ébranlé le catholicisme et surtout les mouvements d’action catholique. En particulier les Scouts de France, représentant à l’époque une part non négligeable des jeunes chrétiens, ont modifié les rapports hiérarchiques dans leurs structures, remettant en cause à partir de 1964, un modèle de type militaire et introduisant la collégialité des décisions au sein des équipes. La guerre américaine du Viêtnam (1964-1975) va devenir le catalyseur global du « mouvement » : les doux hippies (américains) vont trouver là matière à réflexion politique. Les yippies naissent alors, avec presque les mêmes idées que leurs prédécesseurs beatniks, mais de manière plus engagée politiquement. Ils voulaient continuer le combat contre la société et ses injustices. Ils étaient pour la plupart des jeunes de Gauche actifs, dressés contre la guerre au Viêtnam et le racisme. On ne les trouvait qu’aux Etats-Unis, à la fin des années soixante. Ils établirent un discours Contestataire structuré dont les conséquences auront des répercussions pour longtemps : Pacifisme (le slogan Flower Power – le pouvoir des fleurs – était le symbole de la non-violence, autant que de la défonce naturelle – même si ils tournaient plus au LSD qu’à l’ergot de seigle, son pendant bio), écologie, Internationalisme… En France, le 22 mars 1968, suite à l’arrestation à Paris de six étudiants qui militaient contre la guerre du Viêtnam, 142 étudiants constituent un mouvement de soutien connu sous le nom de Mouvement du 22 mars. Les militants du mouvement occupent en soirée la salle du Conseil au sommet de la tour qui domine le campus de Nanterre. Ils commencent à parler politique et appellent à une journée de débats le 29 mars. En guise de riposte, le doyen ferme la faculté une première fois du 29 mars au 2 avril, mais sans réussir à empêcher l’organisation de plusieurs journées de débats politique parmi les étudiants.

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Plusieurs étudiants, parmi lesquels Daniel Cohn-Bendit, sont traduits pour Agitation devant le Conseil de l’Université de Paris, dont la Commission des affaires contentieuses et disciplinaires doit siéger le 6 mai. Le 1er mai, jour des travailleurs, une grande Manifestation de la Gauche de la république à Denfert-Rochereau signale l’état de Contestation estudiantine et sociale. La rumeur court que les « fafs » (mouvement France aux français) vont attaquer Nanterre le 2 mai. Ils ont fait venir des renforts de province. Dès la nuit, avec l’aide des membres des Comités Viêtnam de base accourus en foule, la Faculté est mise en état d’autodéfense. Tôt le matin, à la Sorbonne, Occident (mouvement fondé en avril 1964 par Pierre Sidos avec des étudiants, essentiellement parisiens, dont Patrick Devedjian – futur maire d’Antony et député des Hauts-de-Seine, conseiller politique et représentant de Nicolas Sarkozy –; Gérard Longuet – futur ministre de l’Industrie et président du Conseil régional de Lorraine –; Alain Madelin – futur ministre, député UDF, président de Démocratie libérale, puis député UMP –; William Abitbol – futur conseiller de Charles Pasqua –; Pierre-Philippe Pasqua – fils de Charles Pasqua, co-fondateur et vice-président du Service d’Action Civique, service de sécurité musclé à tendance paramilitaire du gaullisme, liée au Milieu et auteur de nombreux coups de main –; Claude Goasguen – futur député de Paris) met le feu au bureau de la Fédération générale des étudiants en lettres, la FGEL. Les pompiers accourent sur les lieux dans les minutes qui suivent et maîtrisent le feu. Sur le mur on découvre un cercle barré d’une croix celtique, l’insigne d’Occident. Personne n’a vu ces incendiaires, dont le feu, vite étouffé dans ce local, va tout embraser. En signe de protestation, les Groupes d’études de lettres (FGEL) annoncent un meeting le lendemain vendredi 3 mai, dans la cour de la Sorbonne : « Nous ne laisserons pas les étudiants fascistes maîtres du Quartier latin. » Mais ils prennent aussi la défense de CohnBendit : « Jamais les étudiants ne permettront que la répression policière s’abatte sur un des leurs par le biais d’un tribunal universitaire ».

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Dès le matin, la rumeur n’est plus mise en doute par personne (les preuves sont là, à la Sorbonne) et va déclencher la Révolte : le mouvement Occident, constitué de militants d’extrême droite et aidé pour l’occasion par d’anciens parachutistes, a fait savoir qu’il s’apprêtait, pour le lendemain, à attaquer Nanterre et à rétablir l’ordre. C’est le branle-bas de combat sur le campus : en prévision, on s’arme de gourdins, de boulons, on fabrique des cocktails Molotov et entasse des barres de fer. L’effectif du commando d’Occident, parachutistes compris, dépasse les 200 éléments. Le meeting qu’Occident compte tenir n’est qu’un prétexte pour en découdre et l’avertissement est pris au sérieux. Les Pro-chinois de l’UJCml se préparent donc à recevoir dignement leurs visiteurs et transforment la faculté en camps retranché avec occupation « stratégique » des toits, lance-pierres, catapultes géantes pour projectiles géants (en l’occurrence des tables !), cocktails Molotov, caillasses, etc. Des guetteurs casqués ont pris place sur le toit munis des caisses de boulons et de cailloux. Des tranchées creusées sur le campus sont prévues pour enrayer la progression de l’adversaire et bloquer ses voitures. Des contacts ont même été pris avec des ouvriers qui travaillent dans un chantier voisin, pour que, si le besoin s’en faisait sentir, ils appuient les étudiants avec leurs bulldozers ! Les étudiants de l’université de Pékin servent de modèles : ils ont déjà eu recours à cette stratégie de défense qui prévoit de faire du campus un camp retranché. On se passe de main en main un tract d’Occident : « Nous montrerons demain que nous sommes capables de nous opposer à la terreur rouge et de rétablir l’ordre avec les moyens qui s’imposent ». Finalement, Occident ne viendra pas, mais la police si. En fin de matinée, le doyen de Nanterre, M. Grappin, et le recteur Roche se rendent sur place pour constater la situation avec le directeur des enseignements supérieurs du ministère, M. Olmer. Ils sont inquiets. Grappin ne voit pas d’autre solution que de suspendre les cours, comme en mars. On est à quinze jours des examens, la faculté de Nanterre peut à la rigueur rester fermée jusque-là. Un tract des « 22 mars » lance le mot d’ordre : « Hors de Nanterre les ratonneurs ! Les commandos fascistes seront exterminés ». Un communiqué de l’UNEF et du Mouvement du 22 mars appelle à une

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manifestation le 6 mai à 10 h à la Sorbonne pour s’opposer à la répression engagée contre certains étudiants. Dans l’après-midi, 300 étudiants environ réquisitionnent le grand amphi de la faculté pour la projection de films sur la guerre du Viêt Nam et sur le Black Power. Devant la tournure prise par les évènements, le doyen Grappin, en accord avec le ministre Alain Pierrefitte et le recteur Roche, décide de suspendre les cours et les travaux pratiques à l’Université de Nanterre « jusqu’à nouvel ordre » à compter du lundi 6 mai à 9 heures. Le journal télévisé de 20 heures sur la première chaîne diffuse l’appel du doyen Grappin qui s’élève contre l’action de « petits groupes d’extrémistes ». Le départ pour l’Iran et l’Afghanistan du Premier ministre Georges Pompidou est également diffusé ce même soir. Le soulèvement des étudiants de Nanterre gagne le quartier Latin à Paris. En accord avec plusieurs organisations d’extrême gauche (la JCR d’Alain Krivine, la FER de Stephane Berg), le Mouvement d’action universitaire, l’UNEF et le Mouvement du 22 mars s’associent au meeting dans la cour de la Sorbonne pour protester à la fois contre l’incendie des locaux de la FGEL par le groupe d’extrême droite « Occident » et contre la comparution de Daniel Cohn-Bendit et de ses camarades devant le conseil de discipline de l’Université le 6 mai. Un trotskiste de la FER commence par invoquer la nécessaire alliance avec la classe ouvrière. Puis, un militant lit à haute voix l’éditorial de Georges Marchais dans L’Humanité : « Révolutionnaires [...] fils de grands bourgeois [...] [qui] rapidement mettront en veilleuse leur flamme Révolutionnaire pour aller diriger l’entreprise de papa et y exploiter les travailleurs » (avec quelques années d’avance, il avait pressenti la trahison idéologique des meneurs, qui allaient devenir ce qu’ils avaient rejeté). Ensuite, Cohn-Bendit, harangue le public : « Que la Sorbonne devienne un nouveau Nanterre ! », lance-t-il. Tout ce beau monde attend, en outre, de pied ferme les nationalistes qui, après la fermeture de Nanterre, ont promis de leur faire rendre gorge. Après la pause déjeuner, à nouveau, 300 étudiants se retrouvent dans

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la cour de la Sorbonne. Les orateurs s’y succèdent pour inviter à faire du lundi 6 mai, jour fixé pour la séance de la Commission, une grande journée de Protestation. Une heure se passe poussivement ; il faut que les services d’ordre de la Jeunesse communiste Révolutionnaire et de la FER occupent la scène en entonnant leurs hymnes guerriers et prolétariens pour que l’attention se maintienne. Des forces de police, sur requête du recteur soucieux d’assurer la « liberté des examens » quadrillent le quartier et se massent discrètement aux alentours de la Sorbonne. Tandis que la police s’apprête à pénétrer dans la Sorbonne, 45 enseignants de Nanterre se réunissent dans les locaux de leur faculté, désertée après la décision de suspendre les cours, afin de débattre du texte rappelant l’urgence d’une réforme universitaire, qu’Alain Touraine, Paul Ricoeur et Guy Michaud ont rendu public dans Le Monde du 2 mai. Soulignant que la perturbation des cours par l’extrême Gauche a été exagérée, ils estiment que l’Université et les universitaires sont, en partie, responsables de la vague de violence et d’Agitation. Vers 15h, deux cents militants d’extrême droite du mouvement Occident, armés de matraques, menacent de pénétrer dans la Sorbonne. À leur tête, on reconnaît Alain Madelin et à ses côtés le jeune Alain Robert. Le groupe arrive de la faculté de droit de la rue d’Assas. Ce dernier a battu le rappel des troupes qui passées par l’Observatoire arpentent maintenant le boulevard Saint-Michel et se dirigent vers la Sorbonne aux cris de « Communistes assassins », « Occident vaincra », « Tuons tous les communistes » et « Occident au pouvoir ». Dans la cour de la Sorbonne, une estafette essoufflée apporte la nouvelle. Des observateurs vont et viennent, des sentinelles prennent place aux portes de la Sorbonne, le camp retranché à nouveau s’organise dans les fausses nouvelles, les bruits alarmistes, la confusion. Prochinois de l’UJCml et trotskistes de la JCR sortent les casques de leurs sacs de plastique, on arrache des pieds de chaise, on ramasse des pierres dans un couloir en travaux. Un petit état de siège bruyant et fébrile s’empare de la Sorbonne, où la plupart des étudiants sont en cours ou bien passent sereinement l’agrégation dans l’amphithéâtre tout proche. Ces préparatifs stratégiques impressionnent le recteur Roche, qui craint la contagion nanterroise. Des responsables de l’UNEF, de la FER

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et de la JCR s’entretiennent avec le secrétaire général de l’Université, qui leur demande d’évacuer la Sorbonne. Les étudiants refusent. Roche commence alors par faire évacuer et fermer les amphithéâtres où l’on donne des cours, ce qui a pour effet de grossir la petite troupe qui transforme la cour en mini-camp retranché. Puis il appelle ses supérieurs. Tout d’abord, il discute avec le directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale. Tous conviennent que les conditions d’une intervention policière sont réunies. Couvert par ses supérieurs, Roche appelle alors la préfecture (Jean Paoli, directeur de cabinet de Maurice Grimaud), laquelle, réticente, demande une réquisition écrite pour intervenir. Ensuite, à la demande du recteur Jean Roche qui craint des affrontements violents entre étudiants de Gauche et de droite, les forces de l’ordre bloquent les entrées et sorties de la Sorbonne. Sont visibles dans la cour environ 150 jeunes gens dont une vingtaine sont casqués et munis de barres en bois provenant de tables et de chaises qu’ils ont brisées auparavant. Le secrétaire général de la Sorbonne, Bourjac, est séquestré dans son bureau jusqu’à ce qu’il accorde les clés des amphithéâtres. Des voitures de service, qui se trouvent dans la cour, sont déplacées pour former une barricade devant la voûte d’entrée, et les Nanterrois, avec des pioches, commencent à dépaver la cour pour édifier des barricades. Le groupe de militants d’Occident arrive rue des Écoles avant d’accélérer dans la foulée. Au même instant, un policier en civil revêtu d’un long manteau de cuir noir ordonne à ses policiers en tenue et casqués de charger le cortège, qui galope vers l’entrée de la Sorbonne et grimpe quelques marches avant de faire brusquement demi-tour. Ils s’éloignent, alors que les policiers qui les traquent ne semblent pas réellement chercher à les rattraper. Le commando d’extrême droite se désagrège et se disperse dans les rues avoisinantes. A 15 h 35, le commissaire du Ve arrondissement reçoit une missive explosive de quatre lignes qui va entraîner les premiers affrontements du Quartier latin : « Le recteur de l’académie de Paris, président du conseil de l’université, soussigné, requiert les forces de police de rétablir l’ordre à l’intérieur de la Sorbonne en expulsant les perturbateurs. » L’inattendu suscite l’étonnement des plus radicaux : la police va pénétrer dans la Sorbonne, alors que les bâtiments universitaires lui sont interdits (les

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lieux d’enseignement sont dotés d’une extraterritorialité qui suspend les fonctions répressives de l’état : l’affrontement entre les étudiants et le gouvernement aura, pour une large part, objet de litige les limites de la souveraineté de l’état face à une problématique purement universitaire). Les gardes mobiles bloquent les issues de la Sorbonne, la rue est évacuée. Une heure plus tard, le calme est revenu parmi les étudiants : il ne se passe rien. Un cri retentit : « Attention, ils arrivent ! » Le commandant Petit et ses hommes pénètrent en longue file dans la cour de la Sorbonne. Stupéfaits, les étudiants hésitent, discutent entre eux. Qu’ils se battent et ils prendront des coups sans espoir de s’échapper. Inutile et dangereux. Pendant ce temps, les quelques étudiants échappés par derrière cherchent des renforts dans le quartier Latin. L’afflux des forces de police, le bouclage de la rue de la Sorbonne et de la rue des Écoles ont attiré, en un clin d’œil, une petite foule. Ceux qui déambulent boulevard Saint-Michel, badauds ou militants arrivés en retard pour le meeting, s’arrêtent devant le spectacle. À 16 h 45, ils sont peut-être mille, mais, par un prompt renfort, ils seront plus de deux milles à 17 heures. Après quelques mots échangés avec le commissaire de police, les étudiants acceptent de sortir sans se défendre si la police les laisse filer. Les forces de l’ordre ne tiennent pas leur parole. Des gendarmes casqués et bâtons en mains font évacuer la Sorbonne. La routine policière veut que l’on contrôle l’identité des « Perturbateurs » désignés par le recteur. Ils sont trop nombreux pour qu’on puisse le faire sur place. Quelques 400 étudiants sont donc embarqués dans les cars qui attendent à l’extérieur. Un premier convoi (trois cars) d’étudiants arrêtés quitte la Sorbonne sans difficulté. Par manque de « paniers à salade », l’embarquement durera plus de trois heures. A 17h15 on compte trois mille personnes aux abords de la Sorbonne. Les incidents sérieux commencent à 17 h 15 place de la Sorbonne, lors du départ du second convoi. La place est dégagée à l’aide de grenades lacrymogènes. Des manifestants se regroupent boulevard Saint-Michel et appliquent une technique de harcèlement ponctuée de heurts sévères mais de courte durée envers les forces de l’ordre. Des cris s’élèvent, « Libérez nos camarades », « La Sorbonne aux étudiants », « Halte à la répression » et même « CRS SS » (« Compagnies de Répression

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Sanguinaire » crées en 1944 par le Régime de Vichy, formant un corps d’élite rompu aux techniques anti-Emeutes, pour mater les Rébellions face à la déroute nazie, et réorganisées en 1948 – après les Grèves de 1947 à la base du slogan ; en effectuant la surveillance et le blocage des manifestations, elles accomplissent la tâche du corps des gens d’armes, créé au Moyen Âge, à l’origine pour mater les Révoltes des pieds bleus – teinturiers dont elles récupèreront la couleur pour leurs uniformes) ; bientôt repris en chœur. La foule grandit, les cars de CRS ont du mal à se frayer un passage. Le préfet Grimaud est là en personne. La police reçoit l’ordre de « nettoyer » les abords. Pour dégager les deuxième et troisième cars de « détenus », secoués par la foule, et permettre le transbordement de certains d’entre eux, un pneu ayant été crevé par les manifestants, la police tire des grenades de gaz lacrymogène. Des manifestants, luttant contre l’asphyxie, brisent une grille d’arbre et descellent quelques pavés, les premiers. Cette fois tout commence de manière sérieuse. C’est ainsi que le conflit entre les étudiants et les autorités se déplace de la lointaine banlieue au cœur de la capitale. A 17h30 sur le boulevard Saint-Michel, devant le lycée Saint-Louis, un premier pavé fuse. Il fracasse la vitre d’un car de CRS et fend le crâne du brigadier Christian Brunet qui s’écroule. La réponse est immédiate. Les policiers chargent, repoussent les manifestants en matraquant tout sur leur passage. Les rangs des Contestataires grossissent. Tout le monde goûte à la répression, les manifestants, les passants, les étudiants, les clients des cafés, commerçants, touristes, riverains, ceux qui veulent s’interposer... Henri Dacier, qui allait au cinéma, est matraqué au sol devant son amie. Ils se joignent tous deux aux Emeutiers. Au coin de la rue de l’École de médecine, Claude Frèche, arrête sa 404 et demande ce qui se passe à un agent. Pour toute réponse, il reçoit deux coups de matraque et rejoint les manifestants. Un camionneur descend de son véhicule boulevard Saint-Michel et fait tournoyer la grande manivelle qu’il tient à la main. Les policiers reculent. Les policiers s’efforcent de repousser les manifestants sans cesse plus nombreux vers la place Saint-Michel et la Seine. Les arrestations se

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multiplient. Elles ont nécessité l’usage de grenades lacrymogènes. Pour la première fois, des jeunes occupent le pavé parisien et retrouvent les réflexes des Communards. Une explosion de violence qui stupéfie les policiers. A 20h00 le recteur Roche ordonne la fermeture de la Sorbonne et l’annexe de Censier, réservée au premier cycle, jusqu’au retour au calme. Le quartier Latin est en état de siège. Les manifestants se comptent par milliers. C’est une mini-guerilla urbaine qui commence. Le quartier Latin est un champ de bataille où s’affrontent des militants de Gauche organisés en petits groupes et des gardes mobiles souvent débordés. Henri Vacquin, ancien de l’UEC, voit un groupe de jeunes secouer un car de police comme un prunier : « Vous êtes fous !- Ta gueule, vieux con, t’es plus dans le coup ». Après de terribles combats, vers 21h00 l’Emeute est maîtrisée. Bien sûr, les leaders sont embarqués : Alain Krivine, dirigeant trotskiste de la Jeunesse communiste révolutionnaire, Jacques Sauvageot, nº 1 de l’UNEF, l’incontournable Daniel Cohn-Bendit et Henri Weber (aujourd’hui sénateur PS ; mais on trouve aussi Brice Lalonde, fiché comme président de la Fédération des groupes d’études de lettres) et José Rossi, futur ministre UDF d’Édouard Balladur, présenté comme « membre du bureau exécutif de l’Association nationale des jeunes du Centre démocrate » et le fils de l’écrivain gaulliste de gauche David Rousset, que de Gaulle avait reçu une semaine plus tôt en lui disant : « Il faut condamner le capitalisme, la société capitaliste. Il faut la condamner expressément. Il faut condamner le communisme totalitaire. Il faut trouver une voie nouvelle, la participation ». A 22h00, le SNE Sup se réunit rue Monsieur-le-Prince, où siègera pendant plusieurs semaines l’état-major de la Révolte. Le secrétaire général du SNE-Sup, Alain Geismar (29 ans, maître-assistant au laboratoire de physique de la rue d’Ulm) a lancé dans la soirée un mot d’ordre de Grève Générale dans l’enseignement supérieur. A 23h00, les étudiants arrêtés dans l’après-midi commencent à être relâchés dans les commissariats où ils ont été conduits pour des contrôles d’identité et où vingt-sept d’entre eux, trouvés porteurs d’armes prohibées, sont placés en garde à vue. A minuit, les meneurs étudiants, ceux dont l’arrestation a tout déclenché, sont Libérés.

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Deux heures plus tard, une première réunion des représentants de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), du Mouvement du 22 mars, de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR, Alain Krivine et Henri Weber), du Comité de liaison des étudiants révolutionnaires (Cler), du Mouvement d’action universitaire (MAU, Jean-Marcel-Bouguereau et Jean-Louis Péninou) et de l’Union de la jeunesse communiste marxiste-léniniste (UJCml, Robert Linhart) se tient dans les locaux de l’École Normale Supérieure pour décider de la riposte. Les pro-Chinois se désolidarisent très tôt, pour eux, le mouvement est piégé ; il faut l’arrêter, déserter le quartier Latin et chercher le contact avec le Peuple. La jeune organisation maoïste invite ses militants à se détourner d’un mouvement dont elle ne contrôle pas la direction et lance un appel à constituer des « comités de défense contre la répression » afin d’éviter l’encerclement des étudiants au quartier Latin. Sans eux, sont décidées deux manifestations pour le lundi 6, une le matin pour soutenir les étudiants qui passent en conseil de discipline, une le soir à Denfert-Rochereau à 18 h 30. Les manifestations reprennent ensuite à l’annonce de peines de prison pour les manifestants du 3 mai (jugés en comparution immédiate, les peines seront très lourdes, de l’aveu même de commissaires : l’état venait vraiment de prendre peur pour son ordre sur le déclin), pendant lesquelles commencent à fleurir les slogans Libertaires. Alors que la police interdit les abords de la Sorbonne (que les étudiants veulent rejoindre) et que les forces de l’ordre (dépassé car bourgeois) bloque le Quartier Latin (CRS, police parisienne, gendarmes et gardes mobiles, et même brigade spéciale d’intervention), la Manifestation du matin se déroule dans un calme relatif. Les policiers chargent par vagues successives, les Manifestants font chaque fois front, mettant des obstacles en travers de la chaussée, obligeant ainsi leurs poursuivants à marquer des temps d’arrêt dont ils profitent pour lancer des pavés. Dès 15h, les incidents éclatent vraiment : des étudiants tentent de remonter la rue Saint-Jacques pendant que la police les repousse (ou tente tant bien que mal devant la fougue de la jeunesse en Lutte). Les étudiants ne cessent de tourner autour du Quartier Latin, pour le

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reconquérir ou marquer leur territoire. On voit apparaître, encore plus nettement que le 3 mai, des velléités de barricades : voitures déplacées, grilles d’arbres arrachées, chaussé dépavée en partie. Mais pour l’instant ce sont des « barrages » plutôt que des barricades. La soirée et la nuit connaîtront les mêmes scènes que le vendredi (3 mai), à cette différence prêt que la police se fera de plus en plus violente (même si aucun coup de feu ne sera tiré durant toutes les journées de mai, alors que les crosses des fusils furent souvent utilisées contre les Insurgés) et les étudiants de plus en plus audacieux. C’est cette volonté d’attaque qui surprend les pouvoirs publics. Elle procède de la conscience que la Cause est juste, que la population ne la désapprouve pas, qu’ils n’ont rien à perdre, que cela ne peut pas durer, qu’à travers les Manifestations ils peuvent faire craquer cette société dans laquelle ils ne veulent pas entrer. Le mouvement s’étend en province : débats à Montpellier, Doléances Pacifiques à Aix-en-Provence, Grève totale à Clermont-Ferrand, affrontement avec les forces de l’ordre à Grenoble, appel à l’Union des étudiants, des ouvriers et des paysans à Nantes. Le lendemain, mardi 7, l’UNEF organise une manifestation à partir de 18h : elle sera Pacifique (pour bien montrer que la violence ne vient pas de jeunes cons mais plutôt des gardiens de la paix, sociale mais avant tout bourgeoise), zigzaguant au gré des barrages policiers à travers Paris (rive gauche, rive droite puis à nouveau rive gauche), comme à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un de mature à qui parler (sérieusement, pas en étant déconsidéré), en lançant des slogans tels que « nous sommes un groupuscule » (allusion aux mots de l’état pour qualifier un mouvement de masse qui le dépassait). Vers 22h, cette marée humaine de plus de 60 000 personnes, drapeau rouge et/ou noir en tête, chante l’Internationale (perceptible soit comme hymne communiste, soit plus sûrement comme chant Révolutionnaire en hommage à la Commune Libertaire de 1871) devant la tombe du soldat inconnu sous l’arc de triomphe. Auparavant, aucun cri, aucun geste hostile ne furent observés au passage devant l’assemblée nationale (qui n’était alors pour les étudiants qu’un monument de plus, un musée des vieilleries, kitsch à souhait). Passé minuit, des incidents se produiront rue de Rennes et boulevard

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Raspail (grand chimiste, ardent républicain, il se joignit au Peuple parisien Insurgé lors des journées d’Insurrection Révolutionnaire des Trois Glorieuses de 1830 ; au nom du prolétariat parisien en 1848, il ordonna au gouvernement provisoire du Printemps des Peuples de proclamer la république, déclarant que si cet ordre du Peuple n’était pas exécuté dans les deux heures, il reviendrait à la tête de 200 000 hommes; revenu d’exil après 1871, il demanda vainement l’amnistie des communards : comme quoi à un siècle de distance peu de choses changent). Au cours de ces accrochages, de ces opérations de harcèlement (car les quelques milliers d’irréductibles, jusque vers 3h du matin, harcèlent littéralement les forces de l’ordre), des cafés du boulevard du Montparnasse seront saccagées par des jets de grenades lacrymogènes. Encore une fois, des Citoyens innocents seront blessés, interpellés et brutalisés. Des lettres de lecteurs paraîtront dans divers journaux pour souligner les excès avec lesquels la police « nettoya » les abords du boulevard Raspail (preuve si il en était besoin que le pouvoir perdait non seulement la face, mais aussi la raison). Les journées du 7 et du 8 mai (mardi et mercredi) montrent clairement la prise de conscience de la teneur de ces évènements : le gros du corps enseignant, des étudiants, les partis politiques, les syndicats (timidement et hostilement) commencent à réfléchir, à prendre position et à faire des déclarations. Le président du SNE-Sup (syndicat des enseignants du supérieur), Alain Geismar, décide de soutenir les Manifestants. Les membres du Parti communiste et des organisations d’extrême Gauche sont d’abord pris de court (pour eux, la Révolution est censée venir des ouvriers, et non des étudiants ; de plus, les revendications du mouvement du 22 mars leur paraissent « puériles » et « petite-bourgeoises » et surtout « gauchistes »). Après un moment de flottement, ils essayent toutefois de gagner les ouvriers à cette « Révolte ». La CGT, pour sa part, ne les suit pas. Mais la base de ces organisations traditionnelles de Gauche dépasse leurs responsables (amorce de la crise de la représentativité, à tous les niveaux et dans toutes les organisations, gouvernementales ou non). Le 10 mai, les étudiants manifestent en masse pour exiger la

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« Libération » de la Sorbonne, toujours encerclée par la police en armes. En soirée ont lieu les premiers heurts entre la police et les manifestants. Les premières barricades sont édifiées au Quartier Latin (encerclant bientôt tout le périmètre de la Sorbonne), à l’aide de grilles d’arbres et de panneaux publicitaires notamment, des voitures en stationnement et des arbres sont renversées pour faire barrage. Les affrontements avec la police font plus de mille blessés des deux côtés. Le pays tout entier est bouleversé par les images qui apparaissent sur les écrans de télévision (au-delà des photos vendus après la Commune, c’est la première Révolution visionnée en « direct »). Mais l’opposition parlementaire ne sait sur quel pied danser et se montre hésitante, voire maladroite, face à ces événements qui consacrent la rupture entre la classe dirigeante et... ses enfants. Les centrales syndicales et les partis de gauche commencent à soutenir le mouvement estudiantin : ils appellent dès le lendemain, un samedi, à une journée de Grève Générale pour le lundi suivant, le 13 mai. La police est retirée du Quartier Latin. Le 13 des Manifestations Unitaires sont organisées à Paris et en province : ce sont les Manifestations Pacifiques les plus massives qu’on ait jamais connue, la Grève Générale étant largement suivie (contrairement à 1871, cette fois le pays, unanime, s’est levé). C’est la première fois qu’une Grève Générale paralyse un pays parvenu au stade de la société de consommation. Le défilé traverse Paris au milieu de la sympathie générale depuis la place de la République jusqu’à Denfert-Rochereau, puis au Champ de Mars. Chez les étudiants, l’ordre du jour est à la Solidarité entre les étudiants et les travailleurs. Le parti communiste dénonce les Manifestations étudiantes, où il voit une manipulation de l’extrême-Gauche. A la fin de la journée, la Sorbonne rouverte est occupée par les étudiants. Le chef de l’état, le général de Gaulle, en voyage officiel en Roumanie au début des événements, n’accorde initialement pas beaucoup d’attention à ces Manifestations. Il laisse son premier ministre Georges Pompidou s’en occuper. Celui-ci interrompt un autre voyage officiel en Afghanistan pour faire face à la situation. Il exige que les forces de police quittent la Sorbonne, afin de calmer la situation. On croit alors qu’il tergiverse et cède mais en réalité ce mouvement est

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tactique : il renverse les responsabilités sur les étudiants dont les excès perdraient alors justification au regard de l’opinion. De Gaulle reste à l’écart en se réservant la possibilité d’intervenir si besoin. De retour de Roumanie, le 19 mai 1968, à son arrivée d’avion, le général aurait dit : « Alors, ces étudiants, toujours la chienlit ! » « La récréation est terminée ?» « C’est le bordel partout ». Il déclare devant les responsables des forces de l’ordre : « les réformes oui, la chienlit non (le terme – utilisé par Zola dans l’Assommoir – se voulait un propos fleuri dans la langue du président de la république signifiant la profusion désordonnée des événements, associés à la signification première du mot, à savoir un masque de carnaval) ! ». Commence alors la plus grande Grève jamais vue en France (8 millions de grévistes). Des Grèves et occupations d’usine ont lieu jusqu’à mi-mai. Ce sont des Grèves spontanées, la première a lieu à l’usine Sud aviation de Nantes le 14 mai. Le 22 mai, 10 millions de salariés ne travaillent pas (en Grève ou empêchés de travailler). Les revendications sont à la fois traditionnelles (augmentation des salaires, meilleures conditions de travail) et nouvelles. Il s’agit en effet de revendications qualitatives (pour plus d’Autonomie, responsabilité du salarié, forme de cogestion des entreprises...). La Ve République, née dix ans plus tôt à la faveur du vrai-faux coup d’état d’Alger, vacille sur ses bases et l’on entend les cris de « Dix ans, ça suffit ! ». Une motion de censure déposée par la gauche est repoussée. La crise ne peut se dénouer par un changement de gouvernement. De Gaulle annonce un référendum, mal accueillit par l’opinion. De nouvelles barricades sont dressées dans la nuit du 24 au 25 mai. Au grand dam des étudiants, le lendemain, les syndicats vont négocier pour leur compte la sortie de crise sans se soucier de rejoindre dans son combat une jeunesse pour l’essentiel issue des classes privilégiées. Les accords de Grenelle sont négociés par les représentants du gouvernement Pompidou, des syndicats et des organisations patronales. Parmi les négociateurs figurait Jacques Chirac, alors jeune secrétaire

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d’état aux Affaires Sociales. Ces accords, signés le 27 mai, aboutissent essentiellement à une augmentation de 25 % du SMIC et de 10 % en moyenne des salaires réels, ainsi qu’à une baisse du temps de travail (44 h par semaine). Ils prévoient aussi la création de la section syndicale d’entreprise. Rejetés par la base des syndicats, ils ne résolvent pas immédiatement la crise sociale et la Grève continue. Le 27 mai 1968, la Gauche non communiste organise un grand rassemblement Contestataire au stade Charlety à Paris (encore une fois non homologué par la CGT, à la solde du parti communiste et donc de Moscou). Vendant quelque peu la peau de l’ours avant de l’avoir tué, un certain Michel Rocard se déclara prêt à servir la France et à assumer un pouvoir qu’il pensait déjà à prendre. L’opération, où quelques milliers de supporters jouèrent, en fait, les dindons de la farce, tenta vainement de multiplier encore plus les contacts avec les ouvriers, tout en ne croyant pas, à ce moment-là, que la violence serait une arme efficace. Le 28 mai François Mitterrand réclame un gouvernement provisoire. Le 29 mai la CGT organise une Manifestation qui demande un gouvernement populaire. Au plus fort de la Contestation, de Gaulle disparaît pendant plusieurs heures, à la surprise générale. Cela plonge la majorité dans un certain désarroi. Il va en fait consulter le général Massu en Allemagne afin de s’assurer du soutien de l’armée [briseuse de (G)rêve], voire (s’il n’est pas suivi) réfléchir sur son éventuel retrait de la vie politique. Le premier ministre Georges Pompidou propose de dissoudre l’assemblée nationale pour organiser de nouvelles élections législatives. Il estime avec justesse que le mouvement estudiantin, poursuivant la Grève en dépit de l’accession à ses revendications (plutôt surtout à celles des syndicats, non représentatifs de leur base, encore moins des attentes profondes des jeunes), s’est rendu impopulaire. Le 30 mai, le président s’étant ressaisi, annonce à la radio la dissolution de l’assemblée nationale. Le jour même, une énorme manifestation de la droite (de même ampleur que la manifestation contestatrice du 13 mai) remonte les Champs-Élysées en signe de soutien enthousiaste au régime gaulliste. Il provoque des élections qui verront le 30 juin le frisson rétrospectif

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amener à l’assemblée nationale une écrasante majorité de gaullistes de l’UDR (293 sièges sur 378) et mettront un terme à la crise politique. Révolution Pacifique et sans résultat tangible, Mai 68 marquera profondément les années 70 avec son idéologie Contestataire, tiersmondiste, anticapitaliste, anti-américaine et anti-productiviste. D’une manière générale Mai 68 marque l’ouverture brutale de la culture française au dialogue social et médiatique, qui s’infiltrera dans tous les rouages de la société et de l’intimité familiale, et une étape importante de prise de conscience de la mondialisation de la société moderne (après les guerres « mondiales ») et de la remise en cause du modèle occidental de la « société de consommation ». L’une des principales influences de la révolution de mai 68 se situe au niveau socioculturel. De nouvelles valeurs apparaissent. Elles sont notamment centrées autour de l’Autonomie, la primauté de la réalisation personnelle, la créativité, la pluridisciplinarité et la valorisation de l’Individu impliquant le refus des règles traditionnelles de la société et la remise en cause de l’autorité. La redéfinition de nouvelles règles se construit autour de l’idée d’Autogestion et du communautarisme. Le concept d’Autogestion sera concurrencé par celui de Cogestion qui sera cher à Edgar Faure dans sa réforme de l’enseignement qui suivra et d’une manière générale très en vogue dans les organisations politiques inquiètes de cette évolution jugée « Anarchique » (sans chef, mais tous ensembles). L’influence de Mai 68 est manifeste dans la pédagogie scolaire en France. De disciple, l’élève devient un sujet pouvant intervenir dans la pédagogie dont il est l’objet. La dimension de la parole libre, du débat, s’accroît. La discipline autoritaire fait place à la participation aux décisions. Les enseignants ont été parfois déstabilisés dans l’idée qu’ils se faisaient de leur métier. On critiquera ensuite cette évolution jugée souvent trop permissive. Elle a aussi été à l’origine de la participation des élèves et des parents aux conseils de classe et de la redéfinition des règlements scolaires dans les établissements dès juin 1968. La libération sexuelle est l’un des grands thèmes de Mai 68, corrélativement à l’arrivée des contraceptifs modernes. Le féminisme

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aussi se développe, avec son mouvement le plus radical, le MLF, et joue un grand rôle dans l’implosion du militantisme traditionnel au profit de thèmes féministes comme l’autorisation de l’avortement, la remise en cause de la répartition des tâches dans le couple, la « naissance sans violence ». On assiste à une désaffection des Français pour la sphère publique et politique et pour le militantisme en général. Ce sera sans doute le lit de la fin de la peur de la Gauche au pouvoir en 1981. La fin des années 1970 a été appelée par certains (comme Gilles Lipovetsky) « l’ère du vide ». L’élection de François Mitterrand en 1981, sur le thème très mai 68 « Changer la vie », apparut comme une flambée d’espoir ou une crise de panique catastrophique, selon les courants, dans cette évolution politique en France. Mais cette attitude désillusionnée sur la classe politique reprendra le dessus et est encore très présente de nos jours avec des prises de position critiques, mais une méfiance croissante visà-vis du militantisme politique. Les événements de mai 1968 marquent une division politique qui a des répercussions dans la société française. On situe parfois les personnalités politiques selon le « côté » des barricades où elles se situaient. Le qualificatif péjoratif de « Gauchiste », créé par Lénine en 1920 (« La maladie infantile du communisme »), entre alors dans le langage courant. La dénonciation des régimes communistes réformistes (l’Archipel du Goulag, le Cri des pierres) se confirme. Cette désillusion sur le communisme, juste après un engagement politique intense, notamment des maoïstes et de l’extrême Gauche qui apparurent un temps parmi les jeunes comme une alternative plus authentique, débouchera sur un pessimisme généralisé dans les milieux de Gauche, un autodénigrement systématique de tout ce qui a pu exister avant la Révolution de Mai. Mai 68 est le chant du cygne du conflit « droite-Gauche » qui n’existera plus que pour les partis politiques et les campagnes électorales. Le prodigieux effort de redressement économique de l’après-guerre touche à sa fin. Le chômage ne touche guère que 2% de la population active mais il n’en suscite pas moins une critique virulente du système

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capitaliste dans la gauche marxiste et dans la jeunesse étudiante. Dans ce domaine économique et social, le conflit de la société des montres « Lip », conduit par Charles Piaget du Syndicat CFDT, à Besançon en 1973, sera une illustration très médiatisée de cette évolution, avec une expérience de mise en œuvre de l’Autogestion de l’entreprise qui fera couler beaucoup d’encre. C’est aussi la période de la naissance de l’idée de « Halte à la croissance ? » (1972) titre d’une publication du Club de Rome fondé en 1968. Curieusement, si l’on en croit le magazine L’Expansion, le rythme annuel d’augmentation de la productivité « s’accrut » pendant les trois années qui suivirent Mai 68. Il est clair qu’avec la victoire des gaullistes élus par les conservateurs le 30 mai 1968 pour réprimer le mouvement de mai 68 et casser le mouvement, l’objectif politique n’allait pas dans le sens des revendications des manifestants contre qui les gaullistes s’étaient livrés à un bras de fer. Cette influence aura aussi des conséquences en 1973 dans des mouvements de remise en cause de l’armée et de la force de frappe nucléaire et d’une manière générale dans les mouvements écologiques (en 1967, l’échouage du pétrolier Torrey Canyon dans la Manche a révélé les dangers d’une croissance industrielle effrénée et lancé le mouvement écologique) et antimilitaristes (la lutte contre l’extension du camp militaire des jeunes paysans du Larzac, dont est issu José Bové, le courant de la Non-violence) et les fameuses ONG comme « Médecins Sans Frontières » (Bernard Kouchner), directement issus de la prise de conscience planétaire des mouvements de Mai 68. L’année brûlante 1968 traduit un tournant dans les mentalités, en France comme dans le reste du monde occidental. Il s’est amorcé quelques années plus tôt avec la minijupe, les seins nus sur la plage et la pilule; les Beatles, les yéyé et Salut les Copains. Derrière la libération des mœurs, l’inquiétude affleure... La violence que les états comme les bien-pensants ont cru devoir déchaîner contre ces mouvements (à la base Pacifiste mais devenu violent par la force des choses, de l’ « ordre » en danger) démontre que l’on ne touche pas impunément au pouvoir, même au sein des « démocraties » avancées. Si ce vaste mouvement international a échoué en grande partie à « changer le

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monde », force est de constater qu’il a, à jamais, entrouvert pour chaque individu le champ du possible. Pour toutes ces raisons et d’autres encore, en 1968, le monde entier bouillonne et frémit. L’offensive du Têt, en février 1968, au Viêt-Nam, constitue le moment le plus dur de la deuxième guerre d’Indochine. Elle relance dans tous les campus d’Occident les manifestations contre l’intervention des États-Unis dans cette guerre. En Tchécoslovaquie, Alexandre Dubcek a cru un moment qu’il était possible d’instaurer un « socialisme à visage humain ». Mais en août, les chars soviétiques mettent fin brutalement à sa tentative de Libéralisation du régime communiste. C’est la fin du Printemps de Prague. A Mexico, les Jeux Olympiques, ont été précédés par de sanglantes répressions policières. Ils donnent l’occasion à des athlètes noirs des États-Unis de signifier leur Révolte en levant le poing sur le podium. Les ghettos noirs des grandes villes américaines flambent. Viva L’Imagination au Pouvoir (slogan de mai 68, acronyme des montres LIP) En 1971, Fred Lip est débarqué par le conseil d’administration. Il est remplacé par Jacques Saint-Esprit. En 1973, LIP fabrique les premières montres à quartz françaises. Mais les difficultés s’accentuent : la concurrence américaine et japonaise met déjà l’entreprise en péril. Le 17 avril 1973, Jacques Saint-Esprit démissionne, Lip dépose le bilan. Au départ, en avril 1973, quand Lip annonce aux quelque 1 300 salariés que des licenciements vont intervenir dans l’entreprise d’horlogerie, le syndicaliste ouvrier Charles Piaget se montre hostile à la Grève. Il préfère que ses camarades freinent le rythme des machines et celui des mains ; mais « ils avaient tellement les cadences dans la peau que c’était pas possible de ralentir ». Ils arrêtèrent de travailler dix minutes par heure. Ainsi commença la longue aventure des « Lip » qui, comme souvent dans l’histoire des mouvements ouvriers, partit de revendications très « raisonnables » (ne pas perdre son travail à une époque où le chômage reste cependant modeste) et, chemin faisant, découvre que (presque) tout est possible. En mai 68, les étudiants des

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Beaux-Arts n’ont-ils pas imprimé des affiches où on lit : « Ton patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui » ? Justement, mai 1968, c’est hier en avril 1973. Lip, ce sera un peu cette histoire qui recommence, mais sur son versant ouvrier et Autogestionnaire. Dans les semaines qui suivent, l’usine Lip devient alors le théâtre d’une Grève qui va connaître une audience nationale et européenne. C’est le point de départ d’un conflit emblématique de l’après 68, qui va durer plusieurs années. Courant mai 1973, un comité d’action (CA), hérité du mouvement de Mai 68, se constitue. Le 12 juin, lors d’un comité d’entreprise extraordinaire, des ouvriers ouvrent la serviette de l’un des administrateurs, et découvrent les décisions de restructuration et de licenciements qu’on leur cachait. « 480 à larguer : la phrase a choqué. On n’était pas encore à une période où on larguait les hommes comme des bêtes ». Les administrateurs de l’entreprise sont séquestrés : on entend les monnayer pour des renseignements plus précis sur le sort de l’entreprise en difficulté. L’usine de Palente est occupée sur le champ. Dans le quartier de Palente, à Besançon, les cars de CRS encerclent l’usine. Puis c’est l’assaut, les portes défoncées : « Ça nous a choqués, nous qui avions été si attentifs au cours des Grèves précédentes à ne pas rayer un mur ». Les administrateurs sont libérés. Alors, parmi les ouvriers, l’un d’eux dit : et si on prenait les montres ? Soit, mais qu’en faire. Et est-ce un vol ? un péché ? (la tradition chrétienne imprègne la région). Plutôt maoïste, un ouvrier dominicain absout d’avance les « paroissiens de Palente ». Des voitures sont chargées de montres et partent « les planquer ». Mais les ouvriers ont garde d’oublier de s’emparer des fichiers et des plans, car ceux-ci ne doivent pas tomber entre les mains des concurrents de la marque horlogère. Que faire de toutes ces montres ? On décide de les vendre. La vente est un énorme succès, y compris sur les plages. En six semaines, le chiffre d’affaires ainsi réalisé correspond à 50 % du total d’une année ordinaire. « Le plus grand moment d’exaltation, se rappelle une ouvrière, ça a été notre paie sauvage. On a touché du doigt le fait que c’était possible. »

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Le 15 juin, une manifestation rassemble 12.000 personnes dans les rues de Besançon. Le 18 juin, une assemblée générale décide la remise en route de la production, sous contrôle des travailleurs, pour assurer « un salaire de survie ». La lutte des Lip est alors popularisée avec le slogan : C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie (c’est la base même de l’Autogestion). L’intersyndicale CGT-CFDT demande à la revue Les Cahiers de Mai de les aider à faire un journal de Grève : « Lip-Unité », qui participera à la médiatisation du mouvement. « Plus le vent soufflera fort, mieux ça vaudra », estime M. Piaget, délégué exemplaire d’une CFDT alors très militante et pleine d’imagination. « La réussite, résume M. Piaget, qui jamais ne succomba aux sirènes du pouvoir, c’est de ne plus avoir besoin des leaders. Leurs voix ne compte que pour un ». Le 2 Août, le Ministre du Développement industriel, Jean Charbonnel, nomme un médiateur : Henri Giraud. Le 11 août, début des négociations entre les syndicats, le Comité d’action et Henri Giraud. Le pouvoir fait évacuer l’usine, propose un nouveau plan, avec à la clé 159 licenciements. La majorité des ouvriers le refuse. Le 15 août, les gardes mobiles investissent l’usine (ils y resteront jusqu’en février 1974) et chassent les ouvriers. A l’annonce de cette nouvelle, de nombreuses entreprises de Besançon et de la région (d’origine de Proudhon, grand manitou de l’Anarchisme) se mettent en Grève et les ouvriers viennent en découdre avec les forces de l’ordre. Des syndicalistes s’interposent pour empêcher l’affrontement. Ceci n’empêchera pas des arrestations et des condamnations lors des manifestations qui se dérouleront les jours suivants. Le 29 septembre, une grande marche nationale sur Besançon est organisée. 100.000 personnes manifestent sous une pluie battante. Entre la CFDT et la CGT, les tensions s’amplifient. Le 15 octobre, le Premier Ministre Pierre Messmer, annonce : « Lip, c’est fini ! » C’est loin d’être le cas. En coulisse, quelques chefs d’entreprises « modernistes » du CNPF

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(patronat français : Antoine Riboud, Renaud Gillet et José Bidegain) s’activent pour trouver une solution. Et c’est finalement Claude Neuschwander, alors numéro deux du groupe Publicis et membre du PSU (Parti socialiste unifié), qui accepte de prendre les rênes de Lip. Le 29 janvier 1974, la délégation de Lip signe les accords de Dôle. La « Compagnie européenne d’horlogerie », dirigée par Neuschwander reprend alors les activités horlogerie de Lip. 850 ouvriers doivent être réembauchés. C’est la fin de la Grève. Au cours des 2 années qui suivront, la nouvelle équipe de direction doit faire face à des difficultés imprévues : des fournisseurs n’honorent pas les commandes passées (notamment l’état, ayant pris peur qu’une telle bravade démontrant que l’Autogestion fonctionne ne fasse tâche d’huile auprès d’autres entreprises), Renault (entreprise nationalisée) retire ses commandes, le tribunal de commerce demande à LIP d’honorer 6 millions de dettes de l’ancienne entreprise auprès des fournisseurs (contrairement à ce que stipulaient les accords de Dôle), le ministère de l’industrie supprime un versement promis : le robinet à capitaux se tarit d’un coup. Tout s’explique quand on sait qu’en mai 1974, Giscard d’Estaing a été élu à l’Elysée. Pour lui et pour son premier ministre Jacques Chirac, c’est surtout le second point qui pose problème, ce bras de fer remporté par les syndicats contre le chômage alors que les plans de licenciement essaiment un peu partout en France. Ministre de l’industrie en 1973, Jean Charbonnel confie que Giscard d’Estaing estimait, en substance : « Il faut les punir. Qu’ils soient chômeurs et qu’ils le restent. Ils vont véroler tout le corps social ». En somme, le patronat et le gouvernement Chirac auraient, délibérément, « assassiné Lip ». Claude Neuschwander démissionne le 8 février 1976 et la Compagnie européenne d’horlogerie dépose le bilan en avril 1976. Neuschwander en tirera plus tard la leçon que jusqu’à Lip, le capitalisme était dominé par l’entreprise. Après cela, la finance l’emporta. La mobilisation reprend. Le 5 mai, les Lip entament une nouvelle occupation de l’usine et relancent la production de montre. Libération

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titre « Lip, c’est reparti ! ». Face à l’absence de repreneurs, Lip est définitivement liquidée le 12 septembre 1977. Le 28 novembre 1977, après de longs débats, les Lip créent des Coopératives : Les Industries de Palente, des initiales qui sonnent toujours « LIP ». En 1984, la marque est rachetée par Kiplé. Mais le secteur se porte décidément mal. Six ans plus tard, Kiplé est en liquidation. Les crises pétrolières, avertissements à l’économie mondiale Le premier choc pétrolier s’est produit en 1973. L’Arabie saoudite réalise alors 21 % des exportations mondiales de brut. Le roi Fayçal, pourtant ami des Américains, déplore leur soutien inconditionnel à Israël qui met en danger les régimes arabes modérés, entre autre celui de Sadate en Egypte. Lors de la guerre du Kippour, Richard Nixon approvisionne en armement l’état hébreu réduit à la défensive, face à l’attaque égypto-syrienne ravitaillée par les Soviétiques. En réponse, les pays du Golfe augmentent unilatéralement, sans l’accord des compagnies, de 70 % le prix affiché du baril de brut. Le 17 octobre 1973, les représentants des pays arabes pétroliers (OPAEP), réunit à Koweït, mais pas l’Iran, décident une réduction mensuelle de 5% de la production pétrolière jusqu’à évacuation des territoires occupés et reconnaissance des droits des Palestiniens. Le 20 octobre, Fayçal décide un embargo total sur les livraisons destinées aux États-Unis, puis aux Pays-Bas. Le prix du baril sur le marché libre passe de 3$ à 18$ en quelques semaines. Fin décembre, les pays de l’OPEP réunifient le prix du baril à 11,65$. Entre le mois d’octobre 1973 et le mois de janvier 1974, le prix du baril du brut de référence qu’est l’Arabe léger, est quadruplé, passant de 2,32 USD à 9,00 USD. Dans ce prix, l’« état producteur » prélève, en 1973, 2,09 USD/baril et 8,7 USD/baril en janvier 1974 soit plus de 4 fois plus. Leurs revendications portent sur l’augmentation spectaculaire du prix du brut et plus précisément la quote-part de ce prix revenant aux « états producteurs », le contrôle absolu des niveaux de la production afin de maintenir un prix « artificiellement » élevé du brut, la participation

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croissante, de la part de ces pays, aux opérations de production entraînant la disparition progressive du brut revenant aux sociétés concessionnaires (dit « brut de concession ») au profit du brut qui revient à l’« état hôte » (dit « brut de participation ») La pénurie suscite une sorte de panique ; les prix poursuivent leur ascension vertigineuse : ils quadruplent à la suite des augmentations d’octobre et de décembre. Les pays consommateurs réagissent d’une manière désordonnée, cherchant à tirer leur épingle du jeu. L’Agence internationale de l’énergie (AIE), créée à cette occasion, n’est pas en mesure d’établir un certain ordre et ce sont les grandes compagnies elles-mêmes qui sont chargées de répartir le rationnement d’une manière égale en jouant sur les sources d’approvisionnement arabes et non arabes. Certains pays arabes souhaitent une nouvelle réduction de la production pour maintenir les prix à la hausse. Mais les États-Unis refusent cette perspective. Ils tentent de constituer un cartel international de consommateurs face à l’OPEP mais échouent en raison de l’opposition de la France. Pour s’opposer à toute diminution de la production, les États-Unis sont prêts à intervenir militairement dans la péninsule arabique pour prendre le contrôle des principaux champs pétrolifères. A défaut d’une intervention, ils sont disposés à faire de l’Iran le gendarme du Golfe persique. Après le VIe sommet arabe d’Alger (26-28 novembre 1973), les États-Unis doivent infléchir leur politique jugée trop favorable à Israël, tout comme l’Europe occidentale et le Japon. Le 18 mars 1974, Sadate obtient la levée de l’embargo mais les effets de la crise se feront sentir jusqu’en 1978. A peine cette crise passée, qu’une nouvelle voit le jour. Le 8 septembre 1978 ont lieu à Téhéran des Emeutes qui sont violemment réprimées. C’est le début de la période active de la révolution iranienne, qui s’achèvera par la fuite du Shah le 16 janvier 1979, et c’est donc aussi le début du deuxième choc pétrolier. Parallèlement, le 22 septembre 1980 commence la guerre Iran-Irak.

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Le prix du baril de pétrole atteint 39 dollars soit, en tenant compte de l’inflation, l’équivalent de 92,50 dollars de septembre 2005. À cette époque, l’arrêt des exportations iraniennes provoque presque instantanément l’annonce de nouvelles hausses de prix officiels, tout d’abord modérées. Avec tous ces bouleversements, les circuits de commercialisation du pétrole sont complètement désorganisés à l’échelle mondiale. Une psychose s’empare des pays consommateurs du monde entier et chacun tente à « tout prix » de reconstituer ses stocks. Certains gouvernements contingentent les consommations et d’autres, comme les États-Unis, allouent des subventions aux importations tandis que les « traders » profitent de la situation pour jouer la hausse sur les marchés « spot » (données de marché avec pour date de valeur l’instant présent), ceci malgré l’augmentation de la production saoudienne et la reprise partielle des exportations de bruts iraniens. Devant cet affolement des prix « spot » sur tous les marchés du monde entier, les prix «officiels» s’emballent à leur tour. C’est devenu une spirale ascendante de hausses de prix sans fin. Les hausses des « prix spot » qui, en principe sont « réversibles » entraînent des hausses qui sont « irréversibles » celles-là, des «prix officiels», à partir desquels se développent de nouvelles hausses de « prix spot » et ainsi de suite. Dans ce contexte, l’échelle de prix n’a plus aucun sens économique et n’a donc aucun rapport avec celle des valorisations véritables basée sur la qualité. Il en résulte que les résultats des sociétés de raffinage dépendent largement de leurs sources d’approvisionnement. Devant cette cherté, les pays consommateurs cherchent tout d’abord des économies d’énergie et ensuite d’autres sources d’énergie, ce qui entraîne un ralentissement très marqué de la consommation de l’or noir. Ce ralentissement de la consommation de la part des pays industrialisés à partir de 1980 devait fatalement entraîner un retournement de la conjoncture pétrolière, qui est devenue très nette à partir du printemps 1981. Ces nouveaux différentiels de prix mettaient définitivement un terme à la distorsion considérable et erratique imposée par les pays intransigeants et gourmands. C’est ainsi que se terminent les avantages

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de certaines sources d’approvisionnements aux détriments d’autres sources. Avec du recul, on voit que cette crise pétrolière a des conséquences considérables, non seulement pour les pays industrialisés, mais aussi pour les pays en voie de développement qui n’ont pas de ressources énergétiques propres. On constate pour les pays industrialisés un renchérissement du coût de l’énergie qui les oblige à investir prématurément dans certaines énergies de substitution, une mise en veilleuse des investissements hautement rentables dans d’autres branches de l’industrie, une politique plus ou moins déflationniste et protectionniste, chacun pour son compte, afin de limiter et contrebalancer le déséquilibre de leurs balances de paiements. Après la crise de 1973 mettant fin aux Trente Glorieuses, celle-ci lance les pays industrialisés dans une crise économique durable. Pour les pays en voie de développement, aux handicaps naturels qui sont déjà très difficiles à franchir, s’ajoute l’absence de ressource énergétique bon marché. Tous ces faits entraînent une « désoptimisation globale » de l’économie au niveau mondial pour de longues années et la freinent bien au-delà de ce qu’aurait, en toute hypothèse, exigé une gestion prévoyante des ressources énergétiques de la planète. Peu avant la chute du communisme, le capitalisme remontre ses caprices perturbateurs À la fin de 1979, le nouveau gouverneur de la banque centrale américaine, Paul Volcker, décide d’une violente remontée des taux d’intérêt pour combattre (avec succès) l’inflation. Le remède est sévère : pour une inflation moyenne de 13.5% en taux annuel en 1980, les taux d’intérêt à court terme montent jusqu’à 19%. Les taux d’intérêt réels atteignent des sommets sans précédent et, au prix d’une sévère récession, l’inflation disparaît : en 1983, elle n’est plus qu’à 3.2%. Ces taux d’intérêt réels provoquent un afflux de capitaux aux États-Unis, et le dollar s’apprécie pendant cinq ans, jusqu’à revenir, en mars 1985, au niveau qu’il avait lorsqu’il était, avant 1971, encore convertible en or. Compte tenu des déficits américains, cela est manifestement exagéré : Collectif des 12 Singes

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les pouvoirs publics ne peuvent plus s’abstenir de réagir. À l’Hôtel Plaza de New York, le 22 septembre 1985, les pays dits du G7 (moins le Canada et l’Italie) s’entendent publiquement pour intervenir sur le marché des changes et organiser un repli du dollar. 10 milliards de dollars sont ainsi dépensés, avec un effet immédiat et spectaculaire. En à peine quinze mois, le dollar efface tous ses gains par rapport au Deutschemark et, à la fin de 1986, il se retrouve à son plus bas niveau historique, celui de 1979. Désireux de stopper le mécanisme qu’ils ont mis en route mais dont la maîtrise maintenant leur échappe, les pays du G7 (moins l’Italie), signent alors à Paris le 22 février 1987 les Accords du Louvre, destinés cette fois-ci à mettre fin à la baisse du dollar. Seulement, l’économie américaine, dopée par cette dépréciation de près de 50% de sa devise, est en plein boom, les marchés d’actions s’envolent et ... les tensions inflationnistes deviennent inévitables, ce dont les gestionnaires de fonds sur le marché obligataire américain se préoccupent de plus en plus, car ces tensions entraîneront certainement la remontée des taux à court terme par la banque centrale américaine, la Fed. Au printemps 1987, les marchés obligataires du monde entier commencent à vivre les yeux rivés sur le déficit commercial américain. Chaque publication de données statistiques montrant un accroissement du déficit, ce qui accroît la pression à terme sur le dollar, donne lieu à une plongée des cours des emprunts d’état, c’est-à-dire une remontée de leurs taux. Si les gestionnaires obligataires sont un peu en avance sur le calendrier, ils n’ont absolument pas tort dans leur raisonnement, car le nouveau gouverneur de la Fed, Alan Greenspan, nommé le 11 août 1987, va effectivement, l’année suivante, remonter violemment les taux à court terme : de 6,50% à l’été 1988, ils passeront à 10,50% au printemps 1989. Les positions que les gestionnaires obligataires ont constituées, depuis 1984-85, à la baisse des taux d’intérêt sont néanmoins tellement importantes qu’ils doivent réduire celles-ci sans attendre, et ce d’autant

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plus que les taux remontent en annulant une partie grandissante des gains déjà engrangés. Le mouvement s’accélère pendant l’été puis, au cours du mois d’octobre, il s’emballe carrément et les marchés à terme sur taux d’intérêt deviennent complètement erratiques, étant plusieurs fois limit down puis limit up. Souvent, sur les marchés financiers, un système destiné à diminuer le risque contribue en fait à l’augmenter quand trop de gens l’utilisent. La portfolio insurance, grâce à son adoption massive, s’est ainsi transformée en machine infernale (il s’agissait d’adjoindre à un investissement en actions un put, c’est-à-dire une option de vente, sur les mêmes actions : le rendement sera, compte tenu du coût de la prime du put, moins important en cas de hausse ou de stagnation des marchés d’actions, mais en cas de baisse du marché, les effets de celle-ci seront stoppés net au niveau du prix d’exercice du put). Les marchés d’actions avaient dans un premier temps accueilli avec plaisir la hausse des taux d’intérêt à long terme, qui abondait dans leur sens et les confortait dans leur optimisme. En effet, cela indiquait que le marché obligataire partageait leur vision d’une économie en croissance. Néanmoins, à partir d’un certain niveau, les taux d’intérêt deviennent, à un horizon de plus en plus rapproché, un frein à l’investissement et à la croissance économique et, surtout, sont immédiatement incompatibles avec les niveaux de valorisation des actions. Pourquoi détenir des actions, actif risqué, alors que les emprunts d’état qui, eux ne présentent aucun risque en capital, ont un rendement supérieur ? C’est un peu comme si le marché obligataire, tel un personnage de dessin animé, avait brusquement retiré le sol sur lequel se tenait le marché des actions. Le vendredi 16 octobre le Dow Jones perd plus de 4% dans la journée et « casse » un support technique important. À la réouverture de la bourse le lundi, après le week-end, l’annonce d’un déficit commercial important des États-Unis et le relèvement des taux directeurs de la banque centrale allemande, la Bundesbank, causent un mouvement de panique. C’est le 19 octobre que le krach, devenu inévitable, arrive sur les marchés d’actions, très agités depuis la mi-août : l’indice Dow Jones de

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la Bourse de New York, sous la pression de la remontée des taux, perdit 22.6%, la plus importante baisse jamais enregistrée en un jour sur un marché d’actions. Ce mouvement se produit dans un volume tout à fait significatif : en 2 jours, le 19 et le 20 octobre, 600 millions d’actions auront été échangées (ce qui représente plus de 3 fois l’activité du mois de septembre de la même année). C’est le lundi noir, en référence au jeudi noir, du 24 octobre 1929, première journée du long krach de 1929 de la bourse de New York, qui fit entrer les États-Unis dans la Grande dépression. Cette chute est certes américaine à l’origine, mais mondiale dans ses effets. Contrairement à 1929, ce krach n’a pas été suivi d’une crise économique, car les taux à long terme s’effondreront dès le lendemain et les marchés d’actions regagneront progressivement le terrain perdu. Les Banques Centrales ont réagi à l’inverse de 1929. Menées par la Réserve fédérale des États-Unis, ou Fed, elles ont assuré publiquement, avec force, qu’elles effectueraient le refinancement d’urgence des banques et maisons de titres qui en feraient la demande, et ainsi écarté le risque systémique qui menaçait l’ensemble des marchés financiers. Parmi les conséquences de ce krach, on notera la mise en place de coupe-circuits, à la demande du Congrès américain, effectifs dès 1988, qui permettent de bloquer toute négociation sur des titres qui ont soit trop augmenté soit trop baissé. Ainsi, dans l’esprit des instigateurs de ces coupe-circuits, les crises de panique ou de frénésies boursières peuvent être mieux contenues. L’opinion des professionnels des marchés financiers est, elle, généralement radicalement opposée : toute interruption du marché ne sert qu’à augmenter l’inquiétude et donc la volatilité. Le 19 octobre 1987 a démontré aux ministres des finances du G7 qu’il était dangereux de vouloir bloquer un mouvement du dollar. Celuici, resté quasi immobile depuis février et les accords du Louvre, retrouve sa liberté à l’occasion du krach et de l’ajout de liquidités effectué par la Fed pour y remédier. Le 19 octobre 1987 montre de façon exemplaire l’interdépendance des trois principaux marchés financiers (changes, taux d’intérêt et

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actions) et comment un déséquilibre né sur l’un peut se propager aux autres. Pendant dix ans, il va continuer, en tendance, à se déprécier, contrairement aux accords signés solennellement le 22 février 1987, montrant en fait au grand jour la faiblesse des gouvernements face aux marchés. La chute du Mur, le début d’une nouvelle Histoire Pour les Allemands, le 9 novembre rappelle tout à la fois l’avènement de la république (1918), le pitoyable « putsch de la Brasserie » (1923), la sinistre « Nuit de Cristal » (1938) et l’heureuse chute du Mur en 1989 (soit 200 ans après la Révolution française, également centralisée et à tournure dictatoriale : Robespierre et Lénine/Staline, même combat). Cette nuit-là, devant les caméras du monde entier, de jeunes Allemands de l’Est et de l’Ouest brisent le Mur de la honte qui divise Berlin depuis le 13 août 1961. Les jeunes gens prennent de court les dirigeants des deux bords qui ne s’attendaient pas à un enchaînement aussi rapide des événements. Réceptifs à la politique de glasnost (transparence) initiée trois ans plus tôt par le dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev, les dirigeants hongrois ont été les premiers à soulever la chape de plomb communiste. Le 2 mai 1989, ils annoncent leur intention d’entrouvrir leur frontière avec l’Autriche. Des centaines d’Allemands de l’Est se précipitent alors en Hongrie dans l’espoir de bientôt passer à l’Ouest. En septembre, ils sont plusieurs milliers à s’enfuir de la sorte. En République Démocratique Allemande (RDA), à Leipzig puis dans les autres villes du pays, les opposants au communisme quittent le secret des temples luthériens et manifestent au grand jour. Le pouvoir vacille. Erich Honecker laisse la place à Egon Krenz. Mais rien n’arrête plus l’Histoire. Un million de manifestants à BerlinEst entraînent la démission collective du gouvernement communiste le 7 novembre. Collectif des 12 Singes

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Deux jours plus tard, Günter Schabowski, membre du bureau politique, annonce la décision du gouvernement de RDA vis-à-vis des Allemands de l’Est : « les voyages privés à destination de l’étranger peuvent désormais être demandés sans aucune condition particulière ». Quelques heures plus tard, les douaniers de Berlin ne parviennent plus à faire face à la demande et laissent simplement passer. Le soir même, à 22h15, des milliers de Berlinois massés près du Mur ouvrent un à un les postes frontière sous le nez des redoutables gardefrontières est-allemands, les « vopos ». En près de 30 ans, ces derniers ont tué 239 personnes qui tentaient de franchir le Mur. Cette fois, ils gardent l’arme au pied. Face à la politique d’ouverture engagée depuis 1986 par Mikhaïl Gorbatchev et à la désintégration de leur propre gouvernement, ils comprennent que leur temps est révolu. La chute du Mur (3,60 mètres de haut, 160 kilomètres de long et 300 miradors) met fin à cinquante ans de séparation et d’antagonismes entre les deux parties de l’Allemagne, la République Fédérale Allemande (RFA), sous influence occidentale, et la République Démocratique Allemande (RDA), sous domination soviétique. Les idéologies chavirent dans un enthousiasme débridé. Personne ne s’inquiète encore des lendemains difficiles de la réunification. Sans perdre de temps, le chancelier fédéral Helmut Kohl impose une unification monétaire puis politique des deux parties de l’Allemagne. L’unité est officielle le 3 octobre 1990. Ce jour est depuis lors fête nationale en Allemagne. En 1999, le chancelier Kohl laissera à son successeur l’honneur d’inaugurer l’installation des pouvoirs publics à Berlin, qui fut déjà la capitale de l’Allemagne de 1871 à 1945. 1989 apparaît a posteriori comme l’année clé de la fin du XXe siècle. La chute du Mur liquide les séquelles de la Seconde Guerre mondiale. Elle annonce en même temps la mort prochaine de l’URSS et du communisme. Le 3 novembre 1989 (6 jours avant la chute du Mur), dans une conférence de presse donnée en Allemagne, le président français Mitterrand (« socialiste » de droite manœuvrant à gauche) déclarait :

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« Je n’ai rien contre la réunification ». Mais, comme tout un chacun, il songeait alors à une réunification très progressive. Après la chute du Mur, François Mitterrand cache mal son irritation et ne donne aucun signe d’encouragement à son ami Helmut Kohl. Il craint que l’avènement d’une Allemagne unie et puissante au cœur de l’Europe ne marginalise la France. Début décembre, il rencontre Mikhaïl Gorbatchev à Kiev. Il échoue, semble-t-il, à le convaincre de freiner les ardeurs du chancelier ouestallemand. Le 19 décembre, comme si de rien n’était, le président français effectue auprès du gouvernement moribond de Berlin-Est un voyage officiel qui était prévu de longue date. Non content de cette maladresse, François Mitterrand exige du chancelier ouest-allemand, en préalable à la réunification, une reconnaissance formelle de la frontière germano-polonaise issue de la dernière guerre. Pour les Allemands de l’Ouest en général, et Helmut Kohl en particulier, cette attitude qui met en doute leur Pacifisme est ressentie comme une provocation. Ces nuages sur les relations franco-allemandes ne ralentissent en rien la course à la réunification. Ils témoignent simplement du décalage entre la réalité et la diplomatie française, qu’incarnent à ce moment-là François Mitterrand et son ministre Roland Dumas. Le président français, prenant acte plus tard du caractère inéluctable de la réunification, va négocier en contrepartie le sacrifice du deutsche Mark sur l’autel de l’union monétaire européenne. Ce projet débouchera sur la signature du traité de Maastricht le 7 février 1992. Cependant que s’écroulent les régimes communistes d’Europe les uns après les autres, au Kossovo, un certain Milosevic fait un discours retentissant devant une foule de Serbes en délire. De nouvelles guerres se préparent cette année-là, à l’insu de l’opinion mondiale, qui vont opposer des ethnies et des religions les unes aux autres.

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Chapitre IV

Le paradis terrestre, pas né des derniers Déluges • Moa : Mais tu sais, tout ce que j’ai pu te dire jusqu’ici sur notre nouveau monde merveilleux (mais imparfait car la perfection, surtout avec les humains, n’existe pas) n’est que l’aboutissement final de longues Luttes mais aussi d’expériences originales. • Esperanta : Ca me paraît assez clair qu’Utopia n’est pas sortie de nulle part ! Mais encore ? Y a-t-il eu des essais concluant qui s’en approchaient fortement ? • M : Oui bien sûr, mais ils furent plus ou moins de longues durées, selon les troubles que cela pouvait provoquer auprès d’ordres établis que ce genre d’exemple dérangeait, surtout car cela leur faisait de l’ombre et montrait que l’on n’avait pas un besoin vital des structures habituelles de domination et de pouvoir ! Tu veux que je t’explique un peu plus ce qu’il en fut ? • E : Ah oui, ça je veux bien, car tu m’as expliqué la naissance des dogmes, mais pas trop la vie avant, ni comment certains ont vécu autrement ! • M : En plus, tu verras, ça pourrait prêter à « sourire » (jaune) si il n’y avait pas eu autant de morts, de vies brisées et de civilisations rétrogradantes pour l’Humanité. • E : Hein ? Des civilisations comme la Mésopotamie (le berceau de la civilisation), l’Indus, l’Egypte ? Nous leur devons tout ! • M : Oui, mais elles furent rétrogradantes dans le sens où quand tu vois ce que des Esclaves, des exploités du système (où une ration de survie et deux mètres carrés suffisait comme subsistance), Collectif des 12 Singes

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arrivèrent à faire, imagines un peu si nous avions été Utopiens sans interruption (tout est, ou aurait du moins du être, dans l’évolution) à quel degré de Bien-Vivre et de Bonheur nous serions aujourd’hui. Et je ne te parle même pas de la pire catastrophe que l’Humanité ait connu, l’alliance néfaste de la religion institutionnalisée (pouvoir spirituel) et de l’autorité décisionnelle (pouvoir temporel). Ces deux là ont toujours tout fait pour maintenir les Humains dans l’ignorance, pour ainsi créer le besoin de gouvernance dans la compréhension de soi (la religion c’est l’opium du Peuple, disait Marx) et dans la vie avec les autres (soi-disant nous étions trop bêtes pour savoir nous organiser). Si il n’y avait pas eu d’Esclave, si tout le monde avait été également pourvu (non pas par les hasards de la vie, ça on n’y peut rien) en terme de facilité d’autonomie (une terre, une maison, des activités), si l’Humanité avait Collaboré et Mutualisé (plutôt que de jouer aux petits soldats et piller les autres)… E : On mettrait Paris en bouteille ! M : Aussi, c’est sûr qu’avec des si on pourrait refaire le monde, mais ce que je veux dire c’est que chacun (Libre, Egal et Frère) aurait alors d’autant Participé au Progrès (le vrai, l’utile et bénéfique, pas gadget) et à l’Emancipation Artistique, Intellectuel, Technologique de l’Humanité ! E : Vu sous cet angle je suis bien d’accord avec toi. M : Rien qu’entre l’Antiquité et la Renaissance, nous avons « perdu » milles ans (en terme de confort pour tous), exception faite des Arabes et Orientaux en général qui ont préservés et développés les connaissances des Grands Anciens. Malheureusement pour l’Occident, l’église de Rome a privé les populations de l’érudition, et du confort, préparation sine qua non pour accepter une vie de repentir (« bien fait pour nous » depuis qu’Eve a croqué le fruit de la connaissance du Bien et du Ma[â]l[e] et que les Humains furent chassés du Paradis pour atterrir dans la dure réalité) et approuver de dépendre d’autorités, tant religieuses pour le salut de notre âme (seuls les prêtres sachant comment rester, ou redevenir, pur dans se monde de brute - qu’ils entretiennent), que dirigeantes pour supporter de vivoter Collectif des 12 Singes


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avant (peut-être, seulement si l’on était resté bien sage, et encore) le Grand Pardon (de quoi ? d’avoir survécu comme on le pouvait dans ce monde sans foi ni loi ???). E : D’accord, j’ai compris, ne t’emballes pas trop Moa non plus. Et dis-moi alors comment c’était ! M : La Terre et l’Humanité, c’était mieux avant ! E : Je reconnais bien là la grand-mère à moustache, ok c’était nickel avant (dans tous les sens du terme, les pollutions de toutes sortes étant limitées), mais encore ? M : Pour commencer, de Homo Habilis à Homo Sapiens Sapiens, deux millions d’années d’évolution biologique et culturelle se sont écoulées. La calotte glacière avançait et reculait depuis 2,5 millions d’années : les instincts de survie et d’adaptation sont donc passés dans nos gènes car nous sommes les enfants de la glace. De nombreuses Révolutions Humaines primitives furent dues aux changements climatiques et donc environnementaux. Notre naissance en tant qu’Humain est d’ailleurs du au froid qui sévissait jusqu’à l’Afrique : les forêts devinrent alors des savanes car la glace éponge l’eau marine donc il y eu moins de pluie. Nos aïeux singes n’eurent plus d’arbre pour être protégés (car nous n’avons pas de grosses dents et nous sommes faibles par rapport aux autres animaux) : il nous fallait donc être plus réactif en nous adaptant (car nous étions à découvert et visible par tous) et en développant une véritable intelligence Collective de la peur des prédateurs mais du courage de la force du groupe. E : C’est sûr que face aux lions, guépards et autres carnassiers nous ne faisions pas le poids. M : Ni auprès de nos proies ! Il ne faut pas oublier que l’Humain était charognard avant d’avoir le courage et la force de chasser (utilisation de pierres). Lorsqu’il se nourrissait de viande, cela amenait beaucoup de protéines donc le cerveau commença à se développer. Celui-ci est proportionnellement 7 fois plus gros que d’autres mammifères, mais presque autant que le chimpanzé et les babouins (eux s’en servent surtout dans l’organisation de leur société et leurs rapports individuels). E : Oui, enfin, on n’a plus rien à voir avec eux non plus ! Collectif des 12 Singes

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• M : Que si ! Nous ne sommes pas des cousins éloignés des singes, nous sommes les derniers d’une grande famille, celle des singes sans queue. Bref, pour en revenir à nos modes de vie d’avant sédentarisation, quand il faisait chaud et qu’il y avait donc beaucoup de fruits et de gibiers, les hommes chassaient et les femmes cueillaient : il n’y avait pas de stock, car l’on n’en avait pas besoin pour des communautés réduites d’une trentaine d’individus, et cela fonctionna pendant 100 000 ans (certains le pratiquent encore aujourd’hui, les veinards). Le sauvage est un type qui ne saccage pas. Il prend dans la nature ce dont il a besoin. Lorsque le sauvage estime que ses besoins sont satisfaits, il s’arrête d’avoir une activité de production. Par conséquent, il ne va pas couper inutilement des branches d’arbres, ni flécher pour rien un gibier : c’est ce qu’on appelle être maître de ses besoins et Respectueux de la nature. • E : C’était l’Age d’Or cette époque : tu manges quand tu as faim, mais tu cueilles ou chasses juste ce qu’il te faut, après c’est la sieste pour digérer. • M : Et oui, la société primitive contrôlait absolument son milieu ! Mais elle ne le contrôlait pas pour construire le capitalisme, c’està-dire pour accumuler, pour produire au-delà des besoins, elle produisait jusqu’aux besoins et elle n’allait pas au-delà : c’était des sociétés sans surplus. • E : D’accord, chacun se débrouillait pour se nourrir et ça marchait plutôt bien. Mais quels étaient les rapports entre les individus ? Il y avait des obligations genre sur l’exemple, la nécessité de donner et de recevoir ? • M : La base était l’échange et la réciprocité ! Il y avait une obligation d’échanger, des biens ou des services, comme celle d’échanger les femmes pour respecter les règles matrimoniales (et d’abord la prohibition de l’inceste). Mais l’échange des biens qui se passait tous les jours, c’est celui de la nourriture principalement (d’ailleurs on ne voit pas très bien ce qui pourrait circuler d’autre). Quelles sont les personnes englobées dans ce réseau de circulation des biens ? Ce sont principalement les parents et la parenté, ce qui implique non seulement les

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consanguins mais aussi les alliés, les beaux-frères... En effet, c’est le réseau qui définit ce qu’on pourrait appeler les assurances sociales. Sur qui un individu d’une société primitive peut-il d’abord compter ? C’est sur sa parenté. La manière de montrer qu’on escompte, éventuellement, en cas de besoin, l’aide des parents et des alliés, c’est de leur offrir de la nourriture, c’est un circuit permanent de petits cadeaux. Ce n’est pas compliqué; il suffit d’envoyer porter une petite quantité d’aliment (quasiment symbolique, ça ne constitue pas un repas) à telles personnes. Ce sont presque toujours des parents ou des alliés, parce qu’on sait qu’eux-mêmes feront la même chose, on pourra compter sur ces gens là, en cas de besoin, de catastrophe... ce sont les assurances, la sécurité sociale. C’est une sécurité sociale qui n’est pas d’état, elle est de parenté. Mais il ne viendrait jamais à l’idée d’un sauvage d’offrir quoi que ce soit à quelqu’un dont il n’a rien à attendre. Ca ne lui viendrait pas même à l’esprit ! C’est pour cela que le champ des échanges est rabattu, pas exclusivement mais principalement, sur les réseaux d’alliance et de parenté. E : Mais comment chaque unité de production se socialisait avec les autres ? M : Les sociétés primitives étaient des sociétés indivisées (et pour cela, chacune se voulait totalité une) : société sans classes – pas de riches exploiteurs des pauvres –, sociétés sans division en dominants et dominés. Il n’y avait pas d’organe séparé du pouvoir. E : C’est-à-dire ? Il n’y avait pas de chef ? M : C’est même plus profond que ça ! Les sociétés primitives n’ont pas d’état parce qu’elles le refusent, parce qu’elles ne veulent pas de division du corps social en dominants et dominés. La politique des « Sauvages » (va savoir qui l’était le plus entre eux et les proto-Emancipés), c’est bien en effet de faire sans cesse obstacle à l’apparition d’un organe séparé du pouvoir, d’empêcher la rencontre d’avance fatale entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir. Dans la société primitive, il n’y a pas d’organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n’est pas séparé de la société, parce que c’est elle qui le détient, comme Collectif des 12 Singes

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totalité une, en vue de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l’apparition en son sein de l’inégalité entre maîtres et sujets, entre le chef et la tribu. Détenir le pouvoir, c’est l’exercer ; l’exercer, c’est dominer ceux sur qui il s’exerce : voilà très précisément ce dont ne voulaient pas les sociétés primordiales, voilà pourquoi les chefs y sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l’inégalité, refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu’à renoncer à cette Lutte, qu’à cesser d’endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission et sans la Libération desquelles ne saurait se comprendre l’irruption de la domination et de la servitude, elles savaient qu’elles y perdraient leur Liberté. E : Je comprends pas ton truc ! Comment pouvaient-ils avoir un chef sans pour autant qu’il abuse du pouvoir qui lui était donné ? M : Il n’y a pas de chef, c’est plutôt un leader d’opinion, quelqu’un que l’on écoute et que l’on Respecte. La chefferie n’est, dans la société primitive, que le lieu supposé, apparent du pouvoir. En réalité, c’est le corps social lui-même qui le détient et l’exerce comme unité indivisée. Ce pouvoir non séparé de la société s’exerce en un seul sens. Il anime un seul projet : maintenir dans l’indivision l’être de la société, empêcher que l’inégalité naturelle entre les Humains installe la division dans la société. Il s’ensuit que ce pouvoir s’exerce sur tout ce qui est susceptible d’aliéner la société, d’y introduire l’inégalité. Il s’exerce, entre autres, sur l’institution d’où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le leader est, dans la tribu, sous surveillance : la société veille à ne pas laisser le goût du prestige se transformer en désir de pouvoir. Si le désir de pouvoir du leader devient trop évident, la procédure mise en jeu est simple : on l’abandonne, voire même on le tue. Le spectre de la division hantait peut-être la société primitive, mais elle possédait les moyens de l’exorciser. E : Mais à quoi est-ce qu’il pouvait bien servir alors ce meneur, si il n’avait pas de pouvoir ? M : La particularité des sociétés primitives c’est que la chefferie Collectif des 12 Singes


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s’institue à l’extérieur de l’exercice du pouvoir politique. En réalité, que le leader primordial ne détienne pas le pouvoir de commander ne signifie pas pour autant qu’il ne sert à rien. Il est au contraire investi par la société d’un certain nombre de tâches et l’on pourrait à ce titre voir en lui une sorte de fonctionnaire (non rémunéré) de la société. Que fait un leader sans pouvoir ? Il est, pour l’essentiel, commis à prendre en charge et à assumer la volonté de la société d’apparaître comme une totalité une, c’est-àdire l’effort concerté, délibéré de la Communauté en vue d’affirmer sa spécificité, son Autonomie, son Indépendance par rapport aux autres communautés. E : C’est même pas un meneur à ce moment-là ! M : Non, en effet ! La société primitive code, c’est-à-dire contrôle, tient bien en main tous les flux, tous les organes. Elle tient bien en main ce qu’on pourrait appeler le flux du pouvoir; elle le tient en elle, elle ne le laisse pas sortir ; car si elle le laisse sortir, là, il y a conjonction entre leader et pouvoir ; et là, on est dans la figure minimale de l’état c’est-à-dire la première division de la société (entre celui qui commande et ceux qui obéissent). Cela elle ne le laisse pas faire ; la société primitive contrôle cet organe qui s’appelle la chefferie. E : C’est plutôt un bon petit gars que tout le monde aime bien alors ! M : Il va de soi que si la communauté le reconnaît comme leader (plutôt comme porte-parole) lorsqu’elle affirme son unité par rapport aux autres unités, elle le crédite d’un minimum de confiance garantie par les qualités qu’il déploie précisément au service de sa société. C’est ce que l’on nomme le prestige, très généralement confondu, à tort bien entendu, avec le pouvoir. Evidemment, au sein de sa propre société, l’opinion du leader, étayée par le prestige dont il jouit, était entendue avec plus de considération que celle des autres individus. Mais l’attention particulière dont on honore (pas toujours d’ailleurs) la parole du leader ne va jamais jusqu’à la laisser se transformer en parole de commandement, en discours de pouvoir : le point de vue du leader ne sera écouté qu’autant qu’il exprime le point de vue de la Collectif des 12 Singes

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société comme totalité une. Il en résulte que non seulement le meneur ne formule pas d’ordres, dont il sait d’avance que personne n’y obéirait, mais qu’il ne peut même pas (c’est-à-dire qu’il n’en détient pas le pouvoir) arbitrer lorsque se présente par exemple un conflit entre deux Individus ou deux familles. Il tentera non pas de régler le litige au nom d’une loi absente dont il serait l’organe, mais de l’apaiser en faisant appel, au sens propre, aux bons sentiments des parties opposées, en se référant sans cesse à la tradition de bonne entente léguée, depuis toujours, par les ancêtres. De la bouche du leader jaillissent non pas les mots qui sanctionneraient la relation de commandement-obéissance, mais le discours de la société elle-même sur elle-même, discours au travers duquel elle se proclame elle-même communauté indivisée avec la volonté de persévérer en cet être indivisé. E : Mouais, en fait c’était un beau parleur, voila tout ! M : Tout juste ! Je dirais même qu’il était entre le crieur public et le vendeur à la sauvette ! E : Hein ? Un blablateur ? M : On ne peut pas être reconnu comme leader si l’on n’est pas un bon orateur. La Communauté, qui reconnaît untel comme son leader, le piège dans le langage. Elle piège le leader dans le langage, dans les discours et les mots qu’il prononce. Il ne s’agit pas simplement du plaisir d’entendre un beau discours. Mais à un niveau plus profond et naturellement peu conscient, cela relève de la philosophie politique qui est impliquée dans le fonctionnement même de la société primitive. Le leader, le chef, c’est-à-dire celui qui pourrait être le détenteur du pouvoir, le commandant, celui qui donne des ordres, il ne peut pas le devenir, parce qu’il est piégé dans le langage, piégé au sens où son obligation, c’est de parler. Tant que le leader est dans le discours et dans ce qu’on pourrait appeler un « discours édifiant », qui est un discours qui pousse à la réflexion et non directement à l’action, il n’a pas le pouvoir ! E : Je suis un peu perdue, c’est difficile d’imaginer comment ça pouvait fonctionner. M : Une société qui n’aurait pas de leader, de type qui parle, Collectif des 12 Singes


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serait incomplète, au sens où il faut que la figure du pouvoir possible (c’est-à-dire ce que la société veut empêcher), le lieu du pouvoir, ne soit pas perdu. Il faut que ce lieu soit défini. Il faut quelqu’un dont on puisse dire : « Voilà, le leader c’est lui, et c’est précisément lui qu’on empêchera d’être le chef ». Si on ne peut pas s’adresser à lui pour lui demander des choses, s’il n’y a pas cette figure-là qui occupe ce lieu du pouvoir possible, on ne peut pas empêcher que ce pouvoir devienne réel. Pour empêcher que ce pouvoir devienne réel, il faut piéger ce lieu, il faut y mettre quelqu’un, et ce quelqu’un c’est le leader. Quand il est leader, on lui dit : « A partir de maintenant, tu es celui qui va être le porteparole, celui qui va faire des discours, celui qui va remplir correctement son obligation de générosité, tu vas travailler un peu plus que les autres, tu vas être celui qui est au service de la Communauté ». S’il n’y avait pas ce lieu-là, le lieu de l’apparente négation de la société primitive en tant que société sans pouvoir, elle serait incomplète. • E : En fait, quand le lieu du pouvoir est occupé, quand l’espace de la chefferie est rempli, il n’y a pas d’erreur possible, la société ne se trompera pas sur ce dont elle doit se méfier, puisque c’est là devant elle ? • M : Exactement ! Le danger visible, perceptible, est facile à conjurer, puisqu’on l’a sous les yeux. Quand la place est vide (et elle ne l’est jamais très longtemps), n’importe quoi est possible. Si la société primitive fonctionne comme machine anti-pouvoir, elle fonctionnera d’autant mieux que le lieu du pouvoir possible est occupé. Donc, au-delà des fonctions quotidiennes que remplit le leader, qui sont ses fonctions presque professionnelles (faire des discours, servir de porte-parole dans les relations avec les autres groupes, organiser des fêtes, lancer des invitations), il y a une fonction structurale, au sens où cela fait partie de la structure même de la machine sociale, qui est qu’il faut que ce lieu-là existe et soit occupé, pour que la société comme machine contre l’état ait constamment sous les yeux le lieu à partir duquel sa destruction est possible : c’est le lieu de la chefferie, du pouvoir, qu’elle a à rendre inexistant (et elle y réussit parfaitement). Collectif des 12 Singes

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Preuve ultime s’il en est, dès que les Primordiaux sentent que le groupe devient trop grand et donc plus difficile à gérer, il se scinde pour alléger la structure de la chefferie et limiter les tensions dues au nombre, autant que cela permet de développer de nouveaux territoires et créer de nouvelles opportunités. E : Et dans notre triste monde tragique et réel, un peu plus d’actualité, tu as aussi des exemples ? M : Je peux déjà te citer le cas de l’Indus, une civilisation très avancée, technologiquement et humainement ! E : Vas-y oui, ce qui concerne les Indes m’intéresse toujours ! M : La qualité des techniques artisanales, révélatrices du raffinement de la civilisation de l’Indus, va permettre de développer, dès le VIIe millénaire, un réseau d’échanges de plus en plus important, favorisant l’enrichissement et l’épanouissement des grands centres urbains de Harappa et Mohenjo Daro. Au IIIe millénaire, le commerce est très actif dans la vallée de l’Indus et s’effectue sur de longues distances. Pour parvenir à échanger leurs produits à une échelle internationale, les commerçants de la vallée de l’Indus développent la navigation fluviale sur l’Indus et maritime sur la mer d’Oman. Les transactions se font sur le cuivre, l’étain, l’argent, les pierres semi-précieuses (les lapis-lazuli et les turquoises) et bien d’autres matériaux. Dans les cités, de nombreuses boutiques et entrepôts, dans lesquels on a retrouvé des poids en calcaire poli ou en stéatite, attestent de l’importance de cette activité. Et en Mésopotamie, il n’est pas rare de trouver des objets originaires de l’Indus. La diffusion sur un vaste territoire de l’artisanat de l’Indus, notamment en Afghanistan et en Iran, a mis en évidence l’habileté de ses artisans. Leur art s’exprime dans la fabrication d’une céramique peinte d’une grande finesse ; le travail du métal, surtout le cuivre, pour concevoir des armes (uniquement de défense); mais aussi des miroirs, des rasoirs, des pots à fard et divers récipients. Mais le plus spectaculaire reste, sans aucun doute, les prouesses des tailleurs de pierre et des orfèvres qui fabriquent des parures en or, sur lesquelles sont montées des lapis-lazuli, des turquoises, des cornalines et de l’ivoire. Collectif des 12 Singes


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• E : Jusqu’ici, il n’y a rien d’extraordinaire, ça à l’air d’être une civilisation comme les autres. • M : Presque, sauf que c’était une culture extrêmement raffinée, avec des objets d’une grande finesse : ici, un peigne en ivoire ; là, un miroir ; plus loin, un diadème de bronze ; plus loin encore, des bracelets en faïence. Les hommes et les femmes qui vivaient là accordaient apparemment une importance majeure à la beauté et aux soins du corps. Surtout, les citadins de l’Indus avaient découverts bien avant nous la civilisation des loisirs. Les artisans des villes produisaient en grande quantité des figurines en pierre, des jeux et des jouets (spirale où l’on doit guider une boule vers le centre, comme un labyrinthe). Le cuivre et le bronze étaient également utilisés, ainsi que les pierres précieuses ou des coquillages. Cette tradition locale a été source d’inspiration partout dans le monde. • E : Effectivement, comme quoi on peut faire du business (en tout cas des échanges) sans perdre sa vie à la gagner, mais en s’amusant. • M : Mais attention ! Là-bas ce sont les femmes qui tiennent les cordons de la bourse (comme finalement partout) mais surtout qui gèrent le commerce. La civilisation de l’Indus (et plus loin des oasis, entre le Pakistan et l’Afghanistan) est basée sur le matriarcat, le pouvoir est aux femmes. Contrairement à quasiment toutes les autres civilisations de l’époque, dont les leaders fascinés par les biens de prestige sont devenus des chefs avides de trésors, il n’y a pas de monarchie, le pouvoir est entre les mains des marchands. On y pratique plutôt un véritable culte à la beauté, avec des soins et du maquillage et des objets précieux en ivoire et or. On y porte des amulettes figurant un aigle (animal céleste représentant la spiritualité et les dieux) ainsi qu’un serpent (animal terrestre représentant le matérialisme, la vie et la fertilité), que l’on retrouve aussi en Elam et en Mésopotamie. C’est une civilisation d’agriculture et de commerce, pas de conquête. La preuve en est qu’on ne trouva aucune arme (d’attaque) sur place, mais que des jouets abandonnés par des enfants. Ce peuple avait la réputation d’être sociable et peu agressif. Collectif des 12 Singes

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• E : Vraiment très intéressant tout ça ! • M : Bien sûr, je ne peux pas ne pas évoquer la Démocratie athénienne, la seule qui mérite vraiment ce titre ! A Athènes, la religion jouait un rôle prépondérant dans la vie quotidienne. Au cœur de l’Athènes Démocratique, il n’y avait pas de prêtres. Les Athéniens s’adressaient directement à leurs dieux. Le Parthénon qui surplombe toute la ville en est la preuve. Des artisans venus de toute la Grèce ont travaillé à sa construction, mais également des milliers d’esclaves. Sur les chantiers, ils étaient tous Egaux et recevaient le même salaire. Mais dans la Démocratie athénienne, c’était loin d’être le cas : à Athènes, seul un homme né Libre pouvait prétendre à des Droits civiques. Esclaves et étrangers étaient exclus de toute participation politique (les métèques, c’està-dire les étrangers venus des autres cités [du grec meto, qui a changé, et oikos, maison], doivent avoir un Citoyen athénien comme répondant d’eux et se trouvent alors sous la protection de l’état). De même que les femmes. • E : Sacrés misogynes ces Grecs ! Et les mâles alors ? • M : À la base de la Démocratie athénienne, figurent les Citoyens. C’est l’ensemble des hommes Libres de plus de 18 ans qui sont nés de père et mère athéniens et ont fait un service militaire de deux ans (l’éphébie). Ils ont seuls le droit de Participer au culte public, de siéger aux assemblées et d’y prendre la parole, de voter, d’être magistrat, de contracter un mariage légal, de posséder des immeubles. En contrepartie, ils doivent avoir fait leur service militaire, payer l’impôt et remplir bénévolement certaines charges publiques. • E : Mais d’où ça sort ce système ? puisque le peu que je me souvienne de mes cours d’Histoire, c’est bien que la monarchie (voire l’aristocratie, le pouvoir aux mains des seuls nobles, lignées de grands guerriers ayant été récompensés en terres que d’autres travaillent pour eux) était seule maîtresse en ses pays ! • M : Au -VIe siècle les cités du monde grec furent confrontées à une grave crise politique, résultant de deux phénomènes concomitants. D’une part l’esclavage pour dette (touchant principalement les paysans non propriétaires terriens), fit croître

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entre les Citoyens l’inégalité politique, la liant à l’inégalité sociale: le commerce se développant, la concurrence fit des ravages. La Grande-grèce fait concurrence aux paysans grecs, car elle peut produire des céréales peu chères (terrain mieux adapté pour l’agriculture, plaines plates..). Les paysans grecs travaillent mais ils ne peuvent gagner assez pour vivre. Ainsi ils s’endettent, finissent par être expropriés et deviennent des esclaves. Dans les villes, cette main-d’œuvre servile fait concurrence aux artisans ce qui déclenche également une vague de chômage. E : Comme tu aimes si bien à me le montrer, le monde moderne n’a rien inventé en terme de tensions sociales ! M : Malheureusement non, mais encore une fois, ce qui est navrant c’est qu’on n’a pas (jusqu’à Utopia du moins) tiré les enseignements des leçons du passé puisque bien évidemment, les mêmes causes ont les mêmes effets. D’autre part le développement de la monnaie et des échanges commerciaux fit émerger les artisans et armateurs qui formèrent une nouvelle classe sociale aisée, revendiquant la fin du monopole des nobles sur la sphère politique (tout comme au Moyen-Age avec le début des Communes contre les fiefs féodaux). Ces graves crises sociales sont suivies par des Révolutions. Les oligarques répriment ces Révolutions par des exécutions et des exils. E : Pff, comme d’hab la seule solution aux problèmes structurels entre riches/puissants et dominés (qui pouvaient aussi être riches) fut d’extirper la force de la vapeur sans toucher au feu qui couvait sous la cocote minute et qui donc se rechargerait vite ! M : Presque ! Pour répondre à cette double crise, de nombreuses cités modifièrent radicalement leur organisation politique. À Athènes un ensemble de réformes furent prises, ce qui amorça un processus débouchant au -Ve siècle sur l’apparition d’un régime politique inédit : la Démocratie. E : Pour une fois, les vraies réponses (celles courageuses en discutant et en remettant à plat les bases mêmes de la défiance/déchéance civilisationnelle) ne naquirent pas d’insurrections populaires mais de l’engagement de politiciens pour assurer l’unité de la cité ? Collectif des 12 Singes

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• M : Et oui comme quoi ! Mais faut pas se leurrer, ce n’était pas un geste gratuit, de bonté, envers le Peuple : il s’agissait plus cyniquement pour les nobles de diluer le pouvoir avec le concours du Peuple pour contrer le besoin de reconnaissance et de pouvoir des bourgeois. Artisans et commerçants de toutes les Cités unissez-vous ? Qu’à cela ne tienne : votre pouvoir sera partagé avec l’ensemble du Peuple, où vous êtes sous-représentés, et nous manipulerons les pauvres pour vous discréditer (ce sera notre « moralité » contre vos richesses exploitantes des Citoyens) ! • E : En tout cas c’était finement joué de leur part. Même si l’on peut regretter que ce soit pour des questions de luttes intestines entre factions, on ne peut qu’applaudir au résultat. Mais comment ça fonctionnait au jour le jour ? • M : L’Assemblée populaire détient l’essentiel des pouvoirs, prend toutes les décisions et nomme les magistrats chargés des fonctions exécutives. Ces dernières sont collégiales, normalement de durée limitée, et soumise à la reddition des comptes. Les débats de l’Assemblée sont préparés par un Conseil (la Boulè) et ses décisions sont exécutées par les magistrats. Ceux-ci subissent le contrôle constant de la Boulè et de l’Ecclésia. Cette dernière, Assemblée Citoyenne, vote les lois et n’importe quel Citoyen peut prendre la parole (isegoria) et proposer une motion. C’est le propre de la Démocratie Directe. Une fois votée, la loi est exposée au public sur l’Agora. • E : Et comment elle est appliquée, contrôlée ? Et surtout par qui ? • M : La dokimasia est l’examen préliminaire que subissent les futurs magistrats pour limiter les effets malheureux du tirage au sort. Cet examen permet de vérifier que le candidat est bien Citoyen, qu’il a bien l’âge minimum requis, qu’il n’a jamais occupé le poste et qu’il en est digne. Les magistrats doivent exercer leur pouvoir de manière collégiale et jamais de manière individuelle. Les magistrats et les ambassadeurs sont contrôlés à la fin de leur mandat. Les Citoyens se réunissent sur l’Agora une fois par an afin d’évaluer le travail des magistrats et punir ceux qui abuseraient de leur pouvoir : c’est la reddition de comptes. Cela permet aux Athéniens de contrôler efficacement les

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magistrats et d’éviter par la même occasion les dérives tyranniques. Ils votent au moyen d’ostracas (tessons de poterie... ou coquilles d’huîtres). Tout vote positif en entraîne un second deux mois plus tard afin de laisser le temps au Citoyen de s’amender. Un deuxième vote positif (au moins 6.000 voix sont nécessaires) entraîne l’exil pendant dix ans (d’où notre mot ostracisme, synonyme de mise à l’écart). E : Je comprendrai jamais qu’on ait perdu ce système et qu’il ait fallu attendre Utopia, plus de 2000 ans plus tard, pour revenir à ce bon sens ! M : L’humain et le système étaient ainsi, c’est bien pour ça que les Révolutions s’enchaînaient à des rythmes fréquents ! Plus près de nous, il y a aussi l’exemple de Novgorod la Grande ! E : C’est quoi et où ça ? M : Au nord-ouest de la Russie, Novgorod incarne, entre le XIe et le XVe siècle, le prestige et la prospérité d’une cité située au carrefour de l’Orient et de l’Occident. Unique en son genre, elle fonctionne comme une république indépendante. L’emplacement de Novgorod à un croisement fluvial, qui lui donnait accès aux mers Baltique, Noire et Caspienne, lui permit à partir du XIe siècle de développer une économie florissante. Echappant au pouvoir féodal de Kiev, elle développa un système de république Indépendante. E : J’adore toutes ces cités Rebelles au pouvoir central ! M : Les maîtres féodaux refusent la mainmise du pouvoir centrale de Kiev (Ukraine). Une contre-société se développe où les boyards (les meneurs) sont élus et décident devant une Assemblée Générale de tous les Citoyens. Pour être élus à l’assemblée populaire des Citoyens, les riches propriétaires terriens doivent être installés en ville. Afin de continuer à traiter leurs affaires à la campagne, l’écriture devient le moyen de communication essentiel. Paysans, artisans, marchands... hommes, femmes et enfants s’échangent des lettres. Tout le monde sait lire et écrire car il y a de nombreuses écoles, alors qu’en Europe occidentale, seules les moines et les rares lettrés sont instruits. E : Bien sûr, vu que le savoir est une force, c’était trop dangereux Collectif des 12 Singes

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de le laisser à n’importe qui (la preuve ensuite avec Gutenberg). • M : La ville est riche grâce à son commerce avec Byzance : elle va en Mer Baltique pour les transactions avec l’Europe du Nord, en Mer Caspienne pour les échanges avec les Arabes, le long du fleuve Dniepr pour le commerce avec l’Europe Centrale, et en Mer Noire pour distribuer auprès de Byzance. Elle est déjà l’équivalent de la future ligue hanséatique (la Hanse, qui signifie s’associer en vieil allemand, ou Ligue hanséatique prit naissance en 1241 par le traité formé entre Hambourg et Lubeck dans le but de protéger leur commerce contre les pirates de la Baltique et de défendre leurs franchises contre les princes voisins) car elle tient toute l’Europe du Nord. Au XIIIè siècle, Kiev tombe aux mains des Moghols mais Novgorod garde sa Liberté car d’elle dépendait le commerce. Du coup, enfin en paix avec Kiev, les habitants de Novgorod ont du temps pour s’occuper d’eux. • E : Décidément, le commerce pouvait encore créer à l’époque des sociétés différentes, Libres car riches ! • M : Tu as tout compris. Jusqu’au XVè siècle, la ville se développe en construisant des maisons en bois, structurées par des rues avec des trottoirs en bois contre la boue mais permettant le passage des charettes. La ville prend alors rapidement plusieurs dizaines de milliers d’habitants supplémentaires. Le mariage y est Libre : tu veux de moi ? je veux de toi ! Marions-nous devant témoins !!! Mais là, c’est le drame. En 1478, Ivan III, le Terrible, roi de Moscou, veut faire tomber la république Indépendante de Novgorod. Cette dernière est riche et Indépendante, elle est opposée et pire elle est un frein à l’unification du royaume russe de Moscou. Il bloque alors le commerce donc la ligue hanséatique s’effondre car les navires ne circulent plus. La cloche de l’appel des Citoyens pour l’Assemblée Générale est prise en symbole et amenée à Moscou pour célébrer la victoire d’Ivan III. • E : Pfff, les rois ont toujours eu le chic pour casser ce qui marchait bien ! • M : Bien sûr, tu penses bien que ça lui faisait de l’ombre, ce n’était pas vivable pour le système royal, à terme. C’est d’ailleurs l’occasion pour que je te parle d’autres sociétés alternatives,

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celles des pirates ! • E : Ah ouais, les pirates des Caraïbes. J’adore Johnny Depp, mais j’espère que dans ce cas-là il n’y aura pas de morts-vivants ! • M : Non, t’inquiètes, là c’est les vrais de vrais. On ne connaît pas grand-chose de leur vie quotidienne. Mais on en connaît suffisamment sur leurs îles repaires (où ils jouissaient d’une existence Libre et peu austère), pour comprendre que des zones d’autonomie temporaires existaient dès le XVème siècle. • E : Nos fameuses TAZ d’avant ! • M : Exactement, celles des ravers. Ces enclaves pirates cherchaient essentiellement à échapper à toutes formes de contrôle et d’autorité étatiques, et pour y parvenir à long terme, les individus qui s’y installèrent créèrent de nouvelles formes expérimentales de société. Des endroits (régions entières, citadelles, îles, ports...) se trouvèrent ainsi dénués de toutes contraintes hiérarchiques, et beaucoup adoptèrent même des fonctionnements relativement Démocratiques, voire quasi Libertaire, en tout cas pour l’époque. Grâce à une relative clandestinité, les pirates réussirent à établir au fil des siècles un réseau d’échanges totalement mouvant et (plus ou moins) Solidaire, dont les multiples enclaves servaient aussi bien de lieux de repos et de plaisirs que de lieux de troc/commerce, ou même de port de réparation pour les bateaux. Ainsi, entre le XVème et le XIXème siècle, la piraterie connue une période d’apogée. Principalement, parce que la navigation s’était considérablement développée, tout comme les cartes et les instruments de navigation, l’armement, les conquêtes coloniales. • E : Ouahou, dis m’en plus, j’ai toujours adoré ce genre de récits ! • M : Leurs équipages se soustrayant à l’autorité royale par leurs actes, ceux-ci savaient pertinemment que s’ils étaient vaincus par des équipages corsaires ou royaux, ils risquaient la pendaison, les galères, les culs de basses fosses ou autres délices du genre, et avaient donc tous intérêts à s’organiser de manière efficace. Pour la plupart des pirates, l’organisation se différenciait justement de celles des corsaires (ces mercenaires mandatés, grâce à une « lettre de course », par les états et royaumes pour piller les autres Collectif des 12 Singes

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nations sur les mers plutôt que de déclarer une guerre sur terre). En effet, il semble qu’au sein de l’organisation pirate (qui était évidemment spécifique à chaque équipage ou « bastion pirate »), régnait un minimum d’Egalité. Certains « capitaines » d’ailleurs, comme Misson, fondateur de Libertalia, proposait aux équipages des bateaux abordés de le rejoindre dans la piraterie ou d’être déposés sur une île avec des vivres, dans l’attente du passage hypothétique - d’un navire (il va sans dire que beaucoup de marins les rejoignaient). L’absence de châtiments corporels à bord de nombreux bateaux est également un fait notable pour l’époque. Mais l’aspect non négligeable pour ces aventuriers restait le partage du butin. Les capitaines pirates touchaient généralement jusqu’à deux parts, les hommes d’équipages, une part, et tout non-combattant (cuisinier, musicien…) une demie part ou trois quarts de parts. A titre indicatif, un capitaine corsaire pouvait percevoir 40 fois la part d’un homme d’équipage. Les principales enclaves étaient soit tenues par des pirates musulmans et des renegados (ainsi nommait-on les chrétiens européens convertis à l’islam, de gré [aventuriers, marins, anciens corsaires...] ou de force [esclave Affranchis, enfants ou adultes rançonnés, marins captifs] (Tunis, Alger, Tripoli), soit par des marins de toutes nationalités et religions (la Tortue, Hispaniola, Libertalia). Mais un seul état pirate fut recensé, la république du Bou Regreg dont l’apogée s’acheva au XVIIème siècle. Ce port marocain s’appelait aussi Salé (ou Rabat-Salé). Il était morcelé en trois zones de tensions et de commerces distinctes, et ne constituait pas à proprement dit une enclave pirate, mais bel et bien un « état pirate ». Ce qui implique que la flotte appartenait au divan (gouvernement qui prélevait environ 10% du butin), mais n’empêchait nullement l’équipage de percevoir 45% du butin à se partager. Les impôts prélevés à Salé restaient dans la ville, alors que ceux prélevés à Alger par exemple, étaient destinés aux caisses de l’Empire Ottoman. Autre point intéressant, le divan et le gouverneur-amiral étaient élus, et pouvaient être révoqués chaque année dès qu’ils cessaient de défendre les intérêts du Peuple. Quelque chose d’inimaginable en

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Europe à la même époque. • E : C’est dingue jusqu’où ils sont allé. Utopia est vraiment la somme de toutes ces expériences passées ! Et les femmes dans tout ça, mais j’imagine qu’il devait pas y en avoir sur les bateaux. • M : Hormis Mary Read ou Anne Bonny, il y eut semble-t-il assez peu de femmes pirates. D’une part dans les enclaves musulmanes cela était absolument impossible, d’autre part en Europe catholique cela ne l’était guère plus. A cette période les femmes constituaient surtout une « marchandise » très enrichissante en tant qu’esclave, de prostituée. • E : Pfff, d’autant plus qu’ils devaient être grave en rut, ces marins après de longs mois en mer. • M : Pour autant, il y a des contre-exemples, comme toujours ! Il y avait beaucoup d’enclaves autonomes et particulièrement Libertalia, rendue célèbre par Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoé. Bien sûr Libertalia, comme d’autres enclaves pirates, est entourée de mystère et de doute. L’enclave Libertalia aurait pourtant vraisemblablement existé, quelque part vers l’île de Madagascar, durant quelques années avant que ses habitantEs ne finissent exterminés par les indigènes. Et son fonctionnement, axé autour de la personnalité du capitaine français Misson et de celle de son acolyte, le prêtre défroqué, Carracoli, reposait sur l’Egalité entre individu, le Partage du butin, la mise en Commun des biens et l’abolition de la propriété comme le précise cet extrait : « Le lendemain, tout le monde se rassembla et les trois capitaines proposèrent d’instituer une espèce de gouvernement, comme l’exigeait leur sécurité. Où il n’existe pas de lois coercitives, les plus faibles sont toujours les victimes et tout tend nécessairement à la confusion. Les hommes sont les jouets de passions qui leur cachent la justice et les rendent toujours partiaux en faveur de leurs intérêts : il leur fallait soumettre les conflits possibles à des personnes calmes et indépendantes capables d’examiner avec sang-froid et de juger selon la raison et l’équité ; ils avaient en vue un régime Démocratique : quand le Peuple édicte et juge à la fois ses propres lois, on a affaire au régime le plus convenable. En conséquence, ils demandaient aux hommes de se répartir par dix Collectif des 12 Singes

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et d’élire, par groupe, un représentant à l’assemblée constituante chargée de voter des lois saines dans l’intérêt public ; le trésor et le bétail qu’ils détenaient devaient être équitablement répartis et les terres annexées dorénavant seraient tenues pour propriété inaliénable, sinon aux clauses et conditions d’une vente ». E : Ah ouais, c’est du pur Utopien avant l’heure ! M : Autre façon de faire, celle des kibboutz juifs, parfaite démonstration qu’on peut vivre Libre sans se couper du monde et bénéficier de ses bienfaits. Les kibboutzim (en hébreu, « assemblée » ou « ensemble ») sont des communautés de volontaires, localisées dans tout Israël, dans lesquelles vivent des gens venus de tous les pays, souvent issus de la diaspora juive. Il y a un siècle environ, un petit groupe de jeunes immigrants juifs originaires d’Europe de l’Est, mus par les idéaux sioniste et socialiste, fondaient sur les rives du lac de Tibériade la première kvoutza (groupe en hébreu, groupement auquel fut ultérieurement donné le nom de kibboutz, communauté basée sur l’adhésion à un même mode de vie rural). Ils appelèrent ce kibboutz Degania, qui est depuis considéré comme la mère des kibboutzim. Leur kvoutza, ils la voulaient cohérente et Egalitaire, fondée sur la propriété Collective des moyens de production et de consommation. Un cadre de vie où tous les membres prenaient les décisions de concert et à la majorité, et se Partageaient équitablement Droits et Devoirs. E : C’est vrai qu’ils ont fait fort sur ce coup là. Mais ils ne sont pas partis en couille comme tant d’autres ? M : Non. En dépit de ses revers économiques et du déclin de ses grands idéaux, l’institution du kibboutz demeure, de nos jours encore, le plus grand mouvement communautaire au monde. A l’heure actuelle, près de 120 000 personnes vivent dans les 269 kibboutzim d’Israël disséminés depuis le plateau du Golan au nord jusqu’à la mer Rouge au sud. Leurs effectifs varient entre moins de 100 membres à plus de 1000 pour certains, la majorité recensant une population de quelques centaines de membres. E : Mais ça fonctionne comment, concrètement ? M : Physiquement parlant, la plupart des kibboutzim sont conçus Collectif des 12 Singes


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sur le même modèle : au centre se déploient les édifices communs tels que réfectoire, auditorium, bureaux et bibliothèque, entourés par des jardins et les maisons de leurs membres ; légèrement décentrés sont les bâtiments et les équipements sportifs ; les champs, vergers et bâtiments industriels enfin se trouvent à la périphérie. Le kibboutz est, par définition : une communauté délibérément formée par ses membres, à vocation essentiellement agricole, où il n’existe pas de propriété privée et qui est censée pourvoir à tous les besoins de ses membres et de leurs familles. Ensuite, c’est une unité de peuplement dont les membres sont organisés en Collectivité sur la base de la propriété commune des biens, préconisant le travail individuel, l’Egalité entre tous et la Coopération de tous les membres dans tous les domaines de la production, de la consommation et de l’éducation. Sa principale force vient de l’engagement individuel de tous les membres. Les facteurs de la dimension et du profil économique jouent également dans la comparaison. L’esprit d’entreprise Collectif compte pour beaucoup, contribue à la création et à la maturation de Communautés qui réussissent sur le marché Libre. • E : Tout ça c’est des bons débuts, mais il y a l’exemple qui tue : la Suisse ! Eux ça fait un bout de temps que ça dure et y a pas plus stable et prospère comme pays !!! • M : Certes, j’allais y venir, t’inquiètes. On ne peut pas parler des systèmes pré-Utopiens sans louer le fonctionnement suisse qui nous a beaucoup appris et aidé au début ! La Suisse s’est formée au cours du temps grâce à la formation de réseau d’alliances, de pactes qui, au départ, avaient davantage un but de défense commune et de sécurité intérieure. Ces accords englobèrent de plus en plus de cantons suisses et de plus en plus de domaines au cours du temps. Selon le principe de « un pour tous, tous pour un » (qui est encore aujourd’hui la devise nationale suisse), les cantons commencèrent à traiter ensemble les accords avec de grande nations européennes. Cependant, les différents cantons présents étaient totalement souverains et il n’existait pas d’organe supra-étatique. Avec le temps, les Communes se sont regroupées en cantons qui se sont eux-mêmes réunis en une Confédération. Collectif des 12 Singes

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L’adoption par la Suisse du système Fédéraliste changea profondément le fonctionnement des cantons. Leur souveraineté repose sur le principe que tout ce qui n’est pas du ressort de la Confédération est du ressort des cantons. Les cantons sont Autonomes constitutionnellement (chacun ayant sa propre constitution), aussi bien du point de vue législatif, judiciaire et fiscal qu’administratif. Toutefois, il leur est interdit d’adopter une forme de constitution qui ne correspondrait pas aux règles de la Démocratie, à savoir qu’elle doit être accepté par le Peuple et qu’il existe une possibilité de la modifier si le corps électoral du canton le demande. Enfin, au dernier niveau (mais premier, de base, de la pyramide helvète inversée), toutes les Communes suisses ne jouissent pas des mêmes compétences ou de la même Autonomie du fait du système Fédéral suisse. Les cantons possédant, en effet, une totale souveraineté dans ce domaine, ils sont Libres de désigner les tâches et le niveau de Liberté qu’ils souhaitent soit dans leur constitution cantonale ou alors directement dans les lois cantonale. • E : Ca m’a toujours fait rêver autant qu’halluciner de voir ce genre de système si exemplaire ne pas être appliqué ailleurs, notamment dans nos républiques dites modernes, mais si éloignées de vraies Démocraties comme peut l’être l’helvète. Mais c’est pas trop le désordre en étant organisé comme ça (désolé c’est une question idiote, sachant que la Suisse est le paradis de l’ordre, mais juste) ? • M : Non, mais tu as bien raison de poser ce genre de question. Le Conseil fédéral fonctionne selon le principe de collégialité, ce qui signifie que les décisions sont prises le plus possible par consensus. Si tel n’est pas le cas, un vote a lieu parmi les 7 conseillers Fédéraux. Selon ce principe, ceux qui s’opposent à une mesure qui est adoptée par le collège doivent tout de même défendre le projet au nom de celui-ci. Le Conseil Fédéral doit également représenter équitablement les diverses régions et communautés linguistiques. La Suisse est davantage une démocratie de concordance, voire de consociationalisme : contrairement à un système qui prend uniquement ces décisions

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sur le principe de la majorité, la Suisse favorise d’avantage le système du consensus et la recherche de solution à l’amiable entre les différents grands partis politiques. E : Exactement ce qu’on arrivait jamais à faire en France, chaque parti venant avec ses solutions toutes faîtes, souvent plus idéologiques (positionnement de principe) que clairement pratiques et surtout pragmatiques. M : C’est justement une autre force du système suisse : il n’y a pas de pro de la politique. On peut définir le système de milice (mais pas connotée comme en France) comme « la prise en charge bénévole, extraprofessionnelle et honorifique d’une charge ou d’une fonction publique, peu ou pas dédommagée ». Il convient donc de noter que les députés Fédéraux n’exercent pas leur mandat comme une activité professionnelle. A ce titre, ils ne perçoivent pas un salaire mais une indemnité pour leur présence et ils ont à leur disposition, sans frais, l’accès aux transports publics. En terme d’avantage, les arguments cités en faveur du système de milice sont l’absence de forme de caste politique, le lien direct avec la population et des politiciens aux horizons professionnels divers. On peut aussi noter le faible coût d’un tel système qui représente environ 0,2% des dépenses de la Confédération mais qui est des plus efficaces car ce sont « de vrais gens » qui savent de quoi ils parlent qui co-gèrent, avec les Citoyens, le pays. E : C’est énorme ça quand même ! Et après, comment se répartissent et se jouent les rôles à chaque niveau ? M : La politique suisse se subdivise en une politique Fédérale, une politique cantonale (régionale) et une politique Communale. Successivement au cours du temps, les cantons transférèrent la gestion de la monnaie, des timbres, de l’armée ou encore la législation pénale et civile au pouvoir Fédéral. Cette sédation d’une partie des tâches cantonales (parce qu’ils le voulaient bien, non par obligation de centralisation imposée par qui que ce soit) avait pour objectif une uniformisation des normes au sein du pays mais aussi une réponse au développement économique au niveau national. Pour autant, un certain (et même grand) nombre de Collectif des 12 Singes

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domaines sont gérés uniquement au niveau cantonal comme l’éducation (sauf les universités Fédérales), la gestion des hôpitaux (sauf les hôpitaux Communaux et privés), la construction et l’entretien de la majorité des routes (sauf les autoroutes et routes nationales) et la police (contrairement à l’armée), d’autres charges sociales ou encore le contrôle de la fiscalité. Il en découle que chaque canton possède son propre parlement et leur gouvernement, mais aussi son propre système judiciaire dont les tribunaux statuent, en règle générale, dans tous les domaines. • E : Mais y a pas de risque d’émiettement de la prise de décision avec ce genre de système, car aucune structure ne peut fonctionner correctement si elle seule, isolée comme une île au milieu d’un océan plus ou moins Pacifique ? • M : Certes, surtout que l’Union fait la Force ! Au fils du temps l’apparition de tâches de plus en plus complexes (qui exigent de nouveaux moyens financiers) a poussé plusieurs communes, dès les années 1990, à se restructurer ou fusionner par mesure d’économie. Certains cantons ou régions sont regroupés dans des espaces (Espace Mitteland, Espace BEJUNE, etc.) qui leur permettent de défendre des intérêts communs, et notamment économique; mais ces espaces ne sont pas des entités politiques en tant que telles. Si au départ les Communes n’avaient pour rôle uniquement la gestion des biens communaux et un devoir d’assistance publique, la société moderne exigea de leur part d’avantage de préoccupations qui ont forcément un coût (gestion de la population, approvisionnement de l’eau, loisir et gestion des déchets entre autre). Les principales solutions choisies ont été le partage des tâches entre les Communes voisines ou éventuellement faire appel à des entreprises privées. Environs 85% d’entres elles font d’ailleurs partie d’un groupement régional à l’heure actuelle. • E : Je trouve que c’est vraiment top tous ces fonctionnements clairement Anarchistes. Mais le meilleur reste à venir avec la véritable Participation Citoyenne à la gestion des Cités (la version originale du mot politique).

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• M : Bien sûr j’ai gardé le meilleur pour la fin, histoire de ne pas rester sur sa faim, héhé ! La Démocratie Participative permet au Peuple de choisir ses élus aux différents conseils (Commune, Cantons et Confédération) et donne également la possibilité de donner son avis sur les textes législatifs ou constitutionnels décidés par ces conseils ou d’en proposer selon une réglementation précise. Une particularité de la Démocratie suisse est que le Peuple (tout Citoyen suisse majeur et capable de discernement) garde en permanence un contrôle sur ses élus en intervenant directement dans la prise de décision, car la Suisse est une Démocratie que l’on peut qualifier de Directe ou semidirecte, dans le sens où elle a des éléments d’une Démocratie représentative (élection des membres des parlements ainsi que des exécutifs cantonaux) et d’une Démocratie Directe. En effet, en Suisse, le corps électoral dispose de deux instruments qui lui permettent d’agir sur un acte décidé par l’état : il s’agit du référendum, qui peut être facultatif ou obligatoire, et de l’initiative populaire qui est le droit d’une fraction du corps électoral de déclencher une procédure permettant l’adoption, la révision, ou l’abrogation d’une disposition constitutionnelle ou légale. • E : Malheureusement, on nous disait que ce qui est possible et effectif en Suisse depuis bien longtemps, était impossible ailleurs, avec de fausses excuses de taille du pays et de culture politique. Mais la culture ça s’apprend et ça s’approprie par la pratique ! Et pour la taille du pays, faut arrêter de déconner : c’est sûrement plus facile d’organiser des référendums ou des initiatives populaires dans un « petit » pays (par la taille), mais avec l’informatique et Internet il n’y a rien de plus simple !!! • M : Bien sûr. Et même si on voyait mal les Français se déplacer trop souvent pour s’exprimer (mais surtout parce que les questions exceptionnellement posées appelaient des réponses assez évidentes et « massives », l’abstention étant dans ce cas la réponse à la non-consultation Citoyenne sur des sujets importants, où l’on ne demande jamais l’avis du Peuple !), il suffisait tout simplement de faire une opération tout les x, mais en posant toute Collectif des 12 Singes

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une série de question pour faire le point. Sinon, c’est aussi con que de convoquer une assemblée je ne sais combien de fois, tout simplement parce que rien n’est structuré et qu’on oublie tel ou tel point qui nécessite la présence du plus grand nombre. • E : Y a pas à dire en tout cas, la Suisse c’est clairement l’autre pays de la Démocratie ! D’autant plus que leurs idées reposent sur deux piliers qui au premier abord semblent contradictoires : un système politique libéral, favorisant les Libertés aussi bien Individuelles qu’économiques, et un système de solidarité pour une intégration de tous les Citoyens, issus de tous les courants politiques et sociaux, au sein de la Communauté. Ces deux principes constituent toujours à l’heure actuelle une base importante de la Suisse et un facteur de stabilité et de cohésion intérieure. • M : Tout ce que la France a toujours prôné dans les textes, sans jamais avoir osé le mettre en pratique. Exactement le contraire de ce qu’Utopia a eu le courage de faire, suivie en cela par de nombreux pays !!!

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Chapitre V

Outroduction : Voilà, c’est fini ! (enfin non, tout évolue toujours) Tout ce que nous venons d’écrire et que vous venez de lire dans ces pages est bien loin d’être une belle Utopie, irréaliste ! Depuis des siècles, et même des millénaires, des hommes, des femmes, de toutes origines et cultures, se sont Soulevés pour Défendre leurs Droits, alors qu’on ne leur imposait que des devoirs ! Nos idées ne sont qu’une réactualisation de leurs Luttes et de leurs Idéaux, partagés depuis la nuit des temps par un grand nombre d’humains et de Peuples ! A présent, le monde arrive à une nouvelle phase de mutation : la Terre est en mauvais état (et les navettes pour Mars sont loin d’être prêtes), de nouveaux pays émergent et font trembler nos fondements économiques et idéologiques (car jusqu’ici les Occidentaux étaient les plus forts et imposaient leur loi comme bon leur semblait), la Révolution numérique nous amène à grand pas vers un monde en réseau plutôt qu’un fonctionnement pyramidal qui a montré toutes ses limites ! Notre livre est loin d’un guide pratique pour une Civilisation plus Juste, mais il ouvre des pistes de réflexion. Nous sommes loin de dire que la conversion de notre société à ce genre de nouveau modèle sera forcément aisé (ce serait même plutôt le contraire, étant donné qu’il faudra aller à contre-courant de nos stéréotypes et de nos habitudes de faire et de penser). Collectif des 12 Singes

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Par contre, il est indéniable (il suffit de lire les journaux et de s’informer là où l’on peut) que nous vivons une époque de grandes mutations, économiques, politiques, sociales et humaines ! La France est un pays qui a essayé quasiment tous les systèmes politiques depuis la Révolution bourgeoise de 1789 et les problèmes sont pratiquement toujours les mêmes (l’ensemble de la société a évolué, mais les écarts sont toujours les mêmes, voire ont tendance à s’accentuer ces dernières années). Nous, Jeunes Citoyens de la génération blasée et enfants de la crise, n’avons plus confiance (depuis notre naissance) en nos « élites » et ceux (quels qu’ils soient) qui sont censés nous représenter, mais qui ne représentent au final que leurs propres intérêts et leur pouvoir pris des mains des « bénéficiaires ». Nous ne pouvons avoir confiance qu’en nous-même (ne dit-on pas d’ailleurs qu’on est jamais mieux servi que par soi-même). Ainsi, plutôt qu’une VIè république qui retombera tôt ou tard dans les mêmes travers de porcs (car le système, si il n’est pas Egalitaire, broie même les humains de bonne volonté), nous souhaitons que le prochain système de vie en société soit Anarchiste et AutoGéré par les Citoyens, ou il ne sera pas ! Nous voulons la vraie Démocratie, à l’Athénienne : le pouvoir du Peuple, par le Peuple et pour le Peuple !!! Cela demandera beaucoup d’efforts de la part de tout le monde, mais au moins nous pourrons dire que nous sommes vraiment Libres, Egaux et Frères/Sœurs !!! Nous avons tenté de vous montrer dans ce modeste ouvrage quelles ont été les tentatives radicales du changement de l’Histoire, qu’elles aient réussi ou pas. Aujourd’hui, nous estimons que les humains Citoyens ont les capacités de se prendre en main, et que de toute façon ils n’ont plus trop le choix vu les désastres annoncés si on continue de laisser faire nos dirigeants. !!! Pas no future, mais plutôt (k)now the future !!!

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18 – OUTRODUCTION : VOILÀ, C'EST FINI ! (ENFIN NON, TOUT ÉVOLUE TOUJOURS)

Si vous croyez encore candidement que le changement peut venir des urnes, ou que vous préférez rester dans la facilité d’accepter sans broncher des décisions irresponsables et inhumaines (car l’économie prime sur le politique), qu’à cela ne tienne. Une Révolution ne peut se faire tout seul (sinon c’est un coup d’état), mais alors ne vous plaignez plus d’être des Citoyens soumis à la servitude volontaire, et subissez encore pour des siècles et des siècles les Grèves, Révoltes, Emeutes et autres Révolutions de Contestation et de mécontentement. Amen !

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