Les aubes du Grand Soir

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Introduction : Après la droite et la « Gauche », le Peuple ! Nous, Collectif de jeunes Citoyens Subversifs, composé de toutes les conditions sociales et ethnoculturelles, nains assis sur les épaules des géants du passé, analysant le développement de nos sociétés depuis leurs origines et décryptant les modes de fonctionnement actuels avec leurs sinistres, souhaitons décrire ici nos vues d’une Révolution qui s’avère inévitable et nécessaire quoi qu’on puisse en penser ! Nous vivons une époque fort minable ! Personne ne peut nier aujourd’hui qu’il y ait urgence à changer radicalement dans tous les domaines de l’Humanité : nos sociétés occidentales sont en déclin et se cherchent face à l’émergence de pays dont notre toute-puissance n’avait rien à craindre jusqu’ici, notre planète est en danger de mort et déjà très amochée, l’Europe est exclusivement faite actuellement pour l’économie et le développement d’un capitalisme sauvage, les attentes des européens en matière de contre modèle américain (Justice, Solidarité, Coopération, Développement Durable, etc.…) ne sont pas satisfaites, la France connaît une crise du politique et de la représentativité sans précédent, les institutions de la Vè République ne sont plus adaptées au monde et à la société actuelle.

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ORIGINE ET CHUTE DES DOGMES

Depuis des siècles, voire des millénaires, des humains se sont levés pour critiquer les systèmes en place, pour proposer des alternatives pour le bien-être des Peuples et construire une civilisation pérenne. La plupart d’entre eux sont morts debout au nom de Liberté, car ils ne voulaient pas vivre à genoux. L’Histoire n’est pas linéaire, elle est comme la mode, indémodable et se répète sans cesse ! Cet ouvrage a pour but la vulgarisation de nos modestes connaissances sur les origines de nos civilisations, leurs cycles d’expansion et de déclin, les problèmes structurels de nos sociétés à travers les âges et leurs résolutions. Analysant ces informations, nous pourrons alors proposer des pistes de réflexion pour notre modique contribution à l’élaboration d’une société où les individus soient pleinement épanouis. Pour une large part, nos ancêtres ont déjà connu des situations similaires (les ordinateurs et Internet en moins), et les questions clés sont régulièrement revenues au long des siècles sur le tapis de la Révolte Citoyenne. Nous estimons, pour notre part, qu’il faut que tout ce micmac cesse. Notre mode de vie voit le monde par le petit bout de la lorgnette et notre civilisation scie la branche sur laquelle elle est assise. Nos parents se sont Libérés des corsets de la morale sexuelle judéochrétienne en Mai 68 ; arrêtez de nous prendre pour des cons, on va faire la Révolution ! pour Libérer l’humain de l’emprise capitaliste de notre actuelle civilisation de la compétition et de la peur d’autrui ! Nous voulons tout bonnement mettre de l’ordre dans cette société qui incite intrinsèquement au désordre. Nous en voulons pour preuve qu’une civilisation stable n’engendre pas de Révolution à chaque génération (1789, 1830, 1848, 1871, 1936, 1968, 200 ?), mais devrait évoluer par la Réforme permanente. La France reste bloquée sur les privilèges concédés par la Révolution bourgeoise de 1789, et après plus de deux cents ans de débats et de crises, n’a toujours pas résolu la fameuse Question sociale !

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00 - INTRODUCTION : APRÈS LA DROITE ET LA GAUCHE, LE PEUPLE

Nous sommes de simples Citoyens, éduqués à un niveau moyen, mais curieux et capables de comprendre comment nos civilisations se sont développées et comment elles peuvent trouver des solutions pour assurer leur pérennité et leur bien-être. Nous sommes parfaitement intégrés à la société, semblables à tout un chacun. Nous souhaitons juste le bonheur de vivre dans une France, une Europe, un Monde qui soient réellement Démocratiques (le pouvoir du Peuple, par le Peuple, pour le Peuple), assurer aux générations futures une bonne qualité globale de vie, permettre une Harmonie entre tous les êtres vivants sur notre si belle planète. Cette œuvre Collective n’a nullement la prétention d’être la vision absolue de l’Histoire de l’Humanité, même si elle est précise dans ses sources et basées sur des réflexions de grands penseurs, ni d’être une doctrine à l’emporte-pièce. Nous-mêmes avons étés trop déçus par ces programmes si alléchants, mais qui nous ont toujours parus bien loin de nos aspirations profondes ou de la nécessité des choses. Aujourd’hui, en politique comme dans d’autres domaines qui touchent à notre vie de tous les jours, nous n’avons plus de leader charismatique, nombre de théories se sont fourvoyées, mais la situation est on ne peut plus urgente. Nous ne souhaitons pas que vous soyez forcément d’accord avec nos analyses et nos propositions ! Tout ce que nous voulons, c’est vous faire réfléchir différemment, que vous en discutiez avec qui vous voulez, mais que des débats passionnés et passionnants voient le jour dans le but de préparer au mieux une Révolution qui ne saurait tarder.

ANOTHER WORLD IS POSSIBLE ??? For sure, JUST DO IT, we need it !!! but DO IT YOURSELF !!!

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Chapitre I

Piqûre annuelle de rappel de vinaigre « Hôtel de Commune. Vous voilà arrivés. Possibilité de garage superposé à 50 m, remplissage d’hydrogène nécessaire et disponible à proximité. » « Merci Kitt. Fais ce qu’il y a à faire. Nous devrions être là dans deux heures ». • Moa : Viens Esperanta ! Ça c’est le fameux Hôtel de Commune, symbole et haut lieu de toutes les grandes Révolutions françaises/parisiennes. C’est véritablement la Maison du Peuple. • Esperanta : C’est magnifique ! Et ça en impose. • M : Oui (avec un petit rictus au coin des lèvres). Ça en imposait tellement, comme tu dis, qu’en ce temps-là, en ce monde-là, le pouvoir a toujours eu peur des Parisiens et de leurs poussées de fièvre Révolutionnaires. Du coup, dès que le Peuple a eu un peu plus de pouvoir, celui-ci fut de suite contrebalancé par une préfecture de police. Ce n’est que depuis 1977 de l’autre ère que la municipalité gérait pleinement et sereinement la ville de Paris, avant il n’y avait pas de maire mais que le préfet de police de la Seine. • E : Tu m’avais pas dis que tu insistais sur l’appellation Commune de Paris ?? • M : Si, mais en ce temps-là, en ce monde-là ce n’était pas le cas. Du moins, la ville ne méritait pas le nom glorieux de Commune de Paris. Surtout que la cité sortait de trente années de gestion par celui qui allait devenir le président de la république française. Un Collectif des 12 Singes

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escroc arriviste, un self-made bouseux de Corrèze qui a su jouer de tout le monde jusqu’à arriver au sommet de l’état. Même parvenu au sommet, ces démêlés judiciaires n’ont fait que commencer, mais Jacques Chirac (le parrain de la Correzanostra), connaissait plus de monde qu’il n’était vraiment malin. Donc il fut protégé par ses mandats présidentiels. Même ses adversaires politiques (que l’on nomme à tort socialistes), pour ménager la fonction et les institutions, ont tué dans l’œuf une possible mise en accusation du président, qui se doit d’être le plus exemplaire des Citoyens. Du coup il a pu se représenter et se faire réélire grâce à une fronde des Citoyens qui ont surtout voté aux extrêmes, puis ont du faire bloc contre le fascisme. E : Carrément ! Mais c’est une république bananière la France ! M : On peut même dire que c’était une monarchie présidentielle avec sa cour, le « gratin » des puissants et des parvenus. Mais bon, il faut avoir une vision chronologique et globale pour mieux saisir le fonctionnement de l’autre système, qualifié de « démocratique » (laisse-moi rire) afin de calmer les velléités Contestataires, puisqu’il suffisait de voter dans cinq ans pour que ça aille mieux. Hahahahahahaha. E : Qu’est ce qu’il y a de marrant ? M : Désolé ce n’est vraiment pas drôle, mais avec le recul, c’est tellement énorme. Je me demande comment les gens ont pu se laisser berner aussi longtemps. Mais surtout croire que les élections peuvent changer quelque chose. Si tel était le cas, le suffrage universel (mis en place définitivement en 1848 de l’autre ère) n’aurait jamais été adopté : trop dangereux pour les intérêts privés. Bref ! Allons voir cette piqûre de rappel de vinaigre, c’est pour ça qu’on est venu.

• Bien le bonjour, Dame et Sieur. Nous allons donc procéder aujourd’hui à votre incrémentation historique, plus communément appelée « piqûre annuelle de rappel de vinaigre ». Nous allons tout d’abord définir les groupes d’approfondissement. A l’occasion de l’anniversaire de notre civilisation, le thème de cette piqûre concernera la veille du Grand Soir, comment l’Humanité a Collectif des 12 Singes

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enfin basculée vers l’Anarchie, c’est-à-dire vers son autogestion plutôt que par sa délégation de pouvoirs. E : (C’est quoi ces groupes d’approfondissement, Moa) ? M : (En fait, plutôt que de faire des groupes de niveaux où les gens peuvent se sentir dévalorisés car placés dans des « niveaux faibles », on demande le niveau d’approfondissement que les gens souhaitent avoir dans différents domaines). E : (Excellent ça ! C’est vrai que c’est sûrement plus efficace de demander aux gens quelle profondeur de connaissances ils souhaitent avoir, plutôt que de leur imposer un package informatif indigeste dont ils ne désirent pas la moitié des informations, car trop pointues par rapport à leurs besoins de savoirs). M : (Exactement. Alors ? Tu veux les connaissances de base ou tu préfères aller plus loin et approfondir ce thème de la veille du Grand Soir) ? E : (La question ne se pose même pas ! Bien sûr que je veux avoir un maximum d’informations sur ce thème. Qui sait, cela pourra peut-être m’aider à comprendre ma présence ici, voire même lever le voile sur le but de mon séjour dans ce Paradis terrestre). M : Dame, nous souhaiterions intégrer le groupe des connaissances accrues. Choix très judicieux. Si vous voulez bien me suivre, nous allons monter dans la salle des transmissions … du savoir.

La prof, Moa et moi, entrons dans une pièce sombre avec un cube au milieu. Il y a des sortes d’araignées géantes posées sur des têtes de mannequins. • E : Excusez-moi Madame. • Non mais dis donc, tu me prends pour qui toi ? Je ne suis pas ton gourou alors un peu de Respect s’il te plaît. • M : (On dit excuse moi, Esperanta, je t’ai déjà dit que le vous n’était que pour le groupe ou les personnes que tu Respectes car tu les connais, ou envers qui tu veux mettre de la distance. Elle, même si tu la Respectes en tant qu’individu, tu ne la connais pas,

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donc tu la tutoies. Et ce n’est pas Ta Dame, donc pas de Madame s’il te plaît). E : Pardon Dame. Je ne voulais pas t’offusquer. Bon, mais fais attention. C’est pénible venant de gens qui ne nous connaisse pas. Ça nous donne l’impression que l’on nous flatte, ou que l’on marque son Respect avec l’intention d’obtenir une contrepartie. Bref ! Veuillez enfiler vos casques cognitifs ! E : (C’est quoi ça encore les « casques cognitifs », Moa) ? M : (En fait ce sont les espèces d’araignées que tu vois là-bas posées sur les têtes. Tu le poses sur ton crâne et grâce à des électrodes, on peut te faire mémoriser toutes sortes d’informations et d’émotions. Ton cerveau et un ordinateur fonctionnent sur le même principe : des réseaux neuronaux et des programmes fonctionnel, le tout alimenté par de l’électricité (ainsi que des réactions biochimiques pour les humains). L’ordinateur transfert l’information sous forme de 0 et 1 et le casque la met en forme de signaux électriques variés, directement assimilable par ton cerveau. Ainsi tu as les informations, et les sensations relatives à ces données (vue, touché, goût, odeur, ouïe). E : QUOI ??? Arrête de déconner, c’est quoi ce délire encore ?? M : C’est tout simple, quand dans le documentaire apparaît une situation, tu as l’impression de pleinement la vivre. Un exemple à la con, si quelqu’un mange une pomme, ta bouche (via ton cerveau) aura l’impression d’en croquer un morceau : ça aura le goût, la couleur, la consistance d’une pomme, mais cela n’en sera pas une. Pour des informations plus importantes, tu peux te faire incrémenter : ton cerveau stocke les données alors directement dans le néocortex (centre d’archivage des connaissances liées à la mémoire à long terme). E : Y a pas moyen, je mets pas ce truc sur ma tête ! Tu crois quand même pas que je vais laisser un ordinateur programmer ma mémoire, du moins le peu qu’il m’en reste. M : Mais t’inquiètes pas, tu vas voir, ça va bien se passer. Tu sais, le train aussi au départ les plus grands médecins disaient que si on le prenait, avec la vitesse et la force centrifuge, le cerveau se Collectif des 12 Singes

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retrouverait écrasé contre le crâne, avec tous les dommages que cela entend. Mais jusqu’à preuve du contraire, ça n’a jamais tué personne de prendre le train (sauf en pleine face, mais c’est encore autre chose). E : Tu fais ce que tu veux avec tes neurones, moi je ne touche pas à ça, point final. Par contre, Demoiselle, je te conseille tout de même de suivre le cours explicatif complémentaire avec les hologrammes. Ces images en 3D seront de bons guides pour visualiser les choses. E : Ah ça, les hologrammes, j’ai rien contre, j’ai même tout pour ! M : (Euh, Dame, si tu peux juste transférer les informations de base sur cette période pour moi, je n’aime pas trop remuer la merde du passé). (Très bien, comme tu veux tu choisis).

« Bien le bonjour et bienvenue à votre incrémentation historique. Je suis Al, le programme qui vous aidera à mieux comprendre le passé pour dûment apprécier le présent et construire un futur pérenne » : Pour commencer, en guise de révision primaire, voici une analyse de l’état de ce monde-là en ce temps-là.

Phase 1 : Etat des lieux Selon le Conseil Européen, en 1995 de l’autre ère, si le monde était un village de 1000 habitants, il serait habité par : 584 asiatiques, 124 africains, 95 européens, 84 sud américains, 55 russes et anciennes républiques soviétiques, 52 nord américains, 6 polynésiens. Il y aurait : 329 chrétiens (parmi lesquels 187 catholiques, 84 protestants, 31 orthodoxes), 178 musulmans, 167 sans religion, 60 bouddhistes, 45 athée, 32 hindous, 3 juifs, 86 autres religions. Parmi d’autres langues, les habitants du village parleraient: 165 mandarin, 86 anglais, 83 hindou/ourdou, 64 espagnol, 58 russe, 37 arabe. Cette liste ne comprend que les langues maternelles de la moitié

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du village. L’autre moitié parle (par ordre décroissant) le Bengali, le Portugais, l’Indonésien, le Japonais, l’Allemand, le Français et 5000 autres langues. Population, Santé et Education : 330 des 1000 habitants du village mondial sont des enfants, et seulement 60 ont plus de 65 ans. 50% des enfants sont immunisés contre des maladies évitables telles que la varicelle ou la poliomyélite. Moins de 50% des femmes mariées ont accès ou utilisent des moyens de contraception. Environ 300 personnes ont accès à l’eau potable. Parmi les 670 adultes du village, la moitié est analphabète. Chaque année, il y aura 28 naissances, 10 décès, dont 3 seront provoqués par la famine et 1 par le cancer. Parmi les décès, on comptera 2 bébés ayant moins d’un an. Parmi les 1000 habitants du village, 1 sera infecté par le HIV. Cette personne n’aura pas encore développé de maladie provoquée par le syndrome immunodéficitaire (SIDA). Avec 28 naissances et 10 décès, la population du village comptera 1018 habitants l’année prochaine. Environnement et Economie : Dans cette communauté de 1000 habitants, 200 personnes bénéficieront de 80% des revenus (loi des 20/80 %) ; 200 autres recevront seulement 2% des revenus. Parmi les 1000 habitants, 70 personnes possèdent une voiture (bien que parmi ces 70 personnes, certaines possèdent plus d’un véhicule). Le village dispose de 3 hectares par personnes, au total 3000 hectares, desquels : 350 hectares sont destinés à l’agriculture, 700 hectares sont destinés au pâturage, 950 hectares sont boisés, 1000 hectares sont des déserts, toundra, surfaces pavées ou autres terres en friche. Le village utilise 83% de ses fertilisants pour 40% de ses cultures, propriété des 270 personnes les plus riches et les mieux nourries du

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village. L’excès de ces fertilisants pollue l’eau des lacs et des puits. Les autres 60% des cultures, fertilisées avec les 17% restant de fertilisant, produisent seulement 28% de la nourriture mais nourrit néanmoins 73% de la population. Le rendement moyen de grain récolté sur cette terre, représente 1/3 de la moisson réalisée par les plus riches villageois. Parmi les 1000 habitants de ce village, on compte : 5 soldats, 7 professeurs, 1 docteur, 3 réfugiés de guerre ou fuyant la famine. Le village génère un budget global (secteurs public et privé) annuel de 3,2 millions d’euros (somme réelle dans le cas d’une distribution équitable (ce qui n’est pas le cas). Sur cette somme : 185 000 € sont utilisés pour l’armement ou la guerre, 162 000 € sont utilisés pour l’éducation, 134 000 € sont utilisés pour la santé. Le village a concentré suffisamment d’engins nucléaires pour être rayé de la carte. Cet arsenal est sous le contrôle de 100 personnes. Les autres 900 personnes les observent dans une grande anxiété, se demandant si elles apprendront un jour à cohabiter; et si elles y arrivent, si elles ne finiront pas par être victimes d’un désastre nucléaire provoqué par inattention ou par un dysfonctionnement technique ; ou encore, si elles parvenaient à désactiver les armes nucléaires, où dans le village mondial elles pourraient jeter les composants radioactifs. • E : Putain, ça calme !!!! (dixit Esperanta) • M : Eh ouais (soupir), quand on relativise à un niveau plus réaliste, on s’aperçoit de suite des problèmes. C’était sauvage en ce temps là, en ce monde là ! • E : Mais comment le monde a-t-il pu partir en sucette comme ça ? C’est pas possible ! • M : Malheureusement si !! (énooooorme re-soupir). Mais ça, ça fait parti d’un autre cours, on verra ça plus tard, si tu voudras bien. • E : Euh… Non, je veux pas ! Je veux savoir maintenant et de

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suite, c’est important pour moi pour bien comprendre ! • M : Tu as vraiment beaucoup de choses à apprendre pour vivre dans notre monde, petite scarabée !! Première chose : on ne dit pas « je veux », mais je voudrais ou mieux, je souhaiterais. Tout est toujours soumis à des paramètres extérieurs et intérieurs qui font que rien n’est jamais acquis ! C’est bien beau de vouloir, encore faut-il pouvoir ! Deusio : tout vient à point pour qu’y sait attendre. • E : Ouh ! Fang de chichoule ! Ça me trou le cul ce que tu dis là, c’est profond !.... et tellement vrai et vérifiable (soupir aussi). • M : Tu es déconcertante ! Mais tellement fraîche et pure. Tes mots sortent bruts de décoffrage, mais ils sont si forts et criants de vérité, c’est un pur bonheur. • E : Hum, oui excuse moi. Autant pour moi. Des fois je m’emporte et je tiens un vrai langage de charretière. Mais comme tu dis, je ne vois pas comment exprimer aussi clairement mes sentiments qu’en parlant si franchement, sans enrobe verbale. • M : Mais tu n’as pas à t’excuser. Ta personnalité est ainsi faîte, et c’est ce qui lui donne tout son charme et son originalité. Si tu n’existais pas, il faudrait t’inventer ! • E : Alors, justement, maintenant que tu en parles, j’ai une grande question à te poser. • M : Houlà, ça à l’air sérieux vu l’air grave que tu prends. • E : Ça l’est, enfin, en tout cas c’est important que je sache. Voila : est-ce que je suis morte ? Sommes-nous au Paradis ici ? • M : Ahhh ! Tu m’as fait peur, je croyais que ce serait pire comme question. • E : Ben, je sais pas ce qu’il te faut alors ! • M : Euh…. (no comments) • E : Aïe !! Mais t’es pas bien dans ta tête toi !!! • M : Si tu ressens la douleur physique, c’est que tu es dans une réalité (car même en rêve - autre réalité construite par la pensée, vue de l’esprit, comme la « vie réelle » - tu peux somatiser, ressentir des scènes douloureuses). Non, pour répondre à ta question, tu n’es pas morte ! Alors, heureuse !? • E : Bah oui, malheureux ! Quand même : la vie ne vaut rien, mais Collectif des 12 Singes

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rien ne vaut la vie ! • M : Juste pour savoir, d’où t’es venue cette idée quelque peu saugrenue ? • E : C’est que depuis le début où je suis ici, j’ai des impressions étranges de déjà vu mêlées à un sentiment de grand doute existentiel. Tout ce monde est trop beau pour être vrai ! Pour autant, nous sommes à Paris, je te parle et ressens la douleur physique que tu m’as provoquée,…. mais, …ici, c’est comme si je déambulais au milieu de la foule, personne ne réagit à moi. Je me sens comme un fantôme qui ne peut interagir qu’avec d’autres fantômes. • M : Comme moi donc, par exemple. • E : Euh, oui du coup, mais ne le prend pas mal. • M : No soucailles ! C’est juste, comme je te l’ai déjà dit, que chacun vit sa vie sans se soucier des autres, sauf si quelqu’un a besoin de quelque chose. Ce n’est pas de l’individualisme extrémiste, car nous Utopiens nous sommes à la disposition des autres, ni du communisme moulant où tout le monde se doit d’être pareil et enfermé dans un dogme. Notre mode de vie est le Collectivisme : concept (plutôt que vérité absolue) issu de PierreJoseph Proudhon, le père français de l’Anarchisme moderne, ennemi juré de Karl Marx, père allemand du communisme (l’autre, l’autoritaire :-( • E : Ok, d’accord ! Mais tu parles d’Utopiens. C’est quoi ça encore ?? Je débarque tu sais. • M : Les Utopiens sont les habitants de ce monde ! Ils vivent en Paix, d’Amour, d’Harmonie avec les autres et le monde qui les entoure, mais aussi bien sûr d’Activité (plutôt que travail, symbole de tourment et de souffrance, comme son nom latin l’indique : tripalium, instrument de torture formé de trois pieux). Leur devise est Liberté, Egalité, Fraternité, et Révolution Autogérée Permanente ! Ce ne sont pas des mots, c’est un art de vivre et un mode de penser. Nous sommes très à cheval sur le Respect de nos valeurs Collectives. • E : Utopiens, habitants de ce monde, tu ne dis jamais « à l’époque » mais « en ce temps-là, en ce monde-là », tu précises

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toujours « là-bas » en parlant du passé : Puta Madre, je suis où exactement ??? Vous êtes des aliens, vous avez arraché Paris pour la mettre sous cloche et les humains sont vos animaux de compagnie, c’est ça ??? M : Mais non, t’inquiètes pas, je suis tout autant humain que toi ! Même si j’ai un nez aquilin (crochu), des yeux grecs (espiègles et mystérieux) et les pieds égyptiens (les orteils sont de tailles décroissantes en partant du « gros orteil » jusqu’au « petit orteil »). Je te rassure, tu te trouves toujours dans le même monde et la même dimension que ce que tu connaissais. E : Mais alors pourquoi cette occultation du passé ? Même si il n’a rien de glorieux par certains aspects, c’est tout de même lui qui constitue la base de votre société. M : QUE NENNI !!! Malheureuse, nous, Utopiens, nous ne nous sommes certes pas créés tout seuls, mais nous avons fait une telle autocritique par rapport au passé, que notre type de civilisation, notre culture, nos mœurs, n’ont plus rien à voir avec celles des temps archaïques. C’est pour ça que je dis à juste titre : c’est un autre monde. Comme je l’ai vu dans un cours précédent, face aux dérives et abus du capitalisme et de la représentation politique, il se disait « à l’époque » (spécial dédicace, exceptionnelle, pour toi) : un Autre Monde est Possible ! Ils auraient dû rajouter « Just Do It !» (alors faîtes le), et même « Do it yourself » (faîtes le vous-mêmes), car personne ne l’aurait fait à leur place (et encore moins comme le Peuple le souhaitait). Finalement, à force d’encaisser, il faut bien que ça sorte : les Citoyens ont fait le Grand Soir, Pacifiquement, en l’An 01 d’Utopia. E : Et euh…c’est quelle date ça pour moi ? M : En l’An 01 ! Sinon, je n’en sais rien, nous n’accordons aucune valeur à la chronologie grégorienne, avec cette idée absurde de créer des années négatives (par rapport au « 0 » - qui n’existait pas à l’époque - de l’ère chrétienne censé être la naissance du Christ, alors que Jésus serait né en - 6 avant « son ère »). Aujourd’hui nous sommes en l’An 51, mais c’est pareil, ça ne t’aidera pas des masses. E : Et pourquoi avoir pris le nom d’Utopia ? Collectif des 12 Singes

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• M : C’est le nom de l’œuvre écrite en 1516 par le chancelier d’Angleterre, Thomas More (1478-1535) surnommé « le Socrate chrétien » : « La nouvelle forme de communauté politique et la nouvelle île d’Utopie » (dans le sens, qui ne se situe en aucun lieu, et qui peut donc être partout à la fois). Il y décrit sa vision pour réaliser sur terre une société Egalitaire, juste et heureuse, fiction et politique formant une conjonction inédite. La ville d’Utopie est également le royaume de Gargantua et Pantagruel, les héros de François Rabelais (1494-1553). De plus, l’Anarchie Egalitaire pour créer un monde plus heureux était toujours considérée comme une utopie, mais elle cessa d’en être une lorsqu’elle fut réalisée (comme toute utopie présente car limitée par la technologie ou des facteurs humains, jusqu’à ce qu’on dépasse tout ceci). • E : D’accord. Tout doucement les choses se précisent un peu plus pour moi et je commence enfin à avoir de bonnes pistes de réflexion sur ma présence ici. Mais, euh, tu vas vraiment me prendre pour une pauvre fille inculte, mais, hum, c’est quoi exactement le Grand Soir ?? Ce nom me dit quelque chose mais je ne saurai l’expliquer. • M : Très bonne question, …merci de l’avoir posée ! En fait, le Grand Soir s’inscrit dans la méthodologie d’Emancipation des classes laborieuses. Il fait partie du triptyque Révolution Sociale – Grève Générale – Grand Soir. Issue de la Révolution française et des bouleversements politiques du XIXè siècle, l’idée de Révolution obéit le plus souvent à la logique du « coup d’état » lorsque, à l’occasion conjoncturelle et providentielle d’une crise (économique, militaire, morale, etc.), d’une mobilisation de l’opinion publique et de mouvements de foules en colère, une avant-garde politico-idéologique entreprend de s’emparer du pouvoir d’état, le plus souvent à travers un changement de « Constitution » ou de « régime » (royauté, république, oligarchie, empire, dictature, etc.). Un moment supplantée par l’idée de « Révolution Sociale » (notablement différente car là il s’agit de changer la société pour faire évoluer l’humain, alors que la Révolution se « contente » de modifier les enjeux de pouvoirs

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sans prendre le mal à la racine : la mentalité des individus et la psychologie des masses), la vieille illusion d’une Révolution politique a retrouvé une certaine actualité au cours des crises du XXè siècle, principalement dans le cadre du marxisme, lorsque la question du pouvoir et de l’état redevenant quelque temps un problème-clé, la soi-disant dictature du prolétariat est venue, à côté du fascisme et du nazisme, mais aussi des luttes de libération nationale, s’ajouter au long cortège des travestissements que les états n’ont jamais cessé d’inventer pour perpétuer leur domination. Dans sa nouveauté et son originalité, la Grève Générale est la cristallisation et l’aboutissement de deux autres façons, radicalement différentes, de concevoir l’Emancipation : la Révolution Sociale et le Grand Soir. E : Ah ouais, en fait c’est une évolution des moyens d’action face aux pouvoirs qui s’accrochent contre vents et marées à la logique de changement issue du Peuple. M : Exactement : en devenant sociale, au cours du XIXè siècle (avec la « question » du même nom), la Révolution cesse d’être pensée au niveau surplombant et miraculeux de l’état, du pouvoir politique et des grands appareils de pouvoir. Elle agit au contraire à l’intérieur des rapports sociaux, sur le terrain des classes et des différences, de la propriété et de la justice, des rapports d’autorité et des modalités d’association, là où se joue l’ordre ou l’équilibre général de la société, d’une multitude de façons et à travers une transformation d’ensemble (parce que multiforme) qui rend caduques les grandes instances dominatrices que sont dieu, l’état et le capital. Synonyme d’une Révolte polymorphe contre l’ordre existant, une Révolte qui refuse d’être instrumentalisée par quoi que ce soit, qui devient l’unique sujet de l’Histoire Emancipatrice, la Révolution Sociale cesse également de s’identifier aux seuls mouvements de foule, aux seules « journées Insurrectionnelles ». E : La Révolution Sociale remet intégralement en cause en fait les fondements et structures de nos sociétés dites « modernes » mais dont les bases et principes sont archaïques ? Et donc, l’autre outil pour briser les chaînes de la servitude volontaire ?? M : Le Grand Soir : Mûrie au cœur des choses, aguerrie par des Collectif des 12 Singes

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Luttes incessantes, forte d’un réagencement d’ensemble des forces Emancipatrices, c’est toute armée de sa puissance que la Révolution Sociale peut enfin déboucher sur un embrasement général, le Grand Soir, où tout se trouve transformé puisque tout a contribué, sans hiérarchie, sans distinction tactique et stratégique, à ce mouvement de transformation. Vieille idée plongeant dans l’histoire et l’origine des grandes sociétés étatisées, de la Chine à l’Europe et au monde Arabe, le Grand Soir et sa dimension apocalyptique, sous sa forme populaire, mais aussi mystique et religieuse, exprime, sur le terrain du temps, le caractère radical et général des transformations dont la réalité est capable. E : Euh, je suis un peu larguée là, tu peux développer sur le Grand Soir ? M : Contrairement à la Révolution et à ce que l’on pourrait croire, la radicalité temporelle du Grand Soir n’est pas liée à l’avenir, à des changements à venir n’existant actuellement que comme promesse « Utopique » dont la conquête du pouvoir serait la garantie, qui confierait au pouvoir le soin de lui donner une réalité à venir, un jour, plus tard... (le « communisme », la disparition de l’état, etc.). La radicalité temporelle du Grand Soir est toujours liée à une antériorité et à une puissance accumulée : une antériorité ou un passé qui se confond avec le présent puisqu’il qualifie l’état actuel des choses, une puissance Emancipatrice capable de rendre effectif le point de non-retour du changement social, la transmutation dont le Grand Soir est la manifestation finale. Alors que la Révolution est pensée sous la forme d’un point de départ, le point de départ d’une transformation à venir, le Grand Soir est pensé comme un aboutissement, l’aboutissement d’une transformation déjà réalisée. E : D’accord ! En fait, la Révolution Sociale est une rupture où le Peuple redéfinit tous les rapports et fonctionnements sociaux (politique, économique, judiciaire et religieux pour ce qu’il en reste). Le Grand Soir est alors l’aboutissement de ces alternatives suffisamment expérimentées pour supplanter le système des dominations. M : Tu as été révolutionologue dans une vie antérieure ? Et en Collectif des 12 Singes


02 – PIQURE ANNUELLE DE RAPPEL DE VINAIGRE

fait, la Grève Générale donne corps au Grand Soir et à la Révolution Sociale. Dans le contexte ouvrier et syndical de la fin du XIXè siècle, la Grève Générale est pensée comme l’aboutissement d’une multitude de Luttes et de transgressions locales et partielles, se nourrissant de leur propre mouvement, de leur propre contagion. À travers la multiplication, d’une part d’institutions ouvrières et de syndicats épousant la totalité des aspects de la vie, d’autre part de Grèves et de conflits partiels et autonomes, sans cesse répétés, les mouvements ouvriers Libertaires travaillent à une subversion générale de la société, à la dénaturation de l’ordre existant au profit d’un agencement d’ensemble radicalement nouveau, agissant dès maintenant dans tous les aspects de la vie, et dont la Grève Générale et Insurrectionnelle, la « Lutte Finale » de l’hymne de l’Internationale (rédigée à la fin de la Commune, après la Semaine Sanglante), se contentent de révéler la puissance. • E : Donc, si j’ai bien compris, l’Humanité pourra briser ses chaînes serviles lorsqu’à force de se battre quotidiennement pour faire évoluer les rapports sociaux vers plus d’Egalité (Révolution Sociale), après avoir testée en parallèle des systèmes Alternatifs qui auront fait leurs preuves d’efficacité, les humains stopperont toute activité pour se consacrer à leur Emancipation par la Lutte contre ses ennemis et à la mise en œuvre d’une nouvelle société déjà testée et éprouvée. Grève Générale, on arrête tout et on fait le Grand Soir qui change tout !!! • M : T’es vraiment trop forte ! Dans le projet d’une Grève Générale pensée comme un « maximum » de puissance et d’action, comme le degré « maximal » de l’« action directe », « Lutte quotidienne » et « œuvre préparatoire de l’avenir » ne font plus qu’un. Grâce à « l’incomparable plasticité » de « l’action directe », à son caractère polymorphe et à sa généralité, « les organisations que vivifie sa pratique » peuvent enfin « vivre l’heure qui passe avec toute la combativité possible, ne sacrifiant ni le présent à l’avenir, ni l’avenir au présent, jusqu’au déclenchement général ! jusqu’au jour où la classe ouvrière, après avoir préparé en son sein la rupture finale, après s’être aguerrie Collectif des 12 Singes

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par de continuelles et de plus en plus fréquentes escarmouches contre son ennemi de classe, sera assez puissante pour donner l’assaut décisif [...] l’action directe portée à son maximum : la Grève Générale (qui aboutira au Grand Soir) » (Emile Pouget, 1860-1931). E : Mais il y a un truc quand même qui m’échappe : dans mon rêve, j’ai l’impression que tout le monde souhaite le Grand Soir, mais plus personne n’y croit vraiment. Comment ça se fait, les humains se seraient-ils résignés ? M : Oui et non ! En fait, 20 ans avant le Grand Soir, les partis dits Emancipateurs (mythe de la Grande Gauche Révolutionnaire, mais plutôt réformatrice au niveau des partis institutionnels) ont trahi l’idée même de Grand Soir en s’alignant sur les modèles capitalistiques, considérés comme étant « naturels », du moins présents sans que l’on puisse véritablement les remettre en cause. Le capitalisme est une doctrine bête et méchante, source de servitude volontaire par son alliance avec le sabre et le goupillon (force-état et esprit-religions), il est ce qu’il est, mais il est en place : l’Humanité doit composer avec la bête immonde ! (soupir au-delà du réel). E : Mais comment l’Humanité s’en est-elle sortie vu comme elle avait pu perdre autant confiance en sa Libération ? M : C’est plutôt complexe, car il y eu d’abord un fantastique réveil des consciences, puis elles somnolèrent un peu (mais seulement d’un œil) ! Laissons Al, notre ami silicien, nous répondre, il le fera sûrement mieux que moi.

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Chapitre III

Les aubes des dogmes et leur Contestation • Esperanta : Du coup, je suis bien curieuse de savoir quel était le programme initial d’Utopia, juste après le matin du Grand Soir. • Moa : Tu vas encore croire que je te balade, mais ce n’est nullement le cas : avant de t’expliquer la théorie appliquée, il faut absolument que je te parle de la mise en place des dogmes pour bien comprendre comment on s’est contre-positionné par rapport à ce qui avait prévalu à leur mise en œuvre ! • E : Oui, c’est sûr que ça me permettrait de mieux appréhender votre logique politique ! Mais je t’en supplie, il me faut quelque chose de léger !! Je commence à avoir le cerveau tout flagada jones !!! • M : Tu sais quoi ? • E : Beh non ! • M : Toi je te jure !!! Je te propose un truc : on peut aller voir à la médiathèque communale si la salle 3D-360° est dispo et si oui je te passerai un DVD holographique sur l’origine des dogmes (religion, état, argent) ! Comme ça, non seulement tu seras informée, mais qui plus est de manière vivante car tu seras immergée dans ces époques fondatrices des tristes civilisations proto-Emancipées mais néo-enfermées !!! En plus, ça pourra aussi intéresser d’autres personnes qui pourront mâter ça avec nous. Qu’est-ce que t’en penses ? • E : A ça oui, ça me branche grave : vu que ça va être du costaud en termes d’informations condensées, autant que ce soit très Collectif des 12 Singes

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visuel, ça me sera d’autant plus parlant et facile à mémoriser ! • M : Bon beh alors on va player ça dans le lecteur de DVDoche.

Des origines fondamentales des dogmes Toute société humaine exige de se référer à un ordre légitimant son existence et son organisation et, pour s’affirmer, cet ordre doit se déployer dans un récit qui fonde la norme. Ce récit peut être un mythe, cet outil intellectuel qui exprime le système conceptuel permettant de penser l’Univers, qui valide les éléments constitutifs du cosmos, les êtres et les choses, les institutions et les usages par son pouvoir de dénomination et de mise en ordre. Les mythes anciens sont fondamentalement des histoires fabuleuses autour des dieux et de perspectives que l’on veut tracer ! Si ils sont collectifs, l’individu non seulement se les approprie mais crée ses propres « récits », qui sont autant de représentations de son inconscient ! Pour autant, on peut également considérer que les mythes sont l’ « âme du Peuple » et s’imposent comme un caractère inné : le récit fondateur est alors tout à la fois un apport collectif que le sujet retraduit dans son langage individuel, et une construction de l’humain à partir de l’inconscient collectif qu’il a reçu en héritage à la naissance (c’est la notion d’archétype, forme préexistante et inconsciente d’inconscient collectif, qui détermine le psychisme personnel ; il y a trois principaux archétypes qui sont l’animus – image du masculin, animal –, l’anima – image du féminin, être animé –, le selbst – véritable centre de la personnalité : ils provoquent une représentation symbolique qui peut apparaître dans les rêves, l’art ou la spiritualité/religion). Les mythes sont des histoires que se racontent les humains pour mieux se connaître : ils sont une des nombreuses formes sous lesquelles s’écrit le savoir sur le monde et la réalité, sorte de feuille de route légitimée par une longue tradition. Le discours des mythes est l’élément de cohésion du groupe, sa « charte pragmatique », permettant aux humains d’affronter leurs peurs. Les mythes appartiennent à un contexte historique et culturel à qui ils donnent un sens et qu’ils renforcent, autant qu’ils se laissent aussi transformer pour permettre à l’humain Collectif des 12 Singes

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d’affronter la nouveauté, l’inquiétant et l’inconnu. Pour autant, les soidisant « grands récits » d’autrefois sont faits de fragments dont les affinités recomposent en continu des micro-configurations qui peuvent cristalliser l’adhésion tantôt d’un petit groupe, tantôt du Peuple-Masse. Plus le monde devient complexe, plus nous soupirons pour des explications qui englobent la totalité des phénomènes. Les mythes sont ainsi des jeux de rapports structuraux préétablis entre des figures suprahumaines (puis divines) qui représentent les éléments de l’Univers. De tout temps, l’humain a cherché, pour survivre, à s’adapter pour mieux s’intégrer à son milieu naturel. Le paysage se présente devant lui comme un champ de forces, avec des pôles positifs, des pôles négatifs, des zones indifférentes. Il est attiré par un lieu, un être, une chose, il éprouve pour d’autres de la répulsion. Il reconnaît que la nature dépasse son entendement : certaines forces sont favorables à la satisfaction de ses besoins fondamentaux, d’autres peuvent être pour lui source de souffrance et de mort. De ces forces il se fait une représentation mentale, symbolique, ce qui ne veut pas dire automatiquement sous la forme de dieux ou d’esprits. La spiritualité peut être considérée comme un éveil, celui d’une pensée qui dépasse les contingences de la vie au jour le jour, de la simple adaptation aux nécessités matérielles exigées par la quête de la nourriture, la reproduction et la survie. L’humain commence à s’interroger sur le monde qui l’entoure et à y rechercher une réalité autre que celle que ses sens lui font percevoir et à laquelle il avait toujours, comme les autres animaux, réagi instinctivement. Avec les croyances (puis la religion), une étape majeure est franchie : c’est, à proprement parler, l’organisation de la spiritualité. Le monde, interprété à travers l’esprit humain et transcendé (supériorité marquée d’une personne ou d’une chose sur une autre) possède maintenant un sens précis. Il en découle des règles de conduite pour éviter de provoquer des catastrophes, pour faciliter la vie courante, pour obtenir de l’aide des puissances mystérieuses ou pour les aider à conserver l’indispensable harmonie du monde, toujours menacée. L’humain a

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alors la conscience d’agir sur son destin, autrement que lorsqu’il est confronté aux périls matériels de son milieu. Considérées sous cet angle, spiritualité et croyance/religion sont étroitement liées, puisque l’apparition d’une conscience qui se détache un tant soit peu des contingences matérielles et les tentatives (si frustres soient-elles) d’organiser ses nouveaux apports ne sauraient rester très longtemps séparées. Que le développement du cerveau ait joué un rôle premier est évident. Où que l’on place le seuil et les premiers balbutiements de la spiritualité, il est certain que, pendant des millions d’années, les créatures qui ont précédé cette évolution cruciale étaient adaptées à leur milieu et survivaient, pouvaient avoir une organisation sociale sophistiquée (comme c’est le cas chez d’autres primates), inventaient et perfectionnaient des outils, et qu’elles étaient déjà engagées sur le chemin de l’humanité. L’ « Homo spiritualis », pour qui le monde se révélait beaucoup plus complexe qu’il n’y paraissait, et qui tenta de s’adapter au mieux à cette complexité nouvelle (à sa prise de conscience) en faisant appel à des forces autres que matérielles, exista assez tôt. Comment ne pas penser que les rêves aient joué un rôle déterminant dans cette prise de conscience ? Bien d’autres mammifères que les humains rêvent (près de nous les chats et les chiens, mais pas le dauphin sinon il « oublie » de respirer). L’humain a, en revanche, la capacité de se remémorer ses rêves et de s’y référer. Qu’ils lui aient donné l’idée qu’il existait un monde autre (parallèle) où il voyageait pendant son sommeil paraît logique. Cette idée apparemment simple a plusieurs conséquences. La première est la reconnaissance de l’esprit en tant qu’entités distinctes du corps, puisque celui-ci ne réagit pas pendant les rêves (les muscles sont normalement « paralysés », même si les aires du cerveau s’activent comme pour effectuer réellement le mouvement). Avec cette prise de conscience (au sens propre du terme), nous sommes bien à la racine de la spiritualité. La seconde conséquence découle de l’instinct de survie. Elle est donc

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particulièrement forte. C’est la tentative de tirer parti de cet autre monde, de profiter de son existence et de ses particularités. La troisième est liée à la précédente : puisque cet univers des rêves aux caractéristiques étranges existe, n’influencerait-il pas, ou même ne conditionnerait-il pas les événements de celui de tous les jours ? Ces idées ont elles-mêmes des conséquences en cascade, qui s’entremêlent de façons variées et inextricables. Dans certaines situations, les croyances aident notre cerveau à résoudre des conflits provoqués par des interférences entre nos divers programmes mentaux. Devant la dépouille d’un proche, nous éprouvons une réaction de rejet (système de psychologie du dégoût), d’incompréhension devant son immobilité (schéma conceptuel qui range les humains dans la catégorie des êtres animés) et de refus de sa mort (un « répertoire de nos connaissances » nous pousse à imaginer la personne disparue toujours vivante). Des concepts spirituels proposent une solution à ce conflit – par exemple l’âme du défunt reste à nos côtés – que nous sommes libres d’adopter. Le cerveau présente ainsi une perméabilité particulière aux idées spirituelles, facilité par l’envie (souvent pour se rassurer, notamment face à la mort d’autrui qui révèle notre propre statut mortel) de faire des rêves éveillés ! Les croyances et les mythes mettent en jeu des êtres surnaturels qui violent les lois régissant notre univers. Ainsi, l’étrangeté force l’attention et excite la mémoire. Chaque élément surnaturel appartient à une catégorie ontologique (classifications dans lesquelles notre cerveau range les choses par genre : animal, végétal, personne, objet, etc.). Il se fraie un chemin dans notre machinerie cérébrale d’autant plus facilement qu’il se trouve doté d’une qualité en désaccord avec les propriétés que nous en attendons (ainsi, une vierge ne peut attendre un enfant, et pourtant …). Ces entorses à ce qui relève du (bon) sens commun ont d’autant plus de chances d’être mémorisées qu’elles stimulent notre esprit, suscitent des interrogations ou des interprétations. Ces idées spirituelles circulent donc assez vite, à la manière d’un virus mental, se répandant dans les populations par le bouche à oreille.

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Nous sommes programmés pour croire : il existe en effet une tendance forte à se comporter de façon plus morale lorsqu’on se sent observé. C’est à partir d’un mécanisme de ce genre (« Attention ! On te regarde de là-haut !!! » : on veille sur toi, autant qu’on observe tes fautes pour mieux te punir) que les croyances cherchent à imposer leurs codes de bonne conduite. C’est l’effet « Père Noël » : soit sage et tu auras des cadeaux, sinon c’est le père fouettard qui viendra te voir. Le self-contrôle, la capacité à contenir ses pulsions et à gérer ses émotions en toute circonstance, a de nombreux avantages : une grande maîtrise de soi permet une meilleure réussite et santé psychique, une vie sociale plus riche, des liens affectifs plus sûrs et limite les excès alimentaires. Les racines psychologiques des croyances peuvent aussi venir d’autres directions. Par exemple, la tendance irrépressible des humains à se coaliser autour d’esprits correspond à un comportement sélectionné par l’évolution dans un but adaptatif. La croyance pourrait ainsi être un mécanisme de « sélection de groupe » (un caractère pourrait se développer s’il avantage le groupe plutôt que l’individu isolé), c’est-àdire un comportement sélectionné au cours de l’évolution pour favoriser la Coopération entre individus et rendre ainsi le groupe plus viable. Ainsi, plus les communautés (et davantage les communautés ellesmêmes que les systèmes religieux) encouragent les valeurs communes, la Fraternité, la Solidarité, les comportements moraux, plus grande sont les chances de survie du groupe. Le comportement spirituel serait donc un mécanisme de survie de groupe, au même titre que les comportements parentaux ou la défense du territoire. Pour autant, des comportements « moraux » ont été programmé chez d’autres espèces animales par des mécanismes plus simples (que l’existence d’esprits invisibles, de mythologies souvent abracadabrantes, des rituels, prières et messes Collectives) et directs : l’attachement, l’instinct maternel, l’altruisme, la peur, la hiérarchie. Pour comprendre comment les humains en sont venus à croire à l’existence d’entités invisibles auxquelles ils vouent un culte, nous pouvons aussi regarder du côté de l’enfance : la croyance en l’existence

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des « âmes » est un fait universel, qui apparaît très tôt dans l’enfance. Cette croyance est un dérivé accidentel d’un mécanisme simple : nous nous percevons nous-mêmes comme des êtres dotés d’un esprit – d’une volonté, de désirs, de pensées – indépendant de notre corps. Il est donc naturel de transposer à d’autres humains ces mêmes caractéristiques, mais aussi à d’autres animaux ou à des forces invisibles. Penser que le soleil, le tonnerre, les étoiles sont des êtres vivants animés d’une volonté propre est une croyance spontanée des enfants (et pas que eux) : ainsi les enfants sont spontanément théistes (alors que les « matures », déçus et désillusionnés de la vie, ont plus vite tendance à devenir a-théistes : sans dieu, ni maître). De même, quand il nous arrive malheur (une maladie, un accident, un échec), ce mécanisme causal nous fait attribuer ce qui nous arrive à une volonté extérieure (notamment parce qu’il est plus facile de rejeter la « faute » sur autrui que de voir ses propres responsabilités). Ce serait donc aussi une tendance spontanée que de se tourner vers cette cause invisible pour lui demander de l’aide ou pardon lorsqu’on souffre : à la cause naturelle on superpose une cause surnaturelle. On peut donc ramener le besoin de croire à une régression psychologique de la raison adulte vers les émotions de l’enfance (où tout paraissait aussi plus simple). En effet, la soumission des humains vis-à-vis d’un dieu (ou d’abord d’un esprit) est comparable à l’attitude du petit enfant vis-à-vis de ses parents : face aux épreuves de la vie, il se sent démuni et en appelle à une figure parentale idéale, censée lui apporter soutien et affection (autant qu’il saura, après avoir fait une bêtise, qu’il sera puni : même si il cache son méfait, les parents le savent tôt ou tard). Au final, la force d’attraction des croyances (quoi que ce soit qu’on y recherche) ne se réduit pas à un insaisissable « sentiment spirituel », mais s’étend à toute une gamme d’émotions et de représentations mentales capables de capter de nombreux esprits aux attentes diverses : la guérison/protection sanitaire, un cadre moral, un épanouissement personnel, un lien avec une communauté, un changement de la société. Dans les sociétés prédatrices, celles des chasseurs-collecteurs qui ont régné pendant toute la préhistoire humaine, la pensée mythique est

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omniprésente. C’est pourquoi la notion de « religion » n’a guère de sens à cette époque : elle n’y est pas désolidarisée des autres activités humaines. Par son extrême universalité, on peut dire que la pensée mythique/mystique/sacrée fait partie de l’esprit humain. L’existence d’une aire protégée circonscrite par des pierres à Olduvai (il y a au moins 2 millions d’années) restitue la séparation d’un espace culturalisé, opposé au chaos extérieur de la nature. Cette catégorisation spatiale, comme l’habitat lui-même, fut mythique de tout temps. Tout le fil de l’Histoire voit cette opposition grandir, s’étendre progressivement à la symbolique des espaces domestiques (culinaires, artisanaux, nocturnes), puis aux paysages entiers, par le réseau d’emprise économique (territoires de chasse et de collecte alimentaire) et technique (collecte de matériaux). Au cœur de cette démarche, la délimitation des fonctions s’accentuera avec toujours plus de netteté. Dès les origines, des rapports privilégiés se font jour entre espace et sacralité (focalisés par la suite sur l’exposition cosmique de roches saillantes, sur le mystère des grottes profondes, sur les lieux de sépulture). Toute société humaine se réfère à un système métaphysique où se concentre les explications du réel (en ce sens la science en a repris les fonctions) et les grandes interrogations, difficilement résolubles. Comme la parole ou l’outil, l’humanité n’existe pas sans sacralité. Notre pensée fonctionne en effet sur cette dualité constante : la connaissance par laquelle la volonté s’affirme et, en miroir, l’inconnaissable, l’inaccessible, réservé au domaine du sacré. Dès la plus ancienne préhistoire, cette audace et ce conflit surgissent. Dès le Paléolithique inférieur (à partir de -3 millions d’années, avec l’apparition des premiers hominidés, Homo ergaster), les humains ont récolté des fossiles ou des roches aux formes étranges, mais comme le font d’autres animaux, tels que certains oiseaux pour leur nid. Pour autant, parallèlement, l’esprit se dégage de l’emprise matérielle par l’emploi/fabrication/reproduction d’outils (avec Homo habilis à partir de -2,4 millions d’années), l’élaboration de la chasse, l’expansion à de nombreux territoires auxquels sa biologie seule ne l’autorisait pas (par

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Homo ergaster vers 1,6 millions d’années) grâce à la « maîtrise » du feu (utilisation de feux accidentels d’abord, puis domestication par Homo erectus vers -800 000 ans ; le foyer a une forte valeur symbolique : c’est le lieu de ressourcement, de réconfort, d’échange et de protection, réunissant tous les ingrédients de la sacralité, là où précisément la matière se transforme au service de la volonté humaine – et d’aucun autre animal, les humains devenant ainsi, déjà, des demi-dieux – sous une forme Collective et démonstrative). Apparaissent également d’autres activités conceptuelles, comme la récolte de minéraux et/ou de colorants (déjà effectuée par Homo erectus en Afrique, en Inde et en Europe vers -500 000), utilisés comme décoration corporelle ou pour des rites divers. A chaque fois il s’agit de défier des lois apparemment intangibles, de les surmonter par l’imagination, par l’astuce et la prévision. Cette prise de conscience progressive agit avec le recul, après les succès acquis les uns après les autres et qui élargissent l’emprise sur le monde. En réalité, seul importe le défi qui active la réflexion, et non le domaine exploité (dont la valeur n’est donnée qu’après coup). L’humain cherche à s’adapter à un milieu naturel changeant pour s’y intégrer et mieux assurer sa sécurité/survie, voire son Bonheur/Epanouissement. Ce qui échappe à sa compréhension du monde extérieur, visible et invisible, trouve place dans ses représentations mentales et dans les projections symboliques qu’il en fait. Chaque groupe se donne une explication du monde qui l’entoure et de sa place dans le monde. Cette explication est à la mesure du territoire qu’il occupe : si l’horizon est limité et peu varié, la rationalité est à courte portée et la pensée peu apte à séparer, à abstraire, à conceptualiser. La nature se présente alors comme un ensemble de forces transcendantes (au-delà du réel, du bas monde) favorables ou néfastes, que l’on pourra traduire par une symbolique, mais en-dehors de toute référence à des dieux. Les mythes servent alors à la saisie des choses, des êtres, des autres et de soi. La fonction du mythe est d’intégrer l’humain à la nature, de lui donner le sentiment de sécurité dont il a besoin. Le mythe est aussi la mémoire du groupe, la totalité de ses connaissances, de ses croyances, de sa sagesse : un héritage partagé que l’on transmet aux générations qui montent afin d’assurer la cohésion

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du groupe dans l’action et dans le devenir. Le mythe se perpétue par la répétition, par le rite : les pratiques rituelles rythment alors la vie quotidienne, l’existence entière étant ritualisée. Les espaces réservés aux rites représentent une spécialisation de l’espace humain ; séparé de son environnement il est ouvert au sacré. L’espace rituel n’est pas automatiquement un espace sacré : il peut le devenir par la répétition et l’efficacité du rite. En effet, le sacré n’appartient pas à la substance des objets ou des lieux : il est dans le regard que l’on porte sur eux. Pour peu qu’un « primitif » ait cédé au vertige de l’émotion, cette énergie (positive ou négative) a pu lui apparaître capable de revêtir un lieu ou un objet d’une vertu (ou vice) plus importante. On peut ainsi imaginer une cristallisation de cet excédent d’énergie sur un lieu ou un objet (ou un phénomène, une réalité marquante) qui devient ainsi une sorte de concrétion mythique, séparée de l’ordinaire, du naturel, « simplement » Autre ! Ce n’est pas une idée claire et distincte, encore moins un concept, mais plutôt un signifiant vague pour ce qui Est, audelà du pouvoir des humains. Le sentiment du sacré ira en s’affirmant, mais il ne deviendra notion claire qu’avec le développement de l’intelligence et l’émergence de la raison, elle seule capable de conduire à des concepts abstraits ou théoriques. L’humain a toujours cherché à s’élever : il a besoin de transcendance (quelque chose ou quelqu’un au-dessus de lui, pour le motiver à l’atteindre en se dépassant, cf. la tour de Babel) autant que de connaissance. Il est, de nature, curieux et ses connaissances (à distinguer de ses croyances) ont constamment progressées depuis la plus lointaine préhistoire. Sur des centaines de millénaires, les humains ont développé des facultés de pensée (à Blombos, en Afrique du Sud, on a découvert des morceaux d’ocre sur lesquels furent tracés des signes à valeur symbolique vers -75 000, annonçant les futures manifestations clairement artistiques), de prévision/anticipation, de planification, de conceptualisation, d’organisation. Dès le Paléolithique supérieur (-40 000 à -10 000), les humains ont récolté des calottes crâniennes humaines, comme si les parties

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céphaliques possédaient perpétuellement une valeur symbolique. La première forme avérée de spiritualité symbolique et complexe se manifeste par l’enterrement : les autres animaux peuvent manifester du chagrin devant la mort d’un congénère, mais ils ne l’enterrent pas et, a fortiori, ils ne pratiquent pas de dépôts funéraires. Une des premières manifestations en est le site d’Atapuerca en Espagne : il s’agit d’un gisement exceptionnel où plus de trente squelettes humains (présentant des caractères néandertaliens et plus archaïques, attribuables à Homo heidelbergensis, datant d’au moins 350 000 ans) ont été découvert au fond d’un puits naturel. Cette accumulation est une sépulture Collective, où un spectaculaire biface en quartzite, de qualité exceptionnelle, a été trouvé et serait une offrande funéraire. Ainsi, il est vraisemblable que, dès l’Acheuléen (vers -500 000 en Europe), les humains erectus avaient déjà franchi un certain seuil : si l’on ne peut affirmer que l’art existait vraiment (tout dépend de sa définition), les conditions sont toutefois réunies pour déceler une forme de pensée symbolique et une certaine distanciation par rapport à la réalité uniquement matérielle. Le véritable début des activités rituelles est illustré par les sépultures récurrentes (notamment de Neandertal – plutôt en Europe de l’Ouest vers -50 000, mais représentant seulement un dixième des découvertes de fossiles –, même si les premières, au Proche-Orient, semblent être l’œuvre de Sapiens), attestées à partir d’une centaine de millénaires. Ces humains (d’une autre espèce, d’une autre branche de l’évolution que nous aujourd’hui) croyaient donc en l’existence d’un autre monde et les offrandes qui accompagnaient le défunt avaient pour but de lui faciliter le passage et le séjour dans cet au-delà (outre le fait qu’elles pouvaient témoigner à la fois de son statut social et de l’estime qu’on lui portait). Suite à une série de gestes cérémoniels, les défunts furent déposés en fosse, de manière précise dans la disposition du mort, et leurs corps, accompagnés d’offrandes symboliques, furent recouverts et donc ainsi protégés. Le destin de l’humain ne pouvait plus être confondu avec celui de l’animal, tué, voué à rester chose, à devenir viande. Pour preuve, les offrandes faîtes de bois de cerf : les cycles de la vie,

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de la mort, des saisons et l’idée de renaissance, fréquemment attachée aux cervidés dont les bois se régénèrent chaque année (qui leurs servent autant d’arme de conquête du pouvoir, notamment pour la reproduction, que d’outil pour gratter le sol enneigé), sont au centre de la vision du monde de ces humains. Les « images » restent matérielles (éléments naturels – telles que des plantes médicinales –, encornures, mandibules) et se réfèrent à l’animalité mais sous une forme indirecte. La séparation métaphysique avec le reste de la nature était donc bien réalisée et ces gestes rituels rassurants en garantissaient la pérennité, faisaient voir que l’humain échappe aux lois de la nature, même au-delà de son décès. Ces dispositions rituelles prouvent l’existence d’une réflexion précoce quant à la place de l’humain dans la nature. Les humains suivent une voie distincte, guidés par l’esprit, et lancent des défis à leur nature : dans la vie par la chasse de gros ou féroces animaux (alors que nous ne sommes, originellement, pas très bien dotés ni impressionnants), dans la mort par l’ensevelissement. Pour accomplir tous ces rites, il fallait disposer d’aptitudes à l’abstraction et, donc, utiliser un langage conceptuel. Les modes de chasse, l’organisation de l’habitat, l’élaboration des techniques et la permanence des rites, attestent d’une pensée élaborée dont le langage était le support : les valeurs et les traditions devaient être véhiculées par les voies du récit oral. La puissance de la pensée technique suppose un équivalent dans l’élaboration de la pensée mythique. La chasse, ses coutumes et ses rituels, tiennent une place privilégiée dans ces rapports d’intimité et d’échanges que le groupe entretient avec un surnaturel qui est immanent (qui réside dans) et non transcendant (qui est au-dessus de) à l’environnement des humains. C’est une religion de type « chamanique », avec des esprits (dont l’un féminin pourvoyeur de gibier) mais sans dieux, avec des officiants mais sans prêtres attitrés, avec des lieux sacrés mais pas de temple. Il ne s’agit donc pas d’une vision du monde de l’humain ébahi devant la violence terrible de la nature, ni de celle d’hallucinés. Cette croyance dans la nature est plus ancienne que la structuration des panthéons, la naissance des dieux (et donc de la religion au sens strict) et des temples du Proche-Orient.

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Avec le paléolithique supérieur, vers -40 000, eu lieu un choc entre deux systèmes de valeurs, entre deux univers métaphysiques distinctes voire inconciliables. Jamais les Néandertaliens n’utilisèrent les armes d’origine animale ; tout à coup, les humains modernes (Homo Sapiens Sapiens arrivé il y a peu en Europe) commettent ce sacrilège et tournent les défenses naturelles (ramures) contre les proies elles-mêmes. Le monde du mythe éclate tout à coup : à la place des encornures symbolisant la nature dans les sépultures des Néandertaliens, Sapiens passa aux représentations de la nature, sous la forme d’images, donc artificielles cette fois, disposées au fond de grottes sanctuaires où leurs agencements se déploient. L’image, accédant au statut symbolique, se substitue à la nature véritable. Par cette nouvelle emprise, l’humain s’attaque alors à la nature du mythe en lui donnant une consistance visuelle, mise à son service : la nature du monde y est spirituellement maîtrisée via sa représentation. Ceci entraîna un bouleversement conceptuel radical : la création d’icônes permit d’étendre infiniment le champ d’actions mythiques. Pour les humains de la préhistoire, l’image dessinée sur les parois des grottes fut un moyen de donner vie à l’invisible et au surnaturel. Les mythologies et croyances des peuples chasseurs restent dominées par le monde naturel : l’animalité y tient la place principale. L’animalité, si proche de l’humain dans son comportement, forme le véritable symbole du défi inaccessible, lancé par la partie biologique à sa propre conscience : d’innombrables récits mythologiques s’articulent donc selon cet axe où l’animalité règne absolument. Ainsi, lorsque l’humain moderne débarque en Europe (vers -40 000), les témoignages de ses activités spirituelles se multiplient, principalement par le biais de l’art mobilier (portable : statuettes, objets légers) et pariétal (peintures ou gravures sur parois, en grotte ou sur rocher). Le thème de l’humainanimal y est omniprésent : humain à tête et aux ailes d’oiseaux, humain à tête d’oiseau, à tête de lion des cavernes, à tête de phoque, voire humain composite (« Sorciers » de la grotte des Trois-Frères en Ariège : bois de cervidé, face de hibou, pattes de lion, queue de cheval et jambes humaines ; bison avec arrière-train et sexe humain ; les animaux eux-

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mêmes sont composites avec tête de bison et pattes de cerf pour l’un, et renne aux pattes antérieures palmées pour l’autre). Les thèmes, empruntés à la nature environnante, faisaient l’objet d’une sélection qui accordait une nette préférence aux animaux forts et imposants, ainsi qu’aux femmes (de manière beaucoup plus discrète, sans tenter de rivaliser avec les grandes fresques animalières des grottes – on trouve plutôt leurs peintures dans les endroits confidentiels). A l’Aurignacien (de -35 000 à -26 000), ce sont les animaux dangereux (mais rarement consommés, car respectés) : ours (équivalent de l’humain – car rare animal à pouvoir se tenir droit –, capable de s’accoupler avec des femmes et de donner naissance à des petits d’humains, même si il est considéré comme un symbole féminin de part se fourrure chaude, sa couleur brune comme la terre et l’éducation attentionnée qu’il donne à sa progéniture), félins (le lion est un symbole masculin, lié au soleil, de domination : il détient une grande énergie, qu’il maîtrise cependant de manière souveraine, sans avoir besoin de faire montre de sa force ; mais on ne peut pas contrer celle-ci quand elle rentre en action, faisant du lion un adversaire redoutable), rhinocéros et mammouths. A l’époque suivante (Gravettien : -26 000 à -19 000), ce sera plutôt les grands herbivores, exprimant un changement thématique profond dans l’expression spirituelle (car ces animaux font davantage partie de l’alimentation, même si les cervidés, la base alimentaire, sont très peu représentés) : chevaux (plus élevé que les bovins, il incarne symboliquement la force et la vitalité : c’est le masculin, souvent associé au royaume des morts), aurochs/ « taureau » (c’est l’autre polarité sexuelle, psychique et spirituelle : il est féminin par sa puissance reproductrice, à une époque où les humains n’avaient pas encore découvert le processus de reproduction ; par sa puissance, sa stature massive, il évoquait également l’aspect redoutable de la nature qu’on ne savait pas encore dominer), bisons. Les plus anciennes figurations féminines connues (et donc humaines puisque les hommes ne seront que plus tardivement représentés, alors que c’est eux qui pratiquaient la chasse – activité en contact direct avec les autres animaux et donc les forces de la nature –, les femmes

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s’occupant de la collecte – part importante de l’alimentation, car régulière et non soumis à la chance –, du feu et du foyer au sens large) remontent à la culture aurignacienne (de -35 000 à -26 000), mais elles ne concernent qu’une zone géographique limitée au Jura Souabe (Allemagne), à la Basse-Autriche et au Sud-Ouest de la France. Pendant le Gravettien (-26 000 à -19 000), les représentations féminines deviennent plus fréquentes car elles se retrouvent dans toute l’Europe (disons même Eurasie), jusqu’à la Russie et même la Sibérie (Asie de l’extrême Nord-Est). Ces statuettes sont loin de suivre un canon unique exaltant les formes généreuses de femmes, peut-être enceintes : il y en a aux belles fesses (callipyges), d’autres aux fesses et hanches grasses (stéatopyges) et certaines plus longilignes. Leurs seuls points communs sont d’avoir une attitude figée, leur visage est rarement figuré alors que le corps est assez réaliste, mais surtout elles sont toujours nues. Certaines d’entre elles recevaient des offrandes (pattes de bison, outils), tandis que d’autres étaient ensevelis dans des petites fosses qui leur étaient destinées (souvent non loin du foyer, point vital du groupe : autels privés pour un culte rendu à des entités particulières – ancêtres, forces, esprits –, actes d’intention prophylactique – « veiller sur », qui préserve de tout ce qui pourrait être nuisible, en particulier en ce qui concerna la santé –, dépôts de fondation pour porter chance aux habitants d’une nouvelle habitation, sacralisation de l’espace, …). De nombreuses statuettes ont été volontairement brisées, les morceaux étant ensuite dispersés dans l’habitat, certainement lors de rituels. Ces émouvantes représentations exaltent le mystère de la fécondité et de la vie humaine, que porte la femme. Elles peuvent également indiquer l’appartenance à un groupe, sachant que certaines cultures pratiquent la matrilocalité (la constitution du foyer domestique au lieu même de l’habitation des femmes, les hommes étant alors des pièces rapportées, provenant d’un groupe extérieur – notamment pour éviter les problèmes de consanguinité et favoriser les alliances, l’homme pouvant partir quand il le souhaite puisque la femme reste sur place, chez elle), voire la transmission matrilinéaire du statut ou du rôle social. Utilisant l’art mobilier, les symboles sélectionnés étaient intégrés dans une action rituelle qui se déroulait au centre du campement (soit

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dans une hutte principale Collective, soit autour d’un feu) et à laquelle l’ensemble de la communauté assistait. Il y avait derrière des rituels une mythologie très développée. Dès lors, le monde des sanctuaires s’élabore, s’installe dans les pratiques, s’enrichit, se diversifie, car dès l’image inventée, elle ne fera qu’engendrer d’autres images, comme si cette « vie des formes » fût désormais Autonome, instituée en un langage privilégié propre aux cultes, en communication avec les esprits naturels. Ce sentiment esthétique s’entremêle intimement à l’esprit religieux, comme si la sensibilité artistique servait de vecteur à la foi : rien ne peut être vrai s’il n’est beau ! Dans le cas européen (et peut-être seulement là), cette histoire semble enclenchée par la mise en cause des vérités fondamentales d’une population par l’autre : mises en danger, sinon en concurrence, les mythologies, fondées sur des récits abstraits, durent se matérialiser, se donner des formes afin d’acquérir un surcroît de réalité et de permanence. Statuettes et grottes ornées furent alors réalisées, précisément aux marges de cette extension moderne : tout l’ouest, resté néandertalien (culture de Châtelperron), forma le réservoir densifié des traditions antérieures ; aux limites de ce territoire culturel, l’œuvre d’art spirituel apparaît, sanctifiant l’espace là où il doit être marqué de symboles, délimitant les aires spirituelles récentes. Les universaux propres à l’esprit humain donnent un sens à l’étroite relation mystique entretenue entre l’architecture d’une grotte, sa décoration monumentale, sa résonance sonore particulière, et ses aires de marquage disposées en début et en fin de cet espace, consacré aux cérémonies les plus graves, celles où l’humain communie avec les forces naturelles, entretenant des rapports de dépendance, de crainte et de respect vis-à-vis de la nature sauvage, omniprésente et omnipotente (qui est partout, tout le temps et toute puissante). Aller peindre ou graver loin sous terre dans le noir absolu (si ce n’est à la lumière vacillante d’une torche), est exceptionnel dans l’histoire de l’humanité. Pour qu’une telle tradition se soit ainsi perpétuée dans le temps (de -32 000 à -12 000), alors qu’il s’agit d’actions sans nécessité ni justifications pratiques visibles, il a fallu la forte contrainte d’une

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croyance transmise de génération en génération. Les Paléolithiques sont allés partout, jusqu’au fond, se glissant dans de petits réduits, explorant les galeries adjacentes (tels des spéléologues) et y laissant leurs traces. On constate dans leur comportement deux logiques différentes : ils ont laissé leurs œuvres dans de grandes salles (ou sur de vastes panneaux), ou les ont inextricablement superposées les unes aux les autres. Cela implique des participants à des cérémonies Collectives, fréquentes ou non. Ces images soignées, visibles, pouvaient jouer un rôle dans la perpétuation des croyances, des rites et des manières de concevoir le monde, et de s’assurer l’aide des puissances invisibles. A l’inverse, de minuscules réduits ont été ornés, où seules une ou deux personnes pouvaient pénétrer à la fois. A la logique du spectaculaire est parallélisée une logique du lieu retiré et secret, du dessin en soi. Mais quel que soit le site d’observation, un animal vous regarde, vous interroge. Aller sous terre, c’est braver les peurs ancestrales, s’aventurer délibérément dans le royaume des esprits, à partir à leur rencontre pour entrer en contact avec eux. L’analogie avec le voyage du rêve est flagrante (nous-mêmes sommes épatés, voire incrédules, devant la beauté naturelle des grottes et de leur concrétions minérales), mais le périple souterrain dépassait de très loin l’équivalent métaphorique de ce voyage : c’était sa concrétisation dans un milieu où l’on se déplaçait physiquement et où les esprits étaient littéralement à porter de main. Cette recherche des esprits que l’on croyait vivre dans les grottes, de l’autre côté du voile que la paroi constituait entre leur réalité et la nôtre est attestée de diverses façons. L’utilisation des reliefs naturels pour dessiner des animaux fait penser que ces gens voyaient l’animal luimême dans la roche : en le dessinant ils établissaient le contact espéré. Les fissures, les creux et les fonds de galeries devaient jouer un rôle comparable. Ces accidents naturels offraient des échappées vers le plus profond de la roche, là où se tenaient les esprits. La volonté de capter une parcelle du pouvoir immanent au monde souterrain a pu se manifester, outre les dessins d’animaux et les signes, par des esquilles osseuses plantées dans les creux des parois. Ce geste présente une symbolique élémentaire (cf. le Mur des Lamentations à Jérusalem, où l’on fiche des petits papiers comme message à dieu).

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C’étaient peut-être des individus non-initiés, des malades ou des enfants, qui participaient à leur façon au rituel. Il pouvait en être de même pour les empreintes de mains, positives ou négatives, complètes ou non. Lorsque l’on appliquait la main sur la paroi et que l’on projetait (par le souffle de la bouche) sur elle la peinture sacrée (souvent de l’ocre rouge, symbole du sang), la main se fondait dans la roche dont elle prenait la couleur, établissant concrètement une liaison avec le monde des esprits (des doigts repliés pouvaient même signifier alors un langage spirituel des signes). Avec le redoux climatique postglaciaire, les chasseurs-collecteurs rentraient dans une certaine phase de « confort », ayant moins à craindre la faim et le froid, pouvant ainsi se permettre de moins réguler les naissances et donc de davantage conquérir de nouveaux territoires. Dans l’affirmation de leur identité et leur singularité, les groupes humains (petites bandes de chasseurs-collecteurs) ont défini des panthéons. Il existe ainsi un esprit supérieur (pour chaque groupe), vivant dans le ciel et créateur de toute chose. Pour autant, il n’est pas le seul à peupler le monde des esprits : il y côtoie les esprits des ancêtres et les « divinités » totémiques (symboles variés – animal, objet, forme – d’une caractéristique du groupe, de ses croyances), qui jouent un grand rôle dans l’imaginaire et les coutumes de chaque clan. Ce principe supérieur donna naissance au premier couple, qui luimême engendra les premiers humains. Cependant, cet esprit suprême, lointain et distant, n’intervient pas dans la vie ordinaire. Il est à la fois bon et mauvais, ou plutôt ni tout à fait bon ni tout à fait mauvais. En revanche, les esprits (invisibles) bienfaisants sont des bons génies qui aident à la chasse ou à la protection contre les maladies (autant qu’à la fertilité, facteur de pérennité du groupe). Ils s’opposent aux démons et mauvais génies qui peuplent la forêt, et président aux nombreux rituels qui organisent la vie quotidienne : ils apparaissent dans les rites d’initiation des jeunes, de chasse, de guérison, de fertilité, de funérailles, etc.

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Il n’y a pas de religion sans le sentiment que certaines forces dépassent la mesure de l’humain, de son action, de ses connaissances ou de sa pensée. Le latin religio désigne le scrupule qui le lie à ces puissances que sont les « signes » du divin. Le mot caractérise donc une inquiétude foncière (au moins subconsciente) qu’il s’agit d’exorciser par des pratiques, qu’elles soient orales, gestuelles ou sacrificielles, ainsi que par des croyances, qui peuvent varier au cours du temps, mais restent solidaires d’un rituel. Comme disait Paul Valéry, une religion fournit aux humains des mots, des actes/gestes, des pensées pour les circonstances ou ils ne savent que dire, que faire, qu’imaginer. Nombre de croyances primordiales sont dites chamaniques. Lorsqu’il s’agit de guérir un malade ou pour tout autre besoin vital pour un individu ou le groupe, les hommes et femmes se réunissent à la veillée autour du feu. Ils chantent, dansent, frappent dans leurs mains jusqu’à ce que l’un d’entre eux (le guérisseur) entre en transe. Il prend alors contact avec le monde des esprits. C’est ainsi, qu’il parvient (du moins les autres le croient) à retirer la maladie du corps du malade. D’autres sont animistes, s’adonnant au culte des esprits et aux forces de la nature, en pensant qu’ils sont régis par un équivalent de la volonté humaine. Ce n’est pas une croyance mais plutôt une façon d’organiser la perception du monde : c’est le fait de percevoir une continuité (ou une ressemblance) entre l’intériorité humaine (l’intentionnalité) et celle de tous les êtres du monde, mais de fonder leurs différences dans leurs propriétés et leurs manifestations physiques (formes, manière de faire, attributs matériels). D’autres enfin sont totémistes puisqu’ils vénèrent des totems propres à chaque clan. En plus de la continuité des âmes, cette croyance perçoit et distingue des ressemblances physiques ou comportementales entre les humains et les non-humains, fondant une relation privilégiée entre un groupe et une espèce (animale ou végétale) voire un élément naturel (volcan pour son caractère imprévisible, brutal et dévastateur par exemple). Mais derrière la diversité des formes, ces croyances possèdent une forte homogénéité reposant sur un noyau commun de pratique et de

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croyances. Ce dernier comporte quatre éléments fondamentaux : toutes les croyances traditionnelles admettent l’existence d’un monde invisible peuplé de divinités (esprits, ancêtres, âmes ou forces surnaturelles, dieux), les humains cherchent à se rendre favorable ces esprits à l’aide de rituels (prières, cérémonies Collectives, rites propitiatoires – qui a la vertu de rendre propice : sacrifice, victime, offrande), la croyance impose aux individus des règles de conduite, des devoirs et des interdits qui règlent la vie de la communauté, des médiateurs du sacré (chamane/guérisseur, prêtre, devin, maître de cérémonie) sont chargés de présider aux rituels et de transmettre les connaissances relatives au monde sacré. Dans la plupart des sociétés, il existe un dieu créateur, assez abstrait et distant. Mais ce dieu fait rarement l’objet d’un véritable culte. Dans les pratiques quotidiennes, on invoque plutôt toute une faune d’êtres invisibles (ancêtres, esprits de la brousse/forêt, héros fondateurs, divinités du clan). Ces esprits sont souvent représentés à travers des masques ou statuettes (ou objet divers) qui sont sortis à l’occasion des cérémonies. Ces sculptures prennent alors des formes humaines, animales ou hybrides, parfois monstrueuses. A ces divinités sont associées des mythologies (cosmogonie, théogonie, anthropogénie) qui racontent la naissance et la structure de l’univers, la naissance des divinités, l’apparition des humains et la raison d’être des choses. Une croyance ne se résume pas à la croyance aux divinités. Elle se définit avant tout par un culte destiné à se concilier leurs faveurs. Les esprits sont alors convoqués dans des moments précis et au moyen de rituels très codifiés. Ils interviennent lors des rites de passage (naissance, initiation des adolescents, mariage, funérailles), des rites propitiatoires destinés à favoriser la chasse, la collecte, l’agriculture ou l’élevage, ou pour guérir des maladies/épidémies. Les dieux et les rites qui leurs sont associés ont donc affaire avec la préservation de l’ordre social, la survie du groupe, la protection de la famille, du clan, de la communauté. La croyance n’est donc pas destinée principalement à affronter l’angoisse de la mort, mais à faire face aux problèmes de la vie : se nourrir, se soigner, organiser la place de chacun au sein du

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groupe et « assurer » (autant que possible) la bonne marche de la structure sociale. De fait, les sociétés primordiales considèrent que les troubles qui surviennent dans le groupe (chasse infructueuse, épidémies, conflits, etc.) sont des punitions que les esprits infligent aux vivants parce qu’ils se sont mal comportés (à cause des disputes qui minent la communauté par exemple). Ainsi, lorsqu’on initie un jeune homme sous l’égide d’un esprit, on en profite pour lui rappeler ses Droits et devoirs. La croyance définit donc d’abord la loi du groupe (la coutume, les traditions). Les croyances et rituels religieux assignent à chacun (homme, femme, chasseur, collecteur, spécialiste du sacré) des codes de conduite sur la façon de se comporter en société : l’adultère, le vol, le meurtre sont partout condamnés et partout vont provoquer la colère des dieux. La croyance, dans les sociétés traditionnelles, est essentiellement la gardienne de la loi et de la cohésion sociale. Voilà d’ailleurs pourquoi les divinités prennent des visages à la fois menaçants et protecteurs. Tout l’appareillage symbolico-rituel qui leur est associé (processions, masques, danses, chants, prières …) est destiné à attirer l’attention, à inquiéter, à intriguer et à marquer les esprits (humains) au fer rouge. Enfin, toutes les croyances traditionnelles confient à des personnages spécifiques le contact avec le sacré. Pour les groupes chamaniques, le chamane est celui qui préside aux cérémonies Collectives et qui communique avec les esprits au cours de son « voyage » (la transe, produite via l’illusion des sens : par la musique, la danse, les drogues, la méditation). Pour les totémistes, il existe un certain nombre de spécialistes du totem, qui négocient rituellement avec leurs animaux symboles, et sont par là capables d’influer sur le comportement de ces animaux. Pour les animistes, le médiateur du sacré peut changer selon le rite : un aîné/ancien pour invoquer l’esprit d’un domaine, le devin/guérisseur pour solliciter les esprits bienfaisants, ou encore le maître-chasseur lors des rituels de chasse. Dans un certain nombre de culture, il existe également des « anges gardiens », considérés comme les époux de l’autre monde.

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On entretient aussi des relations étroites avec les ancêtres, par le biais de prières, qui comportent aussi bien des supplications, des flatteries et des menaces, que des nouvelles du monde d’ici-bas. Cela souligne le fait que la relation relève de l’échange : les vivants s’appuient sur les ancêtres pour les enfants, la bonne fortune et souvent la vie elle-même, mais, réciproquement, les ancêtres ont besoin des sacrifices et des invocations de leurs descendants pour continuer d’exister (au moins dans leur mémoire). Au fond, les milliers de religions nées depuis la préhistoire comportent les mêmes ingrédients, la même armature fondamentale. Elles ne varient que sur les visages des divinités, l’accent mis sur tel ou tel rituel, l’institutionnalisation de telle ou telle forme de culte, la distribution des rôles entre les différents spécialistes du sacré. Dans ces sociétés patriarcales (pour ne pas dire machiste), seminomades, l’organisation complexe croise des liens de parenté (clans et lignages familiaux), territoriaux (camps) et unités politiques (tribus). Le totémisme et le chamanisme sont des croyances de sociétés de chasseurs-collecteurs, guère désolidarisées des autres activités humaines. Au sens strict, il n’est de religion sans dieu. La notion de religion implique l’existence de divinités auxquelles les humains rendent hommage. Ainsi, dans ce sens classique, la religion est un phénomène « récent » : ce processus s’enclencha généralement à la suite des temps glaciaires (dans certaines régions limitées, là où le néolithique fit son apparition, à partir du -Xè millénaire), lorsque l’humanité tendit à se sédentariser et à contrôler son destin, en quelques sorte à l’encontre de la nature. Les prémices de la civilisation : la sédentarisation Les profonds bouleversements quaternaires de la transition Pléistocène-Holocène (adoucissement du climat, recul brutal des glaciers nordiques, élévation du niveau des mers, extension des forêts aux dépens des steppes) transforment les environnements habituels.

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Du -XIIIè au -IIIè millénaire, le Proche et le Moyen-Orient ont connu des changements qui représentent une inflexion décisive du destin de l’humanité, au travers d’un éventail de processus complexes indissolublement liés à de nouvelles et décisives interrogations, adaptations et créations. C’est ainsi que, suivant les régions, l’Epipaléolithique prolonge les traditions anciennes tandis que le Mésolithique, notamment avec ses industries microlithiques originales et ses pièces géométriques, marque en quelque sorte une rupture. Toutefois, l’arc, largement utilisé comme arme à la fois de chasse et de guerre durant cette époque, est une invention du Paléolithique récent remontant au Gravettien (-26 000 à -19 000, dont la densité de population était importante dans les vallées des petites rivières de Charente, Charente-Maritime, Dordogne et Vienne, se retrouvant aussi en Belgique, en Espagne, en Italie et jusqu’en Moravie). Ces changements ont conduit à un nouveau mode de vie (sédentarisation, agriculture, élevage, transformation de la matière par le feu – céramique puis métallurgie), à de nouvelles manières de penser et d’agir. Causes et effets se sont enchaînés avec les modifications successives du milieu naturel et social. La vie sédentaire (déjà pratiquée de manière semi-nomade, avec des campements de quelques semaines ou mois selon la migration des troupeaux sauvages et la pousse de certaines flores), a été rendue possible au lendemain de l’épisode sec et froid du Dryas Récent, par un environnement proche de l’actuel : elle s’est développé là où le permettaient l’abondance et la permanence des ressources naturelles (la présence de blé sauvage et d’animaux domesticables a été en Orient un facteur essentiel de la réussite d’un processus de néolithisation qui s’est étalé sur des millénaires, favorisé par l’optimum climatique de -8 000 à -5 000). La production de subsistance a libéré l’humain de l’angoisse du lendemain. Le « bien-être subjectif » des personnes vivant sous des climats difficiles était bien inférieur à celui des personnes vivant en pays tempéré : rien d’étonnant puisque, dans ces conditions, les besoins physiologies sont aggravés et par conséquent plus difficiles à satisfaire.

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Ce que recouvrent les concepts de Néolithique et, dans une dynamique, de processus de néolithisation, a pour fondement une autre relation entre l’humain et l’environnement, entraînant un phénomène capitale dans l’histoire de l’humanité : la sédentarisation. De l’abandon progressif de l’habitat en campement provisoire, d’un nouveau dialogue nature-culture et d’une autre vision du monde et de l’univers dans le cadre d’un territoire différemment ordonné naissent les maisons, les villages pérennes plus ou moins fortifiés (fossés et palissades), les sanctuaires et les enceintes à caractère rituels et par-là même l’architecture. Les premiers objets d’art de l’Orient ancien sont des figures de petits ruminants en os ou pierre d’époque natoufienne (wadi en-Natouf, en Israël), entre -12 000 et -10 000. La fin du pléistocène, donc des temps paléolithiques, vit l’adoucissement du climat et la diminution des précipitations. C’est durant cette phase que commence l’aventure de la néolithisation. Cette évolution a conduit, d’un pas rapide, de modes de vie mobiles aux premiers villages, puis à l’émergence des cités, à l’apparition de l’écriture et à la naissance des états. L’évolution technique qui menait de l’Âge de la Pierre taillée à celui de l’Âge de la Pierre polie, n’était qu’un aspect d’une mutation plus globale dont les fondements étaient l’apparition de l’agriculture et de l’élevage, c’est-à-dire le passage d’une économie de prédation (les chasseurs-collecteurs du Paléolithique) à une économie de production (les agriculteurs-éleveurs du Néolithique). Par-delà la modification des outils, il convient d’attribuer la place primordiale à l’évolution des comportements humains. A Mallaha, un des sites les plus importants de la période natoufienne (-12 500, -10 000), on a découvert que le recours à l’agriculture n’était pas la première étape de la néolithisation. Dans la haute vallée du Jourdain, sur la rive occidentale du lac Houleh, à côté d’une source abondante, on a trouvé des installations sédentaires antérieures aux plus anciennes expériences agricoles. Les habitants de Mallaha étaient des chasseurs-collecteurs qui surent profiter

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des conditions propices de la région où ils se fixèrent. Vers -11 000, le lac, les marécages et les montagnes qui l’entourent constituaient un garde-manger : pêche, chasse et collecte assuraient l’existence tout au long de l’année sans trop de fatigue. Avec le radoucissement du climat, il y a abondance de céréales, qui ne pourrissent pas. Les graines les meilleures poussent sur l’humus des déchets organiques des humains. Les habitations (cinq ou six maisons), à moitié enterrées et groupées sur quelques 2 000 m² étaient installées sur une pente. Un mur de grosses pierres contient la paroi des fosses à maison dont le diamètre peut atteindre neuf mètres. On connaît ce type de village non seulement en Galilée, mais aussi dans le désert du Néguev, dans la région de Pétra, ou les bords de l’Euphrate syrien. Leurs habitants sont des chasseurs de gazelles, de chèvres sauvages, voire d’oiseaux. A côté de cela, les Natoufiens collectent en abondance des céréales sauvages. Ils ne se doutent pas que là est l’avenir, ils ramassent ce qu’ils trouvent dans leur région. Il n’y a pas d’outillage agricole. Les meules servent à broyer aussi bien l’ocre que les céréales. Les herminettes en silex travaillent le bois et non la terre. Les faucilles ont pu cisailler joncs et roseaux. Ces instruments ne deviendront agricoles que par une adaptation ou une spécialisation de leurs fonctions initiales. Tous les outils du néolithique existent en effet dès l’époque natoufienne, destinés à des fins variées, mais autres que l’agriculture. La nouveauté de la culture natoufienne repose sur le fait qu’elle témoigne, pour la première fois en Orient, d’un mode de vie sédentaire. Ce processus ne concerne pas toute la culture natoufienne, mais quelques unités décidées à expérimenter un choix de vie Collective selon des règles partagées. La présence de tombes auprès des cabanes souligne le caractère fixe de ces installations. Ces communautés de chasseurs-collecteurs, sédentarisées, vont rapidement générer des différences de statuts entre individus. De véritables nécropoles sont alors associées aux localités fixes en même

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temps que sont explorées diverses pratiques funéraires : certains défunts sont parés d’objets personnels de distinction et leur crâne préservé, à part. A proximité du petit village de Mallaha ont été creusées des tombes individuelles ou collectives, groupées peut-être déjà par familles. Une tombe renfermait le squelette d’une femme âgée, la main posée sur un chien ou un loup apprivoisé (déjà domestiqué vers le -XVIè millénaire : il est le résultat d’une évolution génétique du loup provoquée par l’humain, sélectionnant les individus les moins farouches qui venaient se nourrir sur les tas de déchets carnés des campements ; ses caractères sociables et son état de carnassier, utile à la chasse, en font un excellent compagnon pour les expéditions organisées à la poursuite du gibier, puis dans un second temps, comme gardien des troupeaux et du groupe humain). C’est la plus ancienne trace d’une relation spéciale entre l’humain et un autre animal (au-delà de la mythologie préhistorique). Avec le chien, la relation humain-animale n’est pas Egale, elle est hiérarchisée : l’humain exige que l’animal l’accompagne dans la mort comme un mobilier auquel il tient ! Les squelettes humains (souvent enduits d’ocre rouge) sont ornés de parures abondantes, bracelets, bandeaux de tête souvent faits de coquilles, le plus souvent des dentales provenant de la mer Méditerranée, de dents perforées ou de petits os de gazelle. Quelques parures sont en pierre polie, apparition précoce de la technique de polissage par abrasion, devenue ensuite le symbole du Néolithique mais qui ne semble pas répondre, ici, à une nécessité pratique ou fonctionnelle. Cette société a donc tenté une sorte de synthèse entre la nécessaire cohésion communautaire et l’espace revendiqué par chaque individu. Comme à Kebara, la violence n’en était pas exclue ! Pourtant, le retour pendant une brève période, d’un froid sec (le Dryas récent) remet pour partie en cause certaines de ces « avancées ». Après cet épisode, le processus de sédentarisation va reprendre sur un large espace (de la Palestine au Zagros iranien) M’lefaat, le plus ancien village mésopotamien connu (daté du début du -Xè millénaire, à 35 Km à l’est de Mossoul), se compose de cabanes

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en pisé ; l’une est construite en briques façonnées à la main, la plus ancienne attestation de la brique en Mésopotamie. Entre les habitations, de grandes fosses servent de silos à grain, car les céréales se conservent relativement bien. C’est d’autant plus utile qu’il y a un brusque refroidissement du climat, entraînant moins de proies et de végétaux. De -10 000 à -9 500, le Khiamien (Galilée : rive occidentale de la mer Morte, dans le désert de Judée) voit l’apparition d’un outil caractéristique du Néolithique, la pointe de flèche, témoin de l’invention de l’arc dans cette région. Elle est présente entre la côte méditerranéenne, la mer Morte, la vallée du Jourdain, mais aussi sur l’Euphrate, dans l’anti-Liban et jusqu’au Sinaï. En Syrie du Nord (PPNA entre -9 100 et -8 700), les maisons semicirculaires et semi-enterrées coexistent avec d’autres à murs droits aux angles arrondis. A la fin de l’occupation apparaissent des maisons à murs orthogonaux (comme les silos de Mureybet). On est passé du simple abri, purement fonctionnel, centre de certaines activités quotidiennes nécessitant la protection, à une véritable maison, centre de la vie familiale, chargée d’un sens symbolique. C’est la naissance archéologique de la « maisonnée ». L’architecture quadrangulaire marque un progrès technique notable, car il est plus difficile d’assurer la cohésion d’un angle que de construire un abri rond. Autant l’espace intérieur d’un abri circulaire est indifférencié (quoique l’exemple de la yourte mongole indique qu’on peut hiérarchiser un espace rond), autant celui d’un abri quadrangulaire est susceptible d’affectations particulières, voire d’un début de hiérarchisation de l’espace, si l’on en ressent le besoin. On peut le comparer à celui d’une table, très Egalitaire quand elle est ronde, beaucoup moins quand elle est quadrangulaire et permet de distinguer un bas bout et un haut bout, une place d’honneur ou une symétrie. Répond-elle à une nécessité sociale ? Le désir d’habiter un espace différencié conduit-il à construire des angles ? Après s’être « enfoui dans la terre » à l’époque des fosses et des

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maisons rondes semi-enterrées du Natoufien, l’humain construit désormais sur le sol, selon des formes architecturales rectilignes dont la nature montre peu d’exemples : l’humain sédentaire a quitté le trou des origines et l’arrondi matriciel de son premier habitat ! A la surface d’un petit foyer, trois crânes ont été réunis en dépôt. Des pierres gravées de représentations figuratives et de symboles abstraits sont les témoins de l’utilisation très précoce de signes « aide-mémoire ». Des figures humaines, en terre peu ou mal cuite, sont encore très schématiques. La tête est à peine indiquée, mais le sexe et la poitrine sont clairement reconnaissables. A côté de ces figurines anthropomorphes existent de nombreuses représentations animales, vivantes et réalistes (bêtes à cornes, sangliers, chiens). Mais de véritables sculptures font leur apparition, avec des traits soulignés au bitume, les joues fardées de pigment, les mains ramenées vers les seins en un geste de désignation, première attestation d’une posture qui sera souvent reprise par la suite. L’orge recueillie est encore sauvage. Au sein de villages semblables vont se dérouler, durant l’étape suivante, les premiers pas de la domestication. Par la production contrôlée de nourriture grâce à la mise en culture des plantes et la domestication des animaux, les humains préhistoriques ont réussi à se protéger progressivement des aléas de la chasse et de la collecte. Les descendants des Khiamiens vont commencer, vers -9 000, à poser les jalons d’une économie fondée sur l’agriculture. Le blé amidonnier domestique est présent dans l’oasis de Damas, mais sa domestication a eut lieu ailleurs, probablement dans une zone du Sud ou Sud-Ouest du bassin de Damas. Dans la vallée du Jourdain, le lac Tibériade est asséché. Des terres fertiles apparaissent. Les humains plantent des graines pour gérer leur avenir. L’orge suit rapidement. La chasse procure toujours la viande, la domestication des animaux viendra plus tard. A Jéricho (où le Natoufien récent et le Khiamien ne sont pas attestés), on connaît quelques graines de céréales domestiques, blé

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amidonnier et orge, et ailleurs le seigle. La phase du Sultanien (entre -9 500 et -8 300) y est représentée par les vestiges d’un village s’étendant déjà sur plus de deux hectares. Les maisons sont toujours rondes et à demi enterrées, mais les murs sont désormais construits en grosses briques modelées en terre crue, liées entre elles au mortier. A côté de ces maisons, se situait une énorme tour construite en pierres, haute de 8 m pour un diamètre à la base de 9 m, munie d’un escalier intérieur de 22 marches permettant d’accéder au sommet. Cette tour impressionnante s’appuie contre un mur de trois mètres de large. Les villageois ont été contraints de s’organiser pour mener à bien une telle entreprise. La tour est un monument religieux, un véritable exploit architectural, et le mur un soutènement de terrasse ou un dispositif de protection contre les crues brutales du wadi voisin : c’est l’architecture qui traduit le mieux l’évolution dans certaines communautés vers un esprit Collectif plus marqué. A côté de maisons « individuelles » sont désormais construits des bâtiments « hors normes », résultant de projets communautaires. Ces transformations néolithiques ne se sont pas produites en même temps dans l’ensemble du Levant, mais seulement dans une étroite bande alluviale entre vallée du Jourdain et vallée de l’Euphrate : le corridor levantin. Pourquoi certaines communautés humaines (mais pas toutes) s’étaient-elles « mise au travail » en passant de la simple collecte à l’exploitation besogneuse d’un champ et de la chasse au dressage patient d’un troupeau ? Pourquoi produire et stocker des céréales, ce qui en permettait la consommation différée ? Pourquoi élever des animaux, devenus ainsi plus précieux vivants que morts ? L’assèchement du climat, après la fin du dernier épisode glaciaire, s’était produit bien avant les premières tentatives de production agricole. L’environnement n’était pas la cause de la domestication, mais le cadre dans lequel elle s’était produite pour d’autres raisons. En effet, il y a un retard de deux millénaires entre la mise en place spontanée de ces plantes sauvages dans les zones semi-arides, et leur domestication.

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Les débuts de l’agriculture ne semblaient s’être effectués que dans la zone semi-aride à céréales sauvages qui s’étend sur le piedmont des montagnes qui entourent le désert central, Judée, Djézireh et piedmont du Zagros. Expansion démographique conduisant à la recherche de ressources supplémentaires ? Mise en culture de zones marginales où les céréales sauvages ne poussaient pas spontanément ? Les humains étaient sans doute peu nombreux et les ressources naturelles loin d’être épuisées. Les premières maisons natoufiennes datent des environs de -11 000, alors que les premières manipulations de céréales ne remontent au mieux (oasis de Damas) qu’au début du -IXè millénaire et les premières traces de domestication animale à la fin du même millénaire. Aux environs de -8 700, ces villages sont les héritiers directs des petits groupements de cabanes du Natoufien et du Khiamien, et pratiquent les premières expériences agricoles. Mais le travail agricole est plus astreignant que la chasse ou la collecte. On peut douter de l’existence, au Néolithique, de nouvelles contraintes extérieures. Mais il vaut mieux voir l’évolution mentale de petits groupes humains. En ce qui concerne les débuts de la néolithisation en Asie antérieure, la recherche de témoignages ne mène pas à la Palestine ou, plus à l’ouest, dans la vallée du Nil voisine, pas plus qu’aux larges plaines de la Mésopotamie avec leurs civilisations urbaines anciennes, mais au paysage vallonné autour des cours supérieurs de l’Euphrate et du Tigre. Le début de la vie villageoise sédentaire dans les hautes terres anatoliennes du Sud-Est est au moins aussi ancien que dans les plaines du Sud (notamment dans le sud du Levant, en Syrie vers le -Xè millénaire), puisqu’il existait le site permanent d’Hallan Çeni déjà au -XIè millénaire. Çayönü est situé dans une zone aux riches potentialités environnementales, et où le risque de sécheresse n’existe pas. En outre, le site se trouve au cœur de la zone d’habitat naturel des ancêtres sauvages des espèces domestiquées (tant de la faune que de la flore). Ainsi, les habitants pouvaient vivre dans la prospérité, tout en chassant.

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Les contraintes environnementales n’ont donc pas eu ce rôle stimulant dans le développement des domestications, alors que les hautes terres d’Anatolie se trouvaient au cœur même de la zone de néolithisation (et non un satellite secondaire du Levant ou de la Mésopotamie). Voici 11 500 ans, les humains vivaient comme dans le jardin d’Eden! Sur les rives de l’Euphrate, à l’est de la Turquie actuelle, des centaines d’hommes se sont rassemblés pour organiser une battue. Ils chassent d’immenses hardes de gazelles. Bien organisés, ils guettent les bêtes qui traversent les gués du fleuve, puis ils repoussent leurs proies vers des pièges aménagés en V. En une seule expédition, ils vont récolter des tonnes de viande. La collecte, faîte par les femmes et les enfants (quand ils n’aident pas à rabattre le gibier par leurs cris), ellemême est une partie de plaisir : les pentes des collines sont couvertes de céréales qui poussent à l’état sauvage sur de grandes étendues. Sans avoir rien semé, nos ancêtres remplissent sans fatigue leurs escarcelles. Quoi de plus normal, puisque avec le réchauffement postglaciaire, les températures gagnent rapidement 9°C et le paysage se couvre de chênes, de genévriers et d’amandiers. Fini le temps où il fallait guetter, par des températures glaciales, le passage hypothétique d’un mammouth ou, à défaut, se contenter de charognes (les immenses canines du tigre à dents de sabre l’empêchaient de manger toute la carcasse de sa proie, laissant les restes aux hyènes, et … aux humains). En ces temps anciens, l’organisation sociale de la plupart des groupes de chasseurs-collecteurs, dans laquelle l’unité de base est le groupe, était une petite bande nomade de 15 à 50 individus liés par des relations de parenté. La flexibilité et la fluidité de leur composition sociale étaient alors les points-clés de leur organisation sociale. De façon générale, la notion de territoire restait assez vague et renvoyait à une zone plus ou moins délimitée exploitée régulièrement au long de l’année par chaque groupe. La logique économique qui prévalait dans ces sociétés de chassecollecte était orientée vers la satisfaction des besoins minimaux de la famille, ce qui est facilement réalisable. Ces économies primordiales ne sont pas systématiquement orientées vers la production d’un surplus, ainsi lorsque les besoins sont satisfaits, le travail stoppe jusqu’à ce que

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les biens vivriers soient épuisés. Ainsi, la part du temps consacré à l’acquisition de la subsistance n’est pas très importante, une part significative de temps libre étant largement consacrée aux relations sociales. C’est en ce sens que ces sociétés connaissent un état d’abondance, dans un niveau de vie minimum et non de pauvreté. De cette définition, il ressort que la mobilité, le Partage, la Coopération entre groupes, le Partenariat et l’absence de production de surplus sont autant de facteurs susceptibles de limiter l’appropriation personnelle de ressources ou l’usage social de biens alimentaires, voire le contrôle d’un territoire. Pour quelques siècles, dans ce corridor fertile entre Tigre et Euphrate, un vent chaud a fait cadeau à l’humain d’un vrai pays de cocagne. Là, en haute Mésopotamie, le passage du chasseur et collecteur nomade de l’âge Paléolithique au paysan sédentaire du Néolithique se fait plus tôt que dans d’autres régions. Il est étonnant toutefois que ces évènements ne résultent pas d’une évolution graduelle à partir de débuts modestes. Le mode de vie sédentaire du paysan trouve ses origines dans des espaces construits, mégalithiques et monumentaux, de nature et de dimensions insoupçonnées. On imaginait nos ancêtres d’alors nomadisant dans une nature hostile par petits groupes de dix ou quinze, voici qu’on les découvre organisés en société puissante, maîtrisant les grands travaux ! Toutefois, ces constructions anciennes ne furent pas érigées pour la vie quotidienne, leur fonction étant plutôt à chercher au sein de la sphère spirituelle. Ce sont les sites de l’Anatolie du Sud-Est qui ont livré pour l’ensemble de la Turquie les phases les plus anciennes de la néolithisation (en rapport à ses débuts avec celles du Proche-Orient, du Levant au nord de la Syrie et de l’Irak), entre -10 000 et -8 000. Les premiers habitats sont de simples huttes circulaires à soubassements de pierre, auxquels se trouve associé un sanctuaire en rapport avec le culte de l’aurochs qu’accompagnent d’autres êtres vivants (carnassiers, capridés et serpents).

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Göbekli Tepe (la Montagne du Nombril, vers le -Xè millénaire), dans la région d’Urfa (sud-est de la Turquie), est une colline imposante, haute de 15 m, qui ne se trouve pas (comme c’est le cas d’autres tells habités de cette époque) dans la plaine ou dans la partie inondable d’une vallée, mais au point le plus élevé d’une chaîne montagneuse dominant le paysage, à la quasi jonction du Tigre et de l’Euphrate. Ce centre cultuel, bien visible, et de loin, attirait alors les pèlerins à 100 ou 200 km à la ronde. Les espaces circulaires mégalithiques avec piliers monolithiques, souvent ornés de reliefs et pouvant atteindre plus de 4 m de hauteur, sont les plus fréquents. Ces piliers sont, comme à Nevali Çori, en forme de T, ce qui suggère une figure anthropomorphe et leur donne une signification correspondante (de personnages stylisés). Souvent, les piliers sont pourvus de reliefs qui représentent des lions – animaux de domination, masculins, liés au soleil –, des taureaux – animaux reproducteurs, féminins, liés à la Lune –, des sangliers – animaux forts/courageux et savants –, des renards – la ruse négative -, des onagres (âne sauvage) – animaux humbles et doux, porteurs de la sagesse suprême –, des canards – animaux de couples, érotiques – et des grues – animaux vigilants qui ne se fatiguent jamais et qui exterminent les serpents – animaux du chaos originel, opposés en tout, jour/nuit, bien/mal, vie/mort, féminin/masculin. Ainsi, le symbolisme animal reflète non pas les animaux eux-mêmes, mais l’idée que s’en fait l’humain et, en définitive (clairement exprimé par la suite), l’idée qu’il se fait de lui-même ! La symbolique animale élève à un niveau initiatique où le symbolisme prend toute sa valeur et atteint sa réelle mission, poétique, créatrice. Ces animaux sauvages, souvent redoutables, sont enfermés dans un lieu clos, gravés dans la pierre, façon pour les proto-néolithiques de les « domestiquer », en tout cas de la assujettir ! L’humain, qui commencera bientôt à s’auto-figurer de manière récurrente et imposante, s’accorde déjà une place éminente, traduction d’une prise de conscience de sa capacité à dominer ce qui l’entoure Des sculptures d’animaux et d’humains de grand format faisaient aussi partie de la décoration de ces espaces, témoignages d’image aussi

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importants que l’art européen de la période glaciaire. Mais, contrairement aux paléolithiques européens utilisant pour leur lieu de culte un espace naturel (également avec un bestiaire iconographique abondant), au Proche-Orient, le lieu cérémoniel est bâti de main d’humain ! Les pierres, à l’origine isolées, ont été reliées par un mur. Ces cercles de pierres immenses de 20 m, ont deux colonnes jumelles au centre. Elles représentent un couple conceptuel. Petit à petit les architectes ajoutent d’autres murs d’enceinte avec des passages secrets et des espaces vides. Ce n’est plus un lieu pour les vivants mais pour les morts, d’où l’hermétisme des lieux. Il s’agit alors d’un cimetière colossal du Néolithique relativement sédentarisé, mais sans domestication, ni végétale ni animale. L’érection de tels espaces nécessite un grand nombre de personnes : les piliers monolithiques pesant parfois plus de 50 tonnes ont été extraits de carrières situées autour du Göbekli Tepe et transportés sur une distance de 100 à 500 m jusqu’à leur emplacement au sien des espaces circulaires. Ils témoignent d’un pouvoir social capable d’exiger un tel rendement : pour ériger cette centaine de piliers, répartis dans une quinzaine d’enceintes, il a fallu des centaines d’humains pour le construire, et les travaux ont duré de trois à cinq siècles ! Cela ne put marcher que grâce à la collaboration de plusieurs tribus ou clans. Les groupes ont initié une véritable division du travail entre sculpteurs et maçons (les artistes), chasseurs et récolteurs (les cantiniers pour assurer les repas après de grosses journées de travail laborieux : ils ont chassé et collecté à une échelle sans précédent les vastes étendues de céréales sauvages à proximité, pour la construction proprement dite, puis pour les grandes fêtes cérémonielles et leurs banquets). Durant les phases les plus anciennes, la stratégie de subsistance des habitants du Göbekli Tepe reposait encore entièrement sur la chasse d’animaux sauvages et la collecte de plantes. A cette époque, la construction des espaces monumentaux était donc assurée par des groupes humains qui, vu le nombre de personnes nécessaires et les moyens de subsistance à leur disposition, étaient à peine en mesure de

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vivre de manière stable en ce lieu. En prenant en considération les structures de pouvoir que l’on devine à travers ces constructions, il y avait là des rassemblements rituels de chasseurs, qui furent aussi une des causes de la naissance de nouvelles habitudes de vie basées sur la production d’aliments. Ainsi, le développement de la spiritualité (voire d’une forme plus organisée, de religiosité) a pu pousser les humains à se regrouper pour vivre et célébrer les rites en société. Ce qui entraînera le passage de la prédation à la production, pour nourrir tout ce grand monde. Pour l’instant, une partie du groupe se contente de collecter les fruits des pistachiers et des amandiers, tout en surveillant les champs de graminées sauvages, qu’ils protègent des ruminants sauvages en les clôturant : les humains collecteurs s’approprient l’espace en le délimitant pour leur propre survie alimentaire. En effet le Göbekli Tepe, datant des -Xè et -IXè millénaires, se place sur le plan chronologique juste avant l’introduction des premières plantes utiles (diverses céréales surtout), c’est-à-dire avant les débuts de la paysannerie. Les groupes d’humains rassemblés sur le Göbekli Tepe pour leurs « réunions olympiennes », c’est-à-dire dans un même lieu et pour un certain laps de temps, commencèrent à exploiter, de manière plus intensive que d’habitude, une source alimentaire qu’ils connaissaient depuis longtemps, à savoir les céréales sauvages. Ces sociétés évoluent et tirent parti d’une situation d’abondance des ressources et il y a intensification ou exploitation intensive des ressources. Dans ce cas la question de la production de surplus est à envisager : l’idéal serait de pouvoir préciser s’ils sont produits à certains moments de l’année, s’ils sont destinés à parer aux risques de soudure saisonniers, et à compenser ainsi des discontinuités d’approvisionnement, dans l’objectif de garantir ainsi la reproduction d’un type de système de subsistance. Ces surplus sont-ils encore destinés à être redistribués (et sous quelle forme ?) dans le but principal d’entretenir des réseaux de relations sociales, les donateurs s’assurant une sécurité pour l’avenir et d’un prestige social et politique dans le présent ? Il semble que ce soit ici le cas, avec la redistribution des surplus aux ouvriers constructeurs du Göbekli Tepe : la surproduction

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annuelle servit ici à ériger des monuments, en dur, pour marquer la capacité d’organisation et de gestion du milieu de quelques groupes, se Fédérant autant pour s’auto-glorifier et se créer une identité tribale (entité supérieure car surdimensionnée, au-delà de celle du groupe simple) que pour durablement marquer leur empreinte dans un paysage changeant. La sédentarisation semble s’amorcer parmi des peuples prédateurs répartis sur les aires côtières, tandis que les plateaux voient, indépendamment, l’apparition des premiers agriculteurs, issus de l’est anatolien au -IXè millénaire. Les humains, devant l’abondance crue inépuisable de céréales et de légumineuses sauvages, du gibier et du poisson, se sédentarisent. La population augmente vite, essaimant dans de nombreux petits campements. La culture des variétés sauvages a pris des siècles. Elle est d’abord restée cantonnée sur les terrains proches des habitations, déjà défrichés et enrichis par les déchets domestiques. Pour cela, le vaste paysage vallonné autour du Göbekli Tepe offrait des conditions idéales qui permettaient aux céréales d’être semées et récoltées, c’est-à-dire cultivées de manière planifiée. Les établissements se multiplient encore. Ils sont devenus trop nombreux pour subsister uniquement grâce à la chasse (les grands troupeaux ont été décimés) et à la collecte (le milieu naturel s’est épuisé), ceci entraînant des tensions insolvables entre les groupes et leurs « propriétés » de survie (c’est ma chasse gardée, c’est mon espace de céréales). Le territoire économiquement exploité par un groupe était donc rigoureusement limité. Chacun de ces territoires possédait de l’eau, du bois, du gibier et des fruits comestibles en abondance. Cependant, toutes ces richesses ne pouvaient assurer une vie séculaire étant donné les dimensions et l’isolation des territoires par rapport aux autres groupes. Ces communautés humaines ne pouvaient donc pas assurer leur existence en usant des ressources naturelles de manière élémentaire sans aucun contrôle, mais seulement en établissant un système économique et socioculturel nouveau.

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Ce nouveau système se forma progressivement et avec lui une nouvelle culture. Dans le plus ancien des sites, la communauté qui y vivait comportait trois à quatre familles biologiques, c’est-à-dire au plus une vingtaine de membres. Ce chiffre est en accord aussi bien avec les dimensions de l’espace habité qu’avec le mode de vie traditionnel. Cet accord a cependant provoqué un immobilisme économique et social qui fait que la phase la plus ancienne ne manifeste pas de phénomènes qui la différencieraient essentiellement des cultures mésolithiques contemporaines. En cela, Göbekli Tepe a servi de régulateur de conflits, en regroupant, autour de lui et d’une spiritualité identitaire organisée, des clans qui commençaient sérieusement à se disputer pour leur survie. Le concept d’un principe supérieur, surnaturel, transcendant, l’idée d’une entité/ « divinité » protectrice est le produit de sociétés complexes devant la nécessité d’assurer leur cohésion, et un temps encore sera marqué dans ces sociétés avant que le concept de la divinité y prenne forme humaine. C’est une tout autre image de la vie économique et sociale que présente la phase suivante : il fut alors décidé, contraint et forcé, de changer de mode de vie, pas complètement dans un premier temps, mais la survie de groupes plus nombreux et denses allait pousser à la production « intensive ». Devant les besoins croissant de la population, disposant depuis longtemps des outils et des savoirs nécessaires, cultiver pour récolter et élever pour abattre sont devenus plus avantageux que de cueillir/collecter et chasser : quand une population sédentaire augmente, alors même que le volume de nourriture qu’elle peut durablement extraire par prédation sur son territoire est limité, il arrive forcément un moment où le temps que l’on doit passer pour se procurer la nourriture nécessaire, pour soi-même ou ses dépendants, s’accroît ! Au-delà d’un certain seuil de population, ce temps de travail s’accroît même de manière exponentielle !! Arrivée à ce point, la population est condamnée à la pénurie et à la stagnation sur place, ou bien à l’exode, à moins que toutes les conditions du développement de l’agriculture ne soient réunies : alors, la pratique

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des cultures et des élevages permet de réduire le temps de récolte des grains et de capture des animaux en dessous d’un seuil acceptable, même si cela se fait au prix d’un travail préalable assez important, voire d’un temps de travail total plus élevé sur l’ensemble de l’année ! Les humains se sédentarisent alors dans des vallées, plus abritées et favorables à l’agriculture. Les descendants des constructeurs de Göbekli Tepe se sont donc définitivement faits agriculteurs. La culture s’étend désormais sur les terrains alluvionnés par les crues des rivières, puis, beaucoup plus tard, les villages grossissant, elle fut poussée sur les terrains boisés, fertiles, préalablement défrichés par un abattis des arbres (rien ne se perd, ils servent à la construction de maisons et au chauffage) à la hache polie, suivi d’un brûlis. Quand les populations d’agriculteurs, fortement croissantes, eurent mis en culture tous les terrains exploitables avec leur outillage dans les foyers d’origine, elles durent pousser plus loin leurs défrichements. Hors de ces foyers, les agriculteurs migrants ont rencontré deux types de formation végétale à peu près vierges : des formations boisées, dans lesquelles ils ont pratiqué surtout des cultures sur abattis-brûlis ; des formations herbeuses, difficiles à défricher avec l’outillage néolithique, dans lesquelles ils ont développé principalement des élevages pastoraux nomades. Par l’introduction et la diffusion de l’agriculture puis de l’élevage d’animaux sauvages domestiqués, les conditions de vie se sont considérablement améliorées pour l’humain du Néolithique ancien. Elles vont lui permettre de s’installer, au sein de groupes plus importants, dans des lieux stables, dans des vallées inondables ou dans des plaines. Cette évolution s’affirme nettement avec l’installation de sites de plus en plus nombreux aux pieds du Taurus. Mais en descendant de leur montagne sacrée, ils ont aussi découvert le monde du travail : leurs ancêtres ne consacraient qu’une poignée d’heures par jour à la recherche de la nourriture ; devenus cultivateurs, ils passeront leurs journées courbées dans les sillons. L’univers des chasseurs, avec ses mœurs et ses contraintes, avait perdu tout son sens. Ainsi, la fin des espaces cultuels du Göbekli Tepe, qui se place avant la phase la plus ancienne des villages néolithiques et

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le déplacement des sites de montagne vers la plaine dont témoigne de manière exemplaire le Gürcü Tepe, doit être interprétée comme une « Révolution néolithique » (mais pas tout à fait dans le sens qu’on lui donne habituellement). Des endroits comme le Göbekli Tepe, qui doit être compris non comme un site habité de manière durable, mais comme le lieu central d’une amphictyonie, d’une communauté spirituelle (qui vivait dans le voisinage d’un sanctuaire, dont elle avait aussi la responsabilité), ne sont plus fréquentés. L’établissement dans la vallée, c’est-à-dire le village néolithique, décide désormais du cours ultérieur de l’histoire de l’humanité, car sans le village néolithique, la ville mésopotamienne des temps historiques serait inconcevable. Avec le début de la Néolithisation, apparaît toute une série de mythes, créateurs d’un nouvel ordre social. Pour un groupe domestique disposant d’un toit, d’un foyer et d’un silo, la plus grande difficulté était de préserver la récolte issue de ses propres semis du « droit de cueillette » des autres groupes, de soustraire ses animaux d’élevage à leur « droit de chasse », puis de répartir les fruits des travaux agricoles entre les membres du groupe, non seulement au quotidien mais encore lors de la disparition des aînés, du mariage des jeunes et de la subdivision du groupe. Les changements intervenus dans l’habitat, le mobilier, les sépultures et l’art témoignent de l’importance des transformations qui eurent lieu dans l’organisation (accroissement de la population, agrandissement des villages, extension des zones cultivées) et la culture de ces sociétés (domestication d’autres êtres vivants, nouvelles technologies, transformation de l’habitat, culte des ancêtres et du concept de Grande Mère / terre nourricière qui assure la fertilité et donc de bonnes récoltes et assez de proies). Les groupes sédentaires devenus agriculteurs obéissaient, encore plus qu’avant, à de nouvelles règles sociales permettant leur propre reproduction, ainsi que la reproduction proportionnée des lignées de plantes cultivées et d’animaux domestiques dont dépendait leur survie.

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Un étonnant bestiaire se met en place, à travers la sculpture architecturale monumentale, la gravure sur vases en pierre ou le modelage de figurines en argile : la femme, l’homme, le taureau, le félin, le sanglier, le renard, le serpent et d’autres reptiles, l’oiseau migrateur (grue), l’oiseau de proie. Pendant ce temps-là, des pétroglyphes au sud du lac de Van (Arménie) renouvellent les peintures paléolithiques des grottes cantabriques (la Cantabrie est une région du Nord-centre espagnol, entourée par le Pays basque et les Asturies, bordée par la mer Cantabrique dans le golfe de Gascogne) et celles de l’Oural, décrivant des scènes de chasse aux capridés, cervidés et renards. Par rapport au site de montagne de Göbekli Tepe, Nevali Çori (l’autre établissement majeur de la région d’Urfa), représente un type d’établissement fondamentalement transformé, dans lequel les étapes vers les nouvelles formes de vie néolithiques ont déjà été franchies. Le site comporte une vingtaine d’habitations et compte au moins une centaine d’habitants. Le nombre ne correspond plus aux dimensions du terrain habité et dépasse considérablement celui des membres de communautés traditionnelles de chasseurs-collecteurs. Cette augmentation du volume de la communauté primitive est suivie de toute une série de phénomènes nouveaux. Les habitations ne sont plus érigées arbitrairement, mais selon un schéma établi. Leurs bases sont mesurées avec précision et elles ont toujours la forme d’un cercle. Le centre de l’agglomération consiste en une vaste place avec une grande maison autour de laquelle les habitations sont disposées en rang. La période à laquelle ce lieu (qui comprend cinq phases d’occupation) se rattache, couvre le Néolithique PréCéramique B qui se place entre -8 600 et -8 000. Les premières agglomérations rurales se sont développées dans le même environnement, et leurs habitants ont continué l’économie traditionnelle, celle de la chasse à la gazelle, à l’aurochs et au sanglier, et de la pêche, parallèlement à une culture de la terre très limitée et l’exploitation de pâturages sur base de l’élevage du mouton et de la chèvre. La continuité se reflète non seulement sur les plans économiques et démographiques, mais aussi dans la production des outils en pierre, en os ou en corne, tandis que sur le plan des

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rapports sociaux, de la création artistique et de la spiritualité, on peut noter des différences considérables. Nevali Çori offre l’image d’un établissement ordonné, dans lequel des édifices rectangulaires, disposés parallèlement l’un à côté de l’autre, servaient à l’avant d’espace habitable et à l’arrière, qui était plus grand, au stockage des réserves. Ces entrepôts habités à pièces multiples sont érigés en pierre et possèdent un podium massif parcouru par des canaux d’aération. Avec ce nouveau type de construction apparaît pour la première fois la ferme anatolienne traditionnelle. Outre ces entrepôts, il existe deux autres types de constructions à l’intérieur de l’établissement qui peuvent être rattachées à d’autres fonctions. Une maison offrant plus d’espace habitable en raison de la présence de pièces plus grandes contenant des foyers, comprenait également un atelier de fabrication d’outils en silex, et même de sculptures en calcaire. Une gestion des réserves, donc, totalement décentralisée, même s’il existe déjà une structure de contrôle, se manifeste par ce bâtiment de réunion. Le mode de production n’est pas encore suffisamment évolué pour entraîner la réorganisation de toute la structure socioculturelle. Comme à Çayönü, l’autre grand établissement du Néolithique Ancien situé sur le cours supérieur du Tigre, un édifice carré à pièce unique se détache nettement des autres constructions plus modestes. Par sa structure massive et ses éléments de décors impressionnants se présentant sous forme de piliers monolithiques ornés de reliefs, et qui peuvent être interprétés comme des figurations humaines, cet édifice avait un aspect monumental. Dans la paroi orientale de l’édifice (là où se lève le soleil, revenant du royaume des morts) étaient emmurés plusieurs fragments de grandes sculptures figurées en calcaire, ce qui peut être interprété comme une sorte d’enterrement de ces figures. L’iconographie reflète une conception du monde dans laquelle les représentations presque surréalistes de l’animal et de l’humain marquent le caractère rituel de l’espace. Les grandes œuvres sculptées de Nevali Çori poursuivent la tradition iconographique déjà connu à Göbekli Tepe, mais s’en détachent parce

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que la représentation de l’être humain, qui exprime une nouvelle conscience et une modification de la conception spirituelle du monde, passe au premier plan. En commençant à maîtriser la Nature, l’humain découvre son devenir supra psychique, considérant qu’il possède une conscience ontologique (étude de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire étude des propriétés générales de ce qui existe) qui ne se dévoilera parfaitement qu’à la condition d’assujettir nos fonctions d’esprit. Ces fonctions ainsi domptées perdront l’animalité qui en faisait des ennemis (lutte entre l’animal qui est en nous et l’humain « supérieur » : subconscient Vs inconscient) et gagneront des qualités initiatiques qui les ennobliront à l’état d’alliées spirituelles (l’inconscient d’une humanité Collective, épuré des bas instincts du subconscient, guidera la conscience individuelle vers des jours toujours meilleurs). A la lumière du mythe, les animaux créateur du monde nous éclairent de leur symbolisme spirituel : lorsque le serpent est enroulé autour de l’œuf primordial, il n’est plus question de lui broyer la tête sous le talon, lorsque le vautour accompagne l’âme du défunt, il n’est plus question de le traiter de charognard. Une manière particulière de gestion économique est accompagnée d’une pratique magicienne et spirituelle, qui se répercutent dans l’art. Les mythes, figurés par l’art, représentent pour tous les membres de la communauté des supports susceptibles de leur révéler les grandes vérités sur le monde tout en déterminant leur comportement dans la vie quotidienne. Les principaux éléments du mythe sont en même temps les symboles des éléments de base de l’économie sans production. Ainsi, ces évocations figurées assuraient durablement les biens de la communauté, sociaux et économiques, tout en prévenant des perturbations de son équilibre ou des utilisations arbitraires. A l’époque où la spiritualité et l’art atteignent leur sommet, deux exploits sont réalisés en économie : certaines espèces de céréales sauvages sont définitivement domestiquées et certains animaux sont sélectionnés. Ces acquis ne sont pas dus au hasard : ils résultent d’une observation précise de la nature, de connaissances systématisées, d’une sélection rigoureuse de certaines espèces végétales et animales, et de soins prolongés. De nombreux objets sont ornés de représentations et de

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marques gravées qui reproduisent des observations données. L’uniformité de tous les sanctuaires et toutes les sculptures en pierre dans la phase plus récente de la culture, démontre que les connaissances des ancêtres avaient été réunies en un système accompli. Ainsi, ces sanctuaires sont comme une espèce de laboratoire scientifique où les connaissances et les arts de l’époque suivante, le Néolithique, ont déjà été expérimentés. La gestion de ces bâtiments cérémoniels et la transmission des codes symboliques a engendré une forme de pouvoir intellectuel chez les détenteurs du savoir. La taille de certaine agglomération, de type à place centrale, a favorisé l’émergence de personnages en vue. De -9 000 à -7 000, à Çayönü et Nevali Çori, une architecture originale, dissociant le profane du sacré, place en ordre lâche, suivant un plan pré-établi, des bâtiments cellulaires rectangulaires et un sanctuaire de plan particulier le long de grands espaces libres pavés. L’édifice à colonnes de Nevali Çori (-8 550/-8 350) préfigure les temples orientaux et occidentaux des époques historiques. Ainsi, les origines des « temples » mésopotamiens sont aussi anciennes que le Néolithique PréCéramique. A chaque phase d’existence de Çayönü, on retrouve au moins un bâtiment particulier, à la fois dans son plan que dans la technique employée dans sa construction, et qui se différencie des structures domestiques : il s’agit d’une vaste cour ouverte entourée de bancs, réservés à des spectateurs assistant aux cérémonies, avec un sol soigneusement travaillé pour le rendre imperméable (dalles de calcaire polies, chaux brûlée avec du mortier). Les murs de ces édifices sont toujours faits de pierres verticales décorées de niches et de contreforts. Certains, à l’arrière de la cour, possèdent une crypte construite avec de larges dalles de pierre. Le bâtiment dit « aux crânes » possède une rangée de crypte qui ont été fermées lorsque l’édifice a été abandonné (Jéricho, à cette époque, a livré de nombreuses sépultures en fosse et on note également l’existence de la coutume d’enterrer à part des groupes de crânes ; à Mallaha déjà – -XIIè millénaire –, le crâne de certains squelettes manquait : c’est le début d’une pratique qui va devenir, au cours du -VIIIè millénaire,

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beaucoup plus générale). Ces pratiques funéraires témoignent d’une moindre peur de la mort. La relation avec les disparus est alors empreinte d’une vénération, d’un respect dans lequel entre désormais plus d’affection que de craintes. A cette époque, les agglomérations permanentes sont accompagnées de camps saisonniers. Ainsi, cette culture développe une économie qui combine vie sédentaire et mobile : cela mène inévitablement au partage des tâches et à la spécialisation. La complexité des rites funéraires démontre qu’il y a dans la société des individus qui jouissent de privilèges particuliers de leur vivant et du respect durable après leur mort. Un armement fondé sur de belles armatures pédonculées (déjà en gestation auparavant dans le Levant nord) se développe fortement. Bien que la chasse demeurât une activité importante, ces instruments ont parallèlement joué un rôle dans la construction de rapports sociaux : rôle des mâles, affichage de la différence, parade. La complexité définie comme « qui est composée de multiples interrelations » est devenue un facteur social majeur à partir du début du Paléolithique supérieur européen (soit vers -35 000 ans, en même temps que l’essor de l’art rupestre) et encore plus lors de la transition Mésolithique-Néolithique au Proche-Orient, synonyme de révolution sociale. Les critères généralement retenus pour caractériser cette complexité sont d’abord : une exploitation intensive de ressources abondantes et prédictibles impliquant l’utilisation d’outillages spécialisés, d’équipement spécifiques et de technologies investies, des stratégies spécifiques (des pratiques représentaient des formes de contrôle des ressources, telle que la manipulation intentionnelle, visant à modifier l’environnement en favorisant par exemple la croissance des plantes sauvages), une mobilité réduite des groupes et des densités de population significativement plus élevées. Ces mêmes caractéristiques sont autant de facteurs favorisant l’émergence d’une compétition pour l’accès à un statut individuel pouvant s’accompagner d’une différenciation socio-économique. Cette complexité est susceptible de s’exprimer également dans la culture matérielle au niveau des sites, du mobilier funéraire ou de l’art.

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Ce sont les différentes qualités de perception, d’appréciation et d’invention des individus (ou de regroupements d’individus) qui, sur le long terme, garantissent à une société son potentiel adaptatif et, au-delà, sa réussite ou son échec. C’est probablement parce que les sociétés d’Homo sapiens sapiens ont su se structurer en donnant socialement à chacun de leurs segments une fonction et une importance équivalentes (en d’autres termes, une Egalité d’expression) qu’elles ont pu, au fil des millénaires, tirer profit du potentiel de la diversité de leurs composantes (voire de leurs individus), et s’assurer la postérité qu’on leur connaît. Mais ce n’est pas parce que les sociétés humaines ont primitivement et durablement fonctionné selon ce principe d’équilibre et d’équivalence que le maintien du principe d’Egalité et sa préséance sur la stratification sociale sont dans la nature des choses : l’Egalité est en effet une règle sociale, et ce n’est que socialement qu’elle a pu et qu’elle peut être mise en œuvre. Sachant, par ailleurs, que les différences individuelles sont inhérentes à l’humanité (à la vie au sens large) et que le destin des sociétés est de devenir et non pas de se maintenir, notre questionnement principal devrait autant concerner le maintien durable et récurrent du principe Egalitaire que l’apparition des inégalités sociales et de la hiérarchisation. Deux questions essentielles se posent alors : au moyen de quelles règles sociales et normes culturelles la diversité a-t-elle été si durablement « aplanie » et contrainte ? Et au moyen de quelles dynamiques et représentations collectives les systèmes sociaux ont-ils donné aux individus une liberté d’ « agissements » suffisante pour que l’adaptabilité liée à la diversité des humains ait été opérante ? Les deux questions ne sont pas contradictoires et s’éclairent l’une l’autre, car les individus ne s’opposent pas de manière frontale et solitaire à la société, et la société ne se réduit pas à la loi. Égalité et différenciation sont deux logiques d’une même réalité et d’une même cohérence : la société. Parler d’Egalité sociale est donc une convention analytique, nullement exclusive des différences individuelles ou de statut qu’elle contient. Une telle hiérarchie ne peut reposer que sur la possession de connaissances et de capacités qui sont d’un intérêt vital pour la communauté. Un sens particulier de travaux précis, la connaissance des secrets de la nature ou la capacité à découvrir de nouvelles sources de

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nourriture ou de matières premières conféraient de l’autorité à certains individus en leur assurant une position privilégiée dans la société. Il y a donc des conditions tant écologiques que sociales (une exploitation intensive des ressources, avec stockage éventuel, et une territorialité plus stable) qui créent les conditions d’une différenciation économique et politique et favorisent ainsi des formes de gestion des ressources. Pour autant, il existe une persistance, dans ces sociétés, de facteurs agissant comme un frein à l’émergence d’une telle gestion des ressources et aux conséquences sociales induites. L’Altruisme, la Solidarité, le Partage Equitable constituent des parades socialement efficaces, lors des graves crises d’approvisionnement générant des risques ou des situations de crises. Ces alternatives ne sont d’ailleurs pas une exclusivité de ces sociétés : même les plus complexes et hiérarchisées des formations sociales adoptées par l’humanité ont laissé un large champ d’expression à diverses formes de Coopération. Autrement dit, la primauté de la Coopération interindividuelle ou intergroupe, particulièrement essentielle dans les sociétés de chassecollecte, est un facteur limitant l’émergence de stratégies de pouvoir. Cette complexité des rapports dans le cadre d’une petite communauté, compliquée par ses relations avec des populations qui habitent et exercent le contrôle économique du territoire voisin, sousentend l’instauration de nombreux tabous imposés à ses membres par des cérémonies rituelles ou expliqués par des mythes adéquats. Dans la phase de construction la plus récente de l’édifice cultuel, une tête plus grande que nature, dont l’occiput (os participant à la formation du crâne, partie postérieure et inférieure de la tête, à l’endroit de jointure avec le cou) chauve est entouré d’un serpent, était emmurée dans une niche de la paroi du fond (ce fragment appartenait à une statue masculine qui, dans l’édifice le plus ancien, avait été placée dans une niche pour servir d’image de culte). Une statue ithyphallique (qui a un phallus – pénis – en érection, signe de fertilité et de fécondité) ainsi que des représentations, probablement contemporaines de la phase d’occupation la plus récente de Nevali Çori, se retrouvent là ainsi que déjà à Göbekli Tepe. D’autres exemples de grandes sculptures

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apparaissent sous forme d’un torse humain et d’un oiseau debout, dont la tête montre un visage humain. La sculpture d’un oiseau, par comparaison avec une statuette similaire de Göbekli Tepe, montre un vautour (animal prophétique, anticipateur des violences entre humains, conducteur des âmes vers le ciel en dévorant les corps). Ce lien ancien avec le monde animalier se manifeste clairement non seulement à travers la représentation d’êtres hybrides, mais surtout dans une figure composite étonnante qui forme la partie supérieure d’une colonne figurée. Elle se compose de deux figures féminines accroupies, en position antithétique (qui forme une antithèse), qui sont couronnées par un vautour. La longue chevelure retombant au-dessus des épaules, semble être retenue par un filet. L’œuvre toute entière peut être reconstituée sous forme d’une colonne figurée monolithique, semblable à un pilier totémique : se reflète en elle des visions de fertilité, de vie et de mort à l’intérieur desquelles le vautour symbolise le lien entre ce monde et l’au-delà. Sur un autre pilier apparaît à nouveau un vautour, qui semble attraper une tête humaine (à nouveau une représentation féminine). Le motif rappelle une peinture murale réalisée plus de 1 000 ans plus tard et qui orne la maison des vautours à Çatal Höyük. Cette peinture macabre montre des vautours qui planent au-dessus de corps humains sans têtes. Ainsi, le culte des crânes attesté à Nevali Çori et dans toute l’Asie Antérieure du Néolithique Ancien est en rapport avec ces représentations. Les premiers succès de la culture de céréales et de la domestication des animaux n’ont pas menés immédiatement à l’agriculture et à l’élevage : il a fallu plusieurs siècles pour arriver à l’exploitation utile de ces découvertes, même si les habitants ne sont jamais devenus complètement des agriculteurs et des éleveurs. La situation établie préalablement dans les rapports sociaux, dans la gestion économique et la pratique spirituelle, ne changea pas essentiellement durant des siècles. Cette culture figée est précisément la conséquence d’un nombre croissant de normes restrictives, d’une discipline rigoureuse et d’un enseignement rituel : autant de mesures dont le but est l’instauration d’une attitude psychologique nouvelle et le renforcement du rapport autodiscipliné envers certaines espèces de plantes et d’animaux.

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Autrement dit, toute cette « modernité » c’est bien, mais en abuser ça craint ! Continuons la chasse et la collecte, mais avec en plus ce genre de compléments, produits par nos soins grâce à nos connaissances. Cette conscience nouvelle de l’humain néolithique (symbolisation de la fertilité, de la vie et de la mort) se manifeste dans d’autres petits objets d’art. Les nouveautés par rapport à la culture mésolithique locale précédente ne résident pas tellement dans les formes mais plutôt dans les matériaux employés puisque c’est désormais la terre qui est principalement utilisée et non plus la pierre. C’est dans la terre qu’on jette des semences dont dépend la vie et qu’on ensevelit les morts en position fœtale, avec l’espoir de les voir renaître de son sein maternel ; c’est avec de la terre qu’on revêt les cabanes ou qu’on modèle des objets les plus divers et c’est à la terre que se rattachent les pâturages, les forêts et les minéraux, bref tout ce qui fait la vie d’un paysan. Autant de raisons qui font de la terre un grand symbole aux significations multiples. L’apparition des premiers agriculteurs se rattache en premier lieu au modelage de la terre, et c’est en terre que tous les objets cultuels sont désormais faits. La source de la vie, personnifiée en pierre (matière durable) dans la culture mésolithique, est incarnée par des vases de terre dans la culture des premiers agriculteurs. Parmi les 700 figurines en argile, seuls 30 exemplaires sont de nature zoomorphes, tandis que les 670 autres sont anthropomorphes (une moitié représente des femmes nues, l’autre des figures masculines parfois vêtues d’un pagne). La domestication des plantes puis des animaux s’étendit progressivement : l’humain devint alors l’égal des esprits naturels. Il commença alors par leur donner sa propre image, et ceci bouleversa toutes les données historiques, artistiques et sociales, puis il s’aventura grâce à cette nouvelle assurance dans la maîtrise absolu des milieux naturels : flore, faune, bientôt astres et saisons eux-mêmes seront mis au service de la survie humaine selon une action toujours plus conquérante, poussée par un besoin démiurgique (concurrencer les esprits). Chez les

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humains, la spiritualité, cette « maladie de l’esprit », impose la recherche perpétuelle de causes à un univers qui ne cesse de lui échapper. Comme toute invention, à ses débuts, l’agriculture n’avait d’autre objectif que la réalisation d’un rêve : maîtriser sa fourniture alimentaire. Ce nouveau mode économique apporta de profonds bouleversements au niveau social et spirituel : de chasseurs-collecteurs (« passifs » envers la nature), les humains devenaient agriculteurs-éleveurs (actifs en tant que producteurs) ! La mythologie néolithique sera donc anthropomorphe et le reste des forces naturelles précédentes en fourniront les « attributs » jusqu’aux ères classiques. L’une des constantes de ses manifestations symboliques tient au défi spectaculaire, perpétuellement renouvelé, entre la nature et l’humain (la tauromachie, déjà présente en Anatolie/Turquie vers le -VIIè millénaire, nous a laissé un témoignage éloquent de cette domination de l’humain sur la nature, tout comme lorsque sur des peintures l’humain fait face à des rapaces, félins ou serpents). L’emprise sur la vie, garantie par l’image, confirme et prolonge celle acquise quotidiennement par l’esprit. Dans ce défi, les forces spirituelles ne peuvent avoir que des aspects humains : les concepts spirituels puis les dieux sont créés, à notre image ! Les statuettes de « Vénus » stéatopyges (« qui a les fesses grasses ») soigneusement modelées du Néolithique Récent, n’ont pas encore leur place parmi les petits objets du Néolithique Ancien. L’autre groupe de figurines, de petites sculptures en calcaire, offre encore une autre image. La faune du début de l’Holocène sur le cours moyen de l’Euphrate, est représentée par la panthère, le lion, le sanglier, l’ours, le cheval sauvage et le vautour. Ces images d’animaux soulignent encore la grande importance de la chasse dans l’alimentation des habitants de Nevali Çori. A côté de représentations où les traits du visage sont réduits à seulement quelques détails, apparaissent des sculptures naturalistes tout à fait uniques qui peuvent être considérées comme des chefs-d’œuvre du Néolithique Ancien. Les formes artistiques du Néolithique ancien et moyen ne sont que des symboles aux significations diverses, sans liens avec des mythes précis ou des

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idées spirituelles définies : seule la pratique magique et spirituelle leur prêtait un sens. Une telle situation ne pouvait stimuler ni la création artistique ni celle d’une spiritualité cohérente. En conséquence, au Néolithique ancien et moyen, l’art reste un art populaire, artisanal, tandis que la spiritualité est réduite au respect d’un grand nombre de forces élémentaires. Pour éviter de perdre son identité de chasseurs-collecteurs fondamentalement prédateurs, le renforcement du rapport autodiscipliné envers certaines espèces de plantes et d’animaux est la condition indispensable pour ne pas tomber dans l’agriculture et l’élevage, c’est-àdire dans une économie de production qui sera à la base de la culture de l’époque suivante, le Néolithique. Dans les sites de la haute Mésopotamie de la fin du -IXè et du -VIIIè millénaires, comme par exemple sur le Gürcü Tepe qui, visible du Göbekli Tepe, se trouve dans la plaine de Harran-Urfa, le passage au Néolithique est accompli. Les premières communautés d’agriculteurs et d’éleveurs se sont formées au moment même où les succès déjà réalisés dans la domestication d’animaux et la culture de plantes sortent du contexte rituel. Au moment où ils deviennent des biens communs accessibles à tous, les rapports sociaux traditionnels sont abolis, l’art monumental disparaît, le vieux mythe s’écroule et avec lui cette culture : les constructions et les images qui caractérisent le Göbekli Tepe et Nevali Çori sont absentes et, finalement, vers -8 000, les derniers gardiens de Göbekli Tepe font disparaître leurs sanctuaires en les enterrant. La stabilisation du climat chaud et humide y a été d’une grande importance. A l’époque, la vie florissait aussi bien dans les plaines que sur les collines, des clairières alternaient avec des forêts mixtes. C’est la foi en la générosité de la terre qui a incité les communautés locales à développer la production de nourriture et à instaurer la culture agricole néolithique. Les vases à la panse accentuée ou bombée rappellent ainsi le corps de la femme enceinte ou bien l’outre trop pleine, ce qui permet de penser qu’ils expriment l’idée de fertilité universelle, qu’ils établissent le lien magique corps en gestation – terre, et indiquent les richesses

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inépuisables de la principale source de la vie. Les motifs et les techniques de décoration indiquent deux aspects de la fertilité : l’épi de blé et la terre labourée. D’autre part, les motifs décoratifs des vases peints (triangle, lignes en zigzag, entrelacs, spirales) symbolisent l’eau qui alimente la terre, des corps astraux et le renouvellement cyclique de la vie. A cette époque, on devine l’importance du principe masculin dans la vie et dans la Nature, ce qui se manifeste par des figurines en colonnette à l’aspect phallique. De son côté et parallèlement, le Khiamien du Levant ne serait que la phase finale du Natoufien si des traits nouveaux n’apparaissaient à cette époque, ces statuettes anthropomorphes en pierre ou en terre cuite, moins schématiques et plus nombreuses que les quelques représentations natoufiennes, presque toutes zoomorphes. Les sites khiamiens, en revanche, qui n’ont restitué aucune figure animale, ont livré plusieurs statuettes féminines dont les caractères sexuels sont soulignés avec netteté. Huit figurines en pierre et en terre cuite de la phase suivante (-9 500 à -9 000) ont un caractère féminin encore plus explicite. On y a vu les ancêtres des « déesses-mères », dont les représentations, dans les styles les plus divers, jalonneront ensuite l’histoire des productions artistiques de l’Orient ancien jusqu’aux versions hellénisées. Les statuettes khiamiennes sont assez analogues, avec leurs traits sexuels accentués, aux « Vénus » du Paléolithique occidental. Sur certains sites khiamiens apparaît également une autre pratique : des crânes d’aurochs (de bœufs sauvages) sont enfouis dans les maisons au sein de banquettes de pisé courant le long des murs. Durant tout le -IXè millénaire, les habitants de Mureybet ont enfouis des cornes d’aurochs dans les murs de leur maison. Ces deux personnages (Terre-Mère nourricière et taureau/aurochs fertiliseur), véritable couple spirituel, apparaissent aux environs de -9 500 au sein des villages préagricoles khiamiens, les derniers chasseurs-collecteurs du Levant. Ce bouleversement mental est sans rapport avec les nouveautés techniques postérieures, apparition de l’agriculture et de l’élevage. La

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maîtrise de son milieu naturel par l’humain aurait une cause cultuelle : pour autant, la « déesse » ne saurait être une divinité agricole, puisque l’agriculture n’existe pas encore. Ces figurines témoignent seulement de l’apparition de l’humain au sein d’un répertoire qui était, auparavant, presque exclusivement animalier. Ces statuettes, dépourvues de tout attribut spécifique, n’indiquent qu’à peine le visage, stylisé de façon vigoureuse, mais peu reconnaissable. Cet humain est assez déshumanisé. Il évite une représentation réaliste du visage, régulièrement simplifié. Il n’en demeure pas moins que la femme entre définitivement dans le répertoire artistique de l’Orient ancien, avant toute représentation masculine. Il reste aussi que ces nouveautés ne sont nullement accompagnées de bouleversements des modes de subsistance (en tout cas pas de suite) et que le spirituel semble évoluer indépendamment du technique ou de l’économique. Pour autant, cette nouveauté est assez radicale dans l’évolution des comportements humains au début du -IXè millénaire. L’époque n’était pas encore pleinement néolithique, mais ce sera le cas de la phase suivante avec le PPNB, qui couvre les environs de -8 700 à -7 000. Durant le PPNB, l’économie agricole devient la règle et l’élevage apparaît : après des phases plus ou moins longues, suivant les endroits, les biotopes et niches écologiques de manipulation, d’échecs ou d’expériences réussies, d’échanges, à l’économie de prédation succède l’économie de production. C’est l’âge de la domestication (longtemps après celle du loup ou du chacal, devenus chien à la fin du Paléolithique, vers le -XVIè millénaire), né de la sélection de certains animaux (égagre – chèvre sauvage –, mouflon, sanglier, aurochs) et plantes sauvages (engrain et blé amidonnier, orge spontanée, légumineuses), d’origines locales ou orientales. Les constructions sont désormais rectangulaires (susceptibles d’agrandissements selon les besoins, contrairement à une cabane ronde) et leur sol est recouvert d’un enduit à la chaux. Vers -8 000, les vallées fertiles autorisèrent des densités humaines

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inégalées et la production d’un surplus suffisant pour alimenter une population de non-producteurs, pratiquant des spécialités naissantes : ceux qui travaillent la pierre savent produire des vases soigneusement polis ou des bracelets. La poterie (balbutiement de la céramique) décorée fait l’objet d’intenses échanges de site en site, et même d’un commencement de spécialisation. Nouveaux rapports sociaux et développement de l’artisanat / des échanges Puis le PPNB, doté d’une grande force d’expansion, s’étend en remontant l’Euphrate jusqu’en Anatolie méridionale. A la phase moyenne (-8 200, -7 500), une nouvelle expansion atteint la Palestine à Jéricho et la Transjordanie. Les agriculteurs-éleveurs n’apparaissent en Mésopotamie du nord qu’aux alentours de -7 500. A Magzalia, au cœur de la Djezireh (Nord de la Mésopotamie, région syrienne située au Nord-Est de ce pays, le long des frontières avec la Turquie et l’Irak actuels), on chasse encore beaucoup la chèvre sauvage, l’âne sauvage, l’aurochs, l’ours et le mouflon. Mais les animaux domestiques semblent plus nombreux que les animaux sauvages. C’est d’ailleurs dans ce village que la chèvre sera domestiquée dès -7 500 (en plus du mouton, déjà apprivoisé ailleurs à la même époque). Si la chèvre, coutumière des terrains montagneux, se nourrit aisément, elle se laisse difficilement conduire en troupeau. C’est un animal assez sédentaire, facile à domestiquer, mais d’esprit indépendant. Le mouton, habitué des terres plates et des steppes, se déplace en troupeau et contraint l’humain à une certaine mobilité. La pratique de l’élevage d’animaux de boucherie favorise donc un nomadisme pastoral qui n’est pas la survivance archaïque d’un mode de vie issu du lointain Paléolithique. C’est un choix délibéré de certains groupes revenant à la mobilité pour mieux pratiquer l’élevage. Ces groupes, redoutées mais nécessaires (car leurs bêtes ne connaissent pas les limites des champs, mais au contraire aiment à venir y brouter), vivent à côté et en marge des sédentaires.

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Diverses influences étrangères ont pénétré ce territoire, en même temps que certains objets culturels (plus ou moins utiles ou de prestige) et matières premières exogènes, portant témoignage de notables modifications comportementales. Les biens culturels sont tous issus de matériaux exogènes. Ils pénètrent sur le site avec leur rareté et une fonction spéciale que tous les membres de la communauté ne devaient pas partager. Ces objets révèlent une forte convoitise des bergers, l’adoption rapide de nouveaux goûts, la satisfaction de nouveaux besoins, pour certains membres au moins. Ainsi, on observe de nettes différences de taille d’une maison à l’autre, ce qui est nouveau dans toute la région (sauf en Anatolie, sur la route de l’obsidienne). Rattacher l’entrée de ces objets à des rencontres (fortuites ou organisées) que firent les pasteurs hors du massif, avec des colporteurs non bergers, reste une hypothèse soutenable, à condition de l’envisager assortie d’un échange équitable, inscrit à l’intérieur d’un système de troc. Compte tenu de la haute valeur détenue par chaque objet culturel convoité, on peut s’interroger sur la nature du bien échangé, demandé par les colporteurs. Dans ce raisonnement, on peut faire intervenir un bien rare, comme par exemple un animal domestique (vivant ou découpé), choisi dans le cheptel, comme denrée susceptible d’avoir pu représenter une convoitise alimentaire de valeur égale, pour des individus non bergers. De fait, un changement de perception du monde animal se trouve attesté par ces humains au statut de berger. La chasse reste une source d’appoint non négligée durant l’estivage en altitude, alors qu’elle est un moyen de subsistance majeur en période d’hivernage sur les piémonts et dans les plaines. Les bergers la pratiquent comme une épargne pour maintenir leur capital animal et laisser le temps aux troupeaux de s’accroître naturellement. Le cheptel comprend d’ailleurs un petit et un grand bétail : des moutons domestiques (que l’on peut trouver ailleurs) sont entourés de chèvres en voie de domestication complète afin qu’elles acceptent plus facilement la mainmise humaine (puisque les moutons suivent … comme des moutons). Si les deux termes d’un échange équitable ont pu être acceptés, alors

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se met en place un « engrenage des échanges », de grands bouleversements dans la nature et la périodicité des rapprochements entre bergers et colporteurs. Biens de prestige et biens alimentaires ont alors conjointement initié une nouvelle synergie en s’échangeant, en s’unissant. A Magzalia, rien ne laisse présager une rupture comportementale au moment même où s’affirment le pouvoir économique et le premier statut social du berger, si ce n’est un rempart (mais construit bien après les premiers échanges), destiné justement à protéger les troupeaux (mais aussi les ateliers de production des outils d’obsidienne), très convoités. Cela a pu faire sortir les bergers du système autarcique initial (en vase clos) et favoriser l’émergence d’un nouvel ordre social reposant sur le dialogue, la reconnaissance et la valorisation mutuelle des capacités et des savoirs. D’une satisfaction réciproque par l’échange des convoitises culturelles et alimentaires, sort alors les bases d’irréversibles changements comportementaux. Partant de l’idée que tout animal domestique vivant sur pieds a représenté dès le début de la vie pastorale une nouvelle et haute valeur, pour satisfaire leur alimentation, les premières communautés ont établi et transmis le principe d’un abattage suffisant mais minimum, comme les chasseurs le faisaient déjà lors des chasses (en gage de respect envers les esprits et pour qu’eux-mêmes se montrent généreux avec les humains). Dans la perspective de la mise en place d’une ébauche de gestion raisonnée et contrôlée du troupeau dès l’époque du Néolithique ancien, l’abattage pour raisons alimentaires est resté, par principe, assez inférieur à l’effectif du troupeau. Lorsque pénètre le premier bien culturel étranger, la gestion autarcique du troupeau de mouton, avec un abattage sélectif et partiel, est inférieure ou égale à la moitié du troupeau. Pour les chèvres, étant en cours de domestication, il fallu préserver les individus les plus adaptés pour dégager une lignée domestique. Mais on peut très bien se débarrasser des éléments perturbateurs qui empêchent le troupeau en cours de constitution de tourner en rond (quitte à aller chercher de nouveaux individus sauvages à domestiquer ; puisque les autres commencent déjà à être moins farouches, ces nouveaux entrants

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s’habitueront plus vite que ne l’avaient fait les précédents). Dès lors, le mode de vie autarcique initial va cesser. En effet, cet échange vient modifier et amoindrir la composition du troupeau. Le mode d’élevage aléatoire initialement instauré se révèle inapproprié puisqu’il ne peut pas suivre le rythme et l’accroissement des acquisitions si celles-ci devenaient très fréquentes. En effet, la transaction mettant en équivalence un bien culturel convoité et un bien alimentaire échangé, dut faire prendre conscience aux bergers de la diminution de leur cheptel. Cette « perte animale consentie » ne dut pas prédisposer les bergers à renouveler souvent de tels échanges. Pour autant, ils prirent conscience que leur troupeau avait une valeur économique, au-delà de celle alimentaire. Pour la première fois, chaque bête vivante représente un capital disponible, renouvelable, et le troupeau est perçu comme une richesse économique communautaire. Il existe donc plusieurs niveaux, celui de l’animal vivant sur pied, sa valeur non alimentaire pour le berger, le troupeau et son sens capitalistique perçu par le pasteur. Dans l’esprit de chaque membre se dessine l’idée de pouvoir troquer une des bêtes élevées pour obtenir des biens extérieurs, au caractère prestigieux et rare, entrevus lors des transhumances hivernales. Cet objet est aussi alors un symbole fondateur d’une première hiérarchie au sein de la communauté, qui dut permettre de distinguer les pasteurs détenteurs de nouveaux biens culturels des autres membres. Pour que les bergers puissent réaliser d’autres échanges sans diminuer leur niveau de consommation ni réduire leur capital-troupeau, il leur fut nécessaire d’envisager autrement l’élevage des chèvres. Ils ébauchèrent alors un contrôle des naissances, parvenant même peut-être à synchroniser et maintenir en équilibre une programmation des échanges en fonction de celle des naissances. Par la suite, au-delà de cette gestion raisonnée du troupeau, se mit en place une gestion avec objectif d’accroissement du cheptel, permettant une ouverture de la communauté pastorale sur de plus fréquents actes d’échanges. Les acquisitions se diversifient alors et s’accroissent, en même temps que le troupeau se développe.

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Pour que tant d’actes d’échanges aient eu lieu sans heurts, il a donc fallu qu’aient été négociées, avec équité, les contreparties animales échangées. C’est à ce moment précis de l’entrevue et du dialogue qu’intervient le rôle de la parole donnée, celui de l’engagement (sans aucun contrat écrit bien évidemment). Pour autant, s’il paraîtrait vraisemblable d’envisager une attribution des nouveaux biens acquis à un nombre plus grand de la communauté, on ne saurait sous-estimer l’installation d’une évidente inégalité entre les membres de la communauté. Celle-ci aurait alors pu faire éclater le système Egalitaire initial. C’est à la suite d’un engrenage des échanges et des acquisitions qu’une première hiérarchie sociale s’est ébauchée, puis stabilisée, enfin mise en place sans affecter l’initiale cohésion communautaire, à condition de maintenir l’objectif d’accroissement du troupeau, indéniable assurance pour tous les membres d’une valorisation sociale (si tout le monde est riche, il n’y a plus de riches), d’une émancipation individuelle possible, avant de pouvoir essaimer et s’établir ailleurs. On doit à une constante pression culturelle extérieure, une réponse négociée, mutuellement consentie par les pasteurs et les colporteurs. Le retentissement interne sur le comportement individuel et général de la communauté en a été évident. Le retentissement de cette vie pastorale globale à l’extérieure des montagnes fut lui aussi décisif, puisque ce sont les colporteurs qui durent répandre l’idée d’une viabilité de ce genre de vie, l’idée de ressources alimentaires permanentes, offrant richesses et capital toujours disponibles. A Magzalia, bien que située dans une zone semi-aride, on y pratique également une agriculture extensive commençante : lorsque des bergers ont rencontré des cultivateurs, leur récolte sert aux humains et pour les animaux, autant que les animaux servent pour les humains et pour l’agriculture (d’abord avec l’engrais à base de leurs excréments puis comme force de traction avec la domestication, tardive, du bœuf). Chaque village exploite le terroir qui l’environne sans qu’aucune contrainte démographique ne le pousse à le disputer à ses voisins. Cependant, l’originalité de ce village est d’être entouré d’un véritable rempart (le plus ancien de Mésopotamie), gros mur de 60 m de long

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constitué de blocs de calcaire, et pourvu de tours formant saillie. C’est un véritable ouvrage défensif, non un simple enclos. Il faut dire qu’on y fabrique les très recherchées pointes de flèches en obsidienne. En échange des animaux, les habitants ont beaucoup utilisé l’obsidienne provenant du Petit Caucase pour fabriquer des pointes de flèche (pointes de Byblos) et ces outils particuliers qui caractérisent le PPNB du Taurus, les « outils de Çayönü » destinés au travail des peaux. Depuis longtemps, les humains caucasiens taillaient leur outillage dans des galets d’obsidienne charriés par la rivière Kasakh ainsi que dans des blocs, plus gros, qu’ils allaient chercher sur des gisements distants de 30 à 40 km, dans la région du Mont Ararat (Arménie). Toutefois, une technique particulière de retouche suggère des échanges, de technologie ou de produit fini, avec le Proche-Orient : cette technique est en effet attestée sur des sites des -VIIIè/-VIè millénaires du nord de la Mésopotamie (Magzalia en Irak, Boytepe et Çayönü en Turquie), où elle concerne exclusivement des objets microlithique en obsidienne, bien que ce matériau soit exotique pour cette région. Ainsi, les Caucasiens ont d’abord échangé de l’obsidienne contre des animaux, puis ont récupéré une nouvelle technologie de taille de leur propre matériau, peut-être en n’étant plus autant remboursés de l’obsidienne fournie (forme de brevet technologique : plus d’obsidienne contre moins de chèvres, taxation des savoirs oblige). On recueille également de petites hachettes en pierre polie, connues depuis longtemps sur l’Euphrate comme dans le Zagros, des bracelets et une vaisselle abondante en marbre. En Anatolie centrale (Cappadoce), mais à une phase plus récente, Asikli Höyük (-IXè millénaire, -8 400) est une très grande agglomération, toujours de chasseurs-collecteurs dans un premier temps, rassemblant, à l’intérieur d’un mur de protection en pierre, des dizaines d’habitations et des ateliers quadrangulaires en brique crue, en même temps qu’un imposant complexe spirituel. L’artisanat est aussi florissant qu’en Anatolie du Sud-Est à la même époque : pierre polie, perle d’agate, obsidienne taillée, industrie de l’os, métallurgie du cuivre. Asikli Höyük est au départ d’une des principales routes

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commerciales de l’obsidienne d’Anatolie centrale et occidentale. Ce verre volcanique (en plus d’être brillant, aux vertus médicinales et/ou magiques), de la région atteint le Levant, le nord de la Syrie et de l’Irak, également Chypre. Au même moment, dans les Balkans, dès la fin du Paléolithique et jusqu’à durant l’Age du Bronze, cette roche est l’objet de systèmes d’échanges à longues distances comparables. Le commerce de l’obsidienne et du sel était organisé par la classe dirigeante d’Asikli. Alors que l’économie de subsistance de l’établissement était principalement basée sur une chasse et une collecte intensives (l’agriculture en était encore à une étape primitive), les principales occupations des habitants étaient la chasse et la collecte, la boucherie, le travail du cuivre, la maçonnerie et le commerce de l’obsidienne et du sel. Ces activités devaient être organisées et régentées par une autorité (personne ou groupe), jouissant d’un pouvoir et d’une certaine puissance dans la société. La continuité et la structuration du site témoignent d’une société complexe aux conventions et stratégies sociales très conservatrices, qui s’appuient encore sur une conception cyclique du temps. Avant les fouilles d’Asikli et de Çayönü, on considérait les communautés du Néolithique Ancien comme de simples groupes plus ou moins Egalitaires, vivant surtout dans une lutte permanente pour leur survie. L’un des résultats de ces fouilles fut que l’établissement de Çayönü était composé d’unités distinctes illustrant clairement l’existence d’une communauté hiérarchisée et complexe, dès le -IXè millénaire. Ainsi, il existait une Fédération de cultures à grandes flèches d’obsidienne, avec de grands circuits de distribution permettant la diffusion dans plusieurs régions du Proche-Orient. La partie occidentale de l’établissement rassemblait des maisons ordinaires, des petites huttes ou des espaces ouverts, spécialisés dans la fabrication d’objets. La partie orientale du site était exclusivement réservée au culte, aux bâtiments publics et à des aires ouvertes, destinées à accueillir des cérémonies. La construction des bâtiments publics n’a pu avoir lieu que

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grâce à l’existence d’un travail considérable et bien organisé. Les vastes espaces cérémoniels étaient régulièrement entretenus et nettoyés, puis après une certaine période, étaient intentionnellement brûlés comme le corps des défunts. Dans une zone voisine des bâtiments publics, se trouvent des édifices à caractère domestique appartenant selon toute évidence à une classe dirigeante, non seulement parce qu’ils sont plus grands et mieux construits que les autres maisons, mais aussi parce qu’ils contenaient des objets indiquant un statut élevé. La qualité des vases en pierre polie, l’industrie de l’obsidienne et le travail du beau carbonate naturel de cuivre (malachite) et par-là même des systèmes d’approvisionnement et de redistribution de matériaux sur de longues distances, rendent compte à Çayönü de nouvelles formes d’organisation sociale, d’une stratification sociale accentuée. Les explications cognitives n’expliquent pas pourquoi les valeurs changent, ni pourquoi ces valeurs ne changèrent pas pendant 2 000 000 d’années pour commencer subitement de changer il y a 20 000 ans, et dans les lieux aux ressources de subsistance les plus riches. En effet, les inégalités socioéconomiques caractérisent les chasseurs-collecteurs complexes qui sont associés exclusivement aux ressources très riches, tandis que les sociétés de chasseurs-collecteurs simples (généralistes) ne comportent pas d’inégalités marquées et sont associées aux ressources les plus pauvres et les plus exposées à la surexploitation. Dans les sociétés de chasse-collecte, la capacité des groupes humains à gérer les fluctuations des ressources dans l’espace et dans le temps (l’instabilité des milieux naturels) constitue une clé de leur adaptation. Pour cela, l’organisation de la prédation repose forcément sur une gamme de décisions qui vont conduire, par exemple : * soit à exploiter le tout venant, supposant en contrepartie une forte mobilité de l’ensemble du groupe au sein du territoire ; * soit à hiérarchiser les ressources potentiellement exploitables et à les exploiter en fonction de certains critères (abondance, proximité, facilité d’accès, valeur nutritive… etc.), permettant ainsi au groupe d’aménager ses déplacements, mais supposant, en contrepartie, une division sociale des tâches probablement différente ou un rapport

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différent entre groupes voisins. Proportionnellement à la richesse naturelle du milieu, les mésolithiques pratiquent toujours l’exploitation d’une large gamme de ressources (contrairement aux groupes néolithiques). Pour autant, l’exploitation d’une large gamme de ressources, attestée durant ces périodes, ne va pas de soi. C’est d’abord une stratégie, enracinée socialement, qui doit gérer les contraintes de distance d’approvisionnement (entre des ressources pas forcément regroupées), donc de temps d’exploitation, en fonction de la valeur relative des ressources et des risques inhérents à la prédation. En essayant de comprendre l’organisation socio-économique d’une communauté préhistorique de chasseurs-collecteurs complexes, on peut déterminer les fonctions et les rôles des élites dans les villages de communautés transégalitaires (sociétés intermédiaires : entre les vraies sociétés Egalitaires de chasseurs simples et les chefferies stratifiées). Dans les situations de crises, les élites n’apportent aucune aide à la communauté, mais ils profitent des crises. Les inégalités socioéconomiques sont fortement associées aux régions les plus riches en ressources et à la production de surplus. Donc, les théories politiques (alors qu’auparavant les règles/coutumes/traditions faisaient les humains, à présent quelques hommes font la loi) et de contrôle des ressources semblent être les meilleures pour expliquer la concentration du pouvoir politique et socioéconomique. Quels sont les moyens utilisés par les personnes ambitieuses (les « agrandisseurs ») pour obtenir ce pouvoir ? Il y a plusieurs stratégies utilisées, et « agrandisseurs » peuvent utiliser plusieurs stratégies au choix. Cependant, certaines, tels que les festins et les objets de prestige, sont extrêmement répandus, et il y a aussi des tendances à sélectionner certaines stratégies selon le niveau de productivité des ressources et la complexité des communautés. Voici les stratégies les plus courantes, utilisées pour acquérir du pouvoir et d’autres bénéfices basés sur la production : 1. Festins ; 2. Prix payés pour les époux/ses ; 3. Investissements dans les enfants (pour augmenter leur valeur

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comme époux/ses) ; 4. Etablissement du contrôle privé sur les moyens de production ; 5. Utilisation d’objets de prestige pour la compensation des morts, des mariages, des transgressions et la création d’alliances et de toute relation sociale ; 6. Contrôle des échanges d’objets de prestige et établissement des taux d’intérêt sur les dons ; 7. Etablissement des dettes obligatoires ; 8. Etablissement de tabous, d’amendes et contrôle dans la résolution des disputes ; 9. Manipulation de la paix, de la guerre et d’autres catastrophes ; 10. Contrôle de l’accès aux esprits ; 11. Manipulation des valeurs culturelles (propriété privée, contrôle des ancêtres, de la fertilité et de la richesse, besoin alliances pour se défendre, acquisition des épouses par le paiement, compensation de crimes par le paiement, etc.) ; 12. Séparation des élites et des autres (comportement, étiquette, langue, maison, parures, vêtements, etc.). L’objet fabriqué ne l’est plus seulement pour sa fonction : chargé de plus en plus de symboles, il devient objet rare, beau, spirituel, catalyseur d’un prestige inséparable du statut et du pouvoir. Le travail social organisé était de mise au Néolithique : la spécialisation des métiers débuta dès le Néolithique PréCéramique A (de -9 800 à -8 800). Çayönü a montré des traces évidentes d’organisation et d’activité sociale qui avaient été strictement mises en application. Chaque étape est bien organisée, c’est-à-dire que les bâtiments (notamment les ateliers et les zones de stockage) ont été construits selon un plan préconçu. Çayönü a révélé des milliers d’objets non-utilitaires, fabriqués dans des matières premières exotiques qui ont été importé sur le site, qui furent travaillés et finis de façon professionnelle : le travail de ces artefacts requiert non seulement une habileté technique, mais aussi un engagement à plein temps. Ceci est particulièrement flagrant dans la fabrication de perles en pierre, d’incrustations, de bracelets, de vases en pierre décorés, etc. Il serait très difficile d’envisager une communauté

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luttant pour sa survie et qui possède ou fabrique dans le même temps de tels objets exotiques, mais avant tout inutiles. Il existe en effet des indications d’un commerce à longue distance très développé et organisé : l’obsidienne, ce verre d’origine volcanique, était transporté dans des régions très éloignées de ses sources. On en a retrouvé à Çayönü une grande quantité qui n’était pas essentielle à la survie de la société, et dont le commerce perdura sans interruption pendant plusieurs millénaires. Sachant que la source d’obsidienne la plus proche se trouve à plus de 150 km, de l’autre côté des montagnes, et que la plus grande partie de cette roche utilisée provient de sources où la qualité est excellente mais qui sont situées beaucoup plus loin, on peut dire que cette présence d’obsidienne est le résultat d’un réseau très organisé. De plus, on a retrouvé à Çayönü de nombreux coquillages marins provenant, pour une part de la Méditerranée, et pour l’autre de la mer Rouge, ainsi que des pierres semi-précieuses utilisées dans la fabrication de perles. Perçues à l’origine comme des sociétés simples, vivant de l’exploitation immédiate de leur environnement proche (où chaque unité domestique aurait produit aussi bien ses aliments que l’ensemble de son outillage), elles apparaissent désormais comme des sociétés diversifiées, où l’échange est l’un des fondements essentiels des activités techniques, économiques et sociales : le commerce à longue distance n’est pas plus l’apanage de l’âge du bronze qu’il n’est l’unique explication de l’émergence des chefferies et des premiers royaumes. Certes, la circulation d’objets à longue distance n’est pas une nouveauté : dès le Paléolithique final, de l’obsidienne circulait déjà, mais sa fréquence augmente à partir du Mésolithique. Mais sur cette tradition millénaire, le Néolithique s’inscrit en rupture : non seulement les quantités augmentent considérablement (de très minoritaire, l’obsidienne devient dominante dans bien des sites), mais la gamme des biens qui circulent s’élargit notablement. La sédentarisation des groupes, qui caractérise le Néolithique, a entraîné une mutation radicale du statut de l’échange. Lorsque l’humain se fixe, ce sont les biens matériels qui circulent. En premier lieu, la

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sédentarisation, qui s’accompagne d’une réduction drastique des territoires exploités (environ 3 km de diamètres contre plusieurs dizaines auparavant, densité du nombre – les voisins – oblige), diminue d’autant les ressources localement disponibles et immédiatement accessibles. Les terres agricoles les plus riches sont celles des bassins alluviaux, où les ressources en roches dures (nécessaires aux moissons, à la découpe de la viande, à l’outillage de meunerie, au travail du bois, etc.) sont limitées et de médiocre qualité. En second lieu, la sédentarisation s’accompagne d’une diversification des activités techniques et des activités de subsistance (tissage, céramique, polissage de la pierre, meunerie, architecture, agriculture et élevage, etc.), qui reposent sur des savoir-faire élaborés, difficilement maîtrisables dans leur totalité par un seul individu. Le villageois sédentaire est donc confronté à des besoins nouveaux qu’il est souvent difficilement en mesure de satisfaire lui-même. Mais les activités agro-pastorales offrent, en compensation, la possibilité de réaliser et de stocker des surplus, qui peuvent servir de base à des échanges organisés. En outre, la saisonnalité marquée des activités agro-pastorales permet le développement d’activités artisanales pendant les « temps morts » et favorise le développement d’une spécialisation artisanale à temps partiel. Ainsi apparaissent, avec la sédentarisation, à la fois la nécessité et la possibilité d’échanges diversifiés et organisés. Mais les besoins auxquels répond l’échange ne sont pas seulement d’ordre technique : ils sont également d’ordre social ! L’échange de biens et de services (comme de conjoints), facteur d’alliance et d’entraide entre communautés, est tout aussi fondamental entre les proches villages (l’échange est l’alternative aux conflits) qu’entre des communautés plus éloignées, qui devaient parer les risques démographiques et économiques d’un trop grand isolement. Si l’on ajoute à cela le prestige traditionnellement associé à la possession d’objets exotiques rares, on comprendra qu’il existait des causes multiples à la circulation des biens et des matières premières. Il n’existe non pas un, mais au moins trois systèmes d’échange, portant sur des biens différents, reposant sur des formes de production

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différentes, et répondant à différents objectifs socio-économiques. Ce qui s’échange, comment et avec qui, dépend tout autant de stratégies sociales que de besoins techniques. Or, ces choix sont propres à chaque société, et sont susceptibles d’être redéfinis à tout moment. L’échange, réponse à des besoins techniques : parmi les outils d’usage quotidien d’origine lointaine, les lames et lamelles d’obsidienne sont les plus courantes. L’obsidienne est distribuée (et produite) par des artisans itinérants, qui apportent dans les villages des blocs déjà préformés ou des outils finis (travail à la commande). Il s’agit là d’une activité qui requiert des compétences spécialisées … et du temps. Certains endroits d’approvisionnement sont inhospitaliés, voire l’expédition pour la livraison nécessite une embarcation, la connaissance de la navigation et une logistique importante. Ces artisans itinérants étaient très recherchés : l’obsidienne extraite et commercialisée à Asikli Höyük avait une qualité technique de production médiocre (les habitants préférant faire du commerce que de passer des heures/jours à affiner leurs techniques de taille), par contre, à Çayönü, beaucoup plus distante des sites d’extraction, l’approvisionnement et la production des outils d’obsidienne reste affaire de spécialistes itinérants, alors que dans les endroits encore plus éloignés, l’obsidienne se fait rare (donc d’autant plus précieuse/prestigieuse) et ne parvient plus que par l’échange sporadique de produits finis ! Echange de céramiques et échanges sociaux : cet échange « utilitaire », important en quantité, se caractérise par des méthodes de production techniquement élaborées, mais rapides et standardisées. Elles s’opposent à cet égard à la production des céramiques fines, qui, à partir du Néolithique moyen, porte sur des produits fortement individualisés (dans les formes et le décor), au prix d’un temps de fabrication très important. Ces céramiques feront également l’objet d’échanges, mais moins importants quantitativement et sur des distances beaucoup plus courtes. Or l’échange de la céramique, contrairement à celui du silex ou de l’obsidienne, ne répond à aucun besoin technique : chaque village est producteur, et la qualité comparable. La fonction sociale de l’échange est dans ce cas prévalente : établir et maintenir, par le don de biens de qualité, les relations sociales entre groupes proches les uns des autres

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(en terme d’alliance ou de liens filiales, pas forcément de distance). Echanges et prestiges : toutefois, certaines céramiques et autres objets extra-ordinaires (inhabituels donc) connaissent une diffusion bien plus large. Il faut alors les assimiler aux « biens de prestige », biens rares, qui n’étaient pas accessibles à tous et dont la production et l’échange relève de modalités encore différentes. Vases, bracelets et figurines de marbre ou de pierre dure, outils et parures de cuivre, d’or ou d’argent, circulent en très petite quantité mais sur des distances parfois considérables. Çayönü nous montre que la période précéramique fut un temps d’innovations technologiques importantes, correspondant à l’exploitation intensive des ressources naturelles (de toutes sortes) et à l’expérimentation. A ce propos, le fait le plus surprenant a été la découverte de l’utilisation des métaux. On pensait que l’usage des métaux avait débuté bien après celui de la céramique, même si ces deux techniques nécessitent la maîtrise du feu (mais à des températures bien plus élevées pour la métallurgie). Cependant, à Çayönü, au début de la phase « bâtiment à plan en grille » (transition du PréCéramique A vers le B, -8 800 à -8 500, soit 2 000 avant l’apparition de la poterie), on utilisait du cuivre natif dans la fabrication de petites perles, d’instruments comme des aiguilles ou des crochets, et dans les incrustations. Le métal avait été traité à chaud et avant sa mise en forme finale, il avait été battu en plaques, ce qui est une technique qui exige la maîtrise de la pyrotechnie. L’invention de la métallurgie du cuivre (puis encore plus de l’or) est le symptôme de bouleversements socio-économiques plus profonds : émergence de sociétés hiérarchisées, développant une forte spécialisation du travail (mines, métal, outils d’obsidienne, de silex, d’os, poterie, etc.). Une connaissance de base de métaux et des minerais correspondants reposait sur des expériences pétrographiques (gravure sur pierre) antérieures dont les racines remontent au tout début du Paléolithique. La production de métaux n’a pu se développer qu’une fois assuré un approvisionnement en matières premières, lequel ne pouvait, à son tour,

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être garanti que par l’existence d’une industrie minière : là où existent des sources de matières premières conjuguées avec des connaissances minéralogiques, se développe une industrie minière et, par-là même, une métallurgie primaire. Les premiers métaux utilisés furent le cuivre, l’or, plus tard, l’étain et le fer. Les mineurs extrayaient principalement les carbonates de cuivre, malachite et azurite, premiers minéraux à avoir été utilisés dans toute culture préhistorique. La malachite, minerai de cuivre dont la connaissance remonte à la plus haute préhistoire dans l’espace eurasiatique, était à l’origine (et plus tard) utilisée pour la confection de parures et en tant que pigment, de par sa couleur naturelle d’un vert profond. Combien de temps a-t-il fallu pour qu’on s’aperçoive que ce minerai, lorsqu’il est chauffé, acquiert de nouvelles qualités physiques et chimiques et se transforme alors en un métal rougeâtre (le cuivre) ? Il convient d’avoir à l’esprit la technique préhistorique de brusque réchauffement et refroidissement des minerais et de la pierre afin de mieux concevoir le rôle du feu dans ces premières expériences métallurgiques. Le fait que la chaleur modifie les qualités premières d’un matériau – et notamment de la pierre – devait découler d’une expérience remontant à l’époque où les chasseurs du Paléolithique ont domestiqué le feu. L’acquisition d’une expérience minéralogique, dès la plus haute préhistoire, l’amélioration progressive des connaissances technologies dans le traitement des matières premières, les efforts constants en vue de satisfaire les besoins croissants des communautés néolithiques, tout cela ressort au premier plan lorsque l’on désire expliquer l’apparition et le développement de la métallurgie primitive. Assez tôt, il exista donc une spécialisation dans l’extraction et la métallurgie avec l’apparition d’un nouveau marché autour du cuivre, extrait et/ou transformé. Bien que le cuivre soit très (trop) malléable, il suffit pour couper du bois (application utile, mais secondaire) et est recherché en tant que tel pour faire des bijoux à vocation de prestige. Les mines de roches à cuivre était à l’état naturel, en extérieur : l’extraction s’effectuait avec des outils en pierre, en tapant contre la roche pour faire tomber des morceaux entiers de minerai (en suivant la

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veine verte et en creusant en profondeur, la montagne ressembla vite à du gruyère). Partout où la roche affleure suite à un séisme ou à l’érosion, de multiples mines se creusent, à divers endroits. On assiste alors à la naissance de mineurs, qui creusent de plus en plus profond : c’est un travail pénible avec une faible lumière. Ces forçats de la terre vivent dans des villages rudimentaires, à proximité des mines, protégeant du même coup ces juteux gisements. En effet, l’extraction se concentre sur des filons riches en minerai pour assurer puissance et profit. On assiste alors à la naissance d’une hiérarchie avec des riches (chefs, commerçants, fondeurs) et des pauvres (mineurs). Les ouvriers sont payés en nature, en nourriture : c’est la forme de rémunération de base pour un travail effectué, mais en soumission à un employeur. La communauté de Çayönü vivait sous le contrôle strict d’un groupe dirigeant, et les pratiques cultuelles y jouaient un rôle significatif. Cette communauté produisait des objets non-utilitaires qui nécessitaient l’emploi de technologies spécialisées, un temps suffisant et une exploitation poussée des matières premières. Se met en place une véritable distinction sociale par les parures et l’apparence, où l’on enterrait les riches avec certains objets de valeur (bracelet en cuivre, bijoux en ivoire, statuettes de divinité féminine en terre cuite). Dans les sociétés lignagères, les hommes importants le sont car ils sont chefs de lignage : ce sont des patriarches qui doivent leur pouvoir au fait qu’ils sont les aînés, et (surtout, car l’âge ne fait pas tout en terme de qualités) parce qu’en plus ils apportent à leur société une véritable organisation, source profitable à tous si elle n’accaparait pas les richesses dégagées par beaucoup au grand bénéfice de quelques uns (principe de base du capitalisme : le grand nombre travaille pour que le sommet de la pyramide en profite). Dans ces sociétés sans état, ces fidélités sont la base d’un pouvoir certain. Ces relations de fidélité personnelle sont des rapports sociaux qui se jouent par-delà les systèmes et les fonctions, et qui sont tels qu’un humain se déclare le fidèle d’un autre, le sert en tant que tel et lui est entièrement dévoué. Cela se construit sur le même mode que le vassal de la féodalité, qui jurait fidélité à son seigneur : là où il y a un despote d’importance locale, son

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pouvoir lui vient de ses liens de fidélité personnelle. Dans les cimetières, loin des tombes des familles puissantes, se trouvaient par ordre celles des guerriers (10% de la société), une majorité de classe moyenne et ensuite les pauvres (esclaves ou sousclasse). Ainsi, dans la « Révolution néolithique », les facteurs principaux n’étaient pas le mode de subsistance, mais bien la formation culturelle : quelles que soient les motivations, il faut voir à travers cet exemple un fort rapport à l’espace, base de l’utilisation, de la gestion mais aussi du contrôle des ressources. Il est aussi évident que les sites contemporains de différentes régions entretenaient entre eux une interaction active même s’ils pratiquaient des modes de subsistance différentes (d’où des conflits potentiels, surtout à base de jalousie et convoitise devant la puissance/richesse de l’autre). En raison de conditions environnementales plus favorables et de riches gisements de silex – cette matière si importante pour la fabrication d’outils –, il semble qu’il existait, dans la région d’Urfa, non seulement des villages à organisation interne semblables, mais aussi des lieux plus importants. La grande colline habitée du Néolithique Ancien, qui se situe aujourd’hui sous la vieille ville d’Urfa, semble être un exemple de lieu central auquel se rattachent, sur le plan économique et politique, des sites plus petits. Dans cette partie de la haute Mésopotamie, une industrie lithique utilisant les mêmes formes d’outils, une architecture caractérisée à plusieurs endroits par les mêmes types de constructions, et enfin une même iconographie dans l’art, semblent indiquer des formes d’organisation interrégionales à l’intérieur d’une société de plus en plus paysanne. Par la construction d’un édifice rituel séparé des bâtiments profanes, naît une tradition qui sera reprise et perpétuée dans les temples sumériens de la Mésopotamie. Dans la représentation d’êtres hybrides et de figures composites formées de l’humain et de l’animal, les vieux rites des sociétés archaïques de chasseurs et de collecteurs semblent toutefois encore subsister, comme on le voyait sur les piliers de Göbekli Tepe. Ce n’est donc pas un hasard si la grande sculpture et les reliefs de la haute Mésopotamie du Néolithique Ancien semblent se rattacher directement,

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à la fois dans leur mode d’exécution, leur conception symbolique et leur signification, à l’art des cavernes de la zone franco-cantabrique du Paléolithique supérieur, même si les deux régions culturelles sont plus éloignées l’une de l’autre géographiquement que chronologiquement ! Entre -7 500 et -6 300, la néolithisation s’achève. En Anatolie, sur le haut Tigre, émerge un style particulier, le PPNB Taurus, assez différent du PPNB du Levant. Les habitants fabriquent des vases de pierre polie et font grand usage de l’obsidienne, une roche volcanique vitreuse très brillante, présente dans le Taurus et dans la région de Van (Arménie). Sur plusieurs sites, des enduits de plâtre couvrent sols et murs colorés en rouge et soigneusement lissés, plus faciles à nettoyer. Ils témoignent de la maîtrise d’une technique complexe : le plâtre est obtenu par la calcination à 850° de calcaire pilé mélangé à de l’eau et des cendres, parfois du sable ou du gravier. Pour produire une tonne de plâtre, il faut recueillir une tonne et demie de pierres calcaires et quatre tonnes de combustible de bois. On note quelques essais timides de vases en terre cuite. On invente un matériau nouveau pour modeler des récipients. Cette « vaisselle blanche » est attestée en Anatolie, en Mésopotamie du Nord, en Iran du Sud-Ouest, en Syrie, au Liban et dans le Nord de la Palestine. Les vases sont faits d’un mélange de plâtre, de quartz et de cendres, avec lequel on moule des bols et des coupes fort simples. Lors de la phase récente (-7 500 / -7 000) se produit une véritable explosion. Le Néolithique s’étend aux zones côtières de la Syrie du Nord et au désert intérieur, presque abandonné par l’humain après le Natoufien. Les sites sont beaucoup plus nombreux, en Anatolie, en Syrie intérieure sur l’Euphrate, la côte, dans la région de Damas, en Jordanie et en Palestine. Leur superficie est parfois considérable (douzaine d’hectares). L’agriculture est presque pratiquée partout. Souvent l’élevage l’accompagne. Une économie pastorale aux origines encore obscures se développe et contribue à la diffusion de l’économie néolithique hors de sa zone d’origine. La néolithisation de l’ensemble du Proche-Orient

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prend son essor. Au cours des dernières étapes du Néolithique précéramique (fin du -VIIIè millénaire, vers -7 100), l’agriculture et l’élevage dominent l’économie et entraînent de nouveaux bouleversements sociaux. De grandes infrastructures à plan en gril (début du -VIIIè millénaire) sont constituées de longs murs parallèles espacés de 15 à 40 cm, destinés à isoler l’habitat, accolé à un grenier, installé par-dessus. Désormais les maisons sont plus vastes, mais la variété régionale (ou à l’intérieur d’un seul site) est grande. La généralisation des constructions complexes accompagne l’emploi de la brique crue. A partir de -7 500 (PPNB récent), la néolithisation atteint le littoral de la Méditerranée (-VIIè millénaire : début de l’habitation de la ville d’Ugarit, jusqu’en -1 180), dans la plaine côtière et le piémont de la chaîne des Alaouites en Syrie. Dès leur arrivée, les colons cultivent la terre, élèvent des troupeaux et savent construire des maisons. De même, à une centaine de kilomètre de la côte, Chypre est mise en culture. Blé, orge, moutons, chèvres y sont transportés déjà domestiqués. Au PPNB récent, des villages se développent également dans les steppes semi-désertiques de Syrie, au bord des fleuves ou dans des oasis où l’accès à l’eau est sans problème. Sur un promontoire dominant la rive droite du moyen Euphrate, Bouqras couvre près de trois hectares. Le village a vécu de -7 400 à -6 800. Les maisons, assez semblables, font de 50 à 100 m² avec plusieurs pièces toutes serrées les unes contre les autres, pourvues de foyers, qui entourent une cour centrale. L’outillage lithique reste de type PPNB récent, avec des pointes de flèches (pointes de Byblos), des grattoirs et burins, des haches, herminettes et ciseaux en pierre polie. A Bouqras, les villageois exploitent toutes les ressources d’un milieu aride dont ils savent tirer le meilleur parti. Les habitants récoltent plusieurs espèces de blé et d’orge, élèvent des chèvres, des moutons et quelques bœufs, chassent encore beaucoup la gazelle. Des « outils de Çayönü » en obsidienne proviennent du Taurus

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(Anatolie du Sud-Est, bassin du Haut Tigre). Les habitants de la dernière d’occupation ont fabriqué de très beaux vases dans du calcaire, du marbre, de l’albâtre et diverses roches dures. Après les trente siècles glorieux, le krach économico-social Beidha, au nord du site de Pétra (Jordanie), est un village néolithique, qui constitue avec Jéricho l’une des premières communautés agricoles connues du Proche-Orient (occupé dès -9 000). Les habitations ont bien évoluées durant toute la période d’occupation. Au départ, il s’agit de huttes en bois. La région était alors couverte de forêts de genévriers, de chênes et d’arbustes fruitiers (amandiers, pruniers...) où vivaient un gibier assez abondant (ibex, gazelles, ours, lièvres, chacals...). Puis apparaissent des maisons en pierre, de formes rondes, semi-enterrées et groupées en alvéoles, avec un sous-sol comprenant un garde-manger et un atelier. Le village commerçait avec d’autres communautés parfois fort éloignées, d’où l’accumulation sur le site de certaines marchandises destinées à l’exportation (silex, ocre rouge et jaune, hématite) ou issues d’importations (obsidienne de Turquie, bitume de la Mer Morte, pierreponce et coquillages marins). Des traces d’extraction de sel à une heure de marche du site ont aussi été mises en évidence. Barres de sel qu’ils échangeaient avec un certain nombre de tribus plus ou moins proches contre des outils de pierre, des armes, des parures de plume, bref, des moyens de production ou de destruction, mais aussi des moyens de reproduction sociale (les parures rituelles). A l’intérieur de la tribu, le sel circulait sous forme de dons. A l’extérieur, il circulait comme une marchandise faisant en même temps office de monnaie. Depuis des temps préhistoriques, les humains ont compté leurs biens. Rapidement, un étalon s’impose dans chaque groupe humain : coquillage, minéraux précieux ou utiles comme le sel, petits lingots de métal (fer, puis argent ou or), etc. Alors que la monnaie représente déjà une certaine quantité de biens, qu’on ne pourrait pas manipuler aussi facilement, l’étape suivante est la mise en place d’une monnaie de second niveau, qui elle-même représente une grande quantité de monnaie métallique laissée en dépôt Collectif des 12 Singes

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en lieu sûr. Puis c’est la catastrophe et tout cesse ; le site a été abandonné vers -6 500. Des tribus voisines belliqueuses, en quête de meilleures conditions, détruisent l’agglomération. Fini le rêve de la sédentarisation : des conflits guerriers éclatent pour la première fois car agriculteurs et éleveurs revendiquent les mêmes terres. C’est l’émergence des luttes territoriales pour la pour la propriété : Caïn (étymologiquement « acquisition » ou « chose acquise », fils aîné d’Adam et Ève), premier meurtrier de l’Histoire tue par jalousie son frère cadet Abel (de l’hébreu souffle, vapeur, existence précaire –, qui gardait le troupeau). Les habitants de Beidha, menacés, trouvent refuge à Ba’ja (gorge étroite de 40 m de hauteur, d’où nécessité d’une échelle, à 1100 m d’altitude, sur un plateau). Les habitants y pratiquent une industrie lucrative du bijou : des bracelets en grès, finement travaillés, sont très exportés (jusqu’à Jéricho à 200 km), ainsi que des aiguilles et boutons pour l’industrie du textile. Ces produits ont une valeur d’échange qui contribue à définir les distinctions sociales (qui produit, qui peut se permettre d’acheter) même si il n’y a pas de différence dans les maisons. La politique est gérée par des clans familiaux à droits égaux, avec un chef de tribu élu. La logistique pour 600 personnes demande une organisation parfaite. Un barrage (250 m3) est construit pour gérer l’eau qui tombe en hiver et qui coule car les sols sont trop secs. Des réservoirs étanches gardent l’eau : c’est le premier château d’eau. Lors du passage crucial de l’étape précéramique au Néolithique Céramique, les constructions sont des huttes circulaires ou ovoïdes en bois, une tradition qui avait disparu du Proche-Orient quelque 3 000 ans plus tôt. Il y a eu un afflux soudain de poinçons et d’alènes (pour le travail du cuir), d’autres outils utilitaires en os, ainsi que l’apparition d’un nouveau type de figurines représentant un individu mâle assis sur une chaise à accoudoirs, ainsi que plus d’une centaine de symboles phalliques. Après une période de troubles sociaux, pour certains établissements ou communautés éparpillées, des groupes dirigeants ont

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été capables de réinstaurer des formes d’autorité. Lorsqu’apparaît la poterie en Mésopotamie du Nord, vers -7 000, après la disparition de Magzalia, la Djezireh est encore peu occupée. Les communautés agricoles ébauchent une faible inégalité sociale, surtout marquée par l’évolution vers le plan quadrangulaire des maisons. Avec la poterie, de ses formes et décors naît un nouvel art et, en même temps que les graines qu’elle préserve (en attendant de nouvelles semailles), cela est à l’origine de l’accumulation de capitaux (les semences pour leur valeur d’efficacité après sélection sur des générations de plantes, la poterie en elle-même pour ses aspects utilitaires autant qu’artistiques). En Anatolie centrale, les sites se multiplient à partir de -7 500. A proximité des sources d’obsidiennes, des ateliers et des villages se construisent vers le -VIIè millénaire. Les groupes de cette culture adaptaient leurs activités principales aux conditions locales. Une attention particulière était accordée tantôt à l’agriculture et à l’élevage, tantôt au tissage et au commerce, tandis que là où le sol recelait des matières précieuses des travaux des mines et d’artisanat faisaient leur apparition. Les activités spécialisées ont permis un développement économique rapide, l’échange des biens, la polarisation de la société et l’enrichissement général de toutes les communautés de cette culture. Dans les régions productrices d’obsidienne, tout un complexe socioéconomique impliquant des mécanismes de contrôle ainsi que des réseaux d’échange fut constitué en relation avec l’exploitation de ce matériau très recherché et sa transformation en outils. Dans la vaste zone du Proche-Orient qui inclut tout le Levant, l’Anatolie du Sud-Est ainsi que les régions du nord de la Mésopotamie et de la Syrie, le développement culturel qui a duré plusieurs millénaires, a atteint son apogée au début du -VIIè millénaire. Il s’ensuivit un déclin profond qu’on appelle l’effondrement néolithique. Au Levant, certains repassent de la sédentarisation complète à une vie pastorale semi-sédentaire. En Palestine, en effet, l’économie pastorale marque la période : les sites du PPNB sont abandonnés définitivement et pour très longtemps, les installations sont temporaires. Dans tout le Proche-Orient, la disparition de la culture précéramique

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entraîne que presque tous les sites connus ont perdu leur attrait et plus aucun bâtiment important n’est construit : le mécanisme de contrôle social a disparu. A cette époque, l’établissement de Çayönü décline et perdure sous la forme d’un petit village ou d’un hameau où l’on ne décèle plus aucun indice d’un groupe social dominant. Asikli et Musular (son site rituel limitrophe), et les sites qui leur sont liés, sont abandonnés vers -7 400. Ayant accumulé un savoir-faire particulier (contrôle du mouton), la société cappadocienne s’est tournée vers un mode de vie pastoral semi-nomade. La lente mutation des pratiques domestiques dans une ancienne société de chasseurscollecteurs, conjuguée à d’éventuels problèmes de représentation des chefs de famille dans le « conseil de village » au sein d’une population croissante, ont pu créer des conflits conduisant au choix du pastoralisme. La demande toujours renforcée, par les classes montantes, d’objets de prestige, servant à afficher la différence sociale ne pouvant plus être satisfaite (krach à cause de la pénurie de matériau et/ou de la surcharge de travail des artisans face à une demande qui explose, voire des razzias organisées par des groupes jaloux), le système pyramidal ne pouvait plus se maintenir en l’état ! On assista dès lors à l’arrêt des réseaux d’échange, à l’abandon des grosses agglomérations, à la mise en place d’un genre de vie plus mobile. Au moment où disparaît Asikli, émerge à des centaines de kilomètres de là Çatal Höyük. Çatal Höyük est un lieu insolite, situé dans la plaine de Konya en Anatolie centrale : il s’agit d’un grand tell de plus de 13 ha, recouvrant une agglomération néolithique, établie de -7 400 à -6 150. Cette ville d’environ 5 000 habitants (population énorme en des temps si reculés), associait prédation et production : l’élevage des chèvres et des moutons n’occupe qu’une place mineure. On chasse beaucoup, en particulier l’aurochs. Peut-être commence-t-on à domestiquer le bœuf, que l’on consomme en grande quantité. Çatal Höyük avait développé un artisanat varié et plus ou moins luxueux (travail de l’obsidienne, du bois, des coquillages – dentales

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importés de la côte –, poterie, couteaux à lame de silex de grande qualité et manche en os sculpté, parures en pierre semi-précieuses, perles de cuivre et de plomb, pendentifs en ivoire de sanglier, fabrication de tapis). Par rapport à Asikli, le recours impressionnant à l’imagerie symbolique (reliefs, bucranes surmodelés, peintures murales, figurines humaines et animales) et l’absence de bâtiments exceptionnels dans un secteur à part, sont des différences majeures. Ici, la conscience mythique s’exprime de manière maximaliste, ce qui correspond à un besoin spécifique de mobiliser les images afin de renforcer l’ordre social, toujours Egalitaire mais vivant de fortes tensions à tendance hiérarchiques. Çatal Höyük est d’autre part le seul exemple d’un village regroupant une communauté aussi importante dans la plaine de Konya, ce qui contraste avec la distribution dense des sites plus tôt en Cappadoce. Enfin, alors que les gens d’Asikli ont développé une gestion intensive des troupeaux de moutons sauvages, l’économie plus dynamique de Çatal Höyük était très largement domestique. Les maisons, à une seule pièce la plupart du temps, très semblables, sont fort simples. Les sols et les murs sont enduits soigneusement. Cette grosse agglomération (qui n’a pas encore franchie le stade urbain, malgré sa taille) présente une structure mêlant intimement habitat ordinaire et habitations rituelles. Ces dernières, chacune au centre de la trentaine de maisons d’une même famille étendue, incarnent l’unité sociale et le lien avec les ancêtres. Le niveau V (-6 400) marque une rupture dans l’occupation : des espaces publics apparaissent et les bâtiments rituels sont plus accessibles. L’unité est désormais celle de la famille nucléaire, incluse dans le réseau de parenté et le lignage génétique. Le vocabulaire symbolique des bâtiments représente alors la superposition cosmologique d’un monde d’agriculteurs sur l’ordre du monde ancien des chasseurs-collecteurs. Ce sont surtout les sanctuaires ainsi que certains lieux de réunion qui font état de l’extraordinaire complexité de la pensée d’une société considérée comme un métissage d’Eurafricains (Européens ayant

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traversés le détroit de Gibraltar, avant de vivre au Maghreb puis de migrer, notamment vers l’Anatolie), de Méditerranéens et d’Alpins. Quant aux rites funéraires, ils sont tout aussi complexes. Les morts, après avoir été exposés aux vautours, étaient enterrés, enveloppés de cuir ou de tissus, sous des plateformes d’argile. Parfois, les squelettes étaient sans crâne, cependant que dans certains sanctuaires des crânes avaient été soigneusement exposés. Dans le cadre d’un culte des ancêtres, les ossements avaient été fréquemment peints en rouge, vert ou bleu. L’un des traits spectaculaire du PPNB est l’attention portée au crâne et au visage. On isole les crânes et on les modifie avant l’enterrement. Outre le fait de les séparer et de les inhumer à part, on façonnait sur eux, par application et modelage d’une couche d’argile, les traits du visage. On a noté les prémices de ce « culte des crânes » au PPNA sur l’Euphrate, en Anatolie du Sud-Est ou à Jéricho, voire à Mallaha dès le Natoufien. On en retrouvera trace à l’époque de Halaf, au -VIè millénaire. Les habitants de la Palestine ont sans doute poussé le plus loin cette exaltation des crânes de certains personnages. Les crânes sont souvent regroupés dans des fosses, sans ordre bien défini, accompagnés parfois de statuettes grossières. On vénère, ou simplement on conserve les têtes d’individus mémorables. Souvenirs familiaux ? A côté de ces crânes isolés, il existe de nombreux exemples de corps sans tête. Mais on connaît beaucoup de corps complets et la pratique qui consiste à détacher la tête du corps et lui faire subir un traitement quel qu’il soit, ne concerne que certains individus. On ne s’intéresse qu’à quelques ancêtres proches, à l’intérieur de groupes assez réduits. C’est soit une affaire de famille, soit une vénération globale et anonyme des ancêtres de la communauté. Les populations du PPNB vénèrent des crânes d’ancêtres, portent ou utilisent des masques de pierre (à l’occasion de quelles cérémonies familiales ou claniques ?), fabriquent des statuettes. Ont-elles aménagé de véritables sanctuaires pour s’y adonner à des activités cérémonielles

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ou religieuses ? Une grande quantité de figurines n’indique pas seulement l’exceptionnelle imagination et talent artistique de leurs créateurs, mais aussi la naissance des mythes et la diffusion soudaine des pratiques magiques et spirituelles. La diversité thématique des figurines anthropomorphes et le développement de leur style depuis les formes naturalistes jusqu’aux formes abstraites en passant par les formes réalistes témoignent sans équivoque que la magie primitive a été dépassé, autrement dit, que des idées spirituelles précises se sont formées. Un sanctuaire, pas forcément construit, est un espace consacré à des activités qui ne sont pas du ressort de la vie quotidienne ou matérielle. Le sacré est immatériel mais il peut faire intervenir des objets matériels qui n’ont pas d’autres fonctions. Il ne faut pas oublier la présence, à côté de ces objets symboliques, de faucilles, de pointes de flèche, de restes de textiles et de vannerie, de cordes. En Anatolie, associés aux maisons-greniers du -VIIIè millénaire, on remarque trois constructions particulières à pièce unique en longueur, à usage Collectif, qui ont vécu longtemps. Dans le bâtiment « aux crânes », la grande pièce est flanquée de petites cellules dans lesquelles plus de quatre cents personnes ont été inhumées, squelettes entiers ou crânes et os longs isolés. Est-ce un sanctuaire ou le lieu d’une sorte de conseil villageois, en liaison avec un culte des ancêtres ? Certaines figures d’Anatolie du Sud-Est, des cervidés, des bovidés, des bucranes en grand nombre ou des femmes à longue chevelure ou tête étirée, évoquent un monde assez lointain. Elles ne sont pas sans rapport avec des représentations de Çatal Hüyük, voire avec des images peintes sur les vases des cultures mésopotamiennes de Samarra et Halaf (les orbites du crâne d’une femme ont été garnies de coquilles, ce qui n’est pas sans évoquer les crânes plâtrés de Jéricho et de Palestine du PPNB : les rites de Çatal Höyük en dérivent en droite ligne). Il existe également un rapprochement avec les stèles de Göbekli Tepe, qui sont ornées de reliefs représentant des bovidés, des oiseaux, des bucranes et des serpents.

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Pour autant, l’affirmation d’une piété individuelle envers un dieu identifié ne peut être supposée qu’à partir de la fin du -IIè millénaire. Entre -8 000 et -7 000, on est conduit à s’interroger sur l’univers mental des populations du PPNB. Les grands groupes de parenté, véritables lignages, semblent jouer un rôle de premier plan. L’architecture traduit ces nouvelles structures sociales. La distinction du profane et du spirituel n’a aucun sens à cette époque. Le répertoire iconographique renvoie à la sphère du mythe, voire du simple chamanisme. Au sein des sociétés profondément Egalitaire que sont celles du Néolithique commençant (mais pas toutes), le monde du symbole est très présent et traduit la force nouvelle des structures Collectives d’un village. Les villageois chassent encore beaucoup et les fondements de leur organisation sociale ne devaient pas être éloignés du mode de vie des chasseurs-collecteurs paléolithiques : sur certaines fresques sont peintes des scènes de chasse aux bovidés et aux cervidés héritées de la Préhistoire, tout comme le sont les empreintes successives de mains. Mais si la chasse est une activité toujours masculine, la collecte n’est plus l’occupation principale des femmes. La Grande Mère, seule ou avec son taureau (son égal ou son parèdre complémentaire), intégrée à tout un ensemble de mythe, participe directement ou indirectement à un grand mythe de la création. Pour en rendre compte, toute une série de cultes liés à la fécondité a été établie. En effet, le rôle alloué désormais à la femme est d’accoucher de fils mâles, destinés à être échangés contre les mâles d’autres clans à la génération suivante pour créer des alliances. La femme, bras ouverts et jambes écartées, donne naissance, le taureau renvoie à la chasse ou à l’élevage. Pour autant, la femme engendre souvent des taureaux ou des têtes de taureaux : la fécondité féminine (Grande Mère) engendre des fils mâles (taureau). Ce n’est pas la fécondité qui est importante, c’est la filiation. Les pilastres ornés qui encadrent les reliefs n’ont qu’un sens symbolique, pas architectural. Chaque pilastre représente un lignage. L’insertion d’une femme entre deux pilastres souligne l’alliance entre

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deux lignages, car une telle société ne peut se reproduire et se développer que par l’exogamie (recherche de partenaires en-dehors du groupe) et donc l’alliance. La femme représente donc la parenté, par la filiation et l’alliance des lignages, c’est-à-dire les deux principes qui permettent à toute société de se reproduire. Les reliefs expriment un discours relatif aux règles qui fondent l’ordre social. Quant au grand taureau environné de petits personnages, il est l’image de la société environnée d’ennemis. On trouve également de grands vautours aux ailes déployées poursuivant des humains sans tête, tandis qu’ailleurs des seins en relief contiennent les squelettes de ces mêmes rapaces. Enfin, toujours sculptés, face à face, deux léopards (ou autres félins ailleurs, tels que des lions) s’associent à la Grande Mère en tant que « Maîtresse des Animaux ». Ces peintures ne sont maléfiques qu’en apparence. Elles annoncent en réalité la survie de la société et la perpétuation du système. Les représentations géométriques (losanges, triangles, points, zigzags, croix), loin d’être purement décoratives, renvoient au même système symbolique. Tout n’évoque que le principe générateur conçu comme féminin et son produit, présenté comme masculin. Cette iconographie permet de rappeler les valeurs qui fondent l’ordre social. Les éléments décoratifs, figuratifs ou non, qu’ils soient en relief ou peints, se rangent en deux catégories qui ont trait respectivement à un principe (représenté par une parturiente – femme en train d’accoucher – sous son aspect positif et créateur, par un fauve sous son aspect négatif et destructeur), et à son produit, conçu comme masculin et représenté par un taureau (ou un bucrane : dans les mythologies orientales il supporte de ses cornes la voûte céleste). En fonction de quelques règles de composition simples, ces éléments se combinent pour former un discours parfaitement cohérent qui se développe selon deux axes : celui de l’alliance, horizontal et relatif à l’espace, et celui de la parenté et de la filiation, lié au temps, et par là au cycle de la vie et de la mort. De façon à la fois synthétique et abstraite, cet ensemble iconographique permet à ses auteurs de rappeler avec

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entêtement leurs valeurs fondamentales. Il n’est question que du processus de régénération sociale à travers l’alliance, c’est-à-dire des règles qui fondent l’ordre social et auxquelles chacun doit se conformer pour que tous survivent. En réalité, il s’agit de présenter la règle exogamique (recherche d’un partenaire masculin dans une autre communauté) comme aussi naturelle que l’union d’un homme et d’une femme pour la procréation, ou que la vie et la mort. Dans la continuité du « culte des ancêtres » apparu au Levant au PPNA avec la manipulation des crânes et développé avec les crânes surmodelés du PPNB, les crânes isolés et les squelettes sans crânes enfouis sous les banquettes de Çatal Höyük témoignent de la vénération des ancêtres. Ils soulignent que le lignage et la référence aux ancêtres jouent un rôle important. On ne parle pas de relations au « divin », mais d’organisation sociale. Ce qui est nouveau, et dès le début du Néolithique, c’est la figuration de notions abstraites par le relief et la peinture, mais le Paléolithique final franco-cantabrique en avait sans doute déjà montré la voie. Sur ce plan, le Néolithique n’est que le prolongement et le fruit des millénaires qui l’ont précédés. Le poids de la tradition n’a pas cédé immédiatement devant les bouleversements du Néolithique. Les forces de désintégration y sont probablement fortes. Ce village, menacé d’éclatement par sa taille même, ne peut que souligner à profusion, sur ses murs, les règles archaïques de fonctionnement qui sont les siennes. Pour faire une société, ni la parenté ni les liens de production et d’échange de biens ne sont suffisants. Il faut surtout que des croyances religieuses et des rituels qui les mettent en actes viennent légitimer sa souveraineté et assurer sa reproduction. Partout dans le monde, les humains vivent au sein d’ensembles sociaux qui leur confèrent une identité globale. Ces entités sociales globales exercent une certaine souveraineté sur un territoire. Quels sont les rapports sociaux (religieux, politiques, économiques) ayant la capacité d’unir en un tout qui les englobe et de conférer une identité globale à un ensemble d’individus qui, de ce fait, forment une société ?

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On ne trouvait à Çatal Hüyük ni castes, ni classes sociales, mais seulement des clans et des lignages qui partageaient le territoire de la tribu. Quel fut le rôle de la parenté dans la formation et la reproduction des liens unissant cette nouvelle tribu ? Le principe de descendance est patrilinéaire (héritage du statut social par le père), mais clairement matrilocal (la mère reste dans la communauté, le père vient d’un autre clan, complètement extérieur). Tous ceux, hommes et femmes, qui descendent par les femmes d’un même ancêtre fondateur appartiennent à un même clan et selon la position de leurs ancêtres, aînées ou cadettes, ils forment des lignages différents. Ceux-ci comprennent plusieurs familles. Ni les familles, ni les lignages, ni les clans ne s’autoreproduisent : les mariages se font avec d’autres familles, appartenant à d’autres clans. Ce principe est complété par un autre dont l’application pourrait a priori sembler être capable de lier tous les clans entre eux. C’est l’interdiction pour deux frères de se marier dans le même clan, ainsi que d’épouser une femme du lignage du clan dont est issue leur mère, bref de reproduire l’alliance qu’avait faite leur père. Du fait de ces principes, chaque lignage est poussé à multiplier et diversifier ses alliances. Celles-ci sont la raison d’être de multiples échanges réciproques de biens et de services entre les lignages alliés, échanges qui se poursuivent pendant plusieurs générations. Familles, lignages et clans possèdent en commun des fractions de territoire où ils cultivent des jardins et chassent. Chaque lignage produit la plus grande partie des ressources nécessaires à son existence sociale, par ses propres forces et avec l’aide de ses alliés. Chaque lignage Coopérait avec quelques autres. Les activités économiques créaient donc une dépendance limitée entre ces lignages associés, mais celle-ci ne pouvait jamais s’étendre à la société tout entière et de plus cette dépendance existait aussi vers l’extérieur. Dans cette agglomération, très métissée ethniquement, il est important de saisir la différence entre une « communauté » et une « société ». Un exemple permet de montrer clairement ce qui les distingue. C’est celui de la différence qui existe entre les Juifs de la diaspora et les Juifs qui vivent en Israël. Les Juifs qui vivent à l’étranger

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forment des communautés au sein de ces différentes sociétés et de ces états. Ces communautés juives ne constituent pas des « sociétés ». Elles coexistent avec d’autres communautés, au sein de sociétés différentes qui, à chaque fois, les englobent toutes et les soumettent au respect de leurs lois et de leur constitution, leur attribuant ou leur refusant les mêmes droits et les mêmes devoirs qu’aux membres de la société qui représentent le groupe dominant au sein de l’état. En revanche, les Juifs de la diaspora qui ont quitté ces pays pour aller vivre en Israël ont fait naître au Proche-Orient une société nouvelle possédant un état et un territoire. Régulièrement, tous les lignages et tous les villages se mobilisaient pendant plusieurs mois pour produire tout ce qui était matériellement nécessaire à l’initiation des jeunes (garçons : fabriquer des guerriers et des chamanes, capables de défendre la société contre les forces qui la menacent, tribus voisines ou puissances spirituelles hostiles ; filles : en faire des femmes dures au travail et des mères fécondes) et recevoir dignement les centaines de visiteurs des tribus voisines, amies ou ennemies. Ces initiations gouvernaient des rapports sociaux qu’en Occident, aujourd’hui, on appelle politico-religieux. Ils légitimaient la place dominante des hommes (mais une position fondamentale de la femme, donneuse de vie) et le monopole qu’ils exerçaient sur le commerce avec les dieux et les esprits de la nature. Leur symbole est la grande maison où se tiennent les rites, à l’abri du regard des femmes. Le sanctuaire est appelé le « corps » de la tribu dont chaque poteau représente un jeune initié. Les maîtres des cérémonies détiennent les objets sacrés et les formules reçues de l’esprit supérieur par leur ancêtre mythique, et qui permettent d’initier les jeunes. Leur savoir est si précieux que s’ils mourraient sans avoir transmis ce savoir, la tribu serait condamnée à disparaître. L’unité de la société repose donc sur le partage d’un ensemble de représentations spirituelles et sur l’organisation du pouvoir qui en découle. Comme dans la plupart des sociétés, c’est un noyau de « représentations imaginaires » qui soutient les rapports politiques garantissant son unité. Et ces représentations imaginaires, produits de la pensée, sont transformées en réalités visibles, concrètes et donc socialement efficaces par les pratiques symboliques qui témoignent à la fois de leur existence et de leur vérité, c’est-à-dire

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par les rites des initiations masculines et féminines auxquelles tous et toutes participent mais aussi par les initiations périodiques des chamanes qui ne concernent qu’un petit nombre d’individus, hommes et femmes. Ni une communauté, ni une ethnie ne sont donc des sociétés, au sens où leur manque le fait d’exercer une véritable souveraineté politique. Si les religions reposent sur des croyances, ces croyances à elles seules ne suffisent pas à fonder une société. A l’intérieur du politico-religieux, ce ne sont pas les rapports entre les humains et les dieux qui ont en tant que tels la capacité d’imposer un ordre politique. Un territoire doit être conquis par la force des armes ou hérité d’ancêtres. Ses frontières doivent être connues sinon reconnues des sociétés voisines qui occupent et exploitent des espaces proches. Dans tous les cas un territoire doit être défendu par la force : force des armes, mais aussi celle des puissances invisibles que les rites qui préparent une guerre ou l’accompagnent sollicitent pour affaiblir les ennemis et soutenir les guerriers. C’est donc seulement quand certains éléments d’une religion sont mobilisés, utilisés pour établir et maintenir la souveraineté d’un ensemble de groupes sur un territoire et ses ressources que se trouve vérifiée l’hypothèse que les rapports politico-religieux ont capacité de fabriquer une société. Cette société par ailleurs très Egalitaire ne pouvait se protéger et durer qu’en donnant naissance à un système social hiérarchisé. Il faudra attendre la fin du -Vè millénaire. Alors s’ébauchera une évolution qui conduira rapidement à l’émergence des premières villes et des premières dynasties de chefs. A l’époque de Çatal Höyük, nous n’en sommes pas là, loin s’en faut ! La bourgade, devenue un grand marché (non seulement grâce à la valeur de ses propres produits, mais aussi grâce aux matières premières rares et aux objets importés), devint en même temps un grand centre spirituel et artistique, qui exerça une influence capitale sur les populations – multiples et variées – environnantes. Les pesanteurs sont telles que ce répertoire iconographique symbolique a perduré à travers l’art oriental. La culture de Halaf, au

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-VIè millénaire, couvrira ses vases de silhouettes féminines et de bucranes. La céramique peinte des -Vè et -IVè millénaires a puisé dans ce répertoire jusqu’au début du -IIIè millénaire. La Mésopotamie historique est encore imprégnée du répertoire néolithique, qui plonge lui-même ses racines dans la tradition paléolithique. A l’époque de l’apparition de la céramique (vers -7 000 : elle permet la conservation des aliments et boissons, ainsi que la cuisson lente des bouillies de céréales – permettant une meilleure digestion et assimilation des nutriments par l’organisme), une expansion démographique lente, mais continue, couvrit l’Orient de villages : on trouve alors en Anatolie, dans le nord de la Mésopotamie, en Syrie, en Iran, ou sur les piedmonts du Baluchistan (région d’Asie, partagée entre, à l’Ouest, l’Iran, au Nord, l’Afghanistan, et à l’Est, la province pakistanaise du Baluchistan), de nombreuses petites communautés basées sur l’agriculture céréalière et l’élevage. Certaines régions en resteront là pour longtemps. Au départ, vers -7 000, l’ensemble des zones cultivables est habité par des villages sédentaires et des éleveurs semi-nomades menant, en gros, le même genre de vie. Champs et troupeaux sont alors à la base de la subsistance. Les villages sont à peu près de même dimension et à l’intérieur d’un village, les maisons sont semblables. Le travail de chacun est similaire, la répartition des biens paraît fort Egale, les tombes renferment un matériel souvent identique. Les échanges avec l’extérieur sont faibles et ne sont pas indispensables : ces villages se suffisent à eux-mêmes ! Une production agricole modeste assure l’existence, il n’est pas besoin de forcer les rendements. De toute façon, l’absence de moyens de transport adéquats interdirait l’exportation de surplus (qui ne sont déjà pas nombreux et que l’on préfère garder au cas où il y aurait une mauvaise récolte à venir !). L’agriculture céréalière traditionnelle connaît des périodes d’activité intense suivies de moments forts calmes qui laissent latitude à des occupations complémentaires, comme la fabrication/réparation de l’outillage ou des vases en terre cuite. Les outils nécessaires sont fabriqués facilement, la plupart du temps à partir de matières premières

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disponibles sur place. La terre est abondante (pour une population très peu nombreuse) et tous y ont accès. Personne n’a de prise sur les moyens de production que sont la terre et l’eau. Le nouveau mode de production conduit à la mise en place d’une structure adaptée, une Communauté Domestique Agricole. Ce genre de formation se caractérise entre autres par des communautés que l’on dit lignagères, et qui sont organisées à partir du concept d’aînesse, la parenté définissant à la fois le groupe et sa structuration. Les greniers étaient évidemment communautaires et, parce que la communauté avait un représentant, celui-ci jouait un rôle dans le contrôle du grain. Indépendamment du fait que l’aîné a plutôt une autorité morale qu’un réel pouvoir, il ne gère en fait les greniers que parce qu’il est l’aîné. Il n’a aucune raison de profiter de la situation et en serait-il même tenté, il risquerait fort de se faire remplacer. Il se sert de la gestion des greniers pour asseoir son autorité morale, mais cette gestion, parce qu’elle est lourde, fait rapidement place à la gestion des femmes. On ne maîtrise donc que les moyens de reproduction : les personnages importants n’exercent leur contrôle que sur la circulation et l’échange des femmes (ou des hommes, tout dépend si la filiation est patrilocale – les hommes restent sur place – ou matrilocale, les Mésopotamiens étant plutôt patri et les Anatoliens matri). La plupart du temps, lorsque les communautés s’accroissent, elles se fragmentent et certains groupes vont s’établir ailleurs dans un monde sous-peuplé. Aussi peut-on parler, du -VIè au -IVè millénaire, de l’apogée des cultures villageoises, qui a permis un important essor démographique. En Anatolie comme au Levant, les villages fabriquent désormais de la céramique. Vers -6 000, au début du Chalcolithique ancien, l’apparition de vrais villages de fermiers utilisant à plein l’ensemble des espèces domestiquées témoigne d’une certaine convergence entre la plaine de Konya et la Cappadoce. Les conditions ont changé (entre -11 000 et -6 000, la population humaine est passée de 5 à 50 millions d’individus) et les populations de Cappadoce sont retournées à de petits établissements au bord de sources sur des plateaux plus ou moins

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exposés. Cette apparition généralisée de petits sites fermiers marque la re-sédentarisation d’au moins une partie des pasteurs semi-nomades qui ont adapté une fois de plus leur organisation territoriale et leur structure sociale. Dans le bassin de Konya-Eregli, le remaniement des sites suit la transformation réussie de Çatal Höyük – le site se transporte à proximité immédiate, à Çatal Höyük ouest – en une société agropastorale. Les assemblages céramiques des premiers sites fermiers reproduisent en effet les traditions potières connues à Çatal Höyük est, et témoignent à la fois des migrations néolithiques et d’une acculturation de populations mésolithiques. Une grosse ferme anatolienne est protégée par un mur d’enceinte de deux mètres d’épaisseurs en briques crues. A l’intérieur, deux maisons pourvues d’un étage constituent une petite unité agricole, une annexe abrite un atelier de fabrication de céramique. Les heurts entre la population nouvellement venue, celle des bergers des steppes, et les autochtones agriculteurs, se manifestent par le système des agglomérations fortifiées. A contrario, l’abandon de la plupart des sites, qui marque l’avènement du Chalcolithique moyen vers -5 500, est à nouveau lié au passage à une économie pastorale. Des immigrants, venant des steppes et à caractère surtout nomade, repoussent de nombreuses cultures et en élargissent leur nouvel espace vital. Ils imposent leur mode de vie et leurs activités propres : l’élevage et le travail des métaux. Le développement de ces nouvelles valeurs va évincer progressivement les valeurs existantes (le foyer, le lopin de terre et le sol des ancêtres) et fera apparaître des rapports économiques et sociaux ainsi que des conceptions spirituelles désormais inconciliables avec la manière de vivre des agriculteurs. L’arrivée de nouvelles populations et technologies a provoqué la désintégration du vaste complexe culturel et l’apparition de nouvelles entités, pour aboutir au morcellement en un nombre plus important de petits groupes locaux. Les agglomérations des phases plus récentes sont plus petites, le nombre d’objets importés augmente et les modèles des cultures voisines sont de plus en plus imités. Pendant un certain temps l’usage du cuivre ainsi que les influences étrangères avaient exercé une action positive sur la

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création artistique et la spiritualité : le mélange de cultures diverses, aux connaissances pratiques, aux créations spirituelles et aux styles différents a fait naître des cultures nouvelles. A présent, l’usage de plus en plus fréquent des métaux, cuivre et or, provoque une crise. Cette culture perd progressivement de son importance et s’éteint lentement. Au sein des petites communautés de la Djezireh, le nombre de site augmente, ce qui correspond à un accroissement démographique, alors que se développent également, du -VIIè au -Vè millénaire, des sociétés de plus en plus complexes. Peu à peu, le Levant et l’Anatolie, cœurs de l’innovation à l’époque du PPNB ancien et moyen, perdent leur rôle moteur et des régions de plus en plus vastes sont gagnées par la néolithisation. Les communautés gagneront le centre et le sud de la Mésopotamie, qui va devenir le creuset d’une évolution qui ira en s’accélérant. Cette évolution conduira en seulement quelques centaines d’années, à l’émergence des sociétés urbaines. Tribus nomades pastorales, premières communautés villageoises prêtes à évoluer vers des systèmes sociaux plus complexes, les structures fondamentales de l’Orient ancien sont en place vers la fin -VIIè millénaire, vers -6 000. L’âge des chefferies dans un monde globalisé De manière significative, en Palestine et Mésopotamie, on observe du -VIè au -IVè millénaire une modification des rapports sociaux et l’émergence d’une classe de chefs locaux. Les sociétés néolithiques étant des sociétés de production, le contrôle des ressources fut une préoccupation quotidienne. Pour désigner ces sociétés plus complexes que de simples communautés villageoises, le terme de chefferie est approprié : le pouvoir de décision est désormais assumé par quelques individus, sous l’égide d’un chef, dont les liens avec la société qu’il gouverne sont souvent instables. Le statut de chef ne se transmet pas nécessairement aux héritiers naturels et les chefferies peuvent être provisoires. Pour dire Collectif des 12 Singes

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les choses autrement, la gestion du corps social, plus centralisée, passe par des intermédiaires, pour la seule raison que la population est plus large. Dans ces régions privilégiées (en terme de ressources, de tous genres) se constitue alors le milieu économique et social au sein duquel apparaîtront, de manière assez soudaine à la fin du -IVè millénaire (vers -3 000), les agglomérations urbaines. Chaque région d’Orient a marché de son propre pas et selon son rythme. On n’est pas passé d’un seul coup et partout en même temps du stade du village, plus ou moins autarcique (en vase « clos ») et plutôt Egalitaire, à celui de la chefferie. Le mouton domestique est présent, à Ramad (Syrie), dès -6 500. Deux siècles plus tard, il a atteint le sud de la Jordanie. Vers -4 500, grâce à lui, le peuplement a gagné les zones semi-arides jusqu’alors peu habitées. Bénéficiant d’une mobilité supérieure, des pasteurs, en liaison avec des villageois plus stables (tels que ceux d’Ain Ghazal ou Basta), sont en mesure d’exploiter des zones semi-désertiques. Dans le Levant méridional cohabitent désormais des sédentaires vivant en village et des pasteurs habitant sous la tente. La Genèse fait de Jacob et d’Esaü des jumeaux, reflétant la symbiose de ces deux activités, rivales mais complémentaires. De -4 500 à -3 500 se développe la culture plus élaborée de Ghassoul. Ces habitants de Palestine savent tirer parti d’un milieu géographique difficile, même si la région devait être plutôt marécageuse, avec une moyenne de précipitation plus élevée qu’aujourd’hui. Ils y cultivent du blé, de l’orge, des dattes, des oignons, des lentilles. L’olivier n’a jamais poussé sous ce climat et donc les olives qu’ils consommaient devaient venir d’ailleurs. En revanche, le cochon (domestiqué tout comme la chèvre et le mouton, puis le bœuf) est un habitant naturel des zones marécageuses. Partout, des barattes en terre cuite prouvent qu’on sait exploiter les ressources laitières (de brebis ou de chèvre). Les villages ghassouliens sont plus grands que ceux des époques précédentes : la plupart dépassent 8 ha (Ghassoul 20 ha), à comparer

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aux 2 ha en moyenne des sites du Néolithique récent du Néguev. Les habitats diffèrent selon les régions : sur le plateau du Golan, les maisons rectangulaires à une seule pièce, sont construites en blocs de lave et disposées en longues rangées ; à Ghassoul, elles sont serrées les unes contre les autres et mesurent en moyenne 3,5 à 12 m ; dans la vallée du Jourdain il existe une ferme ghassoulienne avec maison et cour clôturée. Quelques sépultures ghassouliennes sont enfouies sous le sol des maisons ou à proximité des habitats. Le cimetière de Shiqmim (plus grand village ghassouliens du Néguev sud, avec 9,5 ha de superficie), constitué de coffres en pierre ou d’installations circulaires de deux ou trois mètres de diamètre, occupe 8 ha. A Ghassoul, un champ de dolmens et de coffres de pierre voisin est contemporain. Sur la côte, on déposait dans des chambres creusées dans la roche tendre des ossuaires de terre cuite ou de pierre, en forme de petits coffres fermés (certains sont en forme de maison ou d’animal). Ces « boîtes à ossements » sont des inhumations secondaires (après que les corps aient été donné en pâture aux vautours ou autres êtres psychopompes : littéralement « guides des âmes », ils sont les conducteurs des âmes des morts – guide ou passeur –, les guidant dans la nuit de la mort ; beaucoup de croyances et de religions possèdent des esprits, des déités, des démons ou des anges qui ont la tâche d’escorter les âmes récemment décédées, en somme de laisser les vivants tranquilles en allant vers l’autre monde ; ils sont souvent associés avec des animaux tels que les chevaux, les corbeaux, les chiens, les chouettes, les moineaux ou encore les dauphins). Dès la fin du -Vè millénaire, à En Gedi, sur la rive occidentale de la mer Morte, il existe un enclos (couvrant 600 m2) isolé, sans lien avec le moindre habitat : il comprend un vestibule d’entrée, une petite pièce rectangulaire et une grande pièce barlongue de 5 x 20, m réunis par un mur commun. Aux deux extrémités de la grande pièce, des bassins contenaient des cendres et des ossements brûlés ainsi que des tessons et fragments de coupes sur pied, une installation circulaire de 3 m de diamètre occupe le centre de l’espace.

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Cet aménagement éloigné de tout village ne peut être qu’un temple ou lieu de pèlerinage, desservant la zone qui l’entoure, en même temps que lieu de rassemblement des tribus de la région. La Palestine est divisée en entités contrôlant chacune un territoire. Le long des torrents du Néguev septentrional, sur soixante-dix sites chalcolithiques, une trentaine sont des villages à maisons rectangulaires (certains sont vastes – plus de 8 ha –, d’autres ne sont que de petits hameaux de 0,2 à 5 ha). Les lieux de culte éparpillés ça et là prennent alors tout leur sens. En Gedi, Ghassoul, Gilat sont les centres d’entités régionales, et les nécropoles la marque de l’occupation d’un territoire par des populations pastorales, qui le parcourent sans s’y attarder. La Palestine ghassoulienne voit fleurir des objets dépourvus de caractère utilitaire : figurines de pierre ou d’ivoire (d’hippopotame), vases anthropomorphe et zoomorphes, galets coloriés, ou « supports à offrande » en basalte. Il existe ainsi des ateliers de taille du silex spécialisés, les uns dans la fabrication de micro-perçoirs (pour artisans de bijoux et statues), d’autres dans celle de grattoirs ou de lames de faucille. On a vu dans la métallurgie naissante (assez répandue en Palestine) une réponse à une demande d’objets plus symboliques qu’usuels, destinés à souligner les différences plutôt qu’à faire partie de la panoplie de chacun. La compétence technique requise (le cuivre fond à 1083 °C) témoigne d’un savoir-faire que peu maîtrisent. Le travail du cuivre n’est pas une activité domestique banale, contrairement à la fabrication de poterie. Il faut se procurer du minerai, le transformer en métal, couler et produire des objets dont le « coût », par conséquent, en fait des objets rares destinés à un usage hors du commun. Ainsi, les sites ghassouliens de la région de Beersheba sont à 150 km des gisements de cuivre les plus proches, et d’autres trouvailles, de par leur qualité exceptionnelle, ont peut-être mérité un minerai provenant du lointain Caucase. Certains ont-ils été fabriqués sur place par des artisans métallurgistes itinérants ou sont-ils importés ? Il faut d’ailleurs noter qu’Arslan Tepe (au bord de l’Euphrate) devient la métropole du cuivre : dans la résidence du chef local furent trouvés des sceaux en argile servant de « bulletins de livraisons » pour

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les métaux vendus, attestant ainsi la première forme de transaction purement commerciale. Le cuivre n’est pas seul en cause : dans la grotte de Nahal Qanah, dans les collines de Samarie occidentale, des sépultures à ossuaire ghassouliennes renfermaient huit anneaux d’or (entre 88 et 165 g chacun, étant des lingots plutôt que des bracelets), les plus anciens objets en or retrouvés au Levant. Coulé et martelé, l’or peut venir de Nubie ou du désert oriental de Haute Egypte (du sud). Faut-il voir dans cette métallurgie si élaborée l’indicateur d’une transformation sociale profonde ? Entre -4 500 et -3 500, les sociétés néolithiques palestiniennes évoluent-elles en chefferies regroupant une élite, disposant des symboles de son pouvoir, et la population qui l’entretient ? Toujours est-il que le cuivre, produit en plus grande quantité, est conditionné en lingots et sert alors aussi de monnaie : à dos d’âne, commence alors véritablement le commerce (non plus pour des notions d’échanges sociaux, mais uniquement pour l’enrichissement matériel au sens strict) vers l’Egypte, Gaza ou le désert de Néguev. Ceci permet de répandre la connaissance de la métallurgie. Le Chalcolithique palestinien témoigne d’une organisation économique et sociale particulière. Les villages produisent des céréales, parfois à l’aide de systèmes de micro-barrages destinés à retenir l’humidité, voire de vastes systèmes de citernes et de canaux (comme à Jawa, dans le Désert Noir de Jordanie). On y élève également des moutons, chèvres, porcs et bœufs. La chasse (aux gazelles et aux cervidés) a perdu de son importance. La taille des troupeaux augmente vite, pour les besoins d’obtenir des produits « secondaires » ou dérivés que les animaux fournissent à condition de rester vivants (le lait et la force de travail). Ces observations confirment la mise en place d’un pastoralisme spécialisé, complémentaire de la production agricole. Les troupeaux de petit bétail parcourent la steppe pendant l’époque de la croissance des récoltes. Les pasteurs peuvent ainsi exploiter des zones semi-désertiques et en tirer des moyens de subsistance, à condition d’être assez souples pour suivre les troupeaux. L’élevage des chèvres et des moutons sur une

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grande échelle est une adaptation récente, la naissance d’un nouveau mode de vie adapté à ces zones climatiques et appelé à un grand avenir dans la région. Un système socio-économique cohérent se met en place durant le Chalcolithique palestinien, premier chapitre de la longue histoire d’une collaboration indispensable mais souvent mouvementée entre les sociétés agricoles sédentaires et les sociétés pastorales nomades. L’organisation sociale s’achemine donc vers un niveau plus complexe durant le Néolithique : une élite dirigeante restreinte se dégage. On y voit l’apparition d’une société déjà hiérarchisée, même de façon embryonnaire, qui encadre et structure les populations. Shiqmim est un des plus grands villages de l’époque en Palestine occidentale : ses 9,5 ha rassemblent des grands bâtiments et de petites maisons. Les maisons les plus complexes, à plusieurs pièces, sont dans la partie haute du village et les plus petites, à une seule pièce, sont à la périphérie. De cette complexité témoigne aussi la diversité des échanges qui irriguent ces sociétés : la période chalcolithique (-4 500 à -3 500) est une transition entre les sociétés à peu près autarcique du Néolithique et les sociétés urbaines du Bronze ancien. Les outils de silex, les objets d’ivoire et de basalte, les produits métallurgiques, circulent dorénavant sur de vastes distances. Des objets en basalte, statuettes ou récipients, sont taillés dans une matière première qui n’est pas répandue à profusion. Les gisements se trouvent sur le plateau du Golan, dans le Désert Noir de Jordanie, en Galilée ou dans le Néguev. La matière première de certains objets ne se trouve qu’à 300 km. La matière et probablement aussi les produits finis circulent (donc forcément aussi les idées, voire les personnes – qui partent s’installer dans d’autres groupes, plus ou moins lointains et affiliés). L’importance du commerce à longue distance n’est pas une innovation, mais le développement et la transformation de systèmes préexistants, sous l’effet d’un contrôle de plus en plus affirmé par les élites locales qui émergent alors, sont des marqueurs importants de nouveaux fonctionnements sociaux et économiques. Les petites unités sociales sont désormais en rapport les unes avec les

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autres au sein de chefferie complexes. La métallurgie du cuivre ne pouvait se développer au sein d’un ou deux villages vivant en autarcie : il faut se procurer du minerai, le transformer, fabriquer des objets et les mettre en circulation. Le métier de métallurgiste est sans doute le plus ancien artisanat spécialisé. Des chefs sont capables de prendre des décisions concernant autant un groupe de plus en plus vaste que les réseaux d’échanges nécessaires. Les objets métalliques, nullement indispensables à la vie quotidienne, sont d’ordre symbolique et ne sont nécessaires qu’à une élite. Le commun des mortels, paysans ou éleveurs, n’en a que faire. Le chef et ses dépendants, en revanche, peuvent se distinguer à l’aide de ces « sceptres », « masse d’arme » (masse lourde accrochée au bout d’un bâton plus ou moins long, cette arme voisine du gourdin, fut l’une des premières armes utilisées par l’humanité) ou « couronnes ». Le chef engendre l’existence du spécialiste : l’un est le corollaire nécessaire de l’autre. Comment, en effet, se distinguerait-on des autres avec des objets fabriqués dans un matériau que tout le monde peut se procurer ? L’enracinement religieux de la reproduction des rapports sociaux ne concerne pas seulement les sociétés les plus simples, relativement peu différenciées. Il est encore plus fortement impliqué dans l’émergence de hiérarchies d’ordres ou de classes sociales. Différents degrés de stratification ont été observés, allant vers une séparation croissante des fonctions politico-religieuses. Le clan le plus noble tire sa position de la divinisation de son ancêtre, et son chef dispose du contrôle de l’attribution des terres à l’ensemble des groupes composant la société. Il est aussi celui qui accomplit les rituels d’ouverture et de fermeture des activités productives. Pour autant, les nobles ne sont pas exemptés du travail agricole (enfin quelque fois ne le sont pas). En fait, l’exercice de ces fonctions religieuses et politiques est apparu au cours de l’Histoire et dans de nombreuses sociétés comme une tâche bien plus importante que les diverses activités productrices des conditions matérielles de l’existence sociale des humains, l’agriculture, la pêche, la chasse, etc. Le « travail avec les dieux » des chefs et des prêtres ne devait-il pas apporter à tous prospérité et

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protection contre les malheurs ? Les gens du commun qui n’étaient ni des prêtres ni des puissants se vivaient comme endettés de façon irréversible vis-à-vis de ceux qui leur procuraient les bienfaits des dieux et les gouvernaient. La dette était telle que ce qu’ils donnaient (leur travail, leurs biens, leur vie même, dons qui nous apparaissent aujourd’hui comme des « corvées », des « tributs » – mais plutôt sous la forme de cadeaux que d’impôts –, bref des « exactions ») à ceux qui les gouvernaient ne pouvait jamais être à leurs yeux l’équivalent de ce qu’ils avaient reçu et continueraient de recevoir s’ils restaient à leur place et remplissaient leurs obligations. La naissance des classes et des castes fut un processus sociologique et historique qui a impliqué à la fois le consentement et la résistance de ceux auxquels la formation de ces groupes sociaux dominants faisait peu à peu perdre leurs anciens statuts et repoussait vers le bas de la société et de l’ordre cosmique. La violence y a joué un rôle, mais le consentement à la servitude volontaire encore plus. Entre -10 000 et -4 000/-3 500 (période d’aridification), des alternances climatiques ont permis aux humains et aux troupeaux de vivre dans ce qui est aujourd’hui le désert du Sahara oriental. Des sites, par centaines, s’échelonnent des déserts soudanais jusqu’à l’oasis de Siwa, révélant un univers nomade, pastoral, animé d’allées et venues entre les lacs et la vallée. Mieux que ça : toute une civilisation du Sahara existe, englobant le Maghreb, le Tchad, le Mali, la Libye, le Niger (zone plus grande que l’Europe). Des Noirs montent du Sud qui s’assèche vers le Sahara central pluvieux. Des Mésopotamiens et des Palestiniens descendent avec leurs chèvres et moutons vers le Sahara en passant par l’Egypte. Vers -8 000, on assiste au premier métissage ethnique entre les Noirs locaux du Sud-Ouest et les « Bronzés » émigrés de Mésopotamie et de Méditerranée. Les groupes se composent de 4 à 5 familles (total de 40 personnes), avec 3 vaches et 10 chèvres, qui vivent dans des huttes. La vie est gérée par des règles sociales et des coutumes culturelles mais la société est Egalitaire, se répartissant équitablement les pâturages et l’eau.

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Il n’y a pas de jugement sur le rang ou l’ethnie : c’est une société de compassion et d’amour avec une notion de vie après la mort. Courant du -Vè millénaire (vers -4 600), des gravures présentent un humain avec un masque de chien et un arc. 1 000 ans avant Anubis à tête de chacal, dieu égyptien de l’embaumement des morts et gardien/dieu des défunts, des « prêtres » officient avec un masque des rituels de renaissances, de vie future. Qui plus est, ces tribus avaient déjà développé la technique de la momification, 2 000 ans avant les Egyptiens. Il existe aussi en Algérie et en Libye des nécropoles de bovidés (importantes dans l’Egypte ancienne). Ces pratiques religio-mythiques avec sacrifice rituel de bœufs sont répandues dans tout le Maghreb et sur tout le pourtour méditerranéen avec le monde de la tauromachie. La vache est le symbole de la puissance et de la vie, elle fait le lien avec les dieux, et représentera plus tard la déesse égyptienne Hathor. Celle-ci est la déesse des festivités et de l’Amour, mais aussi la déesse du ciel. En sa qualité de divinité funéraire elle accueillait dans l’au-delà les défunts auxquels elle prodiguait des boissons et de la nourriture. Hathor est certainement une des divinités les plus anciennes de l’Égypte, car sa représentation est marquée sur la palette du roi Narmer. Son nom signifie « Demeure du dieu Horus », ce qui fit d’elle l’épouse du dieu-faucon. Durant toutes les époques les pharaons craignirent et respectèrent la déesse et se mirent sous sa protection. Elle est considérée comme leur nourrice et représente la reine. Elle est aussi la reine des pays étrangers : Dame de Nubie, Reine de Libye, Épouse de Syrie et Grande de Palestine. Dans le Messak libyen, on pratiquait un culte du bétail avec sacrifice de bovins en rapport avec ce rite (cercle d’offrande aux dieux), ainsi que la crémation des morts. On plaçait la patte, qui bougeait encore, d’une vache dans la bouche du défunt pour favoriser sa réincarnation. On allumait ensuite un feu sacré pour le début du rite, accompagné de prières pour la pluie, en sacrifiant des biens précieux pour satisfaire les dieux (bovins et poteries). Peu à peu, les humains ont dû apprendre à vivre, puis à survivre dans des conditions de plus en plus arides, s’adaptant à la désorganisation des réseaux hydrographiques et à la baisse de la nappe phréatique. Jusqu’au

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jour où la vie n’a plus été possible : les humains ont alors gagné des rivages plus cléments, laissant aux seules caravanes le soin de suivre les points d’eau subsistants dans cet univers devenu minéral. La vallée du Nil a alors constitué une zone précieuse de refuge, bénéficiant non seulement d’un apport nouveau de population, mais aussi de traditions qui ont joué leur rôle dans la constitution de communautés nouvelles : c’est à ce moment que naît le Prédynastique. Alors que le Néolithique du désert s’épanouit dans les oasis du Sahara oriental entre le -IXè et le -VIIè millénaire (de manière contemporaine avec les autres grands centres néolithiques), avec des groupes humains vivant sous un climat assez humide, utilisant déjà la céramique et ayant déjà domestiqué le bœuf africain, les premiers indices de sédentarisation dans la vallée du Nil ne sont attestés qu’au milieu du -VIIè millénaire, dans la région de Khartoum (Soudan), et les premières traces d’un Néolithique accompli ne remontent qu’au -VIè millénaire, accusant par là un retard de plusieurs millénaires sur l’apparition d’une économie de production au Levant. C’est dans la région du Fayoum, près du lac Qaroun (à 80 km au sud du Caire), seul grand lac d’eau douce en Egypte, qu’apparaissent les plus anciens vestiges de la vallée du Nil. Des populations de chasseurscollecteurs fréquentaient alors cette oasis verdoyante, depuis au moins le -VIIIè millénaire. Elles y pratiquaient la pêche, avec notamment des harpons fabriqués à partir de mâchoires de poisson-chats, et pour une part moins importante de leur économie, la chasse aux grands mammifères (gazelles, cerfs, hippopotames, etc.) et la collecte. Ces populations n’avaient pas encore domestiqué les plantes ou les animaux, comme le faisaient déjà, quelques centaines de kilomètres plus au sud-ouest, les groupes fréquentant à la même époque la région de Nabta Playa dans l’actuel désert occidental. Ce site, qui occupe une dépression située en plein désert de Nubie (partie orientale du Sahara), se trouvait sur l’ancienne piste caravanière qui reliait Abou Simbel à Kir Kiseiba et au-delà. Vers -9 000, les moussons d’été en provenance d’Afrique centrale arrosèrent la Haute Egypte et des lacs temporaires se formèrent. La dépression de Nabta Playa, d’une superficie voisine de 70 km², est l’un

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d’eux, situé aujourd’hui dans le désert occidental (à 100 km à l’ouest d’Abou Simbel). En son sein furent découverts des restes de gazelles, de lièvres, de chacals, de petits mammifères, de bovins, datant de -8 000. Ce sont là les traces d’une occupation saisonnière par les bergers et leurs troupeaux. Cette ancienne peuplade noire d’origine nubienne, descendit d’abord le Nil pour s’en éloigner ensuite, colonisant des sites sahariens beaucoup moins arides qu’aujourd’hui A El-Barga, localisé en Nubie à la hauteur de la 3è cataracte, le caractère archaïque de la céramique indique qu’il s’agissait d’une occupation antérieure au Néolithique, relevant d’un horizon correspondant au Mésolithique de Khartoum, globalement situé entre les -VIIIè et -VIè millénaires. Selon un schéma connu en d’autres endroits de la vallée du Nil, les occupations holocènes les plus anciennes se répartissent du côté du désert, tandis que les établissements plus tardifs ont tendance à se concentrer plus près du cours actuel du Nil. Cette situation peut être mise en relation avec les fluctuations climatiques, qui sont passé d’un maximum d’humidité vers -9 000 à une aridité croissante à partir de -4 000. Aux époques les plus humides, le fleuve devait former une sorte de delta intérieur, avec plusieurs bras s’étendant sur toute la largeur de la plaine alluviale et créant de vastes îles, probablement accessibles lors de la saison sèche. Au Mésolithique et au début du Néolithique, la plaine alluviale devait être trop inondée pour être d’un accès facile. Les populations s’étaient donc installées légèrement en retrait, à proximité d’un plan d’eau alimenté par les rivières se formant à la saison des pluies. Aux périodes arides, le cours du Nil devait correspondre à son état actuel, laissant à sec une grande partie de la plaine alluviale. Le site d’El-Barga représente ainsi un jalon important pour la compréhension du Mésolithique et du début du Néolithique dans la vallée du Nil. Sur les sites mésolithiques du Soudan central (aux environs de Khartoum), les structures d’habitat sont quasi inexistantes. Il faut se tourner du côté du désert occidental égyptien, à Nabta Playa, pour trouver des établissements comparables à celui d’El-Barga, à savoir une série de fonds de cabane creusés plus ou moins profondément dans le

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sol. Organisées en deux rangées parallèles, ces structures abritaient des foyers et étaient entourées de fosses de stockage et de puits. La reconstitution de deux d’entre elles évoque des huttes, dont la toiture de forme conique est composée de branchages recouverts de peaux. Elles contenaient un mobilier très abondant : céramique, matériel de mouture, objets en silex, restes de faune, coquillages, perles en coquille d’autruche, ainsi que deux armatures en os et un pendentif en nacre. Les sépultures que l’on peut attribuer sans conteste au Mésolithique sont au nombre de onze. La plupart des squelettes d’adultes présentent une robustesse et une taille impressionnantes. Ces caractéristiques contrastent avec celles des individus du cimetière néolithique, dont la morphologie est généralement plus gracile et la taille plus réduite. Sur l’ensemble des sépultures, seul un individu était accompagné d’une offrande ; il s’agit d’un homme auprès duquel était déposé un bivalve. Les tombes du Mésolithique signalées au Soudan central sont, elles aussi, parfois accompagnées d’un bivalve, mais cette pratique n’est pas fréquente et il est exceptionnel que d’autres types d’objets se retrouvent dans les sépultures. Dans la vallée du Nil, le rituel qui consiste à placer régulièrement auprès du mort des offrandes ou des objets lui ayant appartenu se développe à une époque plus récente. Alors qu’au Mésolithique les populations avaient un mode de vie sédentaire adapté à l’exploitation des ressources du Nil, au Néolithique, le développement du pastoralisme va conduire les groupes à une mobilité plus grande. Les habitats mésolithiques livrent beaucoup d’objets, tandis que les sites néolithiques présentent généralement de très faibles densités de mobilier. Dans le domaine funéraire, la situation est complètement inversée. Les tombes mésolithiques sont rares et dispersées dans l’habitat (les onze tombes d’El-Barga représentent un nombre maximal), alors que les sépultures néolithiques sont groupées en véritables cimetières qui comptent souvent plus d’une centaine d’individus. Dans ce contexte, le cimetière d’El-Barga, utilisé sur une période de cinq siècles, entre -6 000 et -5 500, se démarque nettement de ce que l’on connaît à la période précédente. Non seulement du mobilier est

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régulièrement déposé dans les tombes, mais en plus la nécropole réunit un nombre élevé d’inhumations. Certes, ces indices ne suffisent pas à conclure sur le statut économique du groupe, mais ils témoignent de changements importants de la société, dont les mécanismes sont liés au début de la domestication. Vers -7 000, de petites communautés s’installent à Nabta Playa, comme en attestent les vestiges d’un village constitué de dix-huit habitations, de puits larges et profonds, de lieux de culte abritant les ossements de nombreux bovins. Les similitudes entre les poteries nubiennes de Nabta Playa et celles soudanaises de Khartoum (poterie rouge à bord noir décorée en ondulés) traduisent l’arrivée au Sahara d’humains vivant de l’exploitation des cours d’eau et provenant du moyen Nil. En plein désert, la pêche n’est évidemment pas possible ; la perte de cette ressource traditionnelle que constituait la pêche (et accessoirement la chasse au gibier d’eau) a du favoriser, sinon susciter l’appropriation d’espèces alimentaires les plus facilement accessibles. Vers -5 000, des alignements mégalithiques et des cercles de pierres furent érigés, orientés en direction des points cardinaux ou solsticiaux en d’autres termes, en direction des positions de lever ou de coucher du Soleil le jour de l’équinoxe de printemps ou d’automne, le jour du solstice d’été ou d’hiver, ainsi qu’ils marquent le passage du soleil en son zénith (qui arrive tous les ans, trois semaines avant et après le solstice, marquant ainsi le début des moissons d’été). Qui plus est, ces pierres indiquaient le levé de l’étoile Sirius (étoile la plus brillante du ciel après le soleil), de la ceinture d’Orion, et Duhbe, ainsi que les alignements nord-sud et est-ouest pouvaient aider les Nabtiens à s’orienter et à suivre les mouvements stellaires. Le Soleil se rapproche de Sirius, jusqu’à entrer en conjonction avec elle début juillet. À partir de ce jour, Sirius est invisible à tout observateur terrestre durant quelques dizaines de jours, jusqu’à ce qu’elle effectue son lever héliaque, c’est-à-dire sa réapparition dans les lueurs de l’aube. Durant la période prédynastique, ce lever héliaque coïncidait avec le début de la crue du Nil observée à Thèbes vers le 20-

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25 juin, donc au solstice d’été dans notre hémisphère. La réapparition simultanée de l’étoile la plus brillante et de l’eau avait une signification hautement symbolique. C’est également la période la plus chaude de l’année, d’où le nom de canicule (dérivé de canicula) donné par les romains, et que nous utilisons pour définir une période de grande chaleur. Il s’agit là des toutes premières traces d’astronomie observationnelle, qui sans doute s’inscrivaient dans un contexte cérémonial, voire funéraire. L’ensemble de ces informations suggère en tout cas le développement précoce de sociétés néolithiques complexes. Des sociétés nomades qui, à compter de la fin du -IVè millénaire, date à laquelle le climat redevint hyperaride (-3 200), participeront à l’éclosion de la civilisation égyptienne. Au carrefour de la vallée du Nil, du désert saharien et du ProcheOrient, le Néolithique du Fayoum participe d’une fusion de plusieurs univers : les ovicapridés (chèvres et moutons) domestiques évoquent un courant de néolithisation venu du Proche-Orient, alors que l’industrie lithique (avec ses pointes de flèches à base concave et l’utilisation des œufs d’autruche pour la confection de petits objets) rappelle les traditions du Néolithique du désert. La première installation connue dans le delta du Nil se situe sur la lisière du désert libyque, à l’ouest du Nil, dans une zone périphérique protégée des crues (Mérimdé Beni-Salâmé, à 45 km au nord-ouest du Caire). La plus ancienne phase d’occupation remonte entre -5 000 et -4 700 et montre un établissement limité pratiquant l’agriculture et l’élevage, avec une forte influence proche-orientale. Une réelle implantation apparaît entre -4 700 et -4 100 : fosses et foyers sont beaucoup plus nombreux et marquent une nouvelle stratégie d’occupation du sol. Le campement saisonnier de la première phase laisse la place à une occupation plus dense, avec des structures consacrant une part plus importante au stockage de la production agricole. En rupture avec le niveau précédent, la céramique se démarque des productions antérieures par sa technique et la variété de ses formes (mais sans décor).

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Il existe également des petites statuettes de bovidés et des figurines anthropomorphes (parmi lesquelles un petit visage humain modelé dans l’argile, constituant la plus ancienne représentation humaine de l’Egypte). Ces niveaux supérieurs de Mérimdé sont représentatifs d’une culture proche de celle du Néolithique du Fayoum, avec une importance de plus en plus grande accordée au stockage qui indique la part croissante des espèces végétales cultivées et l’enracinement progressif d’une population d’agriculteurs et de pasteurs. Les défunts étaient enterrés dans des secteurs abandonnés de l’habitat, avec pour seul mobilier d’accompagnement quelques poteries ou un simple coquillage. Ce faible investissement en matière funéraire est resté jusqu’à la fin de la période prédynastique l’une des principales caractéristiques des habitants de Basse-Egypte. A la pointe du delta égyptien, à 3 km au sud du Caire, la localité d’el-Omari abritait une des premières cultures néolithiques de la vallée du Nil. Sur la bordure d’une terrasse formée de graviers et de sable, au pied d’un massif calcaire, les installations domestiques comprennent plus de 200 structures en fosse, rondes, ovales ou complètement irrégulières. Des coquillages marins et des fragments de galène (minerai de plomb le plus abondant, également utilisé en tant que teinture noire ; les gisements de galène contiennent souvent des quantités notables d’argent comme impuretés, et, de ce fait, ont longtemps constitué une source importante de ce métal) reflètent des contacts avec la mer Rouge et le Sinaï. Si les habitants d’el-Omari partagent avec ceux du Fayoum et de Mérimdé la pratique d’une économie de production (élevage, agriculture, stockage), encore à un stade peu avancé, ils s’en différencient toutefois par l’absence de la belle poterie lissée ou de l’inventivité plastique des artisans de Mérimdé, et l’intégration très forte à l’environnement local, encore sous-tendue par l’existence de traditions épipaléolithiques autochtones. Alors que dans le nord de l’Egypte se développent ces foyers néolithiques aux influences levantines, le sud de l’Egypte connaît, entre

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-4 500 et -3 800 un complexe culturel uniforme qui annonce déjà les structures socio-symboliques du Prédynastique. La région de Badari, en Moyenne-Egypte, offre un précurseur néolithique, témoignant au -Vè millénaire (vers -4 300) des balbutiements de l’éclosion symbolique et culturelle du Nagadien (dont on remarque dans les traits culturels et techniques des inspirations nubiennes). Cette culture badarienne se distingue par l’opulence de ses sépultures et des objets qui accompagnent les morts (notamment de petits objets en cuivre). Leur univers funéraire déploie dans les offrandes une richesse symbolique et artistique inouïe. Cela traduit des diversités sociales au sein d’une société basée sur des établissements encore très mobiles, avec une agriculture encore balbutiante, même si il existe une certaine importance accordée au stockage. Le mobilier funéraire prédynastique, dès l’époque badarienne, est remarquable par sa diversité. Les communautés badariennes inaugurent le formidable processus d’accélération sociale et culturelle qui marque alors la vallée du Nil. La production lithique rappelle l’industrie du Fayoum, autant que la céramique (de facture soignée et bien polie, rouge à noire) se rapproche des exemplaires d’el-Omari et de Mérimdé (même si leur facture n’est en rien comparable à la qualité esthétique des réalisations badariennes). En-dehors de la céramique, élément le plus commun et de grande qualité, le matériel funéraire le plus répandu correspond aux éléments de parures et aux palettes à fard, c’est-à-dire aux biens luxueux directement liés au prestige des individus. Ces palettes et le fard ont une grande importance à l’aube de l’histoire pharaonique et un énorme impact dans la mise en place du nouveau pouvoir central. En complément d’une meilleure compréhension du processus de création de l’état, ces objets permettent d’appréhender l’organisation sociale des communautés prédynastiques, mais surtout d’entrevoir la pensée symbolique de ces humains du -IVè millénaire. Il existe trois catégories d’offrandes : les offrandes à caractère purement funéraire, les objets de communication entretenant un lien entre le monde des vivants et le monde des morts (expression du deuil)

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et les objets appartenant au défunt (objets personnels et identitaires, qui sont le plus souvent des marqueurs sociaux). Le matériel cosmétique nous renseigne sur les fondements de la culture prédynastique et l’identité des défunts (identité individuelle mais avant tout sociale) et sur les gestes qui relèvent de rites protecteurs et qui font appel à la religiosité des vivants. La peinture conçue comme un masque permet ainsi à l’individu de se transformer et d’incarner un personnage qui se rapproche du monde surnaturel, en faisant appel à la pratique de la magie, autant que cette dernière est considérée avoir des vertus médicinales. Pour l’Egyptien, la maladie nie l’ordre constitué et le pharaon organisera très tôt les moyens de lutte, dès les premières dynasties (vers -3 000). Il s’entourera de médecins compétents et différents remèdes pouvant remonter à la lointaine Préhistoire comme d’autres, plus récents, que crée la réflexion médicale. A l’ancien empire (-3 000 à -2 000), le médecin ordinaire ne soignera que les affections que l’on sait traiter avec des remèdes éprouvés. Les grandes calamités (épidémies et épizooties), certains traitements dangereux (chirurgie), seront l’apanage d’une classe de praticiens particuliers, les prêtres de Sekhmet (déesse guerrière personnifiant les ravages du soleil, elle est l’instrument de la vengeance de Rê contre l’Insurrection des humains, son corps brûlant et ses flèches incandescentes détruisant les ennemis du roi ; elle est représentée par une femme à tête de lionne portant le disque solaire ; de sa bouche de lionne sortent les vents du désert), à la fois médecins et magiciens. Ainsi, la décoration corporelle à l’aide de fard (à la malachite, donnant une couleur verdâtre) opère différemment sur le corps masculin et féminin : sur les hommes, la marque corporelle met en avant le prestige et le pouvoir, alors que sur les femmes on exhibe la capacité à donner la vie à travers des thèmes comme l’eau et la fertilité. La peinture corporelle féminine offre donc une plus grande possibilité de création et devait être liée aux manifestations publiques à caractère magique. En effet, la femme jouait un rôle dans ces cérémonies où la danse

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était une des composantes essentielles. La magie, que ces pratiques sous-entendent, devait être effective non pas seulement dans le domaine funéraire, mais dans la vie quotidienne, parce qu’elle était essentiellement liée au système de subsistance de la communauté (récoltes, crues, chasse, pêche), et les personnes dépositaires de cette fonction relative à l’intercession entre les humains et les forces cosmiques, étaient investies d’un grand pouvoir, non pas (déjà) politique mais spirituel. Cette fonction pouvait incomber aussi bien aux hommes qu’aux femmes (leur rôle, à elle, étant loin d’être négligeable). La magie et le pouvoir sont renforcés par la fabrication même de la peinture, l’acte de broyer étant ritualisé par la présence constante d’un support spécifique (la palette). La palette est un marqueur social, définissant l’activité spécifique de son détenteur, et par ce biais son pouvoir au sein de la société. La forme de celle-ci renvoie bien évidemment à des notions qui entrent dans un discours faisant corps avec la pensée symbolique des prédynastiques. Ainsi, la palette et les pigments entretiennent un rapport étroit avec l’univers magico-spirituel. Les personnes dépositaires de l’outil et des minerais étaient investies d’un grand pouvoir, plus spirituel que politique. Alors que l’Egypte émerge tout doucement (en tant que zone secondaire, sous influence levantine), sur la route des élites et de l’urbanité, la Palestine a été rapidement dépassée par la Mésopotamie : le Levant et l’Anatolie restèrent prisonniers d’une certaine compartimentation qui empêcha l’émergence d’unités sociales d’envergure. En Mésopotamie, une évolution continue cumula régulièrement les acquis et ce n’est pas un hasard si, de manière assez subite apparurent, à la fin du -IVè millénaire, les premières agglomérations méritant le nom de ville. Entre les montagnes de Turquie et d’Iran, la Mésopotamie est composée au nord d’un plateau ondulé, la Djezireh, à travers lequel le

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Tigre et l’Euphrate issus des montagnes anatoliennes ont creusé leurs vallées, au sud d’une plaine alluviale où ces fleuves achèvent leur cours avant de se jeter dans le Golfe, à l’ouest s’étend le désert syro-arabique. Steppes et déserts occupent la majeure partie du territoire. Mais, contrairement aux pays qui l’entourent, les vallées disposent en abondance de terre et d’eau. On peut pratiquer une agriculture sèche dans le nord, mais les villageois du centre et du sud, en zone aride (la plaine alluviale ne connaît que des pluies irrégulières et trop rares), doivent recourir à l’irrigation malgré le fait que l’érosion et la salinisation des sols soient des obstacles redoutables. Les terres cultivables ne sont que d’étroites bandes de part et d’autre des cours d’eau principaux, et les sols ne sont guère fertiles. Cependant, les populations mésopotamiennes se convertirent rapidement au nouveau mode de vie. Dès le -VIIIè millénaire, des agriculteurs produisent des céréales en Djezireh, et au -VIIè millénaire ils élèvent des animaux domestiques. En basse Mésopotamie à la même époque (sinon plus tôt), des villages naquirent, ce qui signifie que leurs habitants maîtrisaient des techniques d’irrigation embryonnaires. De -6 500 (juste après les débuts de la céramique) à -3 500 (avec l’apparition des premiers signes pictogrammes), les Mésopotamiens ornèrent leurs vases de motifs divers, la plupart du temps géométriques ou abstraits (décorés d’abord à l’aide de simples incisions ou de pastilles en reliefs, puis de motifs peints). Après des débuts très simples (lignes ou bandes ondulés), les thèmes se compliquèrent. Les vases des époques de Halaf, Samarra ou Obeid, sont ornés de motifs qui recouvrent toute la surface, exécutés avec une grande finesse (notamment des swastikas à Samarra vers -6 200, allez comprendre d’où ça sort !). Ces ornements ne sont pas de simples décors : ils sont plutôt un langage imagé, un système de communication symbolique (même si ils ne furent pas un moyen de transmettre un discours précis : on n’est pas passé du décor peint à l’écriture). Leur apparition sur les murs des maisons ou les parois des vases marque une étape supplémentaire vers l’émergence de sociétés plus complexes que celles des villages précéramiques. A l’époque de Hassuna (vers -6 500, au cœur de la Djezireh), de

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petits villages regroupent chacun quelques familles autour de greniers Collectifs qui sont le cœur de l’habitat et le symbole de la communauté (ce fonctionnement de la société paysanne néolithique de Mésopotamie du Nord était déjà en gestation à Magzalia). La culture de Samarra (de -6 200 à -5 700) est un prolongement temporel et spatial de celle d’Hassuna. Elle est caractérisée par une céramique peinte de grande qualité et surtout par l’apparition de nouvelles techniques, appelées à un avenir durable. Les Samarréens s’adaptèrent à un environnement plus aride à l’est et au sud de la région hassunienne grâce à la maîtrise de techniques d’irrigation. Les maçons utilisèrent pour la première fois la brique crue moulée qui permet d’uniformiser les techniques de construction. Jusqu’ici, on n’avait construit que des murs en pisé ou en briques façonnées à la main. Cette homogénéité du matériau de construction entraîna une rationalisation des constructions elles-mêmes : les maisons sont alors toujours identiques les unes aux autres, et construites selon un plan préétabli. Maîtrisant la technique de la brique moulée standardisée, les Samarréens savent désormais construire de vastes bâtiments conçus à partir d’un système de mesure cohérent : cette innovation sera la clef de l’architecture mésopotamienne. Les constructions sont désormais pensées avant d’être érigées. La Mésopotamie est prête à devenir le pays de l’architecture de brique, celle des ziggurats et des grands bâtiments. A l’Obeid 0 (de -6 900 à -6 400), une grande infrastructure de grenier (installation la plus importante des sociétés céréalières, construite au milieu du village, en hauteur, donc sur le point le plus sain) atteint 80 m2, ce qui dépasse les besoins de la conservation d’une production céréalière familiale et indique donc une gestion communautaire (mise en commun de toutes les récoltes, les mieux lotis aidant ceux qui ont eu moins de chance dans leur production). A l’Obeid 1 (de -6 400 à -5 800), les greniers sont nettement plus petits (30 m2) : la conservation des récoltes est désormais plus collective. Il n’y a plus un grand grenier commun, mais plusieurs petits, familiaux. Chacun commence à gérer à titre familial son stock, tant pis pour ceux envers qui la terre a été ingrate, on trouvera toujours à s’arranger : ceux qui n’arriveront plus à payer leur dette morale (autant

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qu’alimentaire) deviendront esclaves, notion inséparable du pouvoir. En effet, l’esclavage (pas seulement pour fournir des ouvriers ou paysans, mais aussi des gardes du corps voire des administrateurs : on naît esclave ou on le devient, après avoir été capturé à la guerre, mais également à la suite de dettes insolvables) est une institution offrant un terrain favorable à l’émergence de l’état. On entrevoit ainsi l’existence de petites communautés fragiles, pratiquant par nécessité l’irrigation, ce qui n’était pas le cas de celles du Nord. Dans ces sociétés Egalitaires, les familles se regroupent en de petits villages où aucune autorité contraignante ne semble disposer d’un pouvoir supérieur. Pendant que la Mésopotamie du Sud évoluait ainsi, le nord du pays voyait les cultures hassunienne et samarréenne peu à peu remplacées par une autre, celle de Halaf (originaire de Syrie du Nord, vers -6 000). La céramique de cette culture se retrouve sur des régions très étendues : des rives de la Méditerranée aux piedmonts du Zagros, du lac de Van en Arménie jusqu’au lac de Tibériade. Dans les villages halafiens coexistent des constructions circulaires et rectangulaires. Ces édifices ronds, baptisés tholoi, sont des maisons et non des bâtiments spéciaux. Vers -5 200, de nombreux scellements d’argile apparaissent (les plus anciens datent de dès la fin du -VIIè millénaire, à Halaf), scellant des conteneurs mobiles, paniers ou vases. On y reconnaît, gravés ou peints, des capridés, des motifs végétaux et géométriques, mais curieusement aucun sceau réaliste ne les accompagne. Pour autant, ils ne sont pas la trace d’une quelconque « administration », mais plutôt d’un marquage identifiant une famille ou un village de production (peut-être les premières Appellation d’Origine « Contrôlée » – plutôt Certifiée, par leurs producteurs eux-mêmes). L’expansion démographique de la culture de Halaf (qui s’est étendue progressivement en Mésopotamie du Nord, au détriment des cultures de Hassuna et Samarra) est la conséquence de la nature même de cette société : elle a connu un lent essor démographique, les communautés essaimant au lieu de s’agrandir sur place, et leur essor c’est traduit par l’apparition, de proche en proche, de nouveaux villages qui se sont

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reproduits à l’identique. Ils colonisèrent petit à petit un vaste territoire, empreint d’une grande homogénéité culturelle, mais ne se structurèrent pas en sociétés plus complexes. C’est pendant la seconde phase de l’époque d’Obeid (3 à 5 : -5 400 à -4 200) que la Mésopotamie a donné le signal d’une accélération des transformations. On constate alors, au Nord comme au Sud ainsi que dans le Khuzistan iranien voisin, en particulier sur le plan architectural, des transformations profondes de la société, en une étape capitale du long cheminement vers l’urbanisation. En Mésopotamie du Sud, Eridu a livré une architecture exceptionnelle : dès Eridu IX, un édifice de 130 m2 est érigé sur une plateforme. Eridu VII offre un bâtiment de 230 m2, toujours sur le même plan tripartite (dans le droit-fil des débuts de l’époque d’Obeid), puis un édifice identique encore plus grand lui succéda (Eridu VI : 280 m2). On en connaît de semblables à Uruk et Tell Uqair près de Babylone. Il ne s’agit pas de temple (en Mésopotamie du Centre et du Nord, les maisons privées sont construites selon le même plan), car ce n’est qu’au milieu du -IIIè millénaire que des bâtiments spécifiques seront consacrés à des divinités, en même temps qu’apparaîtront un clergé et des rituels clairement définis. En Mésopotamie du Sud, où les habitations particulières sont en matériau léger (en nattes et en roseaux, comme à Ur et Obeid), les techniques de constructions en dur (brique ou pisé) sont réservées aux édifices importants (grandes salles de réception, maisons d’hôtes, et salles de réunion). Ces vastes édifices ornés de pilastres décoratifs, de plan régulier et toujours identique, munis de nombreuses portes ouvertes sur l’extérieur, accueillent les visiteurs de marque. Il s’agit ainsi de salles de réception, nécessaires au sein d’une société très patriarcale où les chefs de famille élargie jouaient un rôle éminent. Dans une société obeidienne encore peu structurée, la construction de ces salles Collectives destinées au rassemblement des dépendants (chefs de familles alliées ou parentes), est le seul indice d’une inégalité et d’une hiérarchisation naissantes. Nous assistons alors à la mise en place de la pyramide sociale. Le travail-fête nécessaire à la construction de grands bâtiments est ainsi également une manière de mobiliser une main

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d’œuvre abondante, représentant une des variantes de l’économie des biens de prestige. Pour autant, d’autres sites restent à des formes de village céréalier assez proche des villages antérieurs. Les cimetières de cette époque, à Ur et Eridu, sont des nécropoles et non plus des inhumations sous le sol des maisons comme depuis le début de la sédentarisation. Dans les tombes d’Ur et d’Eridu, assez semblables les unes aux autres, rien ne distingue les défunts entre eux, sinon l’âge et le sexe. Loin de cet Egalitarisme apparent, la succession des grands bâtiments d’Eridu indique que des notables émergent et qu’une élite commence à se distinguer de la masse des villageois. L’organisation sociale repose désormais sur la prédominance d’un clan sur les autres. Un lignage familial commence à asseoir sa domination et les capacités de décision ont tendance à se concentrer entre quelques mains. Un grenier apparaît au milieu d’un habitat très dense, près d’une habitation plus vaste que les autres. Son propriétaire, un chef de lignage dominant, est le gérant du grenier attenant. On a encore affaire à des greniers publics d’une certaine façon, mais qui ne regroupent plus les réserves communautaires. Ce sont plutôt des installations qui sont mises au service d’un responsable pour lui permettre d’exercer ses fonctions, qu’il s’agisse de répondre à des exigences de représentation, d’organiser des fêtes, ou de venir en aide aux membres de son groupe qui sont dans le besoin. Dans tous les cas, ce n’est pas la gestion qui donne à ces gens du pouvoir, mais l’inverse, car la hiérarchie sociale est toujours fondée sur la parenté, même si elle devient dépendante d’une lignée dominante, « supérieure » aux autres. Arrivés à ce stade, les Obeidiens firent preuve d’une capacité d’expansion remarquable. On trouve les traces de cette culture loin de la Mésopotamie, le long des côtes du Golfe, jusqu’aux Emirats Arabes Unis. En Mésopotamie du Nord, les sociétés halafiennes disparaissent progressivement en adoptant les modes de vie obeidiens (dès -5 000). Même si la néolithisation de l’Iran fut moins précoce que celle du

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Levant, dans ce milieu steppique, la domestication des plantes et des animaux était achevée dès -7 000, et la technique de l’irrigation fit bientôt son apparition, à l’imitation de la Mésopotamie voisine. Ainsi, des villages naquirent dans la plaine de Susiane. Vers la fin du -Vè millénaire, un village s’établit à Suse (Suse I, -4 200 à -3 700), sur les bords de la rivière du Chaour. En plus de lambeaux d’un habitat d’inspiration obeidienne, il existe un énorme massif de briques crues et de terre tassée : haute terrasse dont la face méridionale est longue de plus de 80 m, avec une façade de huit mètres ornées de grands « clous » de céramique enfoncés dans la maçonnerie. Cette terrasse monumentale représente, à cette époque, une entreprise unique. On ne peut la comparer qu’à celle entr’aperçue à Oueili en basse Mésopotamie, qui date d’une époque antérieure (Obeid 3, fin du -VIè millénaire) : près d’un millénaire plus tard, la haute terrasse de Suse I, par sa masse et son décor, est d’une autre ampleur. Dès -4 000, Suse, dans la mouvance iranienne, voit s’élever la plus ancienne des « hautes terrasses », ancêtre des ziggurats : la première date de l’époque proto-élamite, entre -3 100 et -2 600. Sur ce même horizon, l’architecture de Jiroft, avec ses vastes édifices et ses murs d’enceinte à redans (type de construction typique de l’art de l’Ancien empire égyptien destiné à réduire la poussée par arcboutement entre deux contreforts ; le plus célèbre est celui autour du complexe funéraire de Djeser, mais on en trouve aussi autour des complexes funéraires royaux du Moyen empire), est comparable à celle du pays de Sumer ou du delta égyptien. La ziggurat du plateau iranien est composée de 4 étages superposés placés sur une terrasse et décorée à son sommet d’une corne. Un édifice identique (mais ne comptant que trois étages) apparaît sur une plaque de chlorite à Tépé Yahya. Cette ziggurat de trois étages surmontée d’une paire de cornes est construite sur un massif décoré de pilastres, ces colonnes semi encastrées, et limité sur ses deux côtés d’un motif décoratif en zigzag. Or, de tels pilastres ont été exhumés, en grandeur réelle, au Pakistan, sur le site de Mundigak (on reconnaît également ces pilastres sur le « complexe cultuel » d’Altyn Tépé en Asie centrale). Les cornes marquent le caractère divin de l’être qui les porte ou l’aspect sacré du monument qu’elles décorent. Sur toutes les constructions à étages représentées sur les vases, plaques de chlorite ou

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les reliefs, on distingue clairement une ou deux cornes. D’ailleurs, la narration du sac de Suse par Assurbanipal est sans ambiguïté à ce sujet : « Je détruisis la ziggurat de Suse qui avait été faite de briques de lapis-lazuli ; je brisai ses cornes fondues de cuivre brillant ». Enfin le caractère religieux de la ziggurat peut être précisé par certaines épithètes divines, en particulier celle du grand dieu de Suze, Insusunak, qui est dit « Seigneur de la mort dans le kukunnum ». Or, le Kukunnum est le temple haut de la ziggurat. En d’autres termes, c’est l’aspect funéraire du bâtiment qui apparaît dans cette expression. Il importe également de souligner que le mot ziggurat est vraisemblablement un terme d’origine élamite et non pas akkadienne. Ce mot signifie « élévation de l’humanité », manifestation architecturale de l’humanité désireuse de s’élever au-dessus de la terre. Les différentes représentations de la ziggurat élamite datent de l’époque proto-élamite située généralement entre -3 100 et -2 600. Certains éléments de cette documentation semblent donc antérieurs à ceux découverts en Mésopotamie. Il sera donc désormais difficile de considérer l’Elam ou le Plateau iranien comme une « vaste zone irriguée d’influences mésopotamiennes ». Jiroft constitue un ensemble homogène qui indique, pour le moins, que les influences étaient réciproques ! Jiroft présente un style décoratif déjà rencontré, aussi bien en Mésopotamie que dans la vallée de l’Indus, mais jamais identifié. Une civilisation urbaine organisée a prospéré dans cette vallée longue de 400 km, à l’aube du -IIIè millénaire : des constructions monumentales, les premières ziggurats attestent d’une organisation étatique. On peut même y voir le mythique royaume d’Aratta, mentionné par quatre légendes sumériennes. Le tournant du -IVè et -IIIè millénaire est une période cruciale pour les civilisations iraniennes. Plusieurs cultures brillantes naissent à cette époque : les proto-élamites, à Jiroft, dans le Kermân, dans l’HinduKush, en Bactriane, jusqu’en Sogdiane. Ainsi va se constituer un monde constitué de régions entretenant d’intenses rapports d’échanges commerciaux comme culturels entre elles, et aussi avec les deux régions se trouvant à ses extrémités, la Mésopotamie sumérienne à l’ouest et

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l’Indus à l’est. Jiroft est la ville principale de cette culture élamite dans le Kerman. Entourée sur trois côtés par des montagnes culminant à plus de 4 000 mètres, cette cuvette isolée située dans la province de Kerman, aux frontières du Pakistan et de l’Afghanistan, abrite à 600 mètres d’altitude des villes de plus de 120 ha, protégées par des murailles de brique. La civilisation de Jiroft a été parfaitement intégrée dans les échanges inter-iraniens, bien aidée par sa position centrale. Les Elamites y exploitaient les ressources minières et minérales de la région et contribuèrent au courant d’échanges entre la Mésopotamie et la civilisation de l’Indus. L’Elam apparaît ainsi comme une civilisation originale, mais méconnue, où se développa un étonnant art du bronze et de la céramique. Les premiers artistes consacrent leurs talents à l’architecture, la statuaire et la gravure des sceaux cylindriques aux motifs animaliers et réalistes. Les Sumériens, alliés aux Susiens, installent des colonies jusqu’en Egypte prédynastique. Les dynasties archaïques du -IIIè millénaire étendent leur influence jusqu’à Mari, dans le Moyen-Euphrate. Sumer est gouverné par un roi dont dépendent plusieurs états indépendants tels Ur, Lagash, Uruk et Kish, dirigés par des princes. A partir de Jiroft, une route vers l’ouest menait en Élam, et plus loin en Mésopotamie. A l’est, une autre route conduisait au Balûchistân et à la vallée de l’Indus. Vers le nord-est, on rejoignait la route du lapislazuli qui traverse le Seistan (Shahr-i Shokta), l’Hindu-Kush (Mundigak) puis la Bactriane (Shortughaï). Sans oublier au sud la proximité des côtes du Golfe Persique. Les habitants de la région vont ainsi pouvoir facilement exporter leurs productions. Les objets en cornaline vont ainsi connaître une très large diffusion, puisqu’on en retrouve dans tout l’Iran, dans l’aire bactro-margienne, dans la vallée de l’Indus, en Élam, en Mésopotamie, et même sur la côte sud du Golfe Persique, en Arabie (Tarut) et en Oman (Tell Abraq). Au -IVè millénaire, l’Elam devient le véritable foyer de la civilisation en Iran. Les premiers états se développent alors autour d’Anshan, la capitale, et de Suse, la grande ville culturelle, favorisant les échanges commerciaux de l’or, la cornaline, la turquoise de Nishapur et le lapis-lazuli du Badakhshan (Afghanistan). Durant cette période, la

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région resta sous l’influence de Sumer pour ensuite être envahie par une culture nouvelle, qualifiée aujourd’hui de proto-élamite, et qui occupa toute la région montagneuse du Fars jusqu’à Kermân et même jusqu’au Sistan. L’Elam, dont le nom signifie le « Pays haut », était une entité double, géographique et ethnique, avec deux capitales. Il comprenait d’une part, le plateau du Fars actuel avec la ville d’Anshan (ou Anzan), et une population montagnarde largement nomade, d’autre part, la plaine autour de Suse habitée par une population sémitique plus urbanisée, proche parente de celle de Mésopotamie dont elle reçut l’influence. A la fin du -IVè millénaire, la civilisation proto-sumérienne de Mésopotamie traverse une crise (fin de la période d’Uruk, début de celle de Jemdat-Nasr). Si celle-ci a des effets tout compte fait assez peu importants en Mésopotamie même, mais elle aura des répercussions en Susiane, qui est abandonnée par les proto-sumériens. Toute la plaine susienne est alors abandonnée au nomadisme, et seule la ville de Suse reste une agglomération importante grâce aux échanges inter-iraniens subsistant. La ville tomba rapidement aux mains des proto-élamites, des nomades élamites descendus des monts du Zagros, à l’est. Ceux-ci vont créer une civilisation portant leur nom autour de la ville de Suse, qui allait transmettre à ceux-ci l’héritage sumérien. Mais cette cité n’allait pas être leur capitale, et allait rester une colonie. C’est en effet à cette époque qu’est fondée dans le Fars, à Tepe Malyan, la ville d’Anshan. Cette cité, beaucoup plus vaste que Suse, devenait ainsi la capitale politique de l’Elam, marquant la domination du Haut-Pays sur la Susiane, dont la ville principale restait cependant la capitale culturelle, très influencée par la Mésopotamie dont elle fait géographiquement partie, avec laquelle elle entretient des rapports commerciaux intenses en temps de Paix. L’équilibre entre les deux Elam se bâti à cette période. Fort de leur autonomie, les Proto-élamites allaient imiter les Sumériens et installer des comptoirs dans les sites les plus importants de l’Iran méridional, et devenir des marchands efficaces, un lien entre l’Iran riche en bien que convoitait la puissante Mésopotamie, dépourvue de ressources naturelles importantes. Dans plusieurs sites iraniens furent

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retrouvés des tablettes en proto-élamite, témoignant de l’implantation et de la maîtrise du commerce par les Proto-élamites. L’écriture protoélamite est de type pictographique, et ne franchira pas l’étape menant au système cunéiforme comme à Sumer. Comme les premières formes d’écritures, elle trouvera son application principalement dans le domaine commercial, comme le démontrent les nombreuses tablettes proto-élamites retrouvées sur les sites de l’Iran d’alors. On trouve donc des signes et des chiffres (avec un système qui avait pour base dix, et qui était donc décimal, à la différence du système sumérien, sexagésimal), servant à inventorier les marchandises, certains signes probablement des noms. Les Proto-élamites jouent donc un rôle de premier plan dans un Iran qui voit à cette période l’émergence de cultures originales importantes. Avec la civilisation proto-élamite et celle de la vallée du Halid, la région de Jiroft et du Kermân deviennent un foyer culturel majeur, autour des grands sites de Tepe Yahya, de Kunar Sandal (près de la ville de Jiroft), et de Shahdad (on peut aussi mentionner les sites proches culturellement de la vallée du Bampur). Ces trois derniers sites constituent une aire, foyer créateur d’une civilisation qui va influencer les régions voisines, en premier lieu, l’Élam, à partir de l’Anshan, puis ensuite vers la Susiane. Au sud de la terrasse, un autre massif de maçonnerie était criblé de centaines de tombes (peut-être même deux mille), serrées et superposées les unes contre les autres. Ces tombes contenaient souvent une hache, ce qui représente une masse impressionnante de métal. A la même époque, le cuivre est absent des villages de basse Mésopotamie. Au contraire, Suse utilise le métal du plateau iranien où les premiers pas d’une métallurgie naissante sont indéniables (dès -4 500, on sait couler du métal dans un moule et il existe de nombreux ateliers de fonderie). La thésaurisation du métal des tombes (terme technique du monde financier décrivant une accumulation de « monnaie » pour en tirer un profit, et non par principe d’économie : préférence de la part d’agents économiques pour la liquidité, à des fins de spéculation) et l’érection de la terrasse font de Suse I plus qu’un village : quelques habitants sont plus égaux que d’autres.

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Les cachets confirment cela : en Mésopotamie du Sud, l’absence de scellements est surprenante, alors que l’Iran (comme la Mésopotamie du Nord) a développé leur usage. Les cachets sont destinés à être imprimés sur argile et ne sont pas seulement des « amulettes » ou des parures. Ces scellements servaient à identifier des contenants de grains (lieux clos, sacs, jarres) dont l’usage était ainsi différé, tout en étant « protégé » car la propriété clairement signifiée. Ces scellements sont une protection symbolique car on peut les briser facilement. Ils ne sont pas destinés à interdire les vols, mais attestent l’existence d’une gestion et d’un contrôle dans le temps. Sur ces cachets et sur les scellements qu’ils ont imprimés, on observe une figure appelée le « Maître des animaux » (silhouette humaine dont la tête est sommée de cornes de capridés, le corps ocellé – avec des taches rondes, comme sur le pelage, le plumage, de certains animaux – et les mains pourvues de trois doigts). Cet homme, protégé par des parures (ou bracelets, colliers, bandeaux), maîtrise des serpents ou renverse des panthères ; un lion se bat contre de longs serpents qui cherchent à l’étouffer dans leurs anneaux, mais il n’offre en revanche qu’une résistance assez molle au personnage paré qui le soulève de terre et le renversent d’un doigt indifférent. Quoi de plus naturel, puisqu’il s’agit du « Maître des animaux ». Est-ce un génie maîtrisant le monde, une divinité, un chef, ou même la préfiguration des « rois-prêtres » ? A une époque qui précède celle de l’apparition des villes et de l’écriture, ce personnage se distingue des autres. Certaines de ses parures ou de ses attitudes le relient au monde animal. On peut le mettre en rapport avec l’apparition d’une hiérarchie dans le cadre d’actes qui ne relèvent pas de la sphère quotidienne. De plus, son affrontement au monde sauvage sur certains cachets suggère qu’il s’agit de la représentativité d’une autorité supra-humaine. La question de la nature de ce personnage renvoie à celle de l’existence d’une hiérarchie spirituelle, ou d’une représentation anthropomorphique d’une entité supranaturelle (ancêtre héroïque, esprit voire dieu).

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Quel qu’il soit, ce « Maître des animaux » a une longue descendance iconographique. Des changements profonds se produisent donc dans le Khuzistan. Est-ce en relation avec la maîtrise des techniques métallurgique ? (alors que, vers -7 200 non loin de Damas, on fabriquait déjà des perles à base de cuivre natif – non chauffé, juste malaxé comme de la pâte à modeler –, ces raretés n’avaient pas inauguré une ère technique nouvelle et n’avaient pas modifié la structures des sociétés de l’époque). Toujours est-il que l’iconographie témoigne de conceptions nouvelles. Là aussi, une élite apparaît au sein des villageois, faisant converger vers elle les produits issus des techniques de la métallurgie naissante : elle inscrit sa marque dans le paysage en réalisant des monuments exécutés sous son contrôle, elle élabore une iconographie raisonnée qu’elle saura mettre à son service. Il existait un lien culturel étroit entre le sud de l’Iran central (Jiroft) et la culture élamite florissante dans le sud-ouest de l’Iran, et plus particulièrement à Suse, dans le Khuzestan. Jiroft (sud-est de l’Iran) est un gros centre de production artisanale du -IVè millénaire, notamment de vases en chlorite. Qui est l’humain de Jiroft ? D’abord un fabuleux artiste. Il vit dans un monde foisonnant, sous des palmiers géants, produisant des vases incrustés de cornaline (sophistication inouïe pour l’époque). S’il fut un Eden, « berceau sémite de la civilisation », abreuvé par un fleuve qui se divise en quatre bras, nommés Pishôn, Guihôn, Hiddeqel et Phrat (ce dernier désignant probablement l’Euphrate), il a peut-être jailli là. Le jardin est d’ailleurs planté à l’Orient d’Éden (edinu, « steppe » en akkadien, ou edin, « plaine » en sumérien), mais non en Éden, qui serait donc le territoire où se situe le jardin, non le jardin lui-même. La large diffusion, à partir du -IIIè millénaire, des objets du type de Jiroft est étonnante : des Emirats Unis du sud à l’Ouzbékistan au nord et de Mari à l’ouest à l’Indus dans l’est. Le matériel de Jiroft, la reconnaissance faite de la présence sur les rives du Halil Roud d’un peuplement dense avec des sites grands et

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petits, la richesse des vestiges, témoignent d’une civilisation complexe. Cette culture constituait un centre indépendant dans un schéma dynamique d’interaction sur de longues distances, impliquant des mouvements de personnes et de biens par voies terrestres et maritimes à la fois : c’était l’âge des échanges ! Parallèlement à cette concentration des populations, se sont développés les échanges à longue distance de produits rares ou prestigieux. Jiroft et sa province se trouvent sur la route du lapis-lazuli d’Afghanistan vers le détroit d’Ormuz puis, par voie maritime, vers les côtes du golfe Persique et de la péninsule arabique jusque vers la haute Egypte où le lapis-lazuli apparaît dès le -IVè millénaire. Une autre voie, terrestre, s’ouvre du Kerman vers le Fars, la Susiane et la vallée de la Diyala. Sur cette route, Suse enregistre clairement, dès -3 100, un retour vers l’ouest de l’influence iranienne. Vers l’est, les échanges se développent vers la Bactriane et l’Asie centrale, vers le Baluchistan oriental et la vallée de l’Indus. Dans le Baluchistan de la fin du -Vè millénaire, une réelle homogénéité existe. Une expansion vaste paraît de même nature que celle de la céramique d’Obeid, en Mésopotamie, de l’autre côté des plateaux irano-afghans. Il existe une vraie similitude des situations sociales : dans le Baluchistan comme en Mésopotamie, et à peu près à la même époque, les cultures villageoises sont prêtes à parcourir de nouvelles étapes. A Mehrgarh III (-4 500 à -3 800), la dimension du village augmente considérablement (près de 70 ha, avec des maisons, des zones d’ateliers spécialisés – fabrication en abondance de perles et pendentifs lapislazuli, cornaline, turquoise et en stéatite noires, à l’aide de petits forets de pierre –, de vastes structures de stockage en briques crues). A la fin de cette phase, la vallée de l’Indus est colonisée : les premiers villages apparaissent sur les rives du fleuve, un peu avant -3 500. Dès lors, la symbiose entre les sites du piedmont du Baluchistan et ceux de la grande vallée demeureront une constante, expliquant en partie la naissance de la civilisation de l’Indus, dès le milieu du -IIIè millénaire.

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Pour un Mésopotamien du -IVè millénaire, le monde s’étend alors de la vallée du Nil, de la Méditerranée et de la mer Noire, à la Caspienne, à la vallée de l’Indus (le bœuf à bosse, ou zébu, est originaire de l’Inde, mais on le rencontre jusque dans la vallée du Jourdain dès le -Vè millénaire) et à la mer d’Oman. Dès la fin du -Vè millénaire, il existe des déplacements de métallurgistes originaires du plateau anatolien (Turquie), exportant leur production vers le Levant. Au début du -IVè millénaire on constate l’existence d’échanges à longues distances : le lapis-lazuli d’Afghanistan gagne la Haute-Egypte par le sud de l’Iran, le détroit d’Ormuz et la voie maritime ; l’or et l’ivoire du Soudan parviennent au Levant en échange du cuivre anatolien. S’est créée ainsi une unité géographique, une communauté de fait et un sens nouveau du monde. Il découle de cet élargissement une intelligence beaucoup plus Collective (avec la circulation des biens, les connaissances et savoirfaire se propagent), une rationalité plus grande, une logique plus ferme, qui vont contribuer à transformer l’agrégat de représentations mentales qui caractérisait la conscience mythique en une architecture de concepts clairs. Un sens agrandi de l’universalité entraîne une rationalité plus grande, une capacité neuve à connaître, analyser, à classer, à formuler des concepts clairs et élevés. S’y ajoute, déterminante, la pression sociale dans les régions où des groupes humains ont été poussés à se rassembler par la détérioration des conditions climatiques qui affecte l’hémisphère nord au lendemain de l’optimum climatique à partir du -Vè millénaire. La distinction s’approfondit entre individuel et collectif, comme le montre l’apparition de seaux, témoignage du développement de la propriété individuelle. La spécialisation artisanale qui s’accentue (auparavant, « tout le monde » devait savoir « tout faire » – dans son domaine social et par rapport à son sexe –, pour qu’au cas où l’un mourait, les autres ne perdent pas le savoir et savoir-faire), conduit à une stratification des sociétés et à leur hiérarchisation.

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La société villageoise de l’Obeid final a engendré des chefs locaux, des patriarches qui doivent leur pouvoir au fait qu’ils sont les aînés. Dans ces sociétés céréalières, ils tendent à centraliser une partie de la production agricole avant de la redistribuer (notamment auprès des familles et clans d’autres villages, alliés). Au fur et à mesure que les groupes sociaux s’agrandissent, la pyramide sociale se développe et le pouvoir de contrôle se concentre entre les mains de quelques individus. La société mésopotamienne est en route vers les bouleversements de la fin du -IVè millénaire qui vont déboucher sur l’urbanisation. Pour visualiser le processus d’urbanisation, prenons l’exemple du site de Gawra, près de Mossoul (Nord-Ouest de l’Irak), le début des futures cités. Après une désertion, la réoccupation du site (Gawra XI, vers -3 800) est marquée par l’érection d’une forteresse au milieu d’un espace vide. Cette construction ronde est constituée d’un gros mur circulaire de près de 20 m de diamètre. A l’intérieur, dix-sept pièces (rectangulaires ou triangulaires) se partagent l’espace. Au centre, une salle rectangulaire plus grande que les autres est divisée en son milieu par un gros mur de soutien. A l’étage se trouvait l’habitation proprement dite, le rez-de-chaussée étant consacré au stockage. Quelques maisons vinrent ensuite entourer cette forteresse, constituant peu à peu un village. Avec le temps, la forteresse finit par disparaître. Après une nouvelle d’abandon, un village se reconstitue. De petites maisons se groupent de manière assez distante autour d’un bâtiment plus vaste, de plan tripartite, où l’on trouva des scellements. Cette résidence se dresse au milieu du village. C’est l’habitation d’un responsable, un chef de lignage, mais c’est aussi l’endroit où celui-ci reçoit, comme on dirait aujourd’hui, ses administrés. Sa maison est associée à une petite place, dans un tissu très dense, et surtout à un grenier. A Gawra VIII (vers -3 200), de vastes édifices (dotés d’un proche d’entrée qui leur confère un aspect monumental, en faisant de grandes résidences) se groupent au centre du tell (colline artificielle, formée par l’amoncellement des vestiges des occupations précédentes, rasées). Entre eux, une construction rectangulaire faite de petits espaces carrés contigus, forme le grenier. Des ruelles rectilignes ordonnent le tissu bâti. Durant cette phase, certains grands édifices sont abandonnés, d’autres

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les remplacent. Les petites maisons se multiplient, mais de grands ensembles, délimités par des murs très longs et très épais, apparaissent. Les gens qui possèdent le pouvoir de décision prennent conscience qu’ils forment un groupe à part, une élite. Le sommet du site n’est plus qu’une acropole où se massent des résidences somptuaires, à côté d’une agglomération qui s’étend en contrebas. La maison du chef se distingue entre autres par son décor. Parce qu’il exerce des responsabilités particulières, le chef est très sollicité, et sa famille en pâtit. Pour remédier au problème et exercer tranquillement ses responsabilités, il en vient à se faire construire un bâtiment spécifique, une salle d’audience, tandis qu’un grenier est implanté non loin. Au bout d’un certain temps, une nouvelle salle d’audience est bâtie, associée à une suite de cours, jouxtant le grenier. Dans le même mouvement, le chef rebâtit sa maison mais, parce que celle-ci est désormais déchargée des contraintes de représentation, elle redevient banale. On trouve dès lors, dans un périmètre restreint, une habitation, une salle d’audience, un grenier, c’est-à-dire tous les éléments qui, mieux intégrés, conduiront au palais. Au terme de cette évolution, la situation aura changé du tout au tout. A Gawra IX, au début du -IVè millénaire (vers -3 700), les résidences des chefs étaient encore insérées au sein du village ; à Gawra VIII, à la fin du même millénaire (vers -3 200), les grandes résidences sont regroupées sur l’acropole (le sommet du tell), l’habitant commun, plus modeste, étant rejeté en contrebas, à la périphérie. Il n’y a pas d’image plus claire pour montrer la constitution progressive d’une élite hautaine qui cherche à se démarquer du commun, du bas (c’est le cas de le dire) Peuple ! Les rites funéraires confirment cette interprétation. A Gawra XI, les inhumations sont regroupées en un cimetière. Les corps, déposés dans un coffre, sont accompagnés de mobilier funéraire. A Gawra VIII, la situation est différente. Les corps d’une vingtaine d’adultes sont disposés dans de grands caveaux construits en briques, accompagnés d’un mobilier funéraire subitement fort riche : quelques objets en or ou en argent, en électrum (alliage naturel de trois parts d’or pour une part d’argent, très prisé pendant l’Antiquité, notamment extrait du fleuve Pactole), en lapis-lazuli, en turquoise. Ces matières précieuses sont travaillées avec soin pour constituer des perles, des pendentifs, des

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rosettes. Les perles de lapis-lazuli (une tombe en a livré plus de 450) sont la plus ancienne attestation en Mésopotamie de cette pierre semiprécieuse bleu foncé dont la source la plus proche est la région du Badakhshan, dans le nord de l’Afghanistan oriental, à plus de 2 000 km de Gawra. Les matériaux exotiques soulignent le statut social élevé des défunts qu’ils accompagnent. Ce sont les tombes des habitants des grandes résidences qui occupent le sommet du tell, non les tombes banales de la population ordinaire. Comme l’organisation de l’espace et l’architecture, les tombes de Gawra VIII sont le reflet d’une société dont la hiérarchie est désormais de plus en visible. Il n’est donc pas étonnant de constater la présence nouvelle d’objets de métal, si rare jusqu’ici au nord comme au sud. Les haches plates en cuivre apparaissent occasionnellement dès Gawra XII-XI, mais les riches tombes de Gawra VIII renferment de nombreux objets de métal précieux (dont une minuscule tête de loup, petit chef-d’œuvre métallurgique). Une aristocratie est née ! La pratique des scellements, apparue à la fin de l’époque d’Obeid à Gawra XIII et XII (vers -4 000), témoigne que certaines personnes disposent d’une capacité de contrôle et de décision. Ces sceaux/marqueurs ne sont pas là pour le commerce ou les échanges entre des agglomérations voisines (leurs motifs, assez banals, sont reproduits à de nombreux exemplaires et ne pourraient identifier un propriétaire), car de nombreux scellements ont aussi été trouvés (en plus des grandes résidences des notables) dans les maisons ordinaires (les petites gens devaient déjà essayer de se comporter comme les grands). Il s’agit en réalité de pratiques destinées à interdire ou différer la consommation d’un produit, par des procédés admis de tous (d’autant plus « facilement » que l’on reste ici dans le cadre de quelques familles élargies, où tout le monde se connaît et est lié plus ou moins directement). Ce sont des pratiques de la vie quotidienne, décidées pour gérer les stocks de la communauté, beaucoup plus que d’une gestion économique compliquée (anachronique à la fin du -IVè millénaire). Des chefferies lignagères aux villes métissées Les premières cités apparaissent vers la fin du -IVè millénaire. Collectif des 12 Singes

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Comment et pourquoi passe-t-on du village de quelques milliers d’âmes, aux sanctuaires modestes et aux maisons relativement identiques, à des villes dix fois plus peuplées et étendues (certaines agglomérations s’étendent sur une centaine d’hectares et peuvent compter plus de 10 000 habitants), dotées d’un temple monumental, d’un palais, de quartiers d’habitation et d’ateliers, d’entrepôts, d’un port et d’une enceinte ? Dans le courant du -Vè millénaire, la diminution des pluies d’été affecte profondément la vie pastorale. Les humains cherchent alors à se rassembler là où l’eau demeure en abondance : dans le delta de la vallée du Nil, dans la basse Mésopotamie et la Susiane (Iran), dans la vallée de l’Indus. Les conséquences de ce repli vont être lourdes de conséquences sur le plan social : les structures familiales ou claniques (plusieurs familles affiliées) font place à des structures tribales (différentes familles qui ont moins de liens entre elles) de plus en plus complexes. Certaines communautés villageoises particulièrement dynamiques ont bâti en quelques centaines d’années une civilisation urbaine, inventant non seulement un nouveau mode de vie, mais aussi une nouvelle manière de voir le monde et de l’aménager. La naissance des villes et l’essor démographique furent liés à l’existence d’organisations communes qui avaient mûri dans le sud de l’Irak depuis plusieurs centaines d’années, à partir de -4 300. L’organisation sociale de ces communautés villageoises était adaptée aux exigences de l’agriculture irriguée. De puissants lignages se structurèrent au -Vè millénaire en chefferies. Les problèmes sociaux issus de la densité de population furent résolus d’abord par le développement des villes : vers -3 000, sur un territoire grand comme la Suisse, existent le long de trois grands chenaux de l’Euphrate et du Tigre une série de micro-états (une quinzaine), qui exploitent chacun une partie du réseau. En quelques millénaires (du -VIIè au -IIIè millénaire), de simples communautés villageoises se sont progressivement développés jusqu’à inventer l’état. Entre les sociétés villageoises du -Vè millénaire et des

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états dotés d’une administration, d’une armée et des attributs du pouvoir centralisé, le monde mésopotamien offre l’exemple d’une évolution remarquable : on passe en un peu plus d’un millénaire de la Préhistoire à l’Histoire. Cette dynamique exceptionnelle (on ne connaît que cinq autres foyers du même genre sur l’ensemble de la planète : chinois vers -8 500, néo-guinéen vers -10 000, nord-américain vers -4 000, centre américain vers -6 500, sud-américain vers -7 000) a différents facteurs. Les premiers foyers de civilisation seront dans les régions riches en eau : le delta et la vallée du Nil, la vallée de l’Indus, la basse Mésopotamie et la Susiane, porte de l’Iran. Ainsi, l’espace agricole est naturellement confiné par le désert, par la mer ou par des montagnes. Normalement, les sociétés villageoises se scindent et essaiment, au lieu de se transformer, épuisant ainsi leur vitalité en expansion territoriale (ce qui permet de contrôler le fonctionnement et l’organisation de la communauté, en empêchant l’émergence d’une puissance coercitive pour gérer le nombre, protégeant au contraire la notion de « conseil de village », sans véritable chef mais plutôt leaders d’opinion). Des groupes humains étroits sont parfaitement viables, et les communautés préfèrent éclater, plutôt que d’affronter les problèmes que poserait leur élargissement. Cette tendance générale ne s’inverse que si la pratique agricole demande un investissement plus poussé et une collaboration plus étendue qu’à l’ordinaire. Privés de mobilité horizontale, la population croissante n’a d’autre issue que de se tourner vers l’intensification de la production, la concentration de l’habitat et finalement l’organisation politique pour gérer tout ceci. Dans ce cas seulement les gens restent ensemble et sont donc conduits à s’organiser, dans les domaines politique, social et idéologique, pour gérer un corps social en continuelle expansion. Pour autant, les communautés qui conservent leur acquis et taille démographique pour faire face aux difficultés que pose l’environnement (comme auparavant les chasseurs-collecteurs de l’ère glaciaire), passaient par des techniques de régulation de la population (par la contraception médicinale voire l’avortement – par intrusion vaginale ou consommation de plantes –, si ce n’est par l’infanticide). La problématique est ici que les gens cherchent à avoir autant d’enfants que

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possible (notamment à cause de la mortalité infantile), pour les aider tant qu’ils sont actifs, pour les entretenir ensuite. Cette dynamique a un caractère relativement irréversible (même si on a vu des retours au nomadisme ou au moins semi avec la reconversion de certains vers le pastoralisme) car, lorsque s’est constitué au fil des siècles un réseau d’irrigation de plus en plus étendu et performant (permettant la survie de ces agglomérations « obligatoires »), nul ne peut espérer se passer d’un tel héritage sans remettre radicalement en cause son mode de vie. Au-delà même de la pratique agricole, le système social qui s’est mis en place implique des réseaux de parenté irremplaçables (c’est la couverture sociale de l’époque, avec la garantie entre autres de trouver un conjoint pour procréer de futurs aides de champs), une structure politique capable d’assurer l’ordre et la sécurité, des monuments qui sont l’expression même de la prospérité Commune. Tous ces avantages, réels ou subjectifs, sont propres à dissuader de partir tandis qu’à l’inverse, les agglomérations les plus importantes (les plus prospères, les mieux organisées, celles qui se sont dotées de bâtiments les plus impressionnants) constituent des pôles d’attraction vers lesquels convergent les populations des campagnes environnantes. Avec le temps, les communautés s’amplifient encore et la hiérarchie s’accentue. On aura bientôt affaire à des micro-états, gouvernés par une élite à la tête de laquelle se trouve un seigneur. Uruk (-4 300 à -3 100) était au cœur d’un vaste réseau de relations et d’échanges dont le développement est étroitement lié aux mutations que connaît alors l’ensemble du monde mésopotamien. Uruk était le centre très actif d’un important réseau de villages et de petits bourgs situés le long des chenaux de l’Euphrate. Le développement d’un aussi grand centre reposait sur les ressources agricoles des villages situés en amont de la ville. Les grains, accumulés dans les greniers des centres urbains, y arrivaient par voie fluviale. Là, les grandes maisonnées sumériennes redistribuaient sous forme de rations ces céréales à des artisans et aux personnels spécialisés d’unités de production variées. Les céramiques préhistoriques souvent décorées

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de motifs complexes étaient faîtes à la main dans un cadre domestique, peut-être féminin. On observe à partir de -4 500 d’importantes mutations : le développement de formes standardisées, une simplification des décors peints, puis leur disparition, la manufacture de vases au tour de potier. Toute la chaîne opératoire de production des céramiques s’adapte à des besoins nouveaux : la distribution de rations alimentaires nécessite la fabrication en série de bols puis d’écuelles grossièrement moulées. Ces différentes formes de céramique montrent le développement de toute une série de filières économiques nouvelles : l’exploitation et la transformation de produits laitiers, la production de bière et de vin, qui sont autant de marques d’une révolution agroalimentaire aussi importante par son ampleur que la révolution néolithique. A partir du début du -IVè millénaire, la production textile se développe. Jusque-là essentiellement issue de l’exploitation du lin, la production s’oriente vers la transformation de la laine fournie par de grands troupeaux qui pâturent dans les marécages du pays de Sumer, voire dans les steppes de Haute-Mésopotamie. A la fin du -IIIè millénaire, on estime que le pays de Sumer avait un cheptel de 540 000 moutons, que des villes comme Girsu ou Ur employaient 15 000 femmes dans la production textile. On comprend donc pourquoi on a lié la révolution urbaine à une croissance démographique que la rente agraire de Sumer rendait possible. En effet, installées sur les bras du cours combiné du Tigre et de l’Euphrate, les cités sumériennes exploitent au prix d’un effort humain limité les ressources exceptionnellement riches d’une niche écologique, un immense delta, qui offre d’abondantes ressources de poissons, des roseaux et l’eau de l’irrigation. De plus, les pluies de moussons affectaient jusque vers -3 500 le pays de Sumer. En revanche, à partir de cette époque, les conditions climatiques actuelles (aridité extrême) se mettent en place, et ces modifications climatiques ont pu nécessiter un encadrement accru des populations. En même temps, cette dessiccation aurait aussi dégagé d’immenses espaces qui auraient alors été mis en culture par irrigation.

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La Mésopotamie offre une plateforme ouverte sur deux immensités : l’Orient et l’Occident, qui lui étaient également accessibles : de fait, elle est soumise à tous les flux de circulation. Elle constitue un ensemble cohérent, mais ne peut s’organiser d’abord sur des frontières naturelles intérieures : tout favorise donc l’éclosion de cités rivales, délimitant leur territoire autour de pôles citadins centralisés. La région, plus riche que fertile, ne dispose pas de matières premières : du limon, du bitume, des roseaux, rien d’autre. Bref, nous disposons là de tout un faisceau de contraintes qui expliquent en partie son dynamisme. Ce peuple mésopotamien doit donc circuler, commercer, voyager (aussi bien aux Indes qu’aux marches de l’Europe), et il suppléé ses carences naturelles par des trouvailles techniques et intellectuelles. Les Sumériens, venus peut -être par la mer du golfe Arabo-persique, semblent avoir coupé les ponts avec leur patrie d’origine. Les Sémites en revanche s’enracinent dans un puissant arrière-monde, remontant jusqu’à la Syrie. Plus dynamiques, plus nombreux, constamment alimentés de sang frais, même s’ils semblent avoir été moins inventifs, ils « décollent » grâce à leur contact avec les Sumériens. Réciproquement, les Sumériens profitent de l’extraordinaire vitalité des Sémites. Il faut aussi compter sur d’autres Peuples, déjà présents sur les lieux, qui nous ont légué de nombreux noms propres tels que Lagash, Uruk, Ur. Nous sommes donc en présence d’une civilisation dynamique, composite. Le choc de l’écriture va la précipiter (dans le sens chimique du terme) dans un double mouvement : l’organisation d’une mythologie et celle, complémentaire, d’un certain esprit « scientifique », les deux se liant. Les cités échangeaient ainsi les produits issus de leur système économique de production, notamment les textiles, contre des matières premières qui faisaient défaut dans le sud irakien, notamment le bois, les pierres précieuses et les métaux. Le dense réseau des chenaux de l’Euphrate et du Tigre, qui formait au -IVè millénaire un ensemble unique, était la ligne de vie du pays de Sumer. Alors que l’on avait affaire à une gestion très poussée dans le cadre des chefferies, on passe avec l’urbanisation à un contrôle de plus en plus

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absolu des productions et des échanges. Le terme gestion est plus neutre car il ne présume pas d’objectifs. L’idée d’organisation y est implicite et par-là même celle de prises de décision, au moins individuelles, voire au niveau du groupe, supposant alors une volonté ou un objectif communs. Le terme contrôle, quant à lui, contient l’idée d’objectifs à atteindre, de maîtrise, de domination et donc de pouvoir sur les choses ou les êtres. Le seigneur de la cité a alors quasiment un droit de propriété sur ses possessions, ses femmes, ses subordonnés. Le fait de disposer de gens, fidèles et dévoués, est un instrument de pouvoir efficace sur le reste de la société. Dès le -IVè millénaire, à l’époque dite d’Uruk, la plaine alluviale est partagée en une série de petites principautés indépendantes que l’on appelle des cités-états parce que la population tend à se concentrer dans de vastes agglomérations à caractère urbain, même si la base économique reste fondamentalement agricole. Le passage au mode de vie urbain marque un changement profond. On voit apparaître alors des individus dont la fonction manuelle est masquée par l’activité verbale ou intellectuelle au sens le plus large : marchands, scribes, bientôt les prêtres. La mutation décisive de l’urbanisation s’est produite avec le site d’Uruk (V-IV, vers -3 500) en basse Mésopotamie (du Sud). La ville est plus qu’une agglomération de maisons, de rues et de monuments. Elle s’étend sur près de 200 hectares, entourée d’une longue muraille de près de dix kilomètres (construite selon la légende par Gilgamesh lui-même), et abrite environ 40 à 50 000 personnes. Dans un système fondé sur la concentration, la ville est un noyau humanisé, un paysage artificiel. Une ville est un lieu où les habitants se considèrent comme des citadins. Derrière la boutade, il y a une réalité. De grosses agglomérations paysannes ne sont pas des villes : une cité est caractérisée par la diversité sociale de ses habitants. Ces citadins, comme ceux qui, autour de la ville, assurent sa subsistance, instaurent entre eux des relations d’un type nouveau : la cité est la tête et le centre

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d’un nouveau système social. Le monde « civilisé » (en terme étymologique) ne peut fonctionner sans ces cités : la ville est un centre de relations et de décisions où se rencontrent les humains, où s’échangent les marchandises et où se diffusent les idées. C’est l’endroit où se rassemblent des formes d’activités différenciées, se distinguant du village par le nombre des fonctions qu’elle remplit. C’est donc un système d’habitat particulier, concentré, qui permet à une société complexe de résoudre des problèmes spécifiques qui ne peuvent être réglés à l’échelon individuel ou familial. Les relations de dépendance personnelle apparaissent comme antérieures à l’état et jouent un rôle fondamental dans son émergence. Il y a une différence colossale entre un citadin-citoyen et un parent (dans le cadre d’une chefferie lignagère) : la relation seigneur-citoyen est une relation totale, non partagée. Les parents sont des partenaires, avec des droits et des devoirs réciproques, tandis que dans le cas du citoyen, tout est dans la main du seigneur. La seconde composante de cette relation est la fidélité. Nous voyons toujours la servitude comme une condition contrainte, pleine de ressentiment envers le maître. Ce n’est souvent pas vrai : les citoyens que l’on garde sont fidèles, les autres sont relégués auprès du bas Peuple. Le citoyen est donc souvent plus attaché à son maître que le subordonné libre ou le parent, car c’est à ce prix qu’il a une place, éventuellement importante, dans la société où il vit. A Uruk V et IV (vers -3 500), de grandes constructions s’élèvent. Les plans dérivent de ceux de l’époque d’Obeid, mais les dimensions s’hypertrophient (jusqu’à 80 m de long), l’ornementation est recherchée (décor de niches et pilastres compliqués, parure de mosaïque). Ces bâtiments ne sont pas disposés au hasard, mais souvent groupés deux par deux et orientés les uns par rapport aux autres. La luxuriance du décor, en mosaïques de pierres et de cônes d’argile aux têtes de couleurs variées, frappe le visiteur. Les architectes tentèrent la mise au point de techniques nouvelles (ils utilisèrent parfois des briques de plâtre, qu’il faudrait appeler des parpaings). Ces essais en disent long sur la dynamique créatrice de l’époque. Les critères d’une ville sont l’existence d’une architecture monumentale, de l’écriture, d’échanges à longue distance, témoins des

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caractères sociaux ou économiques attestant la réalité du fait urbain : population nombreuse, artisanat spécialisé, concentration de surplus de production entre les mains d’une autorité centrale, développement d’une hiérarchisation sociale et finalement existence d’un état se substituant peu à peu aux liens de parenté. La ville, avant d’être une forme d’habitat spécifique, est un lieu où se tissent entre les gens des relations particulières, directement liées à l’ampleur de la population qui y habite. Le corps social étant très vaste, des relations de voisinage s’ajoutent à celles, traditionnelles, de parenté et d’alliance (qui d’ailleurs se schématisent), et une part d’anonymat s’installe donc entre les gens. Surtout, l’ampleur de la population entraîne sa hiérarchisation, car l’appareil qui contrôle la société doit s’adapter à la nécessité de gérer des effectifs accrus. Une élite héréditaire s’est dégagée peu à peu de la masse, au point de constituer un groupe relativement à part, dominé par un personnage plus important que les autres, et que l’on appelle le seigneur. Ces élites (et les institutions qu’elles représentent) sont au cœur d’un immense mouvement de biens centripète (force attirant vers un point central), en raison de leur capacité à mobiliser de la main-d’œuvre, selon un système qui s’apparente plus à la corvée (travail non rémunéré imposé par un maître à ses dépendants, elle est un rouage essentiel du système politico-économique et tire son existence de l’absence de la monnaie à cette époque – inventée par Crésus au -VIè siècle, les sables aurifères de la rivière Pactole lui assurant une fortune colossale) qu’au tribut (se dit de ce qu’on est obligé d’accorder : contribution périodique en nature qu’un état impose à un peuple vaincu comme signe de la dépendance). Leurs ressources leurs permettent de financer des travaux d’intérêt public (comme le développement du réseau d’irrigation), de doter leur ville de monuments exceptionnels, d’entretenir leurs dépendants, et bien sûr de subvenir à leurs propres besoins (vitaux ou futiles – mais « nécessaires » dans ce type de société – comme avec les biens de prestige). A partir d’Uruk IV-III (vers -3 000), ainsi qu’à Suse (partie iranienne

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proche de la Mésopotamie), il existe un vrai dynamisme sur le plan architectural et dans le domaine des objets de luxe. La plupart des édifices d’Uruk IV sont de vastes salles dans lesquelles ont peut pénétrer de tous côtés : ils ressemblent plus à des bâtiments de réception ou d’audience qu’à des temples. Tant sur les images de la glyptique (« écriture » iconographique) que sur les reliefs, une image nouvelle apparaît : celle du seigneur. Reconnaissable à son costume, il frappe par l’autorité qu’il manifeste : il domine des scènes, il dirige des défilés, il préside à des massacres de prisonniers, il « nourrit » des animaux (allusion probable au vieux mythe de la Maîtresse ou du Maître des animaux). Les destinées d’Uruk (l’imagerie est semblable à Suse) sont présidées par un seigneur, un « potentat » (cette dénomination s’applique lorsque les états n’avaient pas de constitution ou de code des lois qui décrivent les institutions auxquelles sont conférées les délégations de pouvoir dans les états modernes ; la structure étatique elle-même étant embryonnaire, on parlait de potentat). Mais il n’est nulle part engagé dans un culte, aucune figure divine ne paraît honorée. Le sentiment de l’existence d’un monde supra-humain auquel les humains sont reliés est une forme de pensée spirituelle très ancienne. En revanche, l’attirance vers une dimension supérieure peuplée d’êtres identifiés et organisés en une pyramide de compétences garantissant le bon fonctionnement du monde, suppose l’existence d’une structure équivalente dans la société habitée par ce sentiment. Dans le monde de l’Orient ancien, une telle structure cohérente voit le jour au cours des -Vè et -IVè millénaires. Cependant, malgré l’architecture, qui dénote l’apparition d’espaces liés à l’expression d’un pouvoir dont l’échelle dépasse celle de la simple chefferie, rien ne permet d’affirmer l’existence d’une monarchie et, en miroir, d’un panthéon. La religion est étroitement dépendante de l’organisation sociale et conçue sur le modèle de la société, elle ne sort pas des terreurs ni des seules psychologies individuelles : elle est une chose sociale ! Même si les mythes sont multiples, curieusement, quelles que soient leur origine, leurs récits évoquent toujours les mêmes images de départ : le vide, le désordre, l’indistinct, l’inerte ! Ce qui ne signifie pas le

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néant : pour les Anciens, le monde que nous connaissons est vide tout en étant quelque chose ! Qu’il s’agisse d’un abîme sans fond ou d’un océan sans limite (l’air et l’eau sont des éléments respectivement fluide et liquide qui suscitent par leur mobilité l’image d’un dieu capable d’apporter le mouvement et donc la vie, à la matière primordiale figée dans l’immobilité), c’est de cet espace primordial que va d’abord naître la matière. Quelles que soient les traditions, le monde naît du divin ! Le hasard, s’il existe, part d’un dieu créateur et y ramène : souvent, celui-ci jaillit d’un œuf, forme parfaite symbole de l’unité génératrice et réservoir illimité des possibles. Le véritable commencement du monde s’identifie à l’acte qui transforme la matière primordiale en cosmos. La procédure suit trois modèles : le premier fait référence à la procréation, à la génération sexuée ; le deuxième met l’accent sur le savoir-faire artisanal ; le troisième fait appel à la thèse du pouvoir, créateur de la parole divine. Les dieux créateurs des premiers âges donnent tous naissance à des monstres. Les récits fondateurs n’imaginent pas d’emblée un monde parfait, mais un Univers en gestation où les premières créatures, symboles des éléments naturels (l’eau, la terre, le feu, la sécheresse, le froid, etc.) sont des dragons immondes. Ces monstres, souvenir peutêtre des gros lézards de la préhistoire (le serpent est l’une des figures les plus fréquentes, pouvant se déplacer sur terre comme sur l’eau et grimper, logeant également sous terre, donc en rapport avec toutes les grandes forces naturelles), se disputent et s’entredévorent sous le regard agacé de leurs géniteurs, eux-mêmes repoussants. La vision des premiers âges est toujours violente : le choc des éléments est symbolisé par le combat des enfants des dieux créateurs. Ils se querellent tant et si bruyamment, que le père décide de s’en débarrasser (comme les humains avec le Déluge). Mais l’un des fils le tue : le meurtre familial est l’une des constantes des mythes fondateurs, pour que puissent commencer, après le temps des monstres, l’organisation du monde et l’âge des humains ! En tuant le père, propriétaire exclusif du harem, le fils permet aux membres de la tribu de se partager les femmes et assurer ainsi leur descendance. Après le meurtre, acte fondateur par excellence, le père devient totem et donc tabou : nul ne peut le toucher ! Ainsi naît la loi, à travers un événement

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traumatique, fondateur du mythe. Violence sans fin ? Non, nouvelle étape. Si un fils peut supprimer un dieu créateur, c’est qu’il jouit d’une qualité nouvelle, indispensable à l’organisation du monde : l’intelligence ! Le fils criminel est ainsi le plus « sage », et le plus « capable ». Libérés des forces brutes, les dieux « sapiens » peuvent organiser le ciel et la terre et préparer la venue de l’humain. Ces conceptions véhiculent l’idée que le créateur et sa création partagent la même essence ! Aux origines, les dieux vivaient et étaient comme des bêtes ; avec la création de l’humain, ils se civilisent, adoptent des manières de table, se nourrissent de mets panifiés et s’abreuvent de boissons fermentées : la création de l’humain est donc la marque de la naissance des dieux ! Cette dernière se fonde sur la division qui seule peut permettre l’établissement d’un ordre stable et définitif à partir d’un désordre qui confine à l’informe. Le monde naît ainsi de la tension entre l’unité et la division : sa mise en ordre peut soit aboutir à l’établissement d’un pouvoir qui se perpétue à l’aide de la violence et de la persuasion, soit elle est sans cesse remise en cause par un mouvement qui va de l’un au multiple et vice-versa. Souvent, les premières divinités naissant du chaos sont le résultat d’une reproduction non sexuée. Par la suite, lors du premier rapport sexuel créateur d’autres divinités, une forte proximité se crée : cette étreinte est beaucoup trop rapprochée, empêchant la venue au jour des enfants et arrêtant ainsi le processus de division en cours. Pour que ce processus reparte, il faut que le fils rompe l’union parentale par un acte d’une extrême violence, la castration du père, qui permettra l’établissement d’une bonne distance entre dieux et déesses : le masculin et le féminin sont alors bien définis ! Mais la distance instaurée risque de déclencher une réaction inverse (comme souvent, d’un extrême à l’autre), une séparation trop grande : lorsque le masculin et le féminin sont séparés, leur union devient en effet problématique. Un nouveau type de proximité entre les êtres est alors établi : au sexe vécu dans la violence va ainsi succéder l’Amour né de la persuasion ! Avec la castration, la sexualité n’est pas abolie (risquant alors d’entraîner la disparition de l’humanité), elle change d’allure ! Ce n’est plus la peur (souvent les hommes, ou les femmes, étaient échangés pour créer des réseaux d’alliance), mais le désir qui rapproche les sexes.

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De surcroît, dans le jeu du désir, les deux partenaires tiendront dans la relation amoureuse un rôle qui relèvera de leur initiative. Pour autant, par le mariage, la femme est pour l’homme le seul moyen d’avoir des enfants et d’assurer ainsi une certaine forme d’immortalité. Mais pour nourrir sa famille, l’homme doit travailler la terre et récolter des céréales. L’espèce humaine peut donc se perpétuer, mais à la condition d’établir entre les hommes et les femmes des relations génératrices de maux associés à la mort et au travail. La lutte contre la mort exige que la femme souffre en enfantant, tandis que l’homme perd sa vie en travaillant. Mais une vie livrée au mal sans amnistie serait invivable. Heureusement, l’espoir de jours meilleurs est là, parce qu’il y a le mal, alors que sans possibilité d’échapper au mal il n’y a pas d’espoir. Les humains ont ainsi foi dans la loi qui ordonne et protège (pour ces humains d’ordre, rien ne les répugne plus que le chaos : le droit, la loi, la codification de toute démarche ont de fait valeur fondamentale), refusent l’individualisme qui affaiblit, sont proches de la nature qu’ils révèrent autant qu’ils craignent, mais ont surtout une forte volonté d’agir sur leur destin ! Les dieux apportent alors la civilisation, débarrassent l’humain des êtres monstrueux, fauves/rapaces et serpents, et mettent à sa disposition les animaux dont il peut se nourrir grâce à la chasse ou l’élevage, autant qu’ils enseignent la culture des végétaux. Avec tous ces changements, on cherche un monde ouvert, à ordonner ! Et l’on commence par le plus simple : la communauté élémentaire, la famille, le clan, puis la cité. Ces entités assurent leur identité grâce à la généalogie que racontent les récits fondateurs : sont ainsi fondés l’origine, le rattachement à un territoire, la parenté, les liens d’amitié comme les rapports de haine ! Les sociétés polythéistes s’ordonnent et se limitent grâce aux mythes, qui les aident aussi à se problématiser. Essentiels sont les mythes de succession, qui, à travers l’ordre des dieux, nous amènent à l’ordre du monde. A travers les mythes s’expriment aussi ce que ne peut connaître l’expérience humaine, le royaume des morts. Avec la partition annuelle du séjour d’une divinité (souvent féminine) en Enfer, on assiste alors à un compromis, organisant la relation entre le monde d’en-haut et celui

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d’en-bas, dans le souci de respecter à la fois l’intérêt des récoltes qui naissent de la terre et celui des morts qui y sont enterrés. Le cycle végétatif (pendant l’hiver, les graines sont sous la terre, invisibles et comme mortes ; au printemps, des tiges commencent à sortir, puis les plantes se forment et poussent avant d’être récoltées) associé à la vie humaine peut également alors faire naître l’espoir d’une survie de l’âme humaine, telle une graine (sachant que les humains vivent sur la terre en dérobant le grain dans le sol) : la vie ne se termine pas avec la mort, elle se poursuit à travers elle ! Tel le jardinier de la vie et l’organisateur de son pré carré, on remarque l’image du seigneur, souvent plus grand que les autres (selon une convention appelé à un long avenir). Il n’est pas symbolisé ou idéalisé, mais représenté de façon réaliste, humaine : c’est un personnage historique et non une idée ou un concept. Le fait qu’il apparaisse en même temps que des signes écrits, qui permettront plus tard le souvenir d’évènements historiques, n’est pas le fait du hasard. En ce sens, les représentations d’Uruk diffèrent de celles des époques antérieures. Ces nouveautés reflètent l’émergence des notables, dont on a vu l’esquisse dans la culture de Gawra, très peu éloignée dans le temps. A Uruk, le centre de la cité est son cœur politique. L’Eanna est une acropole où se pressent les bâtiments prestigieux dus à la volonté de l’élite de la cité, dorénavant unie autour d’un seigneur reconnaissable. Sur cet emplacement se dressent de grandes constructions, hypertrophies des résidences d’audience de l’époque d’Obeid, plus grandes, plus ornées, plus spectaculaires, mais de même type. On y adjoint des formes architecturales nouvelles : salles à piliers, bâtiments labyrinthiques. Ils ont été construits parce que des seigneurs étaient en mesure de mobiliser à leur profit les ressources qui convergeaient vers eux. La hiérarchisation sociale, devenue pyramidale, a franchi un cap décisif : c’est cela finalement que désigne le mot urbanisation. Les bâtiments de l’Eanna sont très ornés, ils sont forts accessibles (à travers de multiples entrées) : ils sont peut-être d’ordre rituel, mais d’autres sont des habitations ou des salles de réception dans la tradition obeidienne. C’est un ensemble palatial, mais en pièces éclatées : c’est

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plus le Kremlin que Versailles. C’est tout l’ensemble de l’Eanna qui est le palais d’Uruk (à l’origine, c’était un village ; sa fusion avec Kullab donna naissance à Uruk). Son maître, le seigneur, chef de la cité, garantit la prospérité du pays, la fertilité des plantes et des troupeaux, il nourrit – ou vivifie – les troupeaux. Au sommet d’une élite qui en dépend (autant que le seigneur a besoin d’elle), le chef de la cité est à la tête de la société, c’est-à-dire de la ville et de sa région. L’élite qui gravite autour du seigneur se sépare de façon très marquée du reste de la population (il suffit d’observer la richesse de l’ornementation architecturale de l’Eanna). Cette élite exerce un pouvoir coercitif et les prisonniers qui sont attaché et qui gisent devant le seigneur ne sont pas forcément des étrangers (mais peut-être les premiers Contestataires de ce nouveau pouvoir, absolu). C’est l’avènement d’un pouvoir politique sur l’ensemble de la société et le pouvoir dispose de la force : là encore, l’urbanisation témoigne d’un bouleversement en profondeur. Uruk est ainsi le premier micro-état ! Dans le cadre de l’artisanat spécialisé, les céramiques peintes disparaissent au profit de poteries monochromes faites en série : ces nouvelles pièces, désormais fabriquées au tour (une des premières machines de l’humanité), marquent la disparition d’un mode d’expression reposant sur le décor peint. Ce développement des besoins d’ordre ostentatoire, lié à la hiérarchisation de la société (pour se démarquer des autres et en imposer, afin que les autres respectent l’autorité seigneuriale), favorise l’apparition d’artisans de haut niveau et encourage d’autant plus l’innovation que des mécanismes de mode, de surenchère, d’émulation renouvellent sans cesse la demande et la font toujours plus exigeante. Les artisans qui produisent pour l’élite mettent prioritairement en œuvre des matériaux nobles qui, n’étant pas disponibles dans le sud mésopotamien (d’où leur importance et leur prestige), doivent être importés de l’extérieur et souvent de régions très lointaines. De façon à garder la maîtrise des gains et des dépenses, des techniques gestionnaires de plus en plus performantes sont mises au point : des sceaux-cylindres pour authentifier des scellements, des jetons diversifiés pour comptabiliser les marchandises les plus variées, et

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surtout l’écriture pour conserver la trace d’informations plus détaillées. Au sein de quelques agglomérations apparaît l’écriture : la naissance de cet outil est liée à des soucis de classement et de gestion. C’est la première trace d’une administration encore embryonnaire : l’état, qui cherche à contrôler l’ensemble d’une société, en est là aux premières tentatives. L’écriture représente une révolution de l’esprit humain : il a d’abord fallu isoler la pensée, en faire une sorte d’objet reproductible par des pictogrammes, des images aide-mémoire. Cette opération est considérable. L’écriture permet un travail absolument inédit jusque-là sur tout ce que l’humain peut se représenter, sur l’appréhension et la transmission des faits comme celles des idées. L’humain a maintenant sa pensée devant lui. Au terme du processus de détachement du pictogramme de l’objet qu’il désigne, le système graphique devient une écriture de mots. L’humain peut non seulement conserver par écrit la pensée, mais aussi consigner la parole et la langue. On ne se contente plus d’aidemémoire : on peut informer et instruire. Par là même, une certaine conception de la science et du divin se trouvent bouleversées. C’est ainsi à Uruk qu’on a retrouvé les premiers documents écrits : les plus anciennes tablettes d’argile recouvertes de signes d’écriture (sur lesquelles un chiffre est suivi d’un nom de personne, d’animal ou de denrée) ont été retrouvées à Uruk IV (vers -3 200). L’écriture est donc bien apparue en Mésopotamie du Sud, dernier stade d’une longue évolution, dans le but de transmettre un « compte » dans le temps (pain d’argile portant l’empreinte de jeton – pour définir l’objet et sa quantité –, et des sceaux – pour identifier le propriétaire). Pour conserver la mémoire d’opérations diverses (essentiellement économiques), on est passé d’une « écriture » en trois dimensions (jetons et leurs enveloppes), à une « écriture » en deux dimensions par impression de signes et de sceaux sur une surface plate. A Uruk, ces systèmes comptables de la fin du -IVè millénaire débouchèrent sur la création d’une véritable écriture. C’est seulement là que les systèmes de comptabilité ont entraîné la création de signes qui accompagnent et précisent les chiffres. Il ne s’agit pas d’une notation

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figurative, encore moins d’un véritable langage écrit, mais de simples aide-mémoire (il faudra attendre des siècles avant qu’on invente un système graphique suffisamment souple et précis pour rendre compte des nuances infinies de la langue parlée). On se contente de comptabiliser les entrées et sorties de biens divers dans le cadre d’une gestion simple, même si elle commence à recourir aux outils écrits. Une petite partie de la population éprouve le besoin de garder trace de quelques mouvements économiques par des signes permanents, se distinguant en cela du comportement du reste des habitants : l’élite maîtrise un outil dont la plupart des citadins n’ont pas besoin. La ville sumérienne est au cœur d’un réseau de relations : c’est un centre économique lié à un arrière-pays avec lequel il entretient des relations multiples. A 900 km de là (à Habuba Kebira en Syrie, près d’Alep et de Mureybet), les Urukiens créèrent une nouvelle ville, sur les bords de l’Euphrate : c’est un parfait exemple d’un réseau urbain mis en place par les Urukiens dès le milieu du -IVè millénaire (mais qui ne vécut que 150 ans), au bénéfice de la Mésopotamie du Sud. Les Urukiens allaient chercher eux-mêmes les matériaux, en s’installant en Syrie du Nord sur des sites qui leur donnent accès aux gisements métallique d’Anatolie ou aux cèdres du Liban. Le désert de Syrie est une terre aride, peuplée de nomades qui n’ont d’autres ressources, en cas de sécheresse, que de se tourner vers les terres luxuriantes. L’organisation de défenses de ce côté du territoire est donc primordiale. Bien que facilité par la topographie, cette tâche nécessite la levée de fortifications et la création de patrouilles sur une assez longue bande. En effet, vu la nature du danger, des razzias, il fallait pouvoir stopper les pillards lors de leur avancée, et éventuellement les intercepter lors de leur retour. Une telle logistique étant lourde à porter, la solution fut l’implantation de colonies, chargées, en échange de terres, de la surveillance de la frontière. Les forteresses protégeaient les colons, les points d’eau, les routes commerciales, servaient de relais ou de villes administratives. Cette solution permettait de plus de résorber l’excédent

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de population résultant de la prospérité de territoires unifiés. Habuba Kariba était le plus grand établissement d’une série d’installations urukéennes dans la moyenne vallée de l’Euphrate. Ces établissements, à l’écart du cours majeur du fleuve pour les protéger des crues, permettait de contrôler et d’exploiter la vallée : on y cultivait surtout les terres basses, et celles du plateau quand les pluies le permettaient. Les établissements contrôlaient aussi la circulation des biens et des personnes le long du fleuve. L’agglomération d’origine (environ 6 ha) occupait une étroite bande de terrain sur l’ancienne terrasse du fleuve, entre le lit et le plateau désertique occidental. En une seconde phase, la ville s’entoura d’un rempart régulier (de 3 m d’épaisseurs et renforcé tous les 14 m par des bastions), implanté à l’ouest de la cité (donc pour se protéger des attaques venant du désert, pas des crues ou de navigateurs arrivant par le fleuve). Il s’agissait d’un ample projet, qui nécessitait une coordination des efforts. La ville recouvre alors une dizaine d’hectares. Enfin, en une dernière phase, elle atteint son extension maximum (22 ha) : en 150 ans, la surface de la ville n’a cessé de croître, de manière exponentielle puisqu’au terme de deux phase d’expansion la ville a presque quadruplé de surface. Un tel développement ne peut s’expliquer que par l’arrivée de vagues de colons successives, ce qui souligne l’ampleur de la colonisation urukienne de la région, surtout que cette ville-là n’était pas la seule colonie ni la plus importante. La phase 1 correspond à la fondation de la nouvelle colonie dans une région encore stable. Une fois le site fermement établi, celui-ci se développe normalement (à proximité des portes de la ville se regroupent des ateliers). La croissance urbaine de la phase 3, faisant illusion, correspond au déclin de l’activité régionale (en crise depuis la phase 2 avec la construction du rempart), annonçant l’abandon prochain de la ville et la fin de l’aventure coloniale urukienne. La croissance urbaine de la phase 3 avait été alimentée par le repli de la population rurale, voire même d’une colonie voisine, sur la ville. Sûrement à la suite de graves conflits avec les locaux ne voulant pas subir ce système nouveau car citadin (et tout ce que cela implique en terme politique et

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économique), le site est abandonné de manière totale et subit (mais calmement, pas déserté dans la hâte), il ne sera jamais réoccupé. La maison type de Habuba Kebira est à la croisée de deux traditions architecturales : issue du plan tripartite obeidien, elle marque pourtant une étape importante en direction de la maison urbaine sumérienne du -IIIè millénaire, centrée sur une cour intérieure, en adaptant l’habitat au milieu urbain. Beaucoup plus grande que les maisons obeidiennes du nord de la Mésopotamie (400 m2 et certaines atteignent 1 000 m2), elle marque le repliement de la maison sur elle-même, autour d’une cour intérieure, privée, et l’apparition d’espaces destinés à la réception de visiteurs, ce qui implique des comportements nouveaux, plus individualistes, en un mot, plus urbains. Avec Habuba Kebira, c’est la maison de ville que l’on voit naître. Dans la partie sud de la ville, sur une colline artificielle (tell), sont regroupés plusieurs bâtiments formant un ensemble, proche de celui d’Uruk. Une résidence tripartite, à l’est, borde une grande cour, il est flanqué d’un magasin renfermant des rangées de grandes jarres. Le long de la cour, à l’ouest, une autre résidence, un peu plus vaste que la première, est construite sur le même plan. Au sud de la cour se trouve un bâtiment de plan original. Enfin, au nord de cet ensemble, fut adjoint un quatrième édifice plus petit : les murs de la salle sont ornés de doubles niches très élaborées. L’ensemble monumental présente donc trois phases de développement, qui coïncident avec celles de la ville. Ces résidences, serrées les unes contre les autres, mis en évidence par la terrasses qui les supporte et leur permet de dominer les autres constructions, n’ont livré aucun matériel religieux. Ces édifices respectent le plan tripartite des maisons, mais les dimensions, les niches des murs, la terrasse sont là pour témoigner du statut spécial des occupants. L’ensemble de ces bâtiments disposés autour d’une cour correspond à la résidence du chef de la ville et aux salles nécessaires pour recevoir les chefs des grandes familles qui habitant la bourgade : les bourgeois (les notables du bourg) se rencontrent chez leur chef. Même si la cité est assez petite (avec environ 1 500 personnes à son apogée), elle est l’exemple le plus ancien d’une ville au sens strict du terme, car ce n’est pas le nombre de la population qui fait la ville, mais la structure sociale des habitants !

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On retrouve l’expansion de la civilisation d’Uruk, sur le long de l’Euphrate (en Syrie, au-delà de la frontière syro-turque), jusqu’aux sources du Tigre (dans le Taurus anatolien), mais aussi dans les confins iraniens (par-delà le Zagros, en bordure du désert central). Qu’allaient donc chercher si loin les Urukiens de la basse Mésopotamie ? Faut-il parler d’un « système-monde urukien » sur le modèle de la colonisation européenne du XIXè siècle, dans lequel des cités sud-mésopotamiennes auraient mis à contribution, voire exploité, des chefferies locales qui n’accéderont que plus tard au stade urbain ? Les populations urbaines, socialement plus développées, auraient-elles, en conséquence de l’urbanisation, éprouvé des besoins particuliers, par exemple en matières premières (si possible de luxe), dont des régions moins développées n’avaient que faire ? On a relevé à Habuba Kebira des objets de nature exotique (ou étrangère) : vases d’albâtres d’un type connu à Suse, des fusaïoles (nécessaire au tissage : il servait de poids au fuseau, permettait de maintenir la régularité de la rotation et empêchait la laine de tomber du fuseau pendant le filage) en pierre rouge originaire du Taurus, des jarres de type levantin, des vases anatoliens, des céramiques palestiniennes et même égyptiennes (l’art égyptien prédynastique de Nagada II-III, vers -3 300/-3 100, à la veille de la fondation de la monarchie, trahit des influences thématiques mésopotamiennes, alors que les Urukiens allaient y chercher de l’or dès -4 500). Est-ce suffisant pour faire de Habuba Kebira et des bourgades semblables des postes commerciaux fonctionnant au bénéfice des grandes cités mésopotamiennes ? Mais sinon comment expliquer ces créations de réseaux urukiens ? Et comment rendre compte de ce qui ressemble bien à un écroulement du système à la fin de l’Uruk récent ? Si l’économie-monde a précédé le capitalisme, il convient de se demander comment a pu fonctionner aussi tôt un système économique unissant plusieurs sociétés différentes, interdépendantes bien que d’un niveau de développement inégal, sur un espace d’échelle continentale. En théorie, il faut un ou plusieurs centres moteurs exprimant loin une demande en produits non disponibles sur place, des nœuds intermédiaires pour relayer ce trafic sur d’aussi longues distances et un

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système d’échange performant malgré l’absence de monnaie. Un système d’échange souple et efficace est en place depuis bien longtemps. Il s’agit de l’échange de dons que l’on appelle plus couramment l’économie des biens de prestige. Comme elle en précède largement la mise en place, l’économie des biens de prestige ne suffit pas pour que se forme une économie-monde précapitaliste. Celle-ci exige aussi une hiérarchie de partenaires ordonnés spatialement. Cette forme de centralisation politique, économique et démographique, basée sur la cité, a logiquement engendré un élargissement progressif de l’aire d’acquisition, non seulement pour la subsistance de ces concentrations humaines, mais aussi pour bien d’autres commodités plus sociales que strictement économiques : artistiques, architecturales, artisanales, etc. Les biens de prestige avaient modifié, par leur simple présence, l’organisation politique des autres communautés, plus ou moins civilisées. Elles renforcèrent leur coordination en se hiérarchisant afin de mieux tirer avantage de la demande : c’est une adaptation des formes locales à des conditions économiques créées par les centres urbains et intégrant un monde de plus en plus vaste. Certains de ces sites, créés de toutes pièces, sont de véritables colonies où des gens originaires du sud reproduisent le mode de vie qui leur est propre, à côté de populations locales bien moins développées (mais tant mieux pour elles). Les matériaux exotiques extraits ou échangés aux confins du réseau sont drainés vers ces centres de transit, puis convoyés vers les cités commanditaires, à travers une série de gîtes d’étape. Si l’investissement est aussi lourd, c’est que la forme de circulation à longue distance qui avait cours jusque-là, procédant de proche en proche au gré de multiples intermédiaires, n’autorisait ni la régularité, ni l’ampleur du flux dont les Urukiens ont « besoin ». L’ensemble du système est mis en place et entretenu (ce qui implique l’invention de la diplomatie interrégionale) par les élites des micro-états sudmésopotamiennes qui, seuls, ont l’autorité propre à mobiliser les énergies, les moyens d’organiser et de financer des projets d’une telle ampleur. Les notables qui tiennent les rennes du pouvoir sont en situation de monopole, et l’acquisition de produits exotiques ne dépend

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en rien de particuliers qui tenteraient leur chance au loin dans l’espoir de s’enrichir. La libre entreprise n’a pas encore été inventée, et l’on n’est pas dans une logique économique : les biens ainsi acheminés ne dégagent aucun profit, et d’ailleurs ne sont pas destinés à gagner l’ensemble du corps social. Leur diffusion dépend entièrement de l’élite qui contrôle à la fois leur approvisionnement et les spécialistes chargés d’assurer leur retraitement, ce qui permet d’éviter, ou au moins de retarder, l’usure des marques ostentatoires (qui tôt ou tard, sous une forme ou une autre, gagnent le grand public). La ville effectue ce qu’elle symbolise : outils de gestion nouveaux, dynamisme expansionniste, humanisation soudaine des représentations figurées (amenant les dieux à sa suite). En fin de période, des objets mobilisent l’image, principalement destinés à exalter le pouvoir seigneurial : le vassal, ou le fidèle, s’en remet à la foi et aux ordres de son souverain seigneur ou dieu, où il combattra pour lui et le suivra en tout. Au même moment, de vastes bâtiments émergent, parfois ornés de manière recherchée : l’art est devenu propagande, aux seules fins de pouvoir, non plus accessible au commun des mortels. A cette époque apparaissent définitivement des représentations humaines « enfin » réalistes : la révolution urbaine est une révolution humaniste en ce sens que l’humain, enfin reconnaissable (alors que la femme et son principe naturel reproducteur l’est plus ou moins depuis les Vénus préhistoriques de -35 000 environ, en Europe), s’assure dans le monde des représentations figurées la place éminente qu’il ne quittera plus et qu’aucune figurine néolithique n’avait occupée à ce degré. Sur ce point aussi cette époque marque une rupture. L’anthropomorphisme des représentations figurées permet l’avancée notable des conceptions religieuses. La charnière du -IVè au -IIIè millénaire est l’époque où s’élaborent les premières esquisses théologiques et où sont définies les premières figures divines. A l’intérieur des bâtiments résidentiels, des temples juxtaposés apparaissent également (et pour la première fois), pour matérialiser la présence divine et fournir ainsi une référence indiscutable (grand juge

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qui justifie et ordonne les actes du seigneur). Seigneurs régnants ou princes écartés de la succession, ils sont de la race des nobles, et nobles légitimes en raison de leurs qualités hors du commun. Honorés, glorifiés, riches et puissants. Ce sont ces seuls seigneurs qui sont comme des dieux. Et s’ils sont comme des dieux, c’est aussi que les dieux sont comme des seigneurs. Eux aussi sont honorés, glorifiés, tout comme le sont les rois, puissants mais plus que les seigneurs. L’existence de pratiques spirituelles est attestée depuis les débuts de la sédentarisation. Mais le temple, tel qu’on le connaît en Mésopotamie à l’époque historique, n’émerge qu’à Eridu (puis Uruk) dans le courant du -Vè millénaire. Il y eut certes des lieux de culte auparavant, mais, sous sa forme construite, le temple apparaît comme un phénomène strictement lié à la cité. Le temple est le lieu où le dieu a choisi d’habiter et où se réalise le service que les humains lui doivent, puisque tel est le destin de l’humanité. Composé d’un podium (emplacement du trône divin), d’une table ou autel d’offrande et d’une porte d’accès (ou vestibule) qui assure la relation entre le lieu sacré et l’extérieur profane, cette organisation ternaire implique une progression du profane vers le sacré qui, en guidant le service du dieu, symbolise la démarche humaine vers l’absolu. Le temple est donc davantage un lieu de vie qu’un lieu d’adoration. Ainsi, même si il existe plusieurs degrés de complexité et de mode de construction, pour partie signes d’une certaine évolution de l’importance spatiale du temple au sein même de la cité, cela ne modifie en rien le principe de base du culte, ni les constituants fondamentaux du temple tels qu’ils étaient établis dès l’origine. Les prêtres ne jouent qu’un rôle politique subalterne ou indirect. La séparation du palais et du temple est une règle d’or : ou bien ils sont séparés et relativement éloignés l’un de l’autre, ou bien ils sont juxtaposés, mais jamais ils ne se mélangent ! Le pouvoir temporel s’exerçait depuis le Néolithique dans les villages, puis dans les bourgs, et n’a certainement subi aucune éclipse. La maison tripartite, élaborée dès l’origine du Néolithique et que l’on retrouve partout dans le ProcheOrient, est la maison commune du chef et de son clan. Le principe en est simple : au rez-de-chaussée les réserves et les communs, éventuellement les ateliers, à l’étage l’habitat et le séjour des humains. A l’époque d’Uruk, le mode tripartite reste en usage, mais il

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s’agrandit considérablement et donne naissance à des ensembles de grandes dimensions auxquels s’ajoutent parfois des dépendances. C’est seulement durant la génération des palais de l’époque amorrite (vers -2 000 à -1 600) que la présence d’une salle du trône s’impose, après de nombreuses complexifications de l’architecture. Contrairement aux premières théories, temples et palais ont chacun pour leur part poursuivi une route autonome dès le début et tout au long de l’histoire syromésopotamienne. Il n’y avait pas de confusion des pouvoirs, malgré la tentative de divinisation du personnage royal à l’époque d’Akkad et dans les siècles qui ont suivi, mais elle montre clairement que la tentation d’une divinisation du pouvoir royal, toujours sous-jacente, était contenue dans les premières institutions. Dans la nature sacerdotale de la royauté assyrienne, le roi, grand prêtre du dieu Assur, ne pouvait prendre la place du dieu ! Les prêtres jouaient-ils un rôle économique en gérant de grands domaines qui servaient à assurer le culte et l’entretien du clergé ? Ce rôle était essentiel : il existait des centres administratifs liés aux temples, parfaitement organisés. La tâche dont est investie l’humanité, selon les anciens Mésopotamiens, est de faire durer le monde. Elle s’en acquitte principalement par ses actes de dévotion, lesquels, pour être efficaces, nécessitent un personnel stable. Celui-ci exerce sa compétence dans des temples qui sont autant de grands complexes économiques et dans lesquels les dieux demeurent en maîtres. On entendra donc par clergé non pas les seuls agents du culte mais aussi tous les agents administratifs et domestiques. La plus haute fonction cultuelle est détenue par un grand prêtre lorsqu’il s’agit d’une déesse, une grande prêtresse dans le cas d’un dieu. Les activités de certains membres du clergé sont associées à la sphère du savoir et de l’écriture. Elles exigent donc, contrairement aux autres, des connaissances approfondies. La transmission du savoir est donc l’une des préoccupations de ces sages et théologiens et l’enseignement des scribes est très largement le fait du clergé, généralement à leur domicile. Quant au statut des personnes, on retient le principe de l’hérédité des charges, les mêmes fonctions restant fréquemment l’apanage d’une

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même famille pendant des générations (histoire d’apaiser les tensions : les familles dépossédées du pouvoir politique ont en compensation le pouvoir religieux, équivalent voire éventuellement supérieur, car si on n’apprécie pas le roi, on aime toujours les dieux). Le roi se consacre à l’accomplissement d’un certain nombre de rituels qui lui sont réservés. Il prend l’initiative de fonder les temples. Les divinités mésopotamiennes demandent à être nourries, abreuvées, baignées, parfumées, habillées, promenées et distraites, le culte qui leur était rendu ressemblant à un service royal. L’époque proto-urbaine (-3 700 à -2 900) constitue un tournant majeur de l’Histoire. L’émergence de la civilisation urbaine au -IVè millénaire s’accompagne d’une complexité croissante des liens sociaux et d’une transformation de l’exercice du pouvoir. Ces époques du -IVè et -IIIè millénaire voient donc la mise en place des principaux fondements de l’idéologie royale orientale, où la dialectique qui s’instaure entre les mondes terrestres et divins passe par la personnalité du souverain. Dès l’époque proto-urbaine, la royauté contient les germes de la divinisation, lesquels vont s’affirmer avec l’empire d’Akkad, puis tout au long des deux millénaires qui suivent. Mais, si la divinisation du souverain fut acquise à certaines époques, elle ne le conduisit jamais à ce que la nature du roi ne changeât : le roi, un mortel, demeure un intermédiaire entre deux mondes, ce que confirment à la fois les titulatures, les images et les rites. Deux mondes bien définis, celui des dieux et celui des rois, coexistent dans la cité (pas de pouvoir religieux dominé par des prêtres ou des « rois-prêtres », encore moins de démocratie primitive). Une attitude humaine envers les dieux prend pour modèle un rapport social entre les humains et dont les puissances surnaturelles étaient tout d’abord totalement absentes. Les dieux sont à la fois pareils et supérieurs à nous : les divinités ont donc été imaginées comme un reflet surexalté du pouvoir politique. Ainsi, pour se les figurer, on eu recours au visage, non des humains du commun, mais des spécimens les plus excellents et les plus accomplis pris dans la classe des tenants du pouvoir politique. Et cette conception a dû évoluer parallèlement à

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l’évolution du pouvoir politique. Les héros, les seigneurs, sont « des dieux parmi les humains ». Ce ne sont ni des demi-dieux, ni des dieux qui seraient descendus parmi les humains. Ce sont des humains, mais qui sont comme des dieux parmi les humains : ils sont incomparablement supérieurs au commun des mortels. Ce commun, ce sont tous ceux qui se battent aux côtés des héros, qui vont à pied, tandis que les héros vont en char, et qui meurent par centaines, sans que l’on en parle, sans que l’on décline leur identité, tandis que chaque combat se centre sur le héros qui annonce longuement ses titres de gloire avant d’affronter un adversaire à sa hauteur, un autre héros. Bientôt les textes permettront d’entrevoir l’existence de divinités conçues elles-mêmes à l’image de l’humain (idéalisée, mais naturelle dans ses contradictions : les dieux sont autant Amour/Paix que haine/guerre, comme les humains/animaux). Avec l’écriture et par conséquent du temps historique, c’est le temps de l’humain qui apparaît. Ces « avancées » se feront sentir, à des degrés divers, sur l’ensemble de l’Orient. Si la plupart des traits évoqués étaient en gestation, comme toujours, dans les époques antérieures, leur fusion assez subite fait de cette époque une étape cruciale du développement du monde oriental. Les micro-états urukiens, par leur prospérité, par leur exubérance, représentent l’apogée de la civilisation mésopotamienne, et servent de modèle aux cultures qu’elles côtoient. En dépit de leurs conflits, ces micro-états étaient liés entre eux par un sens profond de leur unité culturelle, matérialisée par l’usage de l’écriture et par une langue, le sumérien. Ainsi, il existait vers -3 000 un sceau sur lequel étaient gravés les symboles des principales villes, expression d’une ligue qui contrôlait la circulation de certains produits. Par-delà l’appartenance à une communauté politique, les Sumériens conçurent une vision ethnocentrique du monde, nourrie par un sens marqué de leur identité (eux qui n’étaient pas « chez eux », entourés qu’ils étaient de Sémites) et par l’idée que le reste du monde était destiné par les dieux à ravitailler leurs cités. Les micro-états du -IVè millénaire sont florissants, mais leur dynamisme même fini par rendre leurs intérêts antagonistes, tant dans la

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plaine alluviale que dans leurs réseaux lointains. Les colons syriens sont rappelés par leurs cités-mères, soucieuse de regrouper leurs forces pour s’entre-déchirer. C’est le début d’une longue phase de conflit, marquée par le recul momentané de l’influence sudmésopotamienne sur les régions avoisinantes, où les particularismes locaux réapparaissent et se renforcent. Les micro-états sémites (et non sumériens qui se font des guerres à outrance), depuis Kish au sud jusqu’aux grands sites de la Diyala à l’est, créent des forteresses pour garder la route qui leur permet d’obtenir du cuivre du plateau iranien, et reprennent à leur compte des contacts avec la Mésopotamie du Nord. En Syrie du Nord, comme sur le plateau iranien, l’échange suscite des mécanismes d’évolution secondaire, en ce sens que les communautés locales se regroupent et s’organisent pour tirer partie de la demande mésopotamienne (et des autres). Dans le domaine de l’écriture naissante, les tablettes « proto-élamites » correspondent à ce même stade du processus de développement de l’écriture que représentent, en basse Mésopotamie, les tablettes « proto-sumériennes », avec cette différence que, en Iran, les tablettes se rencontrent déjà sur l’ensemble du plateau (ce serait donc là qu’il faudrait voir la naissance de l’écriture). En somme, le développement culturel du plateau iranien n’est ni en retard ni tributaire de celui de la basse Mésopotamie, ce serait même plutôt le contraire (dans une certaine mesure). Les sites périphériques qui se constituent ou s’amplifient alors servent d’intermédiaires (sur la route des métaux précieux d’Anatolie, celle du lapis-lazuli d’Afghanistan), mais peuvent à l’occasion développer leur propre production, comme celle des vases en pierre du plateau iranien. Celle-ci est d’abord destinée à l’exportation, mais, parce qu’elle est valorisée, et parce que les communautés impliquées dans l’échange tendent à se hiérarchiser, les mêmes objets en viennent à être consommés localement. Au début du -IIIè millénaire (vers -3 000), la disparition des « colonies » urukiennes le long de l’Euphrate et du Tigre et la réorientation de la Susiane vers les hauts plateaux iraniens (plutôt que

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vers la Mésopotamie du Sud) ne sont en rien une crise de la ville. Au contraire, la Mésopotamie est entrée définitivement dans le monde des cités. Les pays voisins y entreront à leur tour et à leur rythme, à commencer par la Syrie voisine. Peu à peu se met en place le monde des micro-états, dont Uruk était la préfiguration. En ne parlant que de l’Orient, l’époque d’Uruk, entre Préhistoire et Histoire, est une phase fondatrice dont les ébranlements se firent sentir loin. Des micro-états aux royaumes, puis à l’empire Au niveau de l’Egypte, deux pôles distincts se développent pendant la première moitié du -IVè millénaire : au nord, les cultures de BasseEgypte, très faiblement hiérarchisées, où les nécropoles font figure de parent pauvre ; au sud, la culture de Nagada, avec une population marquée par des inégalités sociales, et leurs nécropoles qui déploient sur les rives du Nil leurs richesses opulentes. A une néolithisation tardive de la vallée du Nil, succède en moins d’un millénaire une mutation extrêmement rapide des sociétés nilotiques qui inventent leurs élites et conduisent vers la civilisation des pharaons. Parler de Nagada, c’est évoquer l’Egypte du -IVè millénaire, mais dire de la civilisation égyptienne qu’elle est nagadienne, c’est-à-dire originaire du Sud, ce serait oublier que les espèces domestiques adoptées dans la vallée viennent d’Orient (sauf le bœuf), ce serait ne pas prendre en compte le rôle joué par les cultures de la Basse-Egypte dans la construction de la pensée égyptienne du -IIIè millénaire naissant. Concernant les cultures de Basse-Egypte, Bouto et Maadi, contemporains de Nagada I (-3 800) en Haute-Egypte, sont les sites les plus anciens. Ces localités sont en relation plus étroite avec le Levant qu’avec la Haute-Egypte, leur origine venant indubitablement d’une tradition locale : cette culture s’étend depuis le delta et la partie nord de la vallée du Nil, en direction du Fayoum, voire jusqu’en MoyenneEgypte. A Bouto, outre les traces d’agriculture et d’élevage qui constituaient la majeure partie de l’économie de subsistance, on trouvait quelques chiens, mais surtout des ânes, première trace de cet animal en

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Egypte, utilisés comme moyen de transport et non pas simplement pour la consommation (ailleurs, le premier animal affectée à cette tâche, le cheval, est domestiqué vers la même période, en Europe de l’Est). Cette découverte confirme toute l’importance du commerce pour les habitants du delta à cette époque : les arêtes de poissons nilotiques retrouvées sur les sites de Palestine méridionale mettent en évidence l’exportation de denrées depuis la Basse-Egypte vers le Levant. A Maadi, des habitations à demi enterrées s’apparentent aux abris chalcolithiques semi-souterrains de la région de Beersheba, au sud de la Palestine. Ces structures ont été réalisées par de nouveaux arrivants levantins, établis temporairement à Maadi : en effet, il y a un regroupement de ce type d’aménagements ainsi que de nombreux puits et des pithoi enterrés (grands vases de stockage), au caractère clairement économique. La Palestine est le lieu d’origine d’un grand groupe de vases à pied, à bec, utilisés comme emballage des produits importés, tels que l’huile d’olive ou le vin. Cette culture de Basse-Egypte pratiquait également le brassage de bière, dans des cuves et brasseries spécialement aménagées à cet effet. Preuve des contacts avec la Haute-Egypte, des céramiques importées de cette provenance ont été collectés dans les brasseries. Le cuivre semble être d’une importance particulière à Maadi. Il n’y a pas que des éléments de parure, mais aussi des outils. Les cultures plus anciennes du nord de l’Egypte ne connaissaient pas du tout ce matériau (contrairement à celles du sud). Son apparition soudaine et sa relative abondance ainsi que des techniques de production très avancées posent de nombreuses questions. Dans la Palestine voisine, à la même époque, les haches en pierre polie disparaissent presque complètement, et sont remplacées par des outils en cuivre. Pour autant, les sources d’approvisionnement des habitants de Maadi se trouvaient dans le Ouadi Arabah, au Sinaï, et ce progrès technique à Maadi ne reflète pas exclusivement une influence palestinienne et une forte symbiose entre les deux régions. Par contre, des objets suggèrent des relations plus étroites entre la population de Basse-Egypte et les communautés levantines. Ainsi, le cuivre et ses techniques ont été diffusés grâce à ces

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contacts commerciaux, mais les formes d’outils étaient une invention originale des habitants du Delta. Le commerce (notamment avec le Levant et la Haute-Egypte) avait donc un rôle important pour les habitants du Delta, même si l’intensité des échanges était faible (alors que les imitations de la céramique nagadienne témoignent d’une certaine popularité de ces modèles). En Moyenne-Egypte, sur une région de près de 250 km le long du Nil, il n’y a presque pas de lieu d’habitation, ce qui pouvait limiter les contacts entre le Nord et le Sud. Il était plus facile aux Nagadiens d’établir des contacts avec les habitants de l’actuelle Nubie ou du Désert oriental, à distances plus courtes et avec des marchandises plus attractives. En outre, les habitants de la vallée du Nil à l’époque badarienne devaient déjà avoir lié des relations fréquentes. Les rares importations en provenance du Sinaï, de Canaan ou du Delta lui-même, pouvaient être transportées plus rapidement en traversant le désert oriental, depuis les rivages de la mer Rouge, que le long du Nil. Ainsi, les populations du Nord dépensèrent la plus grande part de leur énergie dans les contacts avec le Levant pour importer : poteries, vases en basalte, cuivre, rognons de silex et lames cananéennes, coquillages de la mer Rouge, pigments, résines, huiles, bois de cèdre, bitume. En retour, de la poterie, des vases en pierre, des objets en silex, des coquillages du Nil et du poisson étaient exportés, ainsi que du porc. La route commerciale courait du delta central à travers le Sinaï septentrional jusqu’au sud de la Palestine. Cependant, au fur et à mesure, la quantité d’importations du Sud s’accroît visiblement à la fin des cultures de la Basse-Egypte, la culture nagadienne s’étendant de manière lente et pacifique jusqu’au delta. La poterie du sud commence à dominer au moment même où s’introduisent les constructions faites de briques crues, où la plus grande d’entre elles indique la résidence d’un personnage impliqué dans le commerce palestinien. Les défunts étaient inhumés dans des cimetières distincts des habitats, bien que l’on trouve à Maadi des ossements humains dispersés sur toute la zone d’habitation et que cela puisse suggérer des pratiques

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liées à un groupe de défunts particuliers (qui prennent alors possession symboliquement de tout le village en tant que grands Ancêtres qui veillent au grain). Alors que, contrairement aux cultures du Sud, ici au Nord les tombes sont modestes en mobilier funéraire, il existe un grand nombre de tombes d’animaux (chèvres – tombes les plus riches –, chiens – aucun traitement exceptionnel –, et moutons, groupés dans le secteur le plus ancien du cimetière). Dans la phase ancienne, il n’y a pas d’architecture funéraire et les défunts sont inhumés sans aucune règle. Dans la phase plus récente, les têtes des défunts sont orientées au sud, le visage vers l’Est (direction du lever du soleil, « ressuscitant » du royaume obscur des morts) : cette pratique est en contradiction flagrante avec celle de Haute-Egypte où les défunts sont orientés vers l’Ouest (direction du coucher du soleil, plongeant dans le royaume des morts). Les humains installés au Sud sur les rives du Nil, regroupent leurs habitations sur des hauteurs pour échapper à la crue du fleuve. Le limon déposé alors par les flots rend la terre très fertile. Mais comment, après la décrue, régler l’attribution à chacun des terres qu’il pourra cultiver ? Et comment organiser la gestion collective du drainage des terres, les retenues d’eau, l’irrigation ? Grâce à la mise en place d’un pouvoir fort, qui s’approprie toutes les terres, organise et redistribue la production. Ce chef s’entoure d’une élite, une administration capable d’arpenter les champs quand l’eau s’est retirée puis de calculer les répartitions. Les premières cités naissent de cette nécessité d’organisation. D’abord appliqué à l’agriculture, ce communisme autoritaire s’étendra à tous les secteurs : commerce, artisanat, construction. Le pouvoir absolu du futur pharaon est en germe. C’est bien dans ces communautés de Haute-Egypte que se sont développées très tôt des inégalités sociales, phénomènes propres à générer des formes sociales plus complexes au sein desquelles un ou plusieurs individus sont amenés à exercer un pouvoir sur un ou plusieurs groupes. Or, l’état archaïque qui émerge au début du -IIIè millénaire

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s’inscrit dans une relation étroite entre les élites, les biens de prestige, l’artisanat spécialisé et les échanges à longues distances, ce qui a pour conséquence une compétitivité accrue et l’expansion territoriale. Cet état est fondé sur une royauté sacrée dont les racines plongent au cœur même des cultures nagadiennes. A Nagada, à une vingtaine de kilomètres au nord de Louxor, des milliers de tombes ne rappellent en rien les traditions pharaoniques : de simples fosses où les défunts ont été enterrés en position fœtale, accompagnés de vases rouges à bord noir et de poteries décorées. A partir de -3 800, la première culture de Nagada annonce une stratification toujours plus marquée de la société égyptienne : des offrandes funéraires témoignent d’une société capable de production luxueuse, manifestement réservée à certains. Le désert ne leur était pas inconnu, notamment le désert oriental, entre Nil et mer Rouge, qu’ils traversaient en quête de coquillages marins et dont ils exploitèrent très tôt les richesses pétrographiques : la grauwacke (pierre gris foncé, aux cristaux très fins et brillants, était exploitée dans le désert oriental de la vallée du Nil) pour les palettes à fard, la stéatite pour les perles, la malachite broyée pour obtenir le fard vert. Vers -3 800, l’aire occupée s’agrandit vers le sud et gagne toutes les régions traversées par le Nil, jusqu’à la première cataracte. Nous sommes alors au cœur de la culture et de la période nagadiennes : tout au long du Nil s’échelonnent en véritable chapelet des petits villages, où l’on pêche, l’on élève des bœufs, des chèvres, des moutons et des porcs, où l’on chasse encore, mais où l’agriculture marque une nette avancée, comme l’atteste l’importance croissante des silos enterrés. La diversité des modes d’inhumations s’accentue : peu à peu, un fossé se creuse entre des sépultures de plus en plus grandes, où le matériel s’accumule tout à la fois en nombre et en quantité. On repère, à travers leurs tombes, les élites des villages, ces notables qui, parfois à l’écart du commun, n’ont pas rechigné à la dépense et ont payé au prix fort la cérémonie funéraire. Mais c’est dans les premières cités, telle la « Cité du Faucon », à Hiérakonpolis, dans les premiers haut lieux de ce qui peut correspondre

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à une aristocratie naissante, que l’on rencontre les marques les plus évidentes d’inégalité sociale : dans des tombes à présent maçonnées de briques crues et compartimentées, les pots de stockage s’entassent par dizaines, voire par centaines, à côté de la vaisselle de qualité, des armes, des bijoux, des métaux précieux et des pierres venues de contrées lointaines. L’agriculture, et particulièrement la céréalière, domine à présent l’économie, fixant davantage au sol les tout premiers fellahs (paysan, laboureur : travailleur agricole du Moyen-Orient, en Égypte et en Syrie en particulier) de l’Antiquité. Hiérakonpolis a joué un rôle éminent bien avant l’époque prédynastique. Occupé sans interruption depuis la période badarienne (vers -4 500), le site a connu une histoire mouvementée. Son apogée se situe vers -3 800/-3 500, au moment où la localité ne se limitait pas seulement à la plaine d’inondation, mais au contraire jusqu’à l’actuelle limite désertique, où se trouvait le plus grand établissement que l’Egypte prédynastique ait connu (plus de 2,5 km le long de la bordure du désert, remontant sur près de 3,5 km dans le grand ouadi qui divise le site), avec ses habitations, cimetières, zones artisanales, centres cultuels. Les premiers témoignages d’urbanisation dans la vallée du Nil sont contemporains du début de l’unification des principautés qui sont à l’origine de l’état égyptien. Vers -3 700, Hiérakonpolis a été l’un, voire même le seul, des plus grands foyers urbains des bords du Nil : un centre régional de pouvoir et la capitale d’un futur royaume. Auparavant, les agglomérations du -Vè ou du -IVè millénaire ne comportent pas les caractéristiques de véritables villes. Ainsi, Mérimdé, qui couvrait 24 ha, était essentiellement formée de huttes ovales espacées. Peu à peu, des quartiers spécialisés, réservés par exemple au stockage des céréales, commencent à rendre compte d’une gestion communautaire des biens de production et de consommation. La « palette des villes », découverte à Hiérakonpolis et contemporaine de la fin de cette période de transition, est considérée comme un témoignage de la volonté politique d’urbanisation des souverains de la dynastie « 0 » qui précède immédiatement la réunion du Sud et du Nord en un seul pays. L’émergence de l’état contribue

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considérablement à la constitution de véritables villes pourvues d’édifices importants, aux quartiers bien différenciés, et dotées d’enceintes. Le site de Hiérakonpolis, en Haute-Egypte, permet de suivre cette évolution rapide du village à la ville. Celle-ci se manifeste par le regroupement progressif de l’habitat dans la plaine alluviale de la vallée du Nil au détriment des collines (qui subissent une nette désertification), mais également par l’apparition d’une architecture monumentale palatiale, défensive, religieuse et funéraire en brique crue. Les nécropoles de certaines de ces villes renferment des cimetières royaux dont les superstructures monumentales sont destinées à les distinguer et à souligner ainsi le caractère divin de la monarchie. Ces nouveaux chantiers de construction nécessitent une main-d’œuvre croissante, qui a provoqué un exil rural. Des témoignages de rezzou (razzias), destinés à compenser une main-d’œuvre insuffisante, existent dès l’époque thinite (Iè et IIè dynastie). Des ateliers, des maîtres, des élèves. Seule une société fortement structurée, déjà hiérarchisée, pouvait soutenir l’existence de tels groupes, car les artisans de l’Egypte n’étaient pas fondamentalement plus habiles que les autres, ils répondaient à une demande, à des commandes d’aristocrates capables d’élaborer des règles, de monopoliser les produits, d’acheminer les matières premières, de s’attacher les services des « meilleurs en leur art ». Ce n’est pas un hasard si les plus grandes œuvres sont issues des ateliers royaux. L’émergence puis l’essor pris par les artisans sont ainsi étroitement liés au pouvoir. Parce qu’ils possédaient la faculté de modeler la matière, parce qu’ils pouvaient élaborer les objets capables de refléter le prestige et le rôle social de ceux qui les avaient commandés, les artisans sont devenus indispensables aux humains de pouvoir, puis humains de pouvoir eux-mêmes. Artisans ou artistes ? L’objet issu de la main humaine ne devient « œuvre d’art » que par rapport et en fonction du contexte social de celui qui la définit comme tel. Ainsi, l’art est un phénomène social plus qu’individuel. Si l’on se limite au sens restreint que l’Occident donne au mot « art », il n’existe ni en Egypte ni dans aucune société

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traditionnelle. Toutefois, la maîtrise de la matière (le savoir-faire) est reconnue, établie et honorée, non parce qu’elle produit du « beau », mais parce que celui-ci représente le groupe social qui le contrôle. Le clivage pourrait s’opérer à ce niveau : l’artisan produisant des biens de consommation (paniers, pots à cuire, outillage de base), le « spécialiste » étant producteur idéologique. Et la frontière entre les deux, d’inexistante à subtile au départ, s’est dessinée de plus en plus nette au fur et à mesure que prenait son envol une élite politique, qui légitimait et justifiait son pouvoir par la possession de ces objets symboliques. La fabrication de céramique a été une activité grandissante au cours de la période prédynastique. Il existe un changement plutôt rapide des poteries, depuis les productions domestiques des périodes les plus anciennes, jusqu’aux productions de masse, plus récentes, réalisées à l’apogée du développement de la ville. Si les capacités et les investissements technologiques étaient assez réduits pour ces productions, les compétences requises étaient totalement différentes pour obtenir ces vases rouges à bord noir, l’une des céramiques les plus fines produites en Egypte, très difficile à fabriquer. Les fours employés pour cuire ce type de poterie étaient situés très loin dans les falaises pour garder leur mode de fabrication secret. En effet, une grande habileté était nécessaire pour monter, sécher et cuire ces vases élégants aux parois fines, et cette maîtrise (autant que son usage) n’était pas l’apanage de tous. Le double phénomène d’accumulation et d’ostentation caractérise le milieu du -IVè millénaire (-3 600), quand, trop à l’étroit dans leurs 500 km de vallée, les Nagadiens s’étendirent au nord jusqu’aux marges de la Palestine, et au sud jusqu’à la seconde cataracte. C’est en effet à un phénomène d’expansion et d’unification culturelles qu’on assiste alors, un phénomène qui submerge tout le tronçon égyptien de la vallée du Nil. On parla de guerre de conquête des princes du Sud, guerre qui aurait abouti à la conquête du Nord par le Sud et dont la Palette de Narmer glorifierait la victoire ultime. Si les traits culturels de Nagada marquent en effet le pas sur ceux qui caractérisent les cultures de la Basse-Egypte vers -3 500, les modalités du processus et les phénomènes

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d’acculturation sont évidemment plus compliqués qu’il n’y paraît. Néanmoins, on peut considérer que, tout comme sa voisine et contemporaine Uruk, en Mésopotamie, Nagada est expansionniste « par nécessité » : pour assurer leur prestige, pour faire face aux besoins que leur statut impose, il convient que les élites nagadiennes s’assurent l’accès aux ressources essentielles. Le long du Nil, des chefferies s’établissent qui commerce entre elles, s’affrontent, s’allient. Le fleuve est l’unique axe d’extension pour les cités les plus actives. Pour gagner un meilleur accès aux ressources naturelles, un roitelet attaque la ville voisine et progresse de quelques kilomètres le long du Nil. Et ainsi de suite. On peut comparer ce processus de concentration à une partie de Monopoly : chacun profite d’opportunités (bonne récolte, bénéfices commerciaux, découverte de nouvelles ressources, etc.) pour pousser plus loin son avantage. Comme dans le jeu de société, tout gain de territoire équivaut à un nouvel avantage compétitif. La gestion même du fleuve devient plus efficace lorsqu’elle s’applique sur un tronçon plus long de la vallée. Hiérakonpolis, profitant de sa position de verrou vers le sud du pays, a progressivement conquis et dominé ses rivales : la « cité du Faucon » répand le culte d’Horus d’un bout à l’autre de la vallée et ses seigneurs ouvrent la voie des premiers pharaons. La conquête de la vallée permet aux premiers seigneurs de contrôler la Route d’Horus. Cette voie commerciale qui suivait le Nil, voyait transiter le cuivre du Sinaï, les vins, huiles et résines d’Orient, l’ivoire, l’or, les peaux et les éléments d’autruches (plumes, coquilles d’œuf) de Nubie. C’est l’époque où se développe un artisanat de haut niveau impliquant des ateliers, des maîtres, des élèves et des gens assez puissants et riches pour les entretenir : c’est bien de pouvoir dont il s’agit ici ! Acheminer la matière première en toute sécurité jusqu’aux lieux de transformation, s’assurer les services des meilleurs artisans, les libérer de toute contrainte (notamment la production alimentaire), afin qu’ils puissent donner le meilleur au seul profit d’une personne ou d’un groupe, tout cela implique la mise en place de rouages, de structures à caractères administratif : tout cela indique l’émergence d’un pouvoir politique !

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Parmi tous les fours (quinze ensembles), certains étaient associés à une autre activité artisanale de Hiérakonpolis que la céramique : la bière. Huit grandes cuves en céramique constituent les plus anciennes traces d’une production de bière à cette échelle en Egypte. D’une capacité de plus de 1 000 litres de bière par jour, le dispositif pouvait fournir leur ration quotidienne à plus de 500 personnes. L’existence de cette brasserie (plus une, peut-être davantage consacrée aux libations – offrandes liquides – pour les morts) suggère que la prééminence de Hiérakonpolis peut provenir d’une organisation de type « économie de redistribution » connue à l’époque pharaonique, dans laquelle les productions agricoles étaient centralisées puis redistribuées, sous forme de salaire. Comme toutes les civilisations anciennes, la civilisation égyptienne est agricole. L’introduction de l’agriculture en Egypte est relativement tardive, compare aux régions voisines du Proche-Orient. L’adoption, entre le -VIè et le Vè millénaire, des espèces domestiques venues du Proche-Orient (blé, orge) s’est d’abord opérée comme un complément, un appoint aux ressources habituelles de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Ce n’est que vers -3 500 que l’agriculture s’impose comme base de l’économie dans des groupes sociaux fortement structurés, déjà hiérarchisés, en marche vers l’état. Ce contrôle d’approvisionnement en nourriture est une étape clé dans le processus de concentration du pouvoir aux mains d’un petit groupe, et il n’y a pas de meilleure façon de consolider ce pouvoir qu’en faisant appel aux dieux. La vie même du pays dépendait des « respirations » du grand fleuve qui le constitue et dont les débordements, de juillet à octobre, permettaient à la végétation de croître au milieu du désert. De tout temps et en tout point de la planète, les cycles de la Nature, très vite liés aux mouvements des astres, ont exercé sur les groupes humains une fascination, située au fondement de toute pensée, de toute science. Mais peut-être ici plus qu’ailleurs, dans cette étroite vallée, au carrefour de l’Asie et de l’Afrique, le renouveau végétal, surgi du limon imbibé du lent retrait des eaux, a marqué plus profondément la représentation que les humains se sont faits du monde et d’eux-mêmes. Le rôle central du

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mythe d’Osiris, dieu de la végétation, de l’éternelle naissance, de l’agriculture et du pouvoir royal, est là pour le prouver. Interférer sur les forces naturelles, les détourner en quelque sorte à son profit, ne peut être que l’œuvre d’un dieu, et Osiris ouvrira aux humains la voie de la domestication et de la royauté. La domestication des végétaux et des animaux participe de la même mise en ordre que celle des êtres humains, du même équilibre essentiel et précaire. Ainsi, les humains se sont-ils insérés dans les grands cycles de la Nature, dont ils ont commencé, imperceptiblement, à modifier les règles. La responsabilité du chef ne se situe alors plus dans sa valeur propre (chef de chasse), mais dans sa capacité à intercéder entre les humains et les puissances divines : il devient le garant indispensable de l’inondation et du succès des récoltes. Outre le dieu local d’Hiérakonpolis, le faucon Horus, intimement lié à la royauté divine, les premiers rois d’Egypte avait un intérêt particulier pour la localité. La palette de Narmer, icône de la naissance de la civilisation égyptienne, représente une bataille décisive de la guerre d’unification (et non de conquête puisque l’influence du sud était déjà omniprésente dans le nord depuis peu) qui opposa la Haute et la Basse Egypte, menée par Narmer, roi de la Ière dynastie vers -3 100. Les Âmes de Nekhen, dieux à tête de chacal, honorés comme les compagnons du pharaon régnant, étaient généralement considérés comme les représentants des rois défunts de la Haute-Egypte, dont la capitale avant l’unification était Hiérakonpolis. La preuve la plus évidente du rôle si important joué par la localité au cours de la période prédynastique se trouve dans les dimensions et la complexité des vestiges qui couvrent ce site immense. Un complexe cérémonial impressionnant, l’un des plus anciens temples d’Egypte, dominait le centre de la ville prédynastique : une grande cour ovale, située devant un sanctuaire monumentale, était entourée d’un mur de 40 m de long. On utilisait dans le temple des vases aux formes singulières : un type de jarre noire lissée, en forme d’œuf, et un type de bouteille, rouge mat. Le contraste entre les surfaces rouge terne et noir brillant avait une certaine signification, et l’on peut y voir une association avec

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l’événement le plus important de l’année, la crue du Nil : les bouteilles rouges symbolisent la terre rouge et sèche avant l’inondation, les œufs (symbole suprême de fécondité) noirs représentent le résultat espéré, la renaissance d’un pays humide et noir ! Avec une inondation du Nil sur six tantôt trop haute tantôt trop basse, et une fertilité des sols reposant uniquement sur elle, la crue est aussi l’événement le plus chaotique de tous les temps. Le contrôle symbolique de ce chaos naturel est représenté par des animaux sauvages et dangereux (crocodiles, hippopotames, gazelles et chèvres sauvages) spécialement capturés pour des sacrifices censés faire plaisir aux dieux et éviter les catastrophes. Une poterie du temple illustre le thème de la fertilité et du pouvoir. Sur l’un des côtés se trouve une image de Bat, la déesse de la fertilité, tandis que le revers montre une femme stylisée tenue captive par un symbole ancien de l’autorité royale, la tête de taureau sur un poteau. Le temple proclame et renforce l’autorité du roi. Dans le royaume égyptien, les souverains avaient un rôle religieux, supposé déterminant, dans l’obtention de belles récoltes. D’autant plus, que les élites sociales (d’où le roi tenait une partie de sa légitimité, du moins de ses fidélités étatiques) étaient les seules à posséder des terres agricoles et que le financement du pouvoir politique reposait principalement sur les tributs/impôts. La propriété de la ressource la plus vitale, la terre, donc ses fruits, était monopolisée par les potentats nobles. Un contrôle effectif apparaît, également, dans le domaine des matériaux rares et des biens de prestige (mais son poids économique demeurait forcément limité). Le contrôle des ressources était donc autant « terre à terre » qu’ « éthéré » (purement symbolique) : le pouvoir royal relevait de ces deux dimensions fondamentales à la fois, matérielles et idéelles. L’ordre social établi s’exprimait également par le biais des tombes. En effet, Hiérakonpolis est l’un des rares sites où l’on a des cimetières distincts, représentant plusieurs classes de la société. On y voit notamment, pour certains, une préoccupation grandissante pour la conservation du corps, ce qui témoigne des premières étapes du développement de la momification artificielle.

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D’autres, comme le dieu Osiris, ont eu droit à un rituel funéraire post-mortem de démembrement et de recréation. On définit peut-être alors le mythe, plus tardif, d’Osiris, le dieu qui fut tué et démembré par son frère Seth, reconstitué par son épouse Isis, puis enveloppé et momifié par le dieu Anubis avant d’atteindre l’au-delà en tant que souverain du monde inférieur. L’histoire du cimetière des élites (situé à 2 km du premier, au cœur du ouadi qui traverse le site) est plus compliquée et plus fascinante encore, avec pour preuves la richesse, la puissance et la créativité des premiers dirigeants de la cité, le tout donnant de la substance au mythe des âmes de Nekhen. L’élite n’exprimait pas seulement son statut élevé par de beaux objets en ivoire et en pierre, de grandes quantités de vases en céramique (certains portant un décor peint complexe), des bijoux, des palettes et des rames en silex très habilement façonnées. Certains défunts étaient enveloppés d’épaisses couches de lin et portaient un masque funéraire sur le visage. Les préparatifs pour accéder à l’éternité ont pris là une échelle beaucoup plus monumentale. Une tombe remarquable par ses dimensions est la plus grande sépulture de cette période (avec une chambre funéraire rectangulaire) et le plus ancien des monuments funéraires égyptiens avec une superstructure (au-dessus du trou). A l’est du tombeau existait une structure de surface séparée (une chapelle de culte) avec tout autour une enceinte funéraire de 16 m de long et 9 m de large, avec une entrée sur le côté nord-est. Daté d’environ -3 700, il s’agit d’un exemple précurseur des complexes funéraires en brique crue qui furent construits pendant la première dynastie, près de 500 ans plus tard. Il s’agit aussi de l’ancêtre lointain du grand complexe en pierre entourant la pyramide à degrés de Djeser à Saqqarah. La tombe contenait des objets précieux et uniques qui convenaient à un propriétaire de statut seigneurial. Le rôle du propriétaire dans le maintien du cycle naturel de l’univers est également attesté par plusieurs de ces vases particuliers noir brillant et rouge mat, qui n’ont de parallèles que dans le temple : cela exprime que la renaissance du seigneur exigeait des rituels semblables à ceux qui présidaient à la renaissance de la terre. Ce processus de sacralisation est à l’œuvre dans la formation de sociétés très hiérarchisées comme celles des castes, où

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les prêtres sont chargés de sacrifier aux dieux, jouissant d’une position privilégiée et de revenus liés à leur fonction. Ils dépendent pour leur existence matérielle du travail des basses castes, paysannes et autres, et pour leur défense, de la caste des guerriers, qui leur est immédiatement inférieure dans l’échelle de la pureté. Enfin, la consécration, au sommet de la société, d’un monarque divin comme le pharaon d’Egypte représentera d’ici peu l’aboutissement de ce processus avec la sacralisation de l’état. Outre de magnifiques animaux patiemment et soigneusement taillés dans du silex, le propriétaire de la tombe a emporté avec lui des compagnons pour l’au-delà. Le plus impressionnant d’entre eux est un jeune éléphant de 10 ans qui a été inhumé près de l’enclos funéraire, comme s’il s’agissait d’un être humain (enveloppé dans de grandes quantités de lin et doté de belles offrandes funéraires). La possession et l’entretien d’un tel animal, à la fois dans cette vie et dans l’autre, étaient un témoignage éloquent du pouvoir et de la richesse du propriétaire. Le cimetière des élites de Hiérakonpolis est unique par le nombre de tombes d’animaux exotiques et singuliers qui y sont enterrés. Ces enterrements d’animaux représentent une partie de la ménagerie seigneuriale ou des manifestations de la puissance naturelle que leurs maîtres souhaitaient contrôler. Le site d’Adaïma, en Haute-Egypte, se trouve sur la rive ouest du Nil, au cœur de la culture nagadienne. Il comprend deux cimetières séparés par le lit d’un ouadi. Sur la rive occidentale, le cimetière de l’Ouest occupe une butte sableuse qui domine le site. Il s’est développé depuis la fin de la première période de Nagada (vers -3 700) jusqu’au début de la troisième époque de Nagada (vers -3 200). Sur la rive orientale, le cimetière de l’Est est divisé en deux zones : l’une au sud, datée du début de la troisième époque de Nagada, et l’autre au nord, datée de la fin de cette période (entre -3 000 et -2 800 environ), ce qui correspond aux premières dynasties égyptiennes. Ces ensembles funéraires diffèrent dans leur organisation, leur recrutement (ou composition de la population) et aussi dans leurs pratiques funéraires, reflets de la mise en place d’une société hiérarchisée et, de manière plus générale, de l’émergence de l’état au cours du -IVè millénaire.

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Le cimetière de l’Ouest est dans un premier temps un lieu d’inhumation privilégié. L’implantation, au sommet de la butte, d’une sépulture multiple contenant six sujets, représente l’acte de fondation de cette nécropole. Viennent ensuite des tombes doubles, datées du début de la deuxième période de Nagada (vers -3 700) et situées à distance de la première tombe. Les individus qui y ont été inhumés sont des personnages de haut rang comme le prouve le mobilier associé. Un ensemble de tombes, datées de la phase suivante (-3 500), s’implante alors à proximité de la toute première sépulture. Il s’agit d’un groupe familial que l’on peut appeler notable en raison de l’inhumation en coffres de bois et du mobilier. A Hiérakonpolis, ancienne Nekhen, capitale de l’Egypte prédynastique, on trouva la palette de Narmer. Celle-ci précise le domaine du divin, du rituel et de la guerre : un véritable « traité » égyptien sur la royauté ! Pour autant, si avec Narmer le processus étatique atteint son apothéose, sa genèse en revanche se situe un demi-millénaire auparavant. Quelle était la situation avant les conflits entre communautés de Haute-Egypte d’où émergent les premiers éléments de la société étatique ? La scène sociopolitique de la vallée du Nil durant les phases Nagada Ia-IIb (-3 900 à -3 600) est dominée par une pluralité de communautés villageoises organisées selon des liens de parenté, où l’on perçoit l’existence d’une certaine différenciation sociale et la présence de quelques figures de dirigeants : c’est l’âge des chefferies. Il existe alors des critères d’organisation de l’espace mortuaire associés à la parenté, et en même temps, les pratiques funéraires montrent des différences sociales entre les parties intégrantes des communautés, dans la mesure où une minorité de sépultures détient la plus grande quantité et la plus grande qualité de biens, et ont tendance à se regrouper en nécropoles spécifiques.

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Dans quelles circonstances ces transformations se sont-elles produites ? D’un côté, une quantité importante d’objets et de matériaux provenant de régions lointaines (depuis l’Afrique subsaharienne jusqu’à la Mésopotamie et même plus loin) constituait des biens de prestige pour les élites méridionales. De l’autre, il existait des conflits entre les différentes communautés de Haute-Egypte (luttes liées aux disputes intercommunautaires pour les biens de prestige convoités par les élites). Dans le cadre de ces luttes, les communautés triomphantes ont décidé de maintenir leur domination sur les vaincus, cherchant ainsi à éviter que les communautés défaites, la guerre finie, ne reprennent la compétition pour les biens de prestige convoités. On assiste alors à l’apparition d’un premier type de liens sociaux permanents soutenus par le monopole de la coercition (le pouvoir de la force, d’un seul groupe/individu, sur les autres), ce qui caractérise les liens sociaux de nature étatique. Or, vers -3 600/-3 300, le tableau change à nouveau. La situation dans le Nord présente une hétérogénéité sensible. D’un côté, certains sites comme Bouto ou Maadi offrent des caractéristiques qui indiquent l’existence, dans la région du Delta, d’une culture différente de celle qui se constitue dans la vallée. Les niveaux contemporains de Bouto, l’équivalent de Hiérakonpolis dans le delta, ne peuvent être directement comparés à ceux de la métropole méridionale. Mais des éléments décoratifs en forme de clous d’argile colorés et de briques planoconvexes établissent l’existence de liens entre Bouto et Uruk. De l’autre, la présence d’un site comme Minshat Abou Omar dans l’angle nord-est du Delta, avec une culture matérielle tôt compatible avec celle de la Haute-Egypte, indique la stratégie des élites méridionales pour obtenir les biens de prestige provenant de l’Asie et suggère, par là, que le dynamisme social et économique du Sud était déjà en plein essor pendant la phase Nagada II (-3 400). En Haute-Egypte, tous les ingrédients de l’idéologie pharaonique sont réunis (notamment un saut qualitatif par rapport aux pratiques funéraires préexistantes). Ces variations se produisent dans le cadre

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d’une implantation qui accuse une importante expansion démographique, accentuant le processus de différenciation sociale en cours, de spécialisation du travail (existence de sites spécifiques pour la production de pain, de bière et de céramique), et qui coïncide aussi avec l’époque où se construit une impressionnante enceinte de briques crues et de bois (de plus de 40 m de long), définie comme un grand complexe cérémoniel. Dans un tel contexte, il existe un monarque prédynastique, et la Hiérakonpolis de l’époque est le noyau central d’un proto-état étendu dans une petite région de la vallée du Nil. Parallèlement, le cimetière des élites situé dans le ouadi d’Hiérakonpolis (resté en activité de -3 800 à -3 600), fut abandonné pendant 300 ans, lorsque le cimetière seigneurial s’est déplacé vers la partie sud du site (-3 300 : début de la dynastie 0). Ce déplacement vers le sud ne s’est pas déroulé pacifiquement : la grande tombe a été brûlée, peu de temps après sa construction, et la statue qui devait s’élever fièrement dans la chapelle de culte ne fut pas simplement cassé mais intentionnellement détruite par des coups qui l’ont transformée en petits morceaux. Vers -3 400, le cimetière d’Adaïma (au cœur de la culture nagadienne, à 50 km au sud d’Hiérakonpolis) commence à accueillir les gens du « commun », plus à l’est sur le plateau, et ce phénomène ira croissant jusqu’à la fin de l’utilisation de la nécropole, vers -3 200. Le cimetière de l’est, au Sud, ne comprend que des tombes d’enfants (datant de -3 300), alors que le nord (daté des premières dynasties égyptiennes, accueille toute la population du village d’alors. Des cérémonies parfois complexes attestent de la présence d’officiants spécialisés, le clergé commence à naître. Trois sujets dans le cimetière de l’Ouest et un à l’est, présentent des traces d’égorgement, suivies parfois de mutilations destinées à décoller l’extrémité céphalique. Dans la mesure où ces sujets appartiennent à des tombes multiples dans lesquelles les autres individus ne présentent pas ces stigmates, il s’agit d’un « sacrifié » (plus ou moins volontaire). De plus, ce sujet, déposé dans la tombe quelques temps après que le sujet principal a été inhumé, fut mêlé aux vases d’offrandes.

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Le sacrifice humain, bien attesté sous la Ière dynastie, est à mettre en relation avec les monarchies naissantes, au paroxysme de l’affirmation du pouvoir. Les mises à mort sont rituelles dans les grands bouleversements qui secouent, en cette fin du -IVè millénaire, l’émergence d’une forme nouvelle de rapports entre les humains : l’état. Il existe aussi des manipulations de cadavres dès le Prédynastique. Le fait que tous les corps ne subissaient pas le même traitement traduit une diversité dans les pratiques funéraires. Peu attestées dans le cimetière de l’Ouest (celui initialement des élites), où ces manipulations se limitent à des prélèvements crâniens (vers -3 500, pour le culte des Ancêtres), elles se développent au début des temps pharaoniques et correspondent alors à cet état de « crise » de la fin du Prédynastique. On a par exemple affaire à un adolescent inhumé dans un coffre de terre crue. Ici, le membre supérieur droit a été sectionné au milieu du bras et à l’extrémité de l’avant-bras lorsque l’os était encore frais (à l’aide d’un objet tranchant et contondant), puis a été reconstitué dans la tombe. L’attestation de telles pratiques reste énigmatique car elles ne renvoient pas à l’image traditionnelle de l’Egypte ancienne où l’intégrité du corps était recherchée. Cependant, les rites de démembrement et de rassemblement des parties de cadavres en un même endroit (sépulture secondaire, après pourrissement des chairs) rappellent le mythe d’Osiris, mort puis dépecé, reconstitué et ressuscité, mythe fort du pouvoir royal. L’abandon de ces rites va de pair avec le soin particulier apporté au traitement du cadavre (embaumements), au moins pour les personnages importants. La diversité des pratiques funéraires reflète la complexité croissante d’une société qui se diversifie en même temps qu’elle se hiérarchise. Par ailleurs, elle met en évidence l’existence de traditions funéraires opposées et complémentaires, où le sens même du dépôt funéraire a évolué au cours du -IVè millénaire, précédant la formation de l’état, autour de -3 000. Or, à l’époque où Hiérakonpolis subissait ces changements sociaux, deux autres localités de Haute-Egypte connaissaient des transformations similaires. A Nagada, les pratiques funéraires correspondant à la fin de la phase Nagada II suggèrent une différenciation sociale accentuée,

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aussi bien dans la taille spécifique des aires sépulcrales réservées à l’élite (plus gros cimetière), que par la présence d’une série de tombes gigantesques. Un mur de 2 m d’épaisseur, une série de constructions résidentielles et des empreintes de sceaux sur argile révèlent une activité de type administratif. Le mode d’organisation proto-étatique est apparu de manière plus ou moins simultanée à Hiérakonpolis, Nagada et Abydos durant cette époque (-3 300/-3 200). En effet, dans des conditions sociopolitiques génériquement similaires, les changements survenus dans l’un de ces centres ont pu très vite intervenir dans les autres. La mise en application des nouveautés dans les centres « émulateurs » pourrait avoir eu à son tour des répercussions dans le noyau où s’étaient introduits les premiers changements. Or, vers -3 300/-3 200, le tableau change encore, sensiblement. Vers -3 300, les processus de hiérarchisation sociale entamés au début du millénaire connaissent une accélération nouvelle. Des formes anciennes s’éteignent, l’architecture de briques crues se développe (pareil qu’en Mésopotamie), la poterie décorée disparaît en même temps que les premiers signes d’écriture surgissent d’un univers mental déjà fortement structuré (encore une fois, comme en Mésopotamie), les palettes à fard deviennent de simples rectangles ou bien, sous la forme de large écus, offriront leurs faces lisses et brunes aux premières iconographies royales (toujours tout pareil, comme en Mésopotamie). L’écriture égyptienne est le résultat d’un long processus de formation, impliquant des influences mésopotamiennes. C’est au cours de la période de Nagada I à la fin de Nagada II (qui couvre presque entièrement le -IVè millénaire, donc quasiment en même temps qu’émerge l’écriture sumérienne) que les Egyptiens ont créé des images présentant des valeurs symboliques que l’on peut qualifier de protoécriture ou de prééciture. Pour comprendre la signification de ces signes, il faut l’avoir apprise auparavant. Toutefois, les plus anciens exemples indéniables d’écriture hiéroglyphique proviennent du début de la période de la culture de Nagada III (aux environs de -3 300/-3 200) qui couvre la totalité du

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territoire égyptien et qui voit l’apparition de la royauté. Il faudra encore attendre environ cinq siècles de tâtonnements pour constater enfin, au début de l’Ancien empire (vers -2 700), l’achèvement de la normalisation des signes. Ces points sont contemporains d’une évolution notable de la société (réorganisation de l’état sous Djeser), de la sculpture et de l’architecture (chantiers colossaux des complexes pyramidaux et des nécropoles, architecture de pierre de taille). Il est à noté que c’est à la IIIè dynastie aussi qu’apparaissent les premiers véritable textes (plutôt énoncés), comme les premiers éléments de biographie ajoutés à la suite des titres de défunts dans leur tombe. On constate alors que l’égyptien présente une structure proche des langues sémitiques (donc qui n’a rien à voir avec le sumérien). En Egypte, parce qu’ils proviennent des dieux, les hiéroglyphes n’évoluent pas (alors qu’à Sumer, l’écriture est un acquis de l’humanité). Ces modifications prennent place dans des espaces géographiques qui s’étaient progressivement dessinés et qu’on identifie comme de réels centres de pouvoir : en Haute-Egypte, on perçoit la présence de deux grands centres, autour d’Abydos et de Hiérakonpolis. Le premier abritait un ensemble de tombes exceptionnelles, avec des offrandes funéraires composées d’une grande quantité et d’une grande diversité de biens. Une tombe se démarque par la quantité et la qualité du mobilier, permettant de l’interpréter comme le tombeau d’un important monarque de l’époque, le roi « Scorpion ». Les tombes d’élites, bien connues ailleurs pour cette période, sont absentes d’Adaïma. Les personnages importants ont plutôt choisi d’être inhumés ailleurs, dans les haut-lieux de l’époque, comme Abydos ou Hiérakonpolis. Sur le second centre, à Hiérakonpolis, la présence d’une ville d’importance se perçoit aussi bien par les caractéristiques complexes des structures d’habitat que par les dimensions de certaines tombes. La taille des tombes, le nombre et la qualité des offrandes traduisent la réalité sociale, mettant en évidence très clairement le double phénomène d’accumulation et d’ostentation, qui exprime un processus

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de hiérarchisation. Le mobilier lié directement au défunt (associé au corps, pas à la tombe) renvoie à son identité, son intimité et à sa fonction dans le monde des vivants. Les autres objets (placés à proximité du corps, pas sur lui, mais dans le reste de la tombe) relèvent de la vie publique et évoquent une activité ou le statut social (comme des sandales en stuc qui évoquent un statut social élevé, puisqu’en Egypte, seuls les personnages importants portaient des sandales, les autres allant pieds nus). Dans les tombes des élites, on trouve des offrandes en grand nombre, notamment des pots de stockage et des objets de prestige. La conjonction des divers mobiliers renvoie donc plus à une dimension identitaire qu’au milieu dont le défunt était issu car ils conjuguent à la fois son activité, son portait et son statut social. Vers -3 300, c’est le début la dynastie 0, avec des souverains aux noms d’animaux : Faucon, Lion, Scorpion, Eléphant, Taureau. La coexistence de ces deux grands centres au début de Nagada III (-3 200) laisse perplexe. Compte tenu du fait que les deux entités se renforcent de façon simultanée lors de la crise du noyau intermédiaire de Nagada, les deux centres pourraient avoir conflué face à un ennemi commun, pour constituer ultérieurement un proto-état unique à l’échelle de la Haute-Egypte au début de la phase Nagada III. A la même époque, la Basse-Egypte est au cœur d’un processus d’homogénéisation sous l’influence de la culture de Nagada, beaucoup plus dynamique et expansive avec ses structures sociopolitiques d’ordre étatique déjà anciennes. Du point de vue spécifiquement politique, dans le cadre du flux culturel venant du sud, les élites locales de la Basse-Egypte ont tenté d’adopter également les pratiques politiques méridionales : il existe alors de petits proto-états locaux, finalement subordonnés au proto-état de Haute-Egypte, dans le processus d’expansion qui atteint son point culminant avec le roi Narmer. Le cimetière des élites du ouadi de Hiérakonpolis fut ainsi réutilisé dès le début de la première dynastie (vers -3 100), lorsqu’on construisit de grandes tombes en briques crues. Elles furent construites directement

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au-dessus, et même à l’intérieur des monuments de la période antérieure, reflétant ainsi un désir conscient entretenu par les élites postérieures d’être étroitement associées à leurs lointains ancêtres (et au prestige qu’ils avaient encore en ces temps reculés). Cela suggère, alors même que la civilisation pharaonique était en train de naître, que les Egyptiens s’inspiraient déjà du passé pour justifier leur pouvoir, comme ils le feront encore et toujours au cours de leur longue histoire, dans toutes les époques de désordres ! Pour le roi comme pour les particuliers, la référence aux modèles du passé est essentielle. Dans ces sociétés patriarcales, même si les femmes y tiennent un rôle important, les Anciens sont puissants et Respectés : ils détiennent le pouvoir politique, au travers d’assemblées formées de ceux qui ont passé l’âge de combattre. Car la guerre est la grande affaire des ces peuples, qui doivent lutter pour se développer. Les Anciens en général sont des êtres soignés et consultés de leur vivant, honorés après leur mort : on honore en effet ici-bas les défunts pour vivre soi-même dans l’éternité de l’au-delà. Les rois ancêtres reçoivent un culte à travers leurs effigies. Ils cautionnent en retour le règne de leurs descendants ou successeurs qui entretiennent ainsi leur souvenir et assurent par là même la continuité indéfectible de la monarchie. Dès l’Ancien empire, les vivants communiquent par écrit avec les morts, auxquels ils demandent protection en échange d’un culte funéraire consistant à prononcer le nom du défunt (afin qu’il reste vivant, au moins dans les mémoires) et à lui assurer des offrandes quotidiennes. En bordure des terres cultivées, dans la nouvelle partie sud, une tombe prédynastique était peinte. Ses murs en brique conservaient une peinture funéraire unique avec des bateaux, une scène de chasse, une scène de combat et de victoire, bref, toute une iconographie qui sera utilisé par la suite pour identifier le roi. Que se passait-il dans la vallée du Nil vers l’an -3 000 ? Lorsque vers la fin de Nagada III (vers -3 000), la société se développe vers un modèle de plus en plus pyramidal, l’élite s’octroie la palette à fard (symbole magico-spirituel) parce qu’elle est un objet de prestige connu de tous et respecté.

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La fondation de Memphis, la construction de tombes et d’enclos funéraires aux dimensions monumentales à Abydos et Saqqarah, l’édification de temples, l’installation de centres de contrôle dans le milieu rural, l’existence d’un corps de fonctionnaires et d’un système d’écriture, tout indique qu’à l’époque l’état égyptien disposait déjà d’une puissance suffisante pour tenir sous contrôle le vaste territoire qui s’étend de la première cataracte du Nil jusqu’au Delta, et même pour intervenir au-delà, tout particulièrement dans les régions voisines de la Nubie et de la Palestine (où il existe des postes avancés, disposés par l’état pour obtenir des biens asiatiques et les envoyer dans la vallée du Nil). Certes, ce vaste territoire ne s’était pas subordonné à l’état de manière soudaine : la Haute-Egypte se trouvait déjà organisée selon des modalités étatiques (notamment via des nomes, sortes de province avec un gouverneur nommé par le roi) depuis quelques siècles ; la BasseEgypte en revanche ne devait s’incorporer à l’orbite de l’état qu’à une époque relativement récente, au cours d’un processus qui pourrait même s’être terminé à l’époque de Narmer lui-même ou de ses prédécesseurs immédiats. On n’a plus de tombes, mais de véritables cimetières d’élites : deux nécropoles mais aussi une tombe gigantesque. Point d’orgue de la dépense funéraire, c’est à Abydos que, vers -3 000, les souverains des deux premières dynasties ont choisi de se faire enterrer : Umm el-Qaab, lieu privilégié d’inhumation des personnes de haut rang, depuis près de 800 ans. La tombe devient complexe funéraire et se déploie sur plus d’une centaine de mètres, espace encore jamais dévolu à un seul homme. Ces tombeaux en briques crues appartiennent aux premiers rois de l’Egypte ancienne. Qu’est ce qui différencie un chef de communauté d’un roi étatique ? Il ne s’agit pas seulement d’une question de quantité, à savoir que le roi a davantage de pouvoir que le chef. Il s’agit d’une question de qualité. Dans la mesure où les sociétés non-étatiques sont des sociétés organisées par liens de parenté, le chef est aussi un parent : il se trouve par là subordonné aux règles de la réciprocité propres à la parenté et ne

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peut imposer ses décisions de manière coercitive. C’est bien cela qui caractérise spécifiquement le roi d’une société étatique : sa capacité à établir sa volonté au-delà de la logique de parenté, dans le cadre d’une autre logique d’organisation sociale, sur le monopole légitime de la coercition. Les seigneurs sont des dirigeants anonymes qui ont été un temps chef dans le cadre de leur communauté de parenté et qui ont réussi à s’imposer au-delà de ce cadre, puis ils sont devenus rois et ont ouvert la voie à la monarchie. Pendant plus de trois millénaires, l’Egypte a été dominée par une personnalité prestigieuse : le pharaon, intermédiaire par excellence entre le monde des dieux et la société terrestre, il a concentré en lui tous les pouvoirs. A en croire la tradition, les premiers rois d’Egypte auraient été les dieux eux-mêmes. Soudain, un peu avant -3 000, la civilisation égyptienne naît d’un coup. Dès lors apparaissent tout à la fois l’écriture, une irrigation concertée et l’institution pharaonique. L’unification de la vallée du Nil et du Delta est l’acte constitutif de l’Egypte pharaonique, dénommée les « Deux Terres », car la dualité du pays restera affirmée : pharaon est « roi de Haute et Basse-Egypte ». Sur d’innombrables scènes, la plante du sud, le lis, et celle du nord, le papyrus, sont liées selon un des rites majeurs de la monarchie pharaonique. Celle-ci se réclame des deux maîtresses qui veillent sur chacune des moitiés du pays : la déesse-vautour d’El-Kab (Sud, non loin d’Hiérakonpolis et d’Adaïma) et la déesse-cobra de Bouto (Nord). Le polythéisme apparent des anciens Egyptiens, les « plus religieux des humains », est réglé par un principe suprême, celui de Maât, la « Vérité-Justice (ou Justesse) », ordonnatrice de l’univers et plus particulièrement de la société des humains, en maintenant perpétuellement l’ordre et en chassant le chaos. Le rôle essentiel de pharaon est d’assurer le triomphe de Maât, elle-même fille de Rê, le tout-puissant dieu-soleil. Le souverain doit agir en conformité avec l’ordre cosmique dont il est le support permanent. Pharaon apporte vers les dieux les offrandes de l’Egypte et ses prières. Des dieux, il reçoit bénédictions et bienfaits. Pour une société où le sacré constitue la dimension suprême, pharaon

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est le prêtre par excellence. Il est – lui seul – le « maître des rites du culte ». Garant de la prospérité du pays, pharaon assure son bien-être matériel, obtenant des dieux une bonne crue. Plus généralement, il veille à ce que fonctionne avec régularité la grande machinerie du monde tant stellaire, solaire que terrestre. Il institue les lois, fait régner la justice. Face aux désordres éventuels des peuples de l’extérieur, il assure une paix vigoureuse : ses armées ne peuvent qu’être invincibles. Fils des dieux, Rê le soleil en particulier, pharaon est lui-même un Horus, le faucon maître du ciel, et le fils d’Osiris, qui a su reconquérir contre le méchant Seth l’héritage de son père. A sa mort, il devient luimême Osiris, régnant sur le monde des défunts, auquel succède sur le trône des vivants un nouvel Horus. Ainsi pourrait-on dire que c’est un seul et même personnage, Pharaon-Horus, qui a dominé l’Egypte au cours de plus de trois millénaires. Le schéma père-fils, associant deux principes (l’un, vivant et dynamique, l’autre, mort et éternel), fonde la permanence de l’idéologie pharaonique. Le début de chaque règne marque le recommencement d’une nouvelle phase du monde. A ce schéma glorieux, on pourrait certes apporter quelques nuances. Il ne peut qu’y avoir un décalage entre la fonction monarchique, sacrée – voire divine –, et le détenteur du pouvoir, un mortel qu’on peut après tout brocarder. Les Contes ne cachent pas les aspects humains, trop humains parfois, du souverain. Au cours d’une très longue histoire, il y eut aussi une évolution, une sorte de lente dégradation. Cependant, n’a jamais été remis en question ce qu’on peut considérer comme le « dogme royal », conférant à un être privilégié d’assurer l’ordre divin, tant sur les humains que dans l’ensemble du cosmos. Le clergé a principalement un rôle de substitut du roi, seul officiant des rites. Pharaon était, en même temps que prêtre, dieu lui-même, et donc prêtre de son propre culte. Les prêtres ne sont pas des guides spirituels du Peuple, mais des « serviteurs du dieu ». La divinité présente dans les temples, sous forme de statue, a besoin d’être entretenue. L’administration des biens du temple représente une des plus importantes activités du clergé. L’hérédité des charges est fréquente dans les classes sacerdotales, il existe ainsi de véritables dynasties de

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prêtres. On peut également acquérir une charge sacerdotale par achat ou par faveur royale. Cette dernière technique demeure le meilleur atout du souverain pour contrôler la puissance parfois inquiétante du clergé. Ses membres, qui officient aussi bien pour le culte de la divinité que pour celui du roi vivant ou mort, sont multiples. Sous l’Ancien empire, la classe sacerdotale la plus nombreuse est constituée par les « prophètes », titre attesté dès l’époque thinite. Les clergés de Rê (dieu-soleil suprême), de Thot (dieu inventeur de l’écriture et du langage, incarnation de l’intelligence et de la parole, il capte la lumière de la Lune, dont il régit les cycles, à tel point qu’il fut surnommé « le seigneur du temps ») et de Ptah (dieu des artisans et des architectes, il est le patron de la construction, de la métallurgie et de la sculpture ; c’est le dieu créateur par excellence, le dieu impérial avec Rê sous l’Ancien empire), sont parmi les plus anciens de l’Egypte pharaonique. Sous l’Ancien empire, presque toutes les personnes d’un certain rang exercent une ou plusieurs charges sacerdotales, parallèlement à celles qu’elles occupent dans l’administration civile. Dès la période thinite (de -3 150 à -2 700 : Ière et IIè dynastie ; Ménès unifie la Haute et la Basse Egypte et fonde la capitale Memphis), l’existence d’un culte funéraire destiné à permettre au corps du souverain de poursuivre sa vie dans l’au-delà est attestée par la mention de fondations et de prêtres spécifiques, par la construction d’aménagements associés aux tombes royales d’Abydos et de Saqqarah. Le culte funéraire royal se développe sur une grande échelle sous la IIIè dynastie avec le complexe de Djoser à Saqqarah, qui comprend un temple d’accueil dans la vallée, une chaussée et un temple funéraire accolé à la pyramide. Parallèlement, se met en place une organisation économique d’envergure pour alimenter ces temples en personnel et en offrandes. Des domaines funéraires royaux sont exploités dans l’ensemble du pays et un système de redistribution des denrées permet d’entretenir non seulement le culte du dernier souverain défunt, mais également celui de ses prédécesseurs. Deux éléments constituent le tombeau : la tombe elle-même, qui

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comprend plusieurs vastes chambres, et plus loin, une aire rectangulaire destinée à la célébration des cérémonies. Séparés sous les deux premières dynasties, ces deux éléments fusionneront au début de la IIIè dynastie dans le complexe royal de Djeser, à Saqqarah. Des tombes subsidiaires viennent s’annexer à ces deux composantes (on en compte jusqu’à 600, arrangées en deux groupes autour de la tombe du roi Djer, dévolues à l’entourage royal : des dames du harem, des prêtres, des nains et même des chiens). On a alors émis l’hypothèse qu’il put s’agir de courtisans « sacrifiés » au cours des funérailles. Dans le complexe de Aha, premier roi de la Ière dynastie, il y avait de très nombreux restes osseux d’hommes de 20 ans environ, ainsi que les ossements groupés de sept lions manifestement gradés en captivité : les uns et les autres furent tués à l’occasion des funérailles royales. Les tombes subsidiaires ont-elles toutes abrité des « compagnons » du royal défunt, tués et embarqués avec lui dans son voyage nocturne ? La pratique n’est pas inconnue et l’accompagnement de défunt de haut rang par tout un personnel mis à son service dans l’au-delà se retrouve en des époques et des lieux divers du monde entier comme l’expression suprême du pouvoir ! L’état est l’expression d’un monopole, celui de la violence, de la force de coercition qui encadre, oblige et puni si besoin est (dans la vallée et le delta, des gendarmes ruraux administrent la bastonnade aux contribuables récalcitrants). La pratique des morts d’accompagnement est l’expression d’une relation de dépendance personnelle, très étroite et très forte : si vous ne pouvez pas survivre à un maître, c’est bien que vous en dépendez totalement (comme les veuves qui se suicident à la mort de leur mari). Il ne s’agit pas d’un acte religieux, mais politique : c’est l’affirmation de la persistance au-delà de la mort d’un lien qui a existé dans la vie. En Egypte, cette pratique disparaîtra à la fin de la Ière dynastie, et cette disparition même est le témoignage des bouleversements profonds qui se sont opérés au sein de la société égyptienne lors de la mise en place de la monarchie en tant qu’institution. Forme du paroxysme du pouvoir en pleine émergence, la mise à mort d’êtres humains ne sera plus jamais au programme des funérailles royales durant les quelques

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3 000 ans d’existence de la civilisation pharaonique : une fois que les fidélités personnelles ont donné naissance à l’état, et lorsqu’il se réorganise sur une base plus bureaucratique, on n’a plus besoin de ces formes de dépendance personnelle. Elles deviennent même embarrassantes parce que, si elles ont donné naissance au pouvoir d’un souverain, elles risquent pareillement de donner naissance au pouvoir d’un grand du royaume qui pourrait s’opposer au pouvoir central. Il est plus viable pour un état de développer l’idée de fidélité à un principe, de service de fonction, et de faire disparaître l’idée de service et de fidélité personnels. Dès lors qu’un état développe une structure bureaucratique, les liens personnels deviennent superflus et contraires au bon fonctionnement de l’état. Des sites du nord du Sinaï illustrent une présence égyptienne, peutêtre pastorale, déjà présente dès le milieu du -IVè millénaire (-3 500). Les contacts entre l’Egypte et la Palestine sont contemporains de l’émergence, en Egypte, du système pharaonique et de la montée parallèle d’une élite sociale : les tombes de la dynastie 0 et du début de la Ière dynastie renferment des dizaines de jarres palestiniennes. On constate ainsi, sinon une conquête, du moins une influence de l’Egypte sur la Palestine à cette époque. Depuis la Préhistoire, les Egyptiens entretiennent des rapports, tantôt Pacifiques, tantôt belliqueux, avec les pays limitrophes de la vallée du Nil et ceux qui sont situés en amont sur le fleuve. L’Egypte connut des époque guerrières à l’époque thinite, mais c’est à l’Ancien empire qu’apparaît une organisation militaire structurée, aux ordres de « généraux », comprenant un noyau de forces permanentes – corps d’élite de recrues, corps d’auxiliaires nubiens ou libyens, encadrés par des officiers égyptiens – et des contingents provenant des milices ou levés dans les campagnes, avec leurs chefs locaux, pour participer à une expédition commerciale ou à une razzia. Dans les régions désertiques, les chasseurs et les maîtres-chiens assurent la surveillance des frontières et la couverture des expéditions minières face aux nomades.

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Dans une région aujourd’hui semi-désertique, Arad jouissait au début du -IIIè millénaire d’un climat plus favorable, mais son importance est due à la proximité du cuivre de la vallée de la Arabah, sans oublier la présence du bitume de la mer Morte (connu à cette époque pour l’étanchéité dans le bâtiment ou le génie civil – mélangé avec des éléments fins comme le sable –, sous le nom de « bitume de Judée » notamment des Égyptiens, Hébreux et Sumériens ; il avait déjà de multiples emplois : liant, produit pharmaceutique – servant notamment à la conservation des momies égyptiennes – et cosmétologique, mais surtout, et ce dans tout le bassin méditerranéen, pour le calfatage des navires). En Palestine, au Bronze ancien I (-3 500 à -3 100) des centaines de villages témoignent d’un déplacement de l’habitat en direction des collines et des montagnes centrales où règnent le climat et la végétation méditerranéens. Ces villages nouveaux indiquent une intensification de l’agriculture : c’est la naissance d’une économie méditerranéenne marquée par l’introduction de la culture de la vigne, de l’olivier et du figuier, qui marginalise les zones où se pratique un pastoralisme toujours présent mais plus discret. Ces petites bourgades qui se développèrent, restèrent en marge de l’Histoire, car elles ne ressentirent nullement le besoin de recourir à une forme quelconque de comptabilité, encore moins d’écriture. Nous sommes ici loin des modèles mésopotamiens ou égyptiens. Cette urbanisation modeste ne s’accélèrera qu’à l’époque du Bronze ancien II-III (-3 100/-2 700 à -2 700/-2 300) quand certaines agglomérations se transforment en cités (Meggido, Aï ou Tell el Farah). Pour autant, dès le Bronze ancien I, Meggido renferme de grandes constructions qui ne sont pas de simples habitats, alors qu’en Palestine l’influence mésopotamienne est quasi inexistante. Beaucoup plus nette est la marque du monde égyptien, plus proche de la Palestine que le pays de Sumer. L’Egypte a toujours été attirée par les terres palestiniennes et ces contacts ne datent pas du Bronze ancien I. Ils s’accentuent alors et l’existence des gisements métalliques de Feinan joue un rôle important : l’Egypte a importé des objets fabriqués avec le

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cuivre de Feinan, notamment à partir de sa Ière dynastie, marquée par le roi Narmer. Au point de contact des deux régions, dans le nord du Néguev, le village d’Arad, fondé dès la fin du Chalcolithique, ne tarde pas à devenir une petite ville fortifiée. La Palestine, riche d’une agriculture originale, est-elle alors entrée dans le monde de la révolution urbaine ? Elle en est plutôt au stade d’ébauche : le monde palestinien ne connaît ni l’écriture ni aucune structure politique contraignante. On remarquera l’absence de tout art figuratif, de la moindre iconographie complexe et en particulier d’un « réalisme » iconographique, cet humanisme narratif qui caractérise la Mésopotamie du Sud dès l’époque de l’Uruk récent (celle des premières cités) et l’Egypte contemporaine. Cet art humanisé fait ici défaut et ce n’est sûrement pas un hasard. Le Levant préurbain de la fin du -IVè millénaire et du début du -IIIè en est encore au stade de la chefferie complexe, auquel était parvenu le monde mésopotamien dès les -VIè et -Vè millénaires, alors que la Mésopotamie et récemment l’Egypte en sont déjà (tant pis pour elles) au stade du micro-état, voire déjà de l’état territorial dans le cas de l’Egypte (Narmer est le nom d’un roi égyptien de la période prédynastique qui passe pour être l’unificateur des deux royaumes d’Égypte – le Nord et le Sud – à la fin du -IVè millénaire : très proche chronologiquement du roi Scorpion, il était originaire de Hiérakonpolis, la capitale du royaume du Sud). Le -IIIè millénaire est l’Age du Bronze ancien, bien que le cuivre soit encore beaucoup plus employé au sens métallurgique du terme. En Anatolie, avec le début de l’âge du Bronze tout va changer : le village va se transformer en cité et le territoire en principauté. Le développement du pouvoir royal semble s’accompagner d’un abandon progressif des anciens rites de fertilité, au profit d’un nouveau culte rendu à la puissance physique (les représentations de la femme sont désormais quasi inexistantes). Succèdent alors aux grandes stèles anthropomorphe celles du guerrier : une forme d’organisation (aberrante pour les Anciens) va se

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fonder, une personnalité armée, avec ses tendances agressives, imposant ses aspirations à l’ensemble de la communauté. Le mythe de la force, stérile, ennemi même de la vie, allait s’imposer. En Mésopotamie, les villes structurent désormais complètement un paysage dont elles sont l’élément dominant. Le fondement de ces sociétés urbaines demeure l’agriculture, les villes ne survivant que grâce aux terroirs cultivés et aux steppes qui les entourent, qu’elles contrôlent et dont elles tirent leur subsistance. Les champs et les troupeaux sont probablement encore l’objet d’une possession Collective. Les sociétés de la première moitié du -IIIè millénaire reposent sur l’appartenance à un groupe cimenté par les liens de la parenté. En leur sein, des élites de plus en plus marquées contrôlent une main-d’œuvre abondante et dépendante. L’ensemble est hiérarchisé selon une pyramide sociale soulignée par des signes extérieurs. La Mésopotamie est alors constituée d’une mosaïque d’entités semblables, les micro-états, qui sont beaucoup plus des cités que des états : on est encore loin d’un état au sens moderne du terme, doté d’une organisation politique et administrative s’imposant à tous (il faudra attendre le milieu du -IIIè millénaire et l’apparition des premières dynasties pour entrer dans une ère nouvelle, celle de l’état fondé sur un pouvoir héréditaire, quand les textes transmettront des lignées de « rois »). Les villes sumériennes, installées le long des deux fleuves de la plaine mésopotamienne, se multiplient. Une quinzaine de villes, d’Ur et Uruk au sud à Nippur et Kish au nord, sans oublier les cités de la Diyala, se partagent le pays de Sumer. Le monde sumérien marque aussi fortement de son empreinte les villes de Suse, dans le Khuzistan, et de Mari, sur le cours moyen de l’Euphrate, autant qu’à Ebla en Syrie occidentale. Pour autant, l’Anatolie, si diverse, ne dépasse pas le stade de la chefferie ou de principautés autonomes (des seigneuries) : la richesse en minerais de toute nature suffit-elle à expliquer l’aspect particulier de ce développement (n’ayant pas besoin d’importations, la région vit toujours en semi autarcie, mais clairement sans état comme en Mésopotamie) ? Pour le plateau iranien, quelques grands sites sont les

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pièces d’un puzzle qui s’étend du désert du Karakoum à l’océan Indien. Entre la Mésopotamie sumérienne, la civilisation de l’Indus et la vallée de l’Amou Daria (fleuve d’Asie centrale, anciennement Oxus, qui naît dans les montagnes du Pamir – chaîne de hautes montagnes centrée sur le Tadjikistan –, traverse l’Hindu-Kush puis le désert du Karakoum, avant de former un delta qui se jette dans la mer d’Aral – mer intérieure d’Asie centrale, partagée entre le Kazakhstan au nord et l’Ouzbékistan au sud), le plateau iranien, riche en pierres et en minerais, joue un rôle d’intermédiaire, dont les oasis d’Asie centrale sont une pièce importante. Les origines de la civilisation sumérienne (Dynastique Archaïque I, -2 900 à -2 800) s’enracinent dans la période d’Uruk, uniquement dans le sud du pays. Plusieurs grands centres se développent. Les rois mythiques d’avant le Déluge auraient régné à cette époque. La royauté s’installe d’abord à Kish, avec Etana (de la Ière dynastie) qui se rendit chez les dieux pour en rapporter la « plante d’enfantement ». Au cours de la période dite du dynastique archaïque, les villes de Kish, Lagash, d’Ur et d’Uruk dominent à tour de rôle le pays de Sumer. La Ière dynastie d’Uruk, en partie contemporaine de celle de Kish, compte d’autres rois mythiques comme Emmerkar, qui serait l’inventeur de l’écriture, ou Gilgamesh qui partit à la rencontre d’Uta-Napishtim, seul survivant du Déluge, en quête du secret de l’éternité. Bien que les inscriptions royales mésopotamiennes, ainsi que l’iconographie officielle, insistent sur le caractère absolu du pouvoir royal dans le cadre des micro-états et des états proche-orientaux, d’autres textes permettent de voir qu’au niveau local les Assemblées des Anciens, chefs des familles ou des clans les plus importants de la région, pouvaient jouer un rôle important dans la gestion de la ville, du village et de leurs territoires. Les membres de ce type d’assemblée pouvaient d’ailleurs représenter la population dans ses relations avec le gouvernement et l’administration centrale. Plus fréquemment attestées dans les régions de la Mésopotamie du Nord (Akkadiennes donc, Sémites), l’organisation politique était caractérisée par la présence des populations sédentaires, rurales ou urbaines, et des populations semi-

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nomades. A la cour royale, par exemple dans la cité syrienne d’Ebla au -IIIè millénaire, l’assemblée des Anciens réunissait de fait les hauts fonctionnaires et les gouverneurs du royaume (au début du -IIè millénaire, l’assemblée de la ville d’Assur a une réelle importance politique, dans une situation où les pouvoirs de la royauté sont très faibles). Dès le Dynastique Archaïque II (-2 800 à -2 600), cette civilisation gagne la franche septentrionale (nord) de la plaine où elle efface assez rapidement les particularismes locaux et l’emploi de l’écriture se développe. L’écriture demeure rudimentaire, mais la variété augmente (textes administratifs, littéraires et scolaires, contrats, listes lexicales), toutefois, les signes sont de plus en plus linéaires et se rapprochent du vrai cunéiforme (ou écriture en forme de clou, effectuée avec un calame en roseau sur des tablettes d’argile) ; les sceaux-cylindres sont souvent inscrits au nom de leur propriétaire. A partir du Dynastique Archaïque III (-2 600 à -2 400), l’écriture est clairement cunéiforme et se répand, servant notamment, à titre de propagande, à retracer l’histoire d’une cité ou de son roi en vantant ses victoires. Le dernier roi de cette dynastie, Akka, fut l’adversaire du célèbre roi d’Uruk, Gilgamesh (vers -2 650). Vers -2 400, certains micro-états sumériens esquissent des alliances et des regroupements politiques : le royaume était organisé en régions dirigées par des chefs de lignée. Le système social était fondé sur la position sociale du père, qui est représentative de la position sociale de la lignée, et sur l’âge. Tous les 5, 12 ou 18 ans, une nouvelle génération accédait au pouvoir. Mais ces tentatives prématurées furent sans lendemain : on ne voit naître un véritable état territorial que vers -2 350. Cet état, appelé Agadé ou Akkad, fut créé par Sargon. Il regroupa sous son autorité des territoires de plus en plus éloignés du centre de la Mésopotamie, jusqu’à former un royaume qui s’étendait du Golfe à la Méditerranée. Cet état militaire et conquérant est prédateur : il s’est appuyé sur une armée et un renouvellement idéologique complet. Avec Sargon, l’état, qui intègre de manière contraignante les territoires qu’il contrôle, s’impose. La fin du -

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IIIè millénaire vit s’accélérer les mutations, tout au moins en Mésopotamie. Quel parcours en quelques centaines d’années : les structures néolithiques, si profondément enracinées dans la Préhistoire, s’effacent, l’état apparaissant progressivement. Les clivages fondés sur des patrimoines particuliers creusent des lignes de fracture visibles (voir les tombes royales d’Ur ou d’Alaca, les trésors de Troie). Le fondement de la civilisation sumérienne est l’agriculture : le pays de Sumer, dépourvu de matières premières importantes et particulièrement de ressources minérales, est un monde de paysans, dont les seules ressources sont la terre et l’eau. La basse Mésopotamie, longue oasis irriguée par les cours inférieurs du Tigre et de l’Euphrate, a toujours eu la réputation d’une terre extraordinairement féconde. Cependant, la fertilité naturelle est médiocre et les sols, de faible teneur en azote, sont souvent durcis, peu perméable et salés (anciens marais asséchés, naturellement ou par drainage humain). Le climat de l’époque sumérienne était à peu près le même que celui d’aujourd’hui. Cela imposait le recours à l’irrigation, ne tenant pas compte de précipitations faibles et irrégulières. Les terres peuvent être productives lorsqu’elles sont irriguées (condition indispensable), offrant alors une superficie continue de terres arables. L’eau nécessaire provient surtout de l’Euphrate, où la pente, très faible, permet un drainage naturel des champs et l’irrigation par gravité sans nécessité de travaux gigantesques. Le contrôle de l’eau exige seulement de creuser et d’entretenir des canaux, d’élever des digues pour contenir les crues. Les champs, cultivés à l’aide de la houe (un des plus anciens outils utilisé depuis le néolithique, sorte de pioche mais plate, utilisé pour le travail superficiel du sol dans les champs et les jardins, indispensable pour effectuer de nombreux travaux, notamment pour remuer et émietter la terre après bêchage, désherber et creuser le sol pour les plantations) et de l’araire (instrument du -IVe millénaire tracté par un animal, considéré à tort comme l’ancêtre de la charrue alors que ces deux équipements aratoires ont coexisté au fil des siècles, chacun ayant ses propres spécificités : l’araire effectue un travail en surface, rejetant sur les deux côtés la terre

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émiettée et déplacée par le soc, c’est l’instrument typique de l’assolement biennal, adapté aux sols légers, et ne nécessite qu’une bête de trait peu puissante – un âne – ; avec la charrue, la terre est travaillée en profondeur, mais rejetée d’un seul côté, elle est donc plus adaptée aux terres lourdes – notamment des plaines du Nord –, mais demande un attelage plus puissant pour être pleinement efficace – bœufs ou chevaux – ; autrement dit, l’araire scarifie le sol et permet un labour superficiel, tandis que la charrue est utilisée pour les labours profonds), produisaient essentiellement des céréales. En dehors des champs de blé et d’orge, mieux adaptés à ces sols, le paysan cultivait des légumes, complément indispensable à une alimentation à base de céréales, de fruits et de dattes. Malgré les dangers d’une salinisation excessive (à cause de l’irrigation qui fait remonter le sel par capillarité, donc par la faute même des humains), les rendements étaient très honorables (ni fabuleux ni désastreux). Les agriculteurs sumériens, confrontés à un milieu difficile, à des terroirs peu fertiles et à un climat excessif, sont des paysans habiles qui ont tiré le maximum possible de leur terre, autant qu’ils savent, de longue date, élever bovins et porcins (-VIIè millénaire, un millénaire après les chèvres et moutons). Ils possédaient même des laiteries, témoignant, au milieu du -IIIè millénaire, de la préparation de beurre clarifié destiné à la vente, et donc d’une économie rurale, centrée autour d’une communauté paysanne exploitant les ressources de troupeaux de bovins. Il n’y a pas de ville sans agriculture, c’est-à-dire sans excédents agricoles susceptibles d’être consommés par les citadins (pour permettre les artisans mais surtout les inactifs, les chefs religieux/politiques). L’agriculture sumérienne et la pêche pouvaient supporter un accroissement notable de population. En ce sens, si la basse Mésopotamie de la première moitié du -IIIè millénaire est bien le pays des villes, c’est parce qu’elle est d’abord le pays des champs agricoles : sans agriculture performante, les micro-états sumériens n’auraient jamais vu le jour ! Elle ne suffit pas à rendre compte de leur développement : ces villes sont le reflet d’un changement du fonctionnement économique et social plus profond. A partir du -IIIè millénaire, les habitants de la

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Mésopotamie ne sont plus répartis en petites communautés rurales identiques, mais s’organisent au sein d’une société plus complexe et plus hiérarchisée. Autour de chaque ville se développe un réseau de bourgades grandes et petites et de villages. Chaque micro-état, dirigé par une élite sociale marquée, regroupe, à côtés des agriculteurs, ces spécialistes nouveaux que sont les scribes, les artisans et les soldats, tous plus ou moins retirés du champ de la production agricole. Quels sont les fondements du système économique ? Quel rôle joue la redistribution des productions (sûrement pas des richesses, accaparées comme biens de prestige par les nantis) ? Quel est le statut familial et le régime des terres ? Roi et prêtres se sont-ils opposés et l’un a-t-il donné naissance à l’autre ? Les Modernes ont tendance à séparer de manière trop drastique un pouvoir séculier d’un pouvoir spirituel ou religieux, selon des catégories inconnues des Sumériens. Le pouvoir politique, qui garantit l’ordre social, s’est sûrement servi du monde religieux pour assurer son autorité. Dès le Protodynastique II, les villes sumériennes possèdent des temples : la société sumérienne se structure autour de divinités poliades (protectrices d’une ville) multiples, qu’on organisera bientôt en un véritable panthéon. Au Protodynastique III, de grandes tombes pourvues avec une magnificence inouïe d’objets précieux, sont la dernière demeure de hauts personnages (qu’on peut appeler « rois », si l’on veut). Une cosmologie rudimentaire se créée autour de chaque dieu patron de cité : la religiosité sumérienne s’oriente ainsi vers une conception monarchique ! Au Dynastique archaïque III (-2 600/-2 400), le palais et le temple constituent les principales institutions du pays. Le temple gère les terres du royaume où s’activent de nombreux travailleurs rémunérés par un système de rations (une forme d’esclavage « acceptable », pas très éloigné du salariat moderne, où l’on produit beaucoup pour les autres, en récupérant le strict nécessaire à la survie pour soi-même). L’activité économique est fortement placée sous l’emprise de la religion. Le sacré s’organise dans le cadre palatial autour de la production agricole. La concentration en un même lieu de vastes quantités de denrées indique l’existence d’une centralisation

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économique sous l’égide de la divinité plus encore que sous le contrôle du roi. Si le long de l’Euphrate et du Tigre les plaines sont fertiles, la basse Mésopotamie doit sa richesse agricole à l’irrigation. Pour la période historique, il existait ainsi des aménagements de systèmes d’irrigation par la création de canaux ou la modification du cours naturel des fleuves. L’outillage diffère peu du -IVè au début du -Ier millénaire : il est essentiellement fait de pierres et de bois (comme les faucilles), il faudra attendre le -Ier millénaire pour voir la diffusion du fer et son utilisation dans l’agriculture. Les céréales étaient de loin la culture dominante (essentiellement blé, orge et épeautre), élément de base de l’alimentation des humains, elle était également utilisée pour celle des animaux. Le palmier-dattier tint un rôle important (un palmier artificiel au milieu de la cour du palais représentait l’abondance du royaume) puisque de son fruit peuvent être tirés de l’huile, du miel, etc. Ces aliments sont faciles à conserver : l’entreposage des céréales se faisait dans des silos de pierre aussi bien que dans des jarres. La région du Khabour joua un rôle important dans la production et l’exportation des céréales aux -IIIè et -IIè millénaires : des importations de céréales en basse Mésopotamie depuis cette région sont bien attestées. Ces petites surfaces agricoles faisaient l’objet d’une économie familiale où les fruits de l’exploitation étaient consommés par la famille et le surplus revendu. C’est le noyau familial qui assure la cohésion de la société, la femme en étant la pièce maîtresse. Pendant la période des dynasties archaïques (-IIIè millénaire), les terres et leur exploitation se divisaient entre le roi et le temple ; peu à peu, à partir du -IIIè millénaire, c’est le palais royal qui géra cette économie à travers une politique de fermage où le roi s’attachait des personnages importants qui se voyaient attribuer des terres. Les maisons des artisans ne comportent pas d’atelier proprement dit. Les artisans qui demeuraient dans ces maisons familiales dépendaient des « maîtres » des grands édifices. Ils s’inscrivent en effet dans un système de « redistribution » : le commanditaire fournit aux artisans matières premières et outils, ceux-ci

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remettent le produit de leur travail et reçoivent en échange leurs moyens de subsistance, rations alimentaires essentiellement. Bref, nous sommes un peu dans le système prolétaire du XIXè siècle, où le patron ne rémunère ses employés qu’au « juste » niveau, se contentant d’assurer leur survie mais nullement leur développement matériel et de confort, réservés à l’élite ! Pour autant, il existait des artisans privés, installés dans la ville, travaillant pour les besoins généraux de la communauté. Il s’agit surtout d’artisans itinérants qui circulent de place en place, avec leur outillage et leurs matières premières. Les trois principaux domaines dans la production artisanale sont la poterie, le travail de la pierre et celui du métal. Il existe des ateliers multiples, spécialistes de céramique fine travaillant pour satisfaire la demande de l’élite au pouvoir et artisans produisant en séries standardisées la céramique commune (amphores, cruches, jarres, marmites). Il existe une spécialisation très poussée des artisans comme des ouvriers : fabricants d’outils en pierre taillée ou polie, bâtisseurs et carriers, graveurs de sceaux, tailleurs de vases de pierre (objets d’usage courant ou de prestige, ils servaient aussi d’offrandes dans les nécropoles). Ce travail de la pierre était maîtrisé par la plupart des artisans. Ceux-ci étaient intégrés dans un système de travail à la commande, où ils produisent en fonction des besoins des personnes ou des groupes dont ils dépendent. Le travail du métal était l’une des activités les plus importantes dans l’économie palatiale : le développement de l’outillage de métal a transformé les conditions de travail des agriculteurs et des divers artisans, après avoir été monopolisé pour le plaisir des yeux de l’élite. Les activités des artisans prennent place dans un ensemble complexe de réseaux d’échanges, relations s’étendant de la Syrie à l’Indus, de l’Anatolie à l’Egypte. Ces artisans, entre traditions et innovations, s’adaptent progressivement aux nouveaux outils et aux nouvelles techniques et modes. Les palais disposaient, sur leur propre territoire, d’une partie des

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matériaux nécessaires à l’activité des artisans, mais d’autres devaient être importés. Les matières semi-précieuses de provenance étrangère et plus ou moins lointaine, n’entraient pas dans le cadre de courants commerciaux réguliers. Le cas le plus typique du besoin de matériau étranger est celui du lapis-lazuli. Présent en Mésopotamie de manière parcimonieuse dès la fin de l’époque d’Obeid (-4 500) et celle d’Uruk, il est plus abondant dès les premiers siècles du -IIIè millénaire (-2 900). Les importations s’accélèrent à partir du Protodynastique II (-2 800) et il devient abondant au Protodynastique III (-2 600), où on en fait des perles, des pendentifs, des incrustations (pour souligner les yeux et les sourcils de statues), pour orner les caisses de résonance des instruments de musique, les tabliers de jeu, le fond de panneaux iconographiques. On taille également en lapis de petits vases, des manches d’armes d’apparat, de nombreux sceaux-cylindres de prix, dont la vogue persistera, dans une moindre mesure, durant l’époque d’Akkad (-2 300) et jusqu’à la IIIè dynastie d’Ur (-2 100). Or, les sources d’approvisionnement sont encore plus rares et plus lointaines que celles de la stéatite ou de l’albâtre, et le lapis n’en est alors que plus prisé (la lazurite – vrai nom du lapis-lazuli –, belle pierre opaque d’un bleu soutenu, provient des mines d’Afghanistan du Nord, acheminé par terre ou mer de main en main, sous forme de blocs dégrossis). Ces exemples soulignent l’étendue des relations du pays de Sumer avec les mondes voisins, même si il n’en dépend pas au sens strict : il s’agit d’objets et de matériaux superflus dont on peut très bien se passer dans la vie quotidienne (du moins le Peuple, pas les chefs qui en ont besoin pour rehausser leur pouvoir, de prestige). La dépendance est plus forte en ce qui concerne le minerai de cuivre, elle est presque totale pour le bois de construction (surtout pour les résidences des chefs et les temples religieux). Les Sumériens furent de remarquables métallurgistes (leur avance n’a pas d’équivalent dans le reste du Proche-Orient ancien), bien que le pays soit dépourvu de minerais (notamment de cuivre dont ils firent grand usage). Ils ont travaillé l’or avec prédilection, vraisemblablement

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parce que ce métal est le type même, à cette époque comme par la suite, de l’inutile : s’il est inoxydable et ne s’altère pas, il sert moins que le bronze ou le cuivre dans la vie quotidienne. C’est un métal mou et facilement rayé qui n’offre aucun avantage, à part sa rareté et sa brillance. Avec l’or, on est dans le domaine du prestige et des signes extérieurs, selon une convention qui n’a de valeur que si l’ensemble de la société le reconnaît. A ce titre, l’or est devenu indispensable dans le monde sumérien, et les tombes royales en sont la manifestation éclatante. L’acquisition des différents métaux (or, argent, plomb, cuivre, étain), parfois présents sur le territoire, mais en quantité insuffisante pour répondre aux besoins de l’économie palatiale, est l’une des raisons du développement des relations extérieures. La production de bronze suppose l’importation de l’étain. Des Sumériens se rendaient ainsi au palais de Mari pour prendre livraison d’étain. Acquisition de techniques nouvelles, importation de matériaux indispensables sous-tendent le développement des relations entre les civilisations voisines. Les artisans sont ainsi au cœur de l’activité économique du système palatial. Leurs productions sont indispensables aussi bien aux besoins de la vie quotidienne, comme celles des éleveurs et agriculteurs, qu’aux exigences de prestige de l’élite au pouvoir. La société sumérienne, qui ne dispose en grande quantité que de terres arables et d’eau, a su compenser, pour le reste, ses handicaps. Ces apports extérieurs sont-ils les termes d’un échange qui supposait, en contrepartie, des exportations ? On pourrait penser que l’équilibre économique sumérien reposait sur des « échanges invisibles » : contre ces produits exotiques, la Mésopotamie du sud exporterait la laine de ses troupeaux ou des tissus finis, la récolte de ses champs et de ses vergers (céréales ou dattes). Mais les textes ne mentionnent guère d’échanges Pacifiques de ce genre. Ils évoquent plutôt des rapports hostiles avec les populations du Zagros et du plateau iranien. Les modalités de ces relations sont donc obscures. Mais peut-être que les Sumériens, à la manière de revendeurs/distributeurs (équivalent de dealer), achetaient à « bas prix »,

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souvent directement à la source, en gros, des produits rares que « tout le monde » voulaient, pour les revendre chèrement une fois les risques de pillage et d’accidents de livraison écartés voire, à la façon des mafias, se faisaient payer en nature (sous forme de taxes) des droits de passage sur leur territoire, assurant en contrepartie la sécurité et le bon acheminement des marchandises vers d’autres contrées encore plus lointaines. Bien évidemment, si certains ne voulaient pas payer la « rançon » de sérénité de circulation des biens de consommation et de prestige, c’était directement les sociétés installées sur ce territoire qui pratiquaient l’insécurité et le pillage : bref, soit on paye « un peu » pour être tranquille, soit on perd toute la marchandise voire des hommes et des bêtes ! Il n’en demeure pas moins que l’abondance et la diversité des liens entre les villes sumériennes et le monde extérieur sont un des traits de la période : la culture sumérienne, dont les voisins ont ressenti les capacités, fut adoptée sans grande modification par Suse, Assur et Mari au nord en sont fortement imprégnées, ainsi qu’Ebla près d’Alep en Syrie. On remarque, en ce milieu du -IIIè millénaire (donc à partir de -2 500), les premières traces d’une globalisation des relations. Le monde sumérien ne peut se passer de rapports avec ses voisins comme avec des pays fort éloignés. Dépourvu de matières premières (bois de construction, minerais, pierres semi-précieuses), il a été contraint de développer des relations avec l’extérieur sur des distances qui peuvent surprendre. Notamment dans des tombes très riches, on a découvert des matériaux ou des objets venant de fort loin : perles en cornaline ornées de motifs blancs incrustés en réserve à l’aide d’une solution alcaline, selon une technique décorative inconnue en Mésopotamie mais attestée sur les sites harappéens de la vallée de l’Indus (donc on n’importe pas que des matériaux, mais aussi des objets finis). Le lapis-lazuli, si abondant en Mésopotamie à l’époque du Protodynastique III, vient d’Afghanistan du Nord-Est ou du Baluchistan. Le cuivre, l’or, l’argent, les pierres rares trouvent leur voie jusqu’en Sumer. Pour autant, la Mésopotamie n’en est pas le centre convergent : des vases fabriqués dans une pierre tendre et facile à travailler de couleur grise ou verdâtre (appelée stéatite, serpentine ou chlorite), furent trouvés

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depuis Mari sur l’Euphrate jusqu’à la vallée de l’Indus, en passant par le sud et l’est de l’Iran, le Baluchistan et la rive arabique du Golfe. Ils étaient fabriqués puis exportés des rives du Golfe et d’Iran oriental (notamment Jiroft). La présence de ces vases en stéatite ou en albâtre en Mésopotamie ne peut s’expliquer par les besoins de la vie quotidienne, car la stéatite est fragile et l’albâtre est poreux et résiste peu à l’humidité. Or il existe des vases d’albâtre inscrits datant du Protodynastique III : ces inscriptions mentionnent de hauts personnages, dynastes ou membres de leur famille. Elles soulignent la valeur de l’objet, due à l’exotisme du matériau. Ce sont des vases symboliques, rares et luxueux, qui ne sont pas d’utilisation courante : ce sont des marqueurs de statut social, nécessaires à l’élite qui se distingue ainsi du commun. Le palais est un centre économique, avec ses réserves se situant au rez-de-chaussée. C’est d’abord un centre de consommation important (pour les cérémonies en l’honneur d’alliés ou pour des réunions), mais il faut aussi le voir comme un centre de gestion salariale puisque le personnel au service du roi est rétribué en nature. Le palais devient par conséquent aussi un centre de gestion bureaucratique, laquelle est assurée par une équipe de scribes sous le contrôle des intendants, tandis que d’autres scribes sont au service des secrétariats qui gèrent la vie politique et les relations « internationales » (plutôt interurbaines, intercommunautaires et interterritoriales/interrégionales). Sur le plan de la symbolique, nous sommes à Jiroft dans une situation comparable à celle dans laquelle se trouvent la basse Mésopotamie et la Susiane vers la fin du -IVè millénaire, avec leurs figurines et statuettes d’orants et de porteurs d’offrandes processionnant vers des symboles en relation avec le concept émergeant du divin. L’humain de Jiroft a-t-il un dieu? Quand il se dépouille de son habit de lion, qu’il redevient un simple citadin de la vallée fertile, il scrute le ciel, comme le soleil et la Lune qui figurent à ses côtés sur les vases en chlorite. On est à ce stade de la pensée humaine où l’idée d’un principe supérieur est en train d’émerger. Mais nous sommes avant Sumer, un

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millénaire avant le vase d’Uruk sur lequel figure la première représentation du divin. L’humain de Jiroft se cherche. Il teste ses forces et ses peurs. Sera-t-il le lion ou le scorpion, le dominé ou le dominant ? Quel secours attendre du monde ? A qui se fier, entre les serpents des marécages et les panthères des forêts ? La Lune et le soleil, à égalité picturale, sont les deux signes qu’il cisèle près de sa solitude. Echos bouleversants d’un monde qui fut, comme toute aventure humaine, hanté par la trace et la durée. Jiroft date de l’horizon du Dynastique archaïque I (-3 100 à -2 900), avec une iconographie qui correspond au stade de développement de la pensée religieuse qui est celui de la basse Mésopotamie et de la Susiane. Un des vases sculptés s’avère particulièrement frappant : au-dessus d’une scène pastorale prenant pour décor un paysage de torrents et de montagnes, un homme, derrière lequel se trouvent le soleil et la Lune, tient, les bras levés, ce qui pourrait être un arc-en-ciel ou une représentation de la voûte céleste. Il est à la recherche d’un principe supérieur. L’étude de l’iconographie de ces objets montre que cette notion de principe supérieur est en train de se concrétiser. L’idée du divin est déjà présente, mais elle ne se traduit pas encore sous figure humaine. Cela ne viendra qu’après, en Mésopotamie. L’art proto-élamite se développe de manière originale, s’éloignant de la culture mésopotamienne pour plus se rapprocher de celle du plateau iranien d’où proviennent les nouveaux maîtres du pays, originaires de l’Anshan. L’art redevient animalier. Les animaux ont dans ces représentations des activités humaines. Ils remplacent l’être humain dans les activités quotidiennes, et les figures mythologiques sont animales. Dans une région qu’on ne croyait habitée que par des nomades poussant des moutons devant eux, on a une civilisation évoluée, un foyer rayonnant au moins égal sinon supérieur à ce que l’on trouve en Mésopotamie au même moment : un autre monde a précédé Sumer. Au début du -IIIè millénaire, il y avait là une population dense et déjà hiérarchisée. Divers ateliers fabriquaient les objets en chlorite. Il existait ici une culture totalement différente de la culture mésopotamienne. Bienvenue à Jiroft, la vallée perdue des premiers artistes

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philosophes. La pensée humaine, sa vision du beau et du terrible, sa quête d’une organisation sociale, son exploration chaotique d’un principe supérieur, tout cela a pris forme quelques siècles avant Sumer, 1000 km plus au sud, à Jiroft, en Iran, véritable paradis oriental. Cette région qu’on croyait habitée à cette époque par des nomades était en réalité le cœur d’une civilisation prodigieusement avancée. Elle abritait une population dense et hiérarchisée. Elle possédait sa propre vision du monde qui n’a rien à voir avec celle de Sumer. Transposée dans le contexte culturel mésopotamien, cette iconographie y demeurera exotique – sous la forme d’objets de prestige – ou y sera réinterprétée en fonction du milieu (elle sera éventuellement modifiée dans ses éléments et son organisation). L’ornementation traduit l’idée que les humains se faisaient du monde qui les entourait et de leur place à eux dans ce monde (les yeux des carnivores sont ronds, alors que ceux des herbivores et des humains sont de forme ovale). Le concept du divin est constitué, mais il ne se traduit pas encore sous la forme humaine. Il le sera, en Iran comme en Mésopotamie, dès l’étape suivante. En Mésopotamie, la première représentation d’une divinité, vers -3 000 à Uruk, a été précédée par la confection de statuettes et de figurines de personnages dans le geste de la prière ou dans l’attitude de porteurs d’offrandes. Il en est de même à Suse en Iran, dès le milieu du IVè millénaire, la notion paraît exister dès lors d’un principe supérieur, transcendant. C’est dans ce contexte socioculturel et spirituel d’une religion en formation que se situe l’iconographie de Jiroft, au tournant du -IVè et -IIIè millénaire, sur l’horizon de la civilisation du pays de Sumer. A partir de -2 700, l’image est souvent accompagnée du nom du propriétaire du sceau, au moment où apparaît aussi le nom du dédicant sur les statues d’adorant : le nom compte alors plus que l’image ellemême, et en glyptique, elle importe moins que le fait même de sceller (des productions, des textes). Les thèmes qui ornent les sceaux-cylindres du Protodynastique II sont peu variés : des combats d’animaux fabuleux ou d’êtres hybrides et de héros, ou des scènes de banquet, sont disposés

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selon une composition savante, souvent symétrique. Cependant, les mythologies qui les accompagneront par la suite sont plus tardive, et n’expliquent ni ne commentent l’imagerie sumérienne ! Que signifient ces combats d’animaux, ces héros dompteurs de fauves, ces hommes-taureaux, ces taureaux androcéphales (à tête humaine), cet aigle aux ailes déployées dominant des animaux divers ? A côté des monstres prolifèrent des personnages héroïques, « maîtres des animaux », souvent vêtus d’une seule ceinture et dotés d’une abondante chevelure bouclée. Et que dire des animaux humanisés, musiciens ou échansons (officier chargé de servir à boire à une divinité, à un roi, à un prince ou à tout autre personnage de haut rang) ? version humoristique de mythologies savantes ??? Les monstres de la glyptique personnifient-ils des êtres cosmiques ? Le taureau androcéphale (sorte de sphinx à corps de taureau : gardien des portes des palais et des villes), le héros nu, l’aigle à la tête de lion (symbole du tonnerre annonciateur de l’orage et porteur de fertilité), sont-ils les symboles d’êtres divins ? Des dieux cosmiques, dieux du ciel, de l’air, de l’abîme ou des astres, les seules divinités (élémentaires, dans le sens fondamentales, relatives aux éléments) qu’évoquent les textes seraient représentés par un répertoire animalier venu du fond des âges, désormais transposé avec une nouvelle symbolique graphique. Ce répertoire de monstres dressés et de héros les maîtrisant est plus organisé à partir du Protodynastique III, quand apparaissent les textes littéraires. On observe alors un symbolisme plus précis : hommestaureaux (le taureau renvoie à la chasse ou à l’élevage, il est l’image de la société humaine : il supporte de ses cornes la voûte céleste), taureaux androcéphales, hommes-scorpions, lions androcéphales, dominés par des aigles léontocéphales (à tête de lion), par des lions ailés et par des héros nus. L’aigle attaquant une bête à cornes (taureau ou bouquetin) est un motif commun en Mésopotamie, où il signifie que les forces destructrices de la divinité (la mort) s’abattent sur les humains. Souvent, l’aigle a une tête de lion, et le taureau une face humaine, pour indiquer que les deux figures, loin d’être réalistes, ont une valeur uniquement symbolique. Parmi les thèmes caractéristiques apparaissent les bêtes à

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cornes (caprinés ou bovidés, symbolisant la société en Mésopotamie) attaquées par un lion ou un aigle, l’aigle aux ailes éployées (se dit des oiseaux et animaux chimériques représentés avec les ailes étendues, ou ramenées sur la tête comme lorsqu’un humain gonfle ses biceps), le scorpion et l’homme-scorpion, le dompteur de fauves, les bêtes à cornes broutant l’Arbre de Vie, ou encore le personnage nourrissant une bête à cornes. Seul le thème des serpents (enlacés, confrontés à des fauves, maîtrisés par l’aigle aux ailes éployées ou par une figure anthropomorphe) est peu mésopotamien (symbolisant la société à Suse). Les fauves et les rapaces font allusion au pouvoir destructeur de la divinité, de telle sorte que l’association fréquente des uns et des autres dans des scènes conflictuelles évoque la mort qui s’abat sur les humains. Ici, dans une conception cyclique du temps, la mort est toujours annonciatrice d’un renouveau. Le héros dompteur de fauves (ou « Maître des animaux ») représente la royauté maîtrisant les forces délétères (nuisible, pernicieux, nocif, dangereux pour la santé, qui peut causer la mort), une des fonctions royales étant en effet de garantir l’ordre sous toutes ses formes. Le thème de la bête à cornes broutant l’Arbre de Vie rappelle que la société se nourrit de la substance divine ou, si l’on préfère, que la divinité est la source de la société humaine. Le thème du personnage nourrissant ou abreuvant une bête à cornes apparaît dès la fin du -IVè millénaire. A travers la métaphore du pasteur et de son troupeau, la royauté apporte à son peuple prospérité, fécondité, fertilité, sous la forme de l’Arbre de Vie ou de flots jaillissants, images de l’essence divine (que le pouvoir royal veut capter à son profit). L’humain y est montré en compagnie de bœufs et de vaches : les animaux domestiques représentent ce qui est bon pour lui. Le danger pour l’humain vient du scorpion et du serpent, de la panthère aussi, mais à un moindre degré. Elle se renverse sans façon devant l’humain porteur d’une parure protectrice et devient même son allié contre le serpent, aux côtés de l’aigle. Ainsi, les forces, bonnes, mauvaises ou neutres, sont clairement identifiées. Il est des cas cependant où l’intervention d’un pouvoir supérieur à

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celui de l’humain ordinaire est nécessaire : interviennent alors des personnages mi-humain mi-animal. Ils détiennent la force et la puissance de l’animal qu’ils représentent, le taureau et le lion. L’homme-taureau joue avec des panthères. L’homme-lion renverse brutalement l’homme-scorpion, qui est le symbole du Mal. Il existe ainsi une hiérarchie des puissances surnaturelles au sommet de laquelle se place l’homme-lion, seul capable de dominer le Mal incarné par l’homme-scorpion. Réduit à ses propres forces, l’humain élève les bras vers la voûte céleste ou vers quelque arc-en-ciel, flanqué des symboles du soleil et de la Lune. Cette scène apparaît comme une parfaite illustration d’une situation dans laquelle la société humaine grandissante aspire à un ordre comparable à celui que de longue date elle a observé dans le ciel. Face à une situation sociale de plus en plus complexe et conflictuelle sous la pression du nombre, l’humain « achevé » (c’est-à-dire l’humain habité par le sens de l’universel et, par là même, par la raison ; on pourrait même dire l’humain e-néolithique) cherche en conscience à établir à des fins évidemment politiques un ordre devenu nécessaire. Cet humain est conduit, au-delà des comportements individuels et des obligations ordinaires, par-dessus les structures familiales, lignagères, claniques et tribales, à inventer un système auquel nous pouvons désormais appliquer le terme de religion (l’emploi jusque là aurait été prématuré, parlant plutôt de spiritualité). La religion est un système de représentations, de rites et de comportements organisant les échanges entre l’humain et le monde divin, permettant à chacun de penser l’invisible et sa propre situation dans le monde, lui donnant ainsi la possibilité d’agir symboliquement sur l’univers, par des prières et par des gestes rituels. Cette définition a le mérite de rappeler un fait important : la vie religieuse et les manifestations de l’esprit religieux ne concernent pas uniquement le monde des prêtres. La relation au sacré peut se comprendre principalement selon deux acceptions. D’une part, comme une religion de l’intériorité, c’est-à-dire comme une religion personnelle voire intime qui s’exerce dans la prière et la méditation. D’autre part, la religion de l’extériorité qui se manifeste

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dans la collectivité, dans un espace ouvert, donc dans la visibilité. De ce système, qui amalgame les vieilles pratiques, les superstitions, les croyances et l’ancienne sagesse à un ensemble de règles, à une morale sociale, à l’expression d’un idéal et d’une éthique, l’humain trouve le modèle au-dessus de sa tête dans le mouvement régulier des astres, des jours et des nuits et des saisons. De ce nouvel ordre social, la religion est comme l’ordinateur ; son logiciel est tiré des étoiles. Les icônes divines font leur première apparition, mais pas encore sous leur forme humaine. Des changements profonds affectent la société et ses modes d’expression, aboutissant à la naissance de l’art narratif et de l’écriture, avancées qui témoigne d’une volonté nouvelle de pallier les effets du temps. Dans le domaine des images, ce bouleversement explique l’apparition d’une nouvelle forme de sceaux et le développement de nouveaux types de monuments sculptés qui permettent le déroulement d’histoires illustrées. Un homme, qui se distingue par ses particularités physiques et ses actions, y joue un rôle de premier plan. Il s’agit d’un homme d’âge mûr agissant comme un chef militaire, politique ou rituel, d’où le nom de « roi-prêtre » qui lui fut donné. De nombreuses scènes le mettent en présence d’une femme, dont le statut est au moins équivalent au sien. Dans les liens entre souverain et monde divin, elles pourraient être les premières attestations d’un rite relevant de l’obligation royale : le mariage du roi avec la déesse Inanna. Un des titres des souverains de la Dynastie Archaïque est « en » (seigneur), déjà employé dans certains textes de la fin de la période proto-urbaine sous la forme GANA en, désignant une catégorie de terres, et sous celle de « en », en tant qu’institution ou personnalité à qui sont livrées de grandes quantités de marchandises, évoquant un rôle économique ou social important. Cette question de l’existence d’un « en » à l’époque proto-urbaine et de sa possible relation à l’iconographie du « roi-prêtre » est cruciale puisque, à l’époque suivante, ce titre désignera un souverain dans sa relation maritale au monde divin, et notamment à Uruk dans sa relation à la grande déesse. Le rite est ancien, comme le montrent les images et les

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titres des souverains des époques proto-urbaine et Dynastique archaïque. Bientôt les textes permettront d’entrevoir l’existence de divinités conçues elles-mêmes à l’image de l’humain (idéalisée, mais naturelle dans ses contradictions : les dieux sont autant Amour/Paix que haine/guerre, comme les humains/animaux). Avec l’écriture et par conséquent du temps historique, c’est le temps de l’humain qui apparaît. Parallèlement, les textes conservent la mémoire de dynastes locaux (dans certains cas, on peut établir la succession des princes régnants : dès -2 900/-2 800 à Uruk, -2 700 à Kish, -2 600 à Lagash, -2 500 à Umma). Mais occupent-ils déjà des palais de forme spécifique ? Les textes prouvent l’existence, à l’époque protodynastique, de dynastes ou de princes : les sceaux et les stèles, autant que les statues, en ont conservé l’image. A l’époque sumérienne, il n’y a pas de formule architecturale spécifique associée à la fonction. Cette incertitude reflète celle qui grève la fonction royale elle-même, non clairement établie à cette époque. Tout d’abord entre quelques familles, avec des chefs régnants sur des petites unités, sinon des villages, puis des chefs entourés seulement par des proches, des parents et quelques fonctionnaires, le pouvoir politique finit par se concentrer dans la courant du -IIIè millénaire entre les mains de rois suffisamment puissants pour dominer des régions entières et pour l’administration desquelles ils ont besoin d’une armée de fonctionnaires. Mesannepada, fondateur de la Ière dynastie d’Ur, s’empare de Kish et domine la Mésopotamie du Sud vers -2 560. Mais Lagash, longtemps en conflit avec sa voisine Umma (pour le contrôle d’un territoire frontalier, convoité pour son intérêt économique, objet d’un contentieux qui donna lieu, régulièrement, à de violentes confrontations), prend de l’importance et Ur-Nanshe y fonde la Ière dynastie de Lagash vers -2 520. Après cette victoire, Lugalzagesi prend le pouvoir à Uruk et s’empare de toute la Basse-Mésopotamie. Son règne durera de -2 340 à -2 316 avant d’être défait par Sargon d’Akkad (l’utilisation de l’arc, jusqu’alors réservé à la chasse – car ce n’est pas loyal de tuer à distance, « rien ne vaut le bon vieux » corps à corps –, représente une innovation d’importance dans les conquêtes de l’empire d’Akkad, -2 370 à -2 230).

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Entre le Tigre et l’Euphrate, chaque cité, lorsqu’elle en annexe une autre, se borne à digérer le panthéon du vaincu. Nous sommes véritablement ici dans un univers concentrique, gérant avec dynamisme ses indispensables contacts commerciaux. La Mésopotamie se contente, d’une certaine façon, comme la plupart des cultures de l’époque, d’être au centre de son monde, sans se poser la question de l’humanité en général. Le monde se divise en deux entités, nous et les Autres, comme si on évoluait insensiblement du cercle familial à ceux du voisinage, de la collégialité et de l’amitié, pour franchir enfin le cercle de l’hostilité. Cette vision concentrique épouse, du reste, les conceptions géographiques selon lesquelles la Terre est figurée avec un centre hautement civilisé, auquel s’oppose une périphérie composée de quatre régions et peuplée de sauvages ou de barbares, eux-mêmes caractérisés au moyen de critères négatifs que l’on peut résumer en huit points : ils vivent hors des espaces domestiqués, dans la steppe et la montagne ; ils ont l’intelligence canine et les traits du singe, bref leurs caractères psychiques et physiques les distinguent des humains ; leurs langues sont confuses (pour ceux qui ne les parlent pas et ne cherchent pas à les comprendre d’ailleurs) ; ils ignorent l’agriculture, les aliments cuits (ce qui est moyennement vrai, mais en tant que sauvage animal cela justifie ce mensonge), les boissons fermentées (ils préféraient sûrement les autres drogues, naturelles à l’état pur) et les manières de la table ; ils ignorent les maisons et les villes (même s’il peut y avoir de gros villages de huttes) ; ils ignorent les sépultures (les morts étant rendus à la Nature, peuplant ainsi l’ensemble de leur territoire et non pas des points restreints) ; ils ignorent les interdits (alors qu’il existe des tabous et obligations dans toutes les cultures) et n’ont pas de parole (sûrement à force de s’être fait avoir par les urbains, qui signent des traités qu’ils ne respectent jamais, dès que ça les arrange) ; ils ne manifestent nul respect envers les dieux (car pour eux les esprits, et non les dieux – liés à l’état qu’il rejette de toutes leurs forces –, sont partout et vénérés à tout moment). A travers ce discours qui allie ethnocentrisme et xénophobie, la société mésopotamienne scelle son unité (autant qu’elle dégoûte ceux qui penseraient que la vie peut être mieux ailleurs, en-dehors les murs

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fortifiés de la cité). Aux divinités du village ont succédé pareillement dans le monde du surnaturel des dieux organisés en panthéon et dont le prestige a été rehaussé à la hauteur du pouvoir politique. Parmi les civilisations, celles qui n’ont ni roi ni états n’ont pas de dieux. Un dieu est caractérisé par son immense supériorité par rapport aux humains. De nombreuses civilisations, en particulier celles sans écriture, n’ont pas de croyances en de telles entités surpuissantes, mais des croyances en des entités surnaturelles qui n’ont qu’une supériorité relative par rapport aux humains (ces derniers pouvant combattre et vaincre ces entités, alors qu’un dieu est intouchable et encore plus imbattable). Les humains ne disposent pas du pouvoir de contraindre les dieux contre leur gré, seul le roi peut intercéder en faveur des autres humains puisqu’il se place à l’égal des dieux ou au minimum en tant que super croyant. De fait, il existe une troublante corrélation entre l’apparition des dieux dans la pensée humaine et l’institution de l’état, c’est-à-dire tout d’abord du roi ou du despote (maître ou seigneur possédant un pouvoir absolu sur ceux qu’il dirige, obtenu non par l’hérédité mais par la reconnaissance de personnes plus puissantes) exerçant un pouvoir coercitif (exercé contre quelqu’un pour le forcer à agir ou l’amener à s’en abstenir, il existe par la violence, ou sa menace, physique et/ou psychique : l’autorité légitime, dont l’état est le sommet dans les sociétés modernes, est en principe la seule à pouvoir l’utiliser, pour assurer la « discipline légale » parmi ses membres) sur l’ensemble de la société. De tout temps, la figure des dieux a été modelée sur celle des rois. Et en retour, l’image des rois se pare de vertu divine. Tout dieu ou toute déesse, sans avoir aucune fonction judicaire dans ses attributs, punit celui qui lui manque de Respect, et l’idée même de punition suppose celle de jugement. Les dieux sont partout, d’une façon ou d’une autre, juges et bourreaux. Les rois l’étaient de même (la fonction du bourreau étant l’égale de celle du roi : sa basse besogne, son permis de tuer pour

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protéger la société, est aussi forte que le pouvoir décisionnel du roi, bien que plus obscur mais autant « indispensable » – application d’une peine certes, mais la capitale n’a jamais empêcher qui que ce soit de quoi que ce soit – au bon ordre social), l’attribution par excellence des rois étant celle de juge, de juge suprême et en dernière instance. Ainsi, le pouvoir dont disposent les dieux à l’égard des humains, même s’il est très différent dans ses moyens, est, dans sa forme et sa nature, copié sur le pouvoir politique. Mais la royauté divine n’est pas qu’un reflet de celle des humains. Les dieux représentent un modèle imaginaire plus tolérable du commandement des humains. Il est comme la science-fiction qui ne crée un monde nouveau qu’en empruntant au monde réel, mais en laissant de côté certaines réalités tout en en systématisant d’autres pour les pousser jusque dans leurs ultimes conséquences. Tout travail de l’imaginaire procède ainsi. Il n’est jamais création pure, il se borne à sélectionner et à réarranger, mais le monde imaginé s’en trouve suffisamment différent du réel pour qu’il acquière une force qui manque à la réalité. Toutefois, si l’on fait bien des offrandes aux dieux et si on leur offre des sacrifices, à la différence des rois, on ne leur paye jamais d’impôts ! Manque ainsi le trait le plus significatif de l’organisation étatique, l’impôt en biens et « l’impôt du sang » (le service militaire voire le sacrifice). La deuxième différence évidente est que les dieux souverains sont toujours légitimes. Ils ne sont pas toujours bons ni exemplaires, mais leur pouvoir est toujours de droit. On ne compte pas parmi eux d’usurpateurs, ou plutôt ces usurpateurs et tous les mauvais dieux ont été éliminés au cours de guerres antérieures. La troisième différence est que les dieux, à la différence des rois, ne font pas la guerre (même s’ils ont dû la faire à l’origine du monde). Les dieux sont comme les rois mais sans les trois palies habituelles de la royauté terrestre : impôts écrasants, tyrans et usurpateurs, guerre civile ou extérieure. La religion imagine selon le modèle du réel, mais en l’idéalisant. Quoi de plus aimable qu’un régime politique où l’on ne paierait pas d’impôts et où l’on offrirait seulement ce que l’on veut aux dirigeants ? Cette aimable fiction constitue la base de la plupart des religions : c’est une réalité idéale ! Non point une réalité parfaite, car il ne suffit pas de

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faire des sacrifices pour obtenir des faveurs divines. Les dieux sont à l’occasion injustes, ont leurs faiblesses toutes humaines. Ce réalisme rend l’image des dieux plus plausibles, et plus humaine à la fois, plus proche du cœur des fidèles. Finalement, pourquoi des dieux ? Les dieux représentent en réalité une royauté non pas parfaite, mais au moins tolérable ! C’est le rêve d’un monde meilleur, où l’excès de puissance des rois rêvés que sont les dieux ne serait pas synonyme de domination abusive. Ainsi, l’humain religieux a de bonnes raisons de croire, et il croit en ses dieux parce qu’il veut bien y croire : les rêves sont la réalisation des désirs ! Après avoir opéré une unification des chefferies locales, le roi s’installe sur le trône, signe du pouvoir tout comme le sont la couronne et le sceptre. L’idéologie de la divinité royale vient renforcer cet apparat traditionnel du pouvoir : les rois et empereurs aiment s’attribuer une essence divine (en tant que dieu vivant – capable de faire des miracles –, fils du dieu suprême, ou messager / intercesseur entre les dieux et les humains). Les royautés sacrées sont propres aux sociétés agraires ! Le roi est considéré comme celui qui est responsable de la pluie, de la fertilité des sols et, globalement, de l’intégrité et de l’harmonie du royaume (il existe ainsi un rituel sacrificiel qui veut que le roi divin, tenu pour responsable de la pluie et de l’abondance des récoltes, soit tué par un prétendant au trône lorsque ses forces déclinent et qu’il risque ainsi de mettre en péril la survie de la société dont il avait la charge). Les Mésopotamiens considèrent la royauté comme un des apports les plus importants de la civilisation et un don des dieux (normal, puisque les dieux ont été créé justement pour justifier la prise de pouvoir des rois). Dans le courant du -IIIè millénaire, la royauté se qualifie, dans le cadre politique des cités mésopotamiennes, comme une des institutions principales (avec le clergé) des états naissants (l’éternel alliance du sabre et du goupillon), chargée de gérer le pouvoir et d’administrer la justice, sans référence à l’autorité des chefs tribaux voire des ancêtres. Cérémonie privée, le culte funéraire était célébrée chaque mois, au moment de la disparition de la Lune, dans le cadre domestique. Le culte

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funéraire assume une dimension particulière quand les morts appelés à participer au rite ne sont pas des parents appartenant à la famille proche, mais les ancêtres, réels ou fictifs, d’un clan ou d’une tribu. Dans cette perspective, le rite n’est plus privé, mais il devient un acte de culte religieux et public, avec une forte signification politique pour un groupe de personnes ou de clans, qui reconnaissent ainsi une identité commune et un lien privilégié avec un lieu ou un territoire précis, marqués par la présence rassurante de l’Ancêtre. Concernant les offrandes, les libations de liquides différents laissent penser qu’à l’origine le geste sacrificiel était un rite destiné à nourrir les ancêtres, dans leur résidence souterraine, transféré ensuite à la sphère du divin. Ce type de culte n’est pas documenté directement dans la tradition écrite mésopotamienne, produite par les élites du pouvoir urbain, parce qu’il est propre à des populations tribales dont la culture est considérée comme opposée et hostile à celle de la ville et surtout à celle de l’état gouverné par un roi absolu. Les cultes funéraires célébrés par les rois en l’honneur de leurs prédécesseurs, dans le cadre du palais royal ou des temples, avaient également une valeur particulière, les cérémonies étant une occasion solennelle de réaffirmer la légitimité du roi en titre, en tant que descendant direct de la dynastie, et éventuellement de revendiquer, en constituant des listes ad hoc de rois ancêtres associés, des relations de parenté avec des dynasties ou des populations, différentes ou étrangères, à des fins politiques et de propagande. Dans ces occasions, les rois se chargeaient aussi d’évoquer l’ensemble des morts du pays et de la région, en particulier les morts en bataille et toutes les autorités défuntes, afin de se protéger, et de protéger la population de leur pays, contre l’attaque d’esprits oubliés ou sans descendance pour commémorer leur nom. Le souverain est légitime quand il descend d’une dynastie légitime et quand il manifeste des qualités personnelles exceptionnelles, d’héroïsme, de sagesse, d’intelligence, de justice et de piété religieuse. A partir de la IIIè dynastie d’Ur, une abondante propagande graphique et textuelle a pour but d’exalter et de renforcer le rôle du roi (sûrement parce qu’il était justement remit en question) décrivant ses conquêtes

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militaires et ses relations privilégiées avec les divinités, qui le protègent (donc il est « intouchable ») et qui lui délèguent une partie de leur propre autorité. De son côté, le roi œuvre sans cesse afin d’organiser, dans la société qu’il contrôle et avec l’apport des pays conquis, le service des dieux, raison même de l’existence de l’humanité selon la théologie mésopotamienne attestée explicitement dès les débuts du -IIè millénaire (mais en place implicitement bien avant) : pour cette raison, il est responsable de la construction et de l’entretien des temples, et reste le pourvoyeur principal des sacrifices, des offrandes et des biens nécessaires à leur culte quotidien. Le roi est aussi un berger, un « bon pasteur » de son Peuple : il « améliore » ses conditions de vie, élargissant par la construction de canaux les terres agricoles, bâtissant des grands ouvrages publics, administrant la justice et allégeant la charge des dettes. « Lorsque la royauté descendit du ciel, elle fut à Eridu avec deux rois. Je laisse Eridu, sa royauté à Bad Tibira fut transportée. Le divin Dumuzi, un berger, régna, puis deux autres ». Le roi est un berger qui rassemble, guide, nourrit et protège son troupeau (de Panurge), son Peuple. Il y avait alors cinq cités. Dumuzi le berger devint le nom d’un dieu de la végétation qui, en tant que tel, mourait et ressuscitait, invitant l’ensemble de la nature à suive le cycle des saisons. Dumuzi épousa la grande déesse Inanna, bien que celle-ci lui préférait l’agriculteur, aux vêtements moins rugueux ! Inanna (Ishtar en akkadien) est la plus grande déesse du panthéon mésopotamien. Elle est liée à la fertilité et à l’amour. C’est l’amante, la sœur, l’épouse et la mère de plusieurs divinités. Elle acquiert progressivement un caractère guerrier, très agressif, fournissant aux souverains les armes et se tenant à leurs côtés pendant les combats. Identifiée à Vénus, la plus brillante des étoiles / planètes, elle peut être figurée sous la forme d’un astre, d’une femme nue dévoilant ses charmes ou au contraire vêtue mais armée, des masses d’armes émergeant de ses épaules. Son sanctuaire, l’Eanna, se trouve à Uruk et

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fut en activité depuis le -IVè millénaire. Dans les pays du Levant, elle est l’équivalent de la déesse Ashtart (Astarté). L’hésitation initiale de la déesse en ce qui concerne la personnalité de son futur époux, berger ou fermier, aboutit au choix du berger comme amant (comme dans Caïn et Abel), et ainsi comme roi de la communauté humaine, choix qui fait écho à la présence de groupes humains aux modes de vie différents et à la légitimation, à un moment donné, de la montée sur le trône du représentant des bergers, reflet dès cette époque reculée d’une métaphore assimilant troupeau et communauté humaine, métaphore qui restera attachée à la personnalité royale et, plus loin, aux guides des Peuples, fussent-ils religieux. Ce passage illustre l’importance du rôle divin dans la légitimation des pouvoirs. Elu du cœur de la déesse, Dumuzi l’épousa, épisode heureux qui servit de fondement au rite de la hiérogamie, dans lequel le roi jouait le rôle de l’époux d’Inanna en lieu et place de son ancêtre héroïque Dumuzi. Ce rituel garantit symboliquement la fertilité de la terre et du bétail, mais désigne aussi Inanna comme source du pouvoir royale. Dans le mythe de la « descente d’Inanna aux enfers », la déesse maîtresse du monde supérieur décide de descendre aux enfers pour y supplanter sa sœur Ereshkigal, mais se fait tuer par les juges des enfers. Enki la réanime, mais pour obtenir l’autorisation de regagner la terre, elle doit trouver quelqu’un pour la remplacer dans les enfers. C’est alors qu’elle désigne Dumuzi, son époux. C’est sur cette idéologie du berger, qui rassemble et conduit un peuple sur l’ordre d’un monde supérieur dont il est l’intermédiaire, et dont l’ancêtre symbolique mourut pour assurer le retour à la vie de la végétation, que se fonderont la plupart des idéaux royaux postérieurs. Le roi se mariant à Inanna se sacrifierait-il pour, après avoir toute sa vie fait exécuter les ordres venus d’en haut, être condamné au séjour éternel aux enfers afin que la déesse puisse continuer à prodiguer l’Amour (mais aussi la guerre) ? « Après que le Déluge se fut répandu, lorsque la royauté descendit du ciel, la royauté fut à Kish. Etana, un berger, celui qui monta au ciel,

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devint roi. Kish fut soumise par les armes, sa royauté à Eanna (Uruk) fut transportée. A Eanna, Meskiangasher, fils d’Utu, devint grand-prêtre et roi. Il devint le soleil en entrant dans la mer et en sortant par la montagne. Enmerkar, fils de Meskiangasher (roi d’Uruk qui construisit la ville) devint roi. Suivi le divin Lugalbanda, puis Dumuzi, tous deux berger. Le divin Gilgamesh (son père était un démon lilû, un esprit maléfique qui hantait les déserts et grands espaces, son action étant particulièrement néfaste aux femmes enceintes et aux enfants), grand-prêtre de Kullab devint roi ». Au -IIIè millénaire, dans toute l’antiquité, on bascule vers un roi dynastique. Etana vole le secret de la fertilité, de la masculinisation. On créé des statues mâles (dieux), alors qu’avant c’était essentiellement des femmes (déesses). Le mythe d’Etana est une légende sumérienne ayant pour personnage principal Etana, le roi de Kish, qui tente désespérément d’obtenir un fils pour lui succéder. Le récit commence par l’histoire d’un serpent et d’un aigle, liés d’amitié avant que le second ne mange les enfants du premier. Celui-ci va chercher conseil auprès d’Utu, le dieu-soleil, qui lui dit de piéger l’aigle en se cachant dans le cadavre d’un bœuf, et d’attendre que le volatile s’approche, pour le capturer. C’est ce que le serpent fait, avant de jeter l’aigle dans un trou après l’avoir molesté pour l’empêcher de s’envoler, et il dépérit. C’est alors qu’entre en scène Etana, le roi de Kish. Celui-ci désire ardemment un fils. Pour cela, il fait une demande à Utu, qui est aussi prié par l’aigle de lui venir en aide. Faisant d’une pierre deux coups, il dit à Etana que la solution serait d’obtenir une « plante d’enfantement », qui se trouve au Ciel, là où résident les dieux. Pour se rendre dans ce lieu inaccessible aux mortels, le dieu lui conseille de sortir l’aigle du trou, de le soigner, et qu’alors celui-ci l’aiderait à la trouver. Dans un premier temps, l’aigle ne veut pas l’aider. Il ne cède qu’après qu’Etana l’ait longuement imploré.

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Etana s’envole donc vers le Ciel sur le dos de l’aigle. Après un long vol, il ne voit plus la Terre, et s’approche du Ciel. Mais l’altitude l’effraie, et il prie l’aigle de stopper l’ascension. Il tombe alors du dos de l’aigle, qui réussit à le rattraper avant qu’il ne touche le sol. La suite de la tablette est brisée et la fin nous est donc inconnue, désolé ! Cependant, la Liste royale sumérienne indique qu’Etana a eu un fils comme successeur, ce qui indique que la fin de ce mythe est heureuse pour son héros. Ce mythe représente le passage d’un style de vie matriarcal à un style patriarcal, Etana étant selon la légende, premier roi de la civilisation sumérienne. L’humain de Jiroft, comme celui de Sumer, a la chance de vivre parmi les eaux salvatrices. Il fallait l’Euphrate pour créer une société et une écriture, il a fallu le Halil Roud pour inventer, un peu plus tôt, une esthétique et, peut-être, une philosophie. Cet ancêtre vit de doute et d’observation. Le monde animal lui sert de métaphore. Tantôt les vases décrivent l’affrontement entre l’homme-lion et l’homme-scorpion (l’orgueil contre la reptation, le fait de « ramper » ? : il existe une hiérarchie des puissances surnaturelles au sommet de laquelle se place l’homme-lion, seul capable de dominer le mal incarné par l’hommescorpion), tantôt ils décrivent jusqu’à l’obsession les enlacements des serpents qui s’enroulent et se dévorent dans des entrelacs interminables (le serpent – animal du chaos originel, opposé en tout, jour/nuit, bien/mal, vie/mort, féminin/masculin – est le fondateur du monde terrestre, lorsqu’il pondit l’œuf primordial). Le serpent a le même signe qui désigne la vie constamment renouvelée (ouroboros : le serpent se mord la queue, ce qui donnera plus tard le nœud gordien, l’infini grec) ; la femme, symbole de ce renouvellement, est aussi celle qui dispense les soins. Les idéogrammes MI (femme) et NIN (féminin) sont abondamment employés dans les textes concernant les soins de l’âme et du corps où interviennent la miséricorde, la pitié, la tendresse du cœur, le secret. Le serpent, voilà l’ennemi ; comme dans la bible, qui ne sut rien de Jiroft, mais dont elle recueillit probablement la trace par la grâce des

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hallucinants métissages asiatiques ! Après le retour d’Etana sur la terre ferme, avant qu’il n’ait un fils, voici la suite de l’histoire, manquante sur les tablettes mais présente sur les vases de Jiroft. L’humain étatique (en somme le personnage, Etana, justificateur de la religion, donc du roi), s’épuise à combattre le serpent, tentateur de la connaissance du bien (et forcément du recto de la médaille, du mal – mais qui peut être le bien perçu par les humains de la servitude volontaire, celle du monde civilisé). L’aigle et la panthère sont les « preux » qui, à ses côtés, étouffent la bête immonde (du véritable bien, celui de la société d’avant). Et, pourtant, l’immonde est un monde envoûtant. L’artiste est habité par ses anneaux luisants. Le serpent est à la base du décor, incrusté de bleu et de feu : s’il est le « mal », il est aussi la beauté. Au poignet des Persanes et des Mésopotamiennes d’aujourd’hui scintille toujours sa tentation en bracelets graciles. « Deviens ce que tu es », comme disait le vieux Nietzsche en reprenant le grec Pindare. Le serpent, le féminin, ne s’oppose pas au masculin, il contient et réunit les deux aspects récepteur et émetteur. L’antériorité, la préséance du féminin éternel est indiquée par un sexe féminin voilé, prononcé NIN. Ce n’est pas une personne, c’est une énergie, une réalité profonde, symbolisée par des figures féminines dont la beauté est perçue comme une présence du divin créant l’amour dans l’humain, éveillant en lui le désir de la pénétration métaphysique. Dès la plus ancienne époque sumérienne, même les noms des divinités masculines sont précédés par l’idéogramme NIN, qui signifie Féminin. Une des fonctions essentielles du Féminin est de soigner. Selon les Sumériens, la maladie est un moyen salutaire pour inciter l’humain à se transcender dans une quête d’immortalité toujours renouvelée. La femme, symbole de ce renouvellement, est celle qui dispense les soins. Thérapeute et prêtresse, elle agit afin d’aider son patient à trouver la Vie (c’est-à-dire la santé) à travers les épreuves (crises curatives), qui préparent à des renaissances. L’aigle est le roi des oiseaux, qui descend du ciel pour s’abattre sur la terre. Il est symbole de puissance et de combattivité, mais aussi d’âme qui s’envole vers le ciel rejoindre les dieux.

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Animal capable de regarder le soleil sans ciller des yeux et d’évoluer dans le ciel inaccessible aux humains, tueur de serpent, l’aigle est le symbole masculin de la victoire de la lumière sur les forces obscures, c’est pourquoi il est souvent représenté tenant dans son bec un serpent, symbole féminin. Il représente finalement la puissante vertu de la justice. Pour certains, une première période de la royauté aurait vu l’existence de centres urbains dominés par des divinités féminines, dont les rois, des « en », auraient été les princes consorts. Par la suite, les états du -IIIè millénaire possédant presque tous une double capitale (Girsu et Lagash, Umma et Zabalam, Nippur et Tumal), la capitale religieuse aurait été la plus ancienne, celle qui avait une déesse à sa tête, doublée d’un époux humain, l’ « en » de la cité. Pour des raisons militaires, les capitales politiques se seraient développées en miroir avec un dieu masculin à leur tête, un « ensik » (statut du roi, vicaire, par rapport au propriétaire divin de sa cité). Cette situation expliquerait qu’à terme, le roi de l’époque Dynastique archaïque finale ait pu être tout à la fois époux de la déesse (« en »), vicaire d’un dieu masculin (« ensik ») ou encore homme fort de l’état (« lugal »). Les rois reçoivent du plus puissant des dieux le sceptre (crosse de berger) et le fléau (flagellum du bouvier ?), ou une couronne (forme très particulière et adéquat du couvre-chef, placée sur la tête elle domine le corps humain – donc la matière – et participe du ciel vers lequel elle s’élève, établissant un pont entre l’humain et l’azur). Les rois d’Uruk, comme les héros d’épopées, revendiquent des liens très forts avec Inanna et voient volontiers en elle la source de leur pouvoir. Il en va de même des souverains de Kish, dans la partie nord de la plaine, autre centre du culte de la déesse. Ainsi, Eannatum de Lagash (vers -2 450), lorsqu’il prend le titre de roi de Kish, explique : « Inanna, parce qu’elle aimait Eannatum, gouverneur de Lagash, lui a donné de gouverner Lagash et d’être roi à Kish ». Pour autant, Gilgamesh revenant d’une victoire dans la Forêt des Cèdres (le Liban) refuse d’épouser Inanna, en lui reprochant d’avoir toujours provoqué le malheur de ses amants, mettant ainsi en avant les

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aspects violents et dévastateurs de la personnalité de cette déesse de l’Amour, mais aussi de la guerre. Lugalkiginnedudu, roi d’Uruk (vers -2 400), porte lui aussi le titre de roi de Kish ; il offre à la déesse un vase de pierre, déposé dans son sanctuaire à Nippur et le texte figurant sur cet objet indique qu’Inanna lui a accordé la souveraineté à Uruk et la royauté à Ur. Néanmoins, lorsqu’il offre un vase au dieu Enlil, il y fait graver une inscription montrant qu’il voue la même reconnaissance à Enlil, pour des raisons identiques : Inanna n’est donc pas la seule à conférer le pouvoir, et les déclarations des souverains varient selon la divinité qu’ils souhaitent honorer. L’institution royale introduit la personnalité du roi dans un monde mythique, voire divin par filiation ou par titre. Le choix d’un roi procédait du dieu tutélaire de la cité, par élection ou par naissance. Toutefois, le dieu Enlil lui-même conférait également la royauté, tandis que l’amour de la grande déesse Inanna pour le roi est également censé confier et légitimer le pouvoir royal. Cette caractéristique ne conduit cependant pas à reconnaître au souverain une nature divine puisque sa longévité ne lui permet pas de goûter au privilège des dieux : l’immortalité. L’Epopée de Gilgamesh est un des textes majeurs traitant de la royauté et de sa définition au travers d’une prise de conscience de sa nature par une confrontation à celle des dieux et à leurs prérogatives. Gilgamesh fut un roi, qui régna aux environs de -2 700 sur Uruk. En dépit des attestations d’une divinisation de ce roi, son Epopée le confine, au terme d’une longue initiation, au rang de roi, humain, à qui le secret de l’immortalité n’est pas révélé. Ce chemin initiatique est voulu par les dieux, qui cherchent ainsi à lui faire comprendre et accepter sa condition de roi, certes placé au-dessus de ses sujets, mais devant exercer sur eux un pouvoir juste et mesuré, dans le cadre d’une finitude humaine. Les titres royaux traduisent la nature intermédiaire attachée au souverain, mettant en valeur le principe de réciprocité des relations entretenues avec les dieux. Le roi est donc dans la posture subalterne d’un régent (qui gère au nom de), en même temps qu’il est l’élu et le chéri des dieux, nourri par la grande déesse, façonné par les dieux.

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Ils existent des tombes collectives, d’autres sont individuelles, souvent simples fosses accessibles par un puits, disséminées dans l’habitat. Les tombes sumériennes, richement pourvues (au Protodynastique III : bijouterie de lapis et de cornaline, objets de cuivre et d’argent) ou à peine dotées, renferment presque toujours des objets déposés par les vivants. En ce sens, les funérailles valent plus pour les vivants que pour les morts. De manière quasiment universelle, tout défunt est accompagné de vases, d’objets ou de parures, qui ne sauraient passer, à cette époque, pour l’affirmation d’une quelconque croyance en un au-delà : la matérialité du cadavre et sa disparition rapide sont une constatation générale, mais il faut une réflexion approfondie pour réfléchir sur l’éventualité d’une vie après la mort ! La vision de défunts lors des rêves a été le point de départ de cette méditation, mais aucun texte sumérien n’indique qu’on en soit déjà à affirmer la pérennité d’un esprit du mort, qui éprouverait le besoin d’utiliser des objets de la vie quotidienne ou de porter des parures : pour l’instant, la vie d’outre-tombe était morne, dans la poussière et la pénombre, sans espoir de paradis, de résurrection, de réincarnation, d’accession au rang divin, et à peine un peu plus agréable pour les souverains chargés de riches présents. Il s’agit plutôt de souligner l’importance du vivant durant son existence. Le matériel d’une tombe richement pourvue représente, de ce point de vue, un investissement où s’exprime le rang social du mort. A l’exception de l’argile de quelques vases de terre cuite, le métal (or, argent ou cuivre), le lapis, la cornaline, viennent de région non sumériennes. C’est dire la capacité du monde sumérien à organiser à son profit un réseau d’approvisionnement qui s’étend bien au-delà des frontières de la Mésopotamie. Il faut aussi remarquer le talent des orfèvres. Au milieu du -IIIè millénaire, l’élite sumérienne de basse Mésopotamie a atteint un niveau de richesse et d’inégalité sociale qui transparaît jusque dans la mort, sinon surtout à travers elle ! Les princes sont enterrés avec des dizaines de personnes de leur entourage, soldats ou « dames de compagnie », tous parés de bijoux,

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pourvus d’armes, avec leur véhicule d’apparat et leurs instruments de musique. Cependant, aucun texte ne mentionne ou n’évoque, même de manière voilée, l’existence de sacrifices humains ou de suicides collectifs, auxquels font immédiatement songer ces macabres découvertes (en réalité, la finalité répondrait plutôt au culte du dieu Lune Nanna, dirigé par une grande prêtresse, souvent fille du souverain régnant : ainsi, ces morts d’accompagnements témoignent de la dépendance du clergé envers cette grande prêtresse, éventuellement chargée des péchés qui avaient provoqué la colère des dieux). La fin de l’époque des Dynasties Archaïques (-2 900 à -2 340) nous montre que les rois et les dieux entretiennent un mode de relation complexe, ce que confirment les images, qui témoignent des deux versants du pouvoir. Le sentiment du roi à l’égard des dieux est à la fois centrifuge et centripète (donc qui attire et qui écarte), fondé non seulement sur la crainte, le respect et l’obéissance, mais aussi sur une grande proximité, établie sur une forme complexe d’assimilation au monde supérieur doublée de la certitude d’un légitime amour en retour. Cependant, cette intimité n’aboutit pas à la divinisation du souverain de son vivant. La contrepartie de cette splendeur matérielle est peut-être l’invention de la guerre régulière. Entre des cités voisines et indépendantes les unes des autres ne pouvaient que naître des conflits. Les cités sumériennes ont pratiqué, pour la première fois, la guerre à l’aide d’armées régulières (aucune trace antérieure ne nous est parvenue de combats entre des troupes organisées ayant cette finalité spécifique). Il faut dire aussi que la guerre est un moyen pour le roi d’institutionnaliser sa fonction, s’affichant comme vainqueur et conquérant. Avant les Sumériens, point d’armée ni de tactique (même si la violence a toujours existé, déjà dans la Préhistoire lointaine). Or, leurs villes, qui partageaient une culture identique et un même niveau de développement, ne cessèrent de se jeter les unes contre les autres. Vers -2 500, la stèle des Vautours (au Louvre) offre un bon exemple de propagande guerrière : elle illustre le conflit qui opposa deux villes, Lagash et Umma, distantes de 25 km, en précisant bien les causes économiques de ces empoignades.

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Par le texte et l’image, le conflit des rois terrestres est transposé dans le monde des dieux, les divinités tutélaires des deux états étant les véritables protagonistes de cette opposition, s’appuyant chacune sur leur bras armé, leur roi. Sur ce monument, le roi Eannatum, souverain de Lagash, est représenté brandissant les symboles du dieu Ningirsu (notamment l’aigle tenant des animaux dans ses serres), dont il est le conquérant. Une fusion est ainsi opérée par le texte et l’image entre les mondes terrestres et divins, et l’action guerrière de l’état se trouve justifiée. Eannatum est le bras armé de Ningirsu, engagé dans une lutte contre le dieu d’Umma, Shara. Malgré un arbitrage ancien, Umma s’était emparée d’un territoire appartenant à Lagash. Le prince Eannatum de Lagash récupéra la région controversée et creusa un canal d’irrigation parallèlement à la frontière. Les gens d’Umma reprirent l’offensive, asséchèrent le canal, mais perdirent la bataille. Toutefois, ils réitérèrent la tentative. Cette fois, ils s’emparèrent des troupeaux de l’ennemi et asséchèrent à nouveau le canal. La stèle monument célèbre la victoire de Lagash (et surtout de son roi). Le préambule de l’inscription rappelle les raisons de la guerre et résume les opérations militaires, plusieurs registres représentent les épisodes marquants de la lutte. L’ensemble est placé sous la protection du dieu de Lagash, Ningirsu. Au sommet de la stèle, le prince de Lagash s’avance à la tête de ses troupes. Les soldats, disposés en une phalange serrée, accompagnés de chars, écrasent leurs ennemis sous leurs pas ou roues. Dans le champ planent des vautours. Il s’agit d’un défilé de troupes victorieuses après la victoire, plutôt que d’un combat. Les corps des vaincus sont empilés A côté, on prépare un sacrifice. Le texte conclut en appelant la malédiction divine sur les contractants qui enfreindraient les clauses du traité. L’infanterie s’est transformée en une lourde phalange blindée, assez proche des hoplites des phalanges grecques : une troupe qui combat pique en avant maniée à deux mains, la seule différence morphologique avec les guerriers d’Ur ou de Lagash résidant dans l’armement défensif, la traditionnelle armure de bronze occidentale, contrastant avec l’équipement maladroit et encombrant des Sumériens. On peut alors se

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demander si l’on n’avait pas affaire à des batailles rangées de citoyens, peut-être dans des champs clos réservés à cet effet, c’est-à-dire à une forme très policée de la guerre. Les effectifs des soldats ne devaient pas être très nombreux, tout au plus quelques centaines d’hommes dans chaque cité. Les territoires sont petits et les ressources mobilisables modestes. Ce n’est qu’au cours du -IIè millénaire que le nombre des combattants augmentera considérablement. Le combat en rase campagne ou en champ clos ne sont pas les seules actions militaires, l’assaut des villes devait tenir une place importante : les cités sont ceintes de remparts, avec des tours et des bastions en saillie. Ces murailles datent souvent du Protodynastique I. Tout cela ne suffit pas à faire de la société sumérienne une société militaire, mais il existe des armées dotées d’un équipement spécial, marchant au combat selon un certain ordre, le prince s’avançant à leur tête. La guerre sévit de façon endémique car, sur un territoire restreint, les rivalités ne peuvent plus, comme jadis, se résoudre par la segmentation et le départ, mais par le conflit. Cette société a inventé l’armée et sur ce point comme sur beaucoup d’autres, l’époque sumérienne marquer un tournant décisif. Déjà, la culture sémitique émerge, ce sera les Akkadiens (les Sumériens, issus de la culture d’Obeid – -6 500 à -3 700 –, ne sont pas sémites ; on ne connaît pas la raison de leur présence dans la région sud mésopotamienne ni leur date précise d’arrivée). L’avènement de Sargon, fondateur de l’état d’Akkad (-2 340/-2 280), marque une étape importante dans l’évolution de la Mésopotamie. Ses armées abattirent le royaume d’Ebla, envahirent la Syrie du Nord, poussèrent jusqu’aux vallées du Taurus (Anatolie/Turquie du Sud) et lancèrent des expéditions vers les rivages du Golfe. Par ses conquêtes, le roi Sargon fera disparaître les cités indépendantes sumériennes au profit d’un état centralisé traversé par des conflits permanents. Durant l’époque d’Akkad, une succession de rois a su réunir une

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mosaïque de cités en un seul ensemble. Un tel évènement a eu un retentissement considérable et l’histoire de l’état akkadien comme celle de sa chute ont marqué de façon profonde la mémoire mésopotamienne. Cette expansion rapide s’appuie sur un changement de l’organisation politique : la Mésopotamie est unifiée en un véritable état. Il ne s’agit pas d’un empire, si l’on compare cette entité modeste aux grands empires « universels » du -Ier millénaire, mais plutôt d’un état primitif, conquérant, guerroyant sans cesse aux marges de son territoire. Mais la logique qui structure l’état akkadien est territoriale et non fondée sur le contrôle de liens personnels unissant lignages et parentés, comme c’était le cas à l’époque des Dynasties Archaïques : désormais on fait parti d’un état parce qu’on y réside ! Il a donc tendance à s’agrandir parce qu’il n’est pas la propriété d’un seul lignage. Il existe entre l’avant et l’après Sargon des différences dans tous les domaines, qu’il s’agisse de l’organisation politique désormais centralisée, de l’organisation sociale, de la religion et de la production artistique : à une idéologie royale affirmée et une religion plus élaborée correspond une individualisation des représentations royales et des figures divines. En principe, le roi mésopotamien n’est pas considéré comme un dieu, ni de son vivant ni après sa mort, même si le culte des ancêtres royaux avait une grande importance dans les rites du palais. Si des rois de l’époque de la formation de l’empire d’Akkad, et encore au moment de la restauration néosumérienne, ont revendiqué une nature divine, l’opération avait pour but de renforcer l’institution même de la royauté dans des situations de grande crise et de tensions idéologiques. Sargon, chef de guerre sémite originaire de Kish, prit le nom de Sharrukin, signifiant « roi légitime », sans doute parce qu’il ne l’était pas (on peut traduire plus exactement par « que le dieu affermisse le roi »). Il fonda une nouvelle capitale, Akkad (ou Agadé), dans la région de Kish. Sargon d’Akkad, qui fut d’abord soumis au roi de Kish, s’est lui aussi placé sous le patronage d’Inanna, introduisant son culte dans sa nouvelle capitale. En effet, il doit son ascension politique à la déesse qui, s’étant éprise de lui, lui a toujours accordé son aide. Inanna, choisissant de s’établir à Akkad, y bâtissant son temple, elle attire toutes sortes de prospérité sur la ville.

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Son règne très long (environ soixante ans : -2 300 à -2 240) devint légendaire : il fut décrit comme Moïse, mis au monde en secret et abandonné dans une corbeille de jonc au fil d’un fleuve. Sur les stèles, il ne différencie guère des dynastes sumériens (non sémites) : stylistiquement, Sargon est un roi protodynastique. La composition et les thèmes reprennent également les représentations guerrières sumériennes. Mais si le combat est identique, le champ de bataille a changé : l’état fondé par Sargon se voulait universel. Lui et ses successeurs ont cherché à contrôler, à la périphérie du monde sumérien, les routes qui menaient aux produits exotiques indispensables, biens de première nécessité et de prestige (nettement moins nécessaire, sauf pour les rois pour marquer leur autorité). Les solutions apportées au vieux problème du monde mésopotamien dépourvu de la plupart de ces richesses, furent nouvelles. Sur la route des hautes terres boisées et minières d’Anatolie, le royaume d’Ebla fut détruit (pour casser son monopole sur ce transit de matériaux) et l’Anatolie atteinte, tout le nord de la Syrie fut conquis, Suse (porte du monde iranien) fut annexée, les rives du Golfe furent contrôlées, la péninsule d’Oman abordée. Dans toutes ces directions, Sargon et ses successeurs livrèrent des guerres incessantes. Cette volonté expansionniste fut formalisée par le petit-fils de Sargon, Naram-Sin, quatrième roi de la dynastie (vers -2 210 à -2 175), où il adopta le titre nouveau de « roi d’Akkad et des quatre régions (du monde) », affirmant ainsi une prétention à gérer la terre entière, ce titre étant un manifeste politique : il rappelle que les quatre régions s’étaient levées contre lui et qu’il en avait triomphé neuf fois en une seule année par la force des armes. Lors de l’époque d’Akkad, à cette construction territoriale centralisée correspond un nouvel idéal du pouvoir, dont la vocation universelle est affirmée. Cette nouvelle échelle de la royauté aboutit à l’instauration d’une distance supplémentaire entre la société et le souverain, lequel se rapproche de la majesté surnaturelle des dieux. Roi des 4 régions : avec la prétention universelle qu’elle exprime, cette titulature aboutit à la divinisation du roi, de son vivant. L’iconographie du pouvoir révèle le caractère sacré de la royauté, le

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souverain s’identifiant au dieu. La stèle de Naram-Sîn illustre cette nouvelle option de la royauté : le roi propose une assimilation multiforme de sa personne au monde divin. En se plaçant sur la montagne, qu’il gravit et où il précipite ses ennemis en rejoignant les astres des grands dieux, il fait référence au dieu Nergal, dieu des Enfers qui bouscule vers le séjour des morts, la montagne, tout ce qu’il détruit pour que la vie puisse reprendre. La référence est également implicite à la puissance du dieu Shamash, le soleil qui dissipe les ombres, image de la justice et qui procède chaque matin de l’est en gravissant les montagnes qui bordent l’horizon oriental de la Mésopotamie. Un texte de son grand-père, Sargon, relate d’ailleurs comment ce dernier sut gravir la montagne et fait référence aux anciens rois disparus dans la mer (à l’ouest) pour gravir ensuite la montagne (à l’est), évoquant la course de l’astre solaire. Enfin, la montagne, qui est souvent considérée comme le séjour divin par excellence, est également une épithète d’Enlil, dit « Grande Montagne », rappelant son temple de Nippur, l’ « é-kur » (maisonmontagne). Le roi et sa victoire juste s’inscrivent dans la résidence divine par excellence, celle du dieu monarque. Au cours de son règne, il finit par faire précéder son nom du déterminatif divin : l’époque témoigne donc d’un renforcement du pouvoir royal, même si l’on peut hésiter entre une réelle divinisation du roi ou une assimilation symbolique. Le concept de domination de l’univers qui avait été l’apanage des seuls dieux est désormais appliqué au roi ! Le roi devient le thème presque unique de la statuaire comme du relief (la diorite, des rives du Golfe, est une pierre assez dure et difficile à travailler, mais elle devint la pierre royale par excellence : peut-être existait-il un atelier officiel exécutant des monuments en série ?), sa fille étant faite grande prêtresse du dieu Sin d’Ur (tradition mise en place par Sargon et poursuivit après lui). C’est avec la reconstruction de Mari (vers -2 300), comme ville refondée après l’intervention brutale de Naram-Sîn, qu’une innovation nouvelle et essentielle affecte le palais, témoignant d’une nouvelle idéologie : c’est le premier et le seul exemple de symbiose temple/palais. Le pouvoir, victorieux, remit sans attendre le palais en

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état. Ainsi apparaît pour la première fois un édifice tout imprégné de sacralité, qui s’adjoint rapidement une salle dont la fonction royale prévaut. Or, c’est au même moment que l’on voit apparaître, pour la première fois également, une représentation royale pourvue des signes de la divinité : Naram-Sîn, sur sa stèle, ne se contente pas de gravir la montagne en conduisant l’assaut de ses troupes contre les ennemis : coiffé de la tiare à cornes, attribut divin, non seulement il dépasse par la taille les autres humains (là ne réside pas la nouveauté), mais encore il les surpasse tous puisque, en progressant le regard dirigé vers le sommet, il vise le monde céleste. Aucune représentation antérieure n’avait donné au roi une telle envergure : le choix de la verticalité des stèles au lieu de l’horizontalité du déroulement des cylindres est bien évidemment dominé par la volonté de montrer la nouvelle dimension du personnage royale. Les grands mythes ne reçurent leur forme définitive qu’au cours du Ier millénaire, à Babylone, alors qu’à l’époque d’Akkad, l’iconographie était indépendante des textes. Durant la période akkadienne, les graveurs représentent des mythes, où dans cette iconographie foisonnante des dieux bien personnalisés sont enfin présentés comme gouvernant le monde. C’est une étape décisive de l’élaboration de concepts véritablement religieux, tandis que la grande statuaire et le relief restent accaparés par la louange du roi et de ses victoires : sur ce plan, l’époque d’Akkad est une époque théologique ! Cependant, la créativité iconographique de la période d’Akkad s’est épuisée assez vite pour laisser place, aux époques postérieures, à des illustrations répétitives de cérémonies cultuelles. Le texte était alors capable d’exprimer, bien mieux que l’image, la subtilité des thèmes. La capitale Akkad n’ayant pas été retrouvée, il est difficile de décrire l’organisation de son état, même si on entrevoit l’existence d’une centralisation administrative. L’écriture fut uniformisée, comme le calendrier, même si les résistances furent vives (notamment de la part des gouverneurs de province). Il y eut aussi probablement centralisation économique. Sargon se vante d’avoir fait accoster aux quais de sa

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capitale les bateaux provenant de la côte indienne, de la péninsule d’Oman et de la côte d’Arabie et de Bahreïn. Il fallut d’abord soumettre les cités sumériennes du sud, Ur, Uruk, Umma ou Lagash. Contre Sargon, Rimush, son successeur immédiat, mais aussi Naram-Sin (vers la fin de son règne, il doit faire face à une Insurrection générale, fomentée à l’intérieur de son empire) et Shar-kalisharri, les Révoltes furent nombreuses (c’était la première Lutte contre l’impérialisme). Rimush vint à bout d’une Révolte du pays de Sumer (rassemblant Ur, Uruk, Umma et Lagash, cités ennemis coalisées contre plus fort qu’elles) en faisant preuve d’une férocité exceptionnelle. Dès lors, le pays de Sumer fut contrôlé de manière stricte, permettant à Rimush de guerroyer en Iran. Les stèles montrent l’aspect conquérant du roi, où les dieux sont témoins de la victoire, voire les garants du succès royal. Les monuments marquent une prétention nouvelle de la monarchie d’Akkad à l’empire universel, en exaltant comme jamais l’image royale, franchement présentée comme divine. L’initiative prise par Naram-Sin de se faire déifier de son vivant est à l’origine directe de cette présentation nouvelle de la victoire. On a souvent décrit Akkad comme un état militaire, l’armée étant, équipée de piquiers et d’archers, plus souple que la lourde phalange sumérienne. Les sculptures témoignent d’une idéologie royale à base militaire : des inscriptions triomphales énumèrent les victoires, les statues royales prennent une ampleur nouvelle et sont empreintes d’une grande majesté. On voit apparaître un art officiel, outil de propagande indiquant que nous sommes en face d’un véritable état qui tient en main les moyens de sa propre existence. La guerre devient le support de l’activité économique. Le très lointain successeur de Sargon, le roi d’Assyrie Sargon II (fin du -VIIIè siècle), en sera bien conscient, qui reprendra pour son compte ce nom illustre. Les listes de butin sont impressionnantes et les pays voisins sont mis au pillage : à l’époque d’Akkad, l’étranger est devenu une proie ! La tentative d’organisation et d’unification du monde mésopotamien

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par la dynastie d’Akkad sur les plans politiques et religieux fut de courte durée (deux siècles). Les cités relevèrent bientôt la tête : le règne d’un des derniers rois akkadiens, Shar-kali-sharri (environ de -2 175 à -2 150), fut ponctué d’inscriptions relatant des succès militaires remportés sur les Elamites du Sud-Est, les Guti du Zagros, ou les Amorites de l’Ouest. L’état était-il désormais menacé de toutes parts ? Les Guti du Zagros, en particulier, semblent rôder jusque dans les environs d’Umma ou de Lagash. La mort de Shar-kali-sharri ouvre une période de troubles internes : certains princes se prétendent ses successeurs, d’autres bénéficient d’une totale indépendance (la Liste Royale Sumérienne résume la situation : « Qui était roi ? Qui n’était pas roi ?). Des hordes Guti, peuple montagnard mal vu des citadins et des paysans, ont-elles dévasté les terres d’Akkad ? Il n’y a pas de trace de destruction massive, mais au contraire, il semble qu’une certaine stabilité ait persisté jusqu’à la fin de l’époque paléo-babylonienne, au début du -IIè millénaire. Toujours estil que la mémoire d’Akkad ne se perdit jamais : on en fit le modèle de l’état universel, une sorte d’âge d’or fondé par un Sargon légendaire et largement mythique. Akkad ne fut pas une entreprise durable, des princes tentèrent un retour en arrière. La IIIè dynastie d’Ur retint de l’expérience l’intérêt de la centralisation, mais elle se perdit dans la bureaucratie. Lorsque les difficultés extérieures surgirent, l’état d’Ur ne survécut pas. Avec lui, le vieux monde sumérien sombra définitivement et les contemporains en étaient conscients. Dans le désordre qui suivit l’écroulement d’Akkad, nombreux furent les princes qui voulurent restaurer la gloire des antiques cités. Dès les derniers temps de la dynastie akkadienne, un prince local, Ur-Bau, rendit à Lagash son indépendance politique. Vers -2 150, à la chute d’Akkad, son gendre Gudea en fit un état qui combattit jusqu’en Elam. La place prise par la statuaire officielle relégua les figurations populaires dans le champ de la terre cuite moulée, moins coûteuse, les princes monopolisant les grands blocs de pierre dans lesquels ils font sculpter leur effigie. Il existe un véritable engouement pour la diorite,

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qui connut son apogée sous Gudea : la statuaire est devenue l’apanage des rois, soulignant l’importance des souverains (malgré un archaïsme du style volontaire), alors qu’aucune statue ne semble être celle d’un dieu. Pour autant, Gudea entrepris la réfection de nombreux temples : Gudea reçoit les instructions divines durant des songes, la déesse Nanshe fournissant le programme, le prince l’exécute et en rend compte sur des cylindres. Cela se fit dans une atmosphère religieuse, marquant l’absence de glorification militaire et belliqueuse : le prince fort est désormais le prince pieux, représenté en prière et non plus à la tête de ses troupes. Après la période troublée qui suit la disparition d’Akkad, un état unitaire se reconstitue autour de la ville d’Ur (IIIè dynastie d’Ur, vers -2 100/-2 000), dans une atmosphère de retour plus ou moins factice à la culture sumérienne. Avec Ur pour capitale, le roi Ur-Nammu recueille l’héritage des Sargonides, restaure l’unité du pays et met en place pour la première fois un véritable appareil d’état. Expérience unique d’une bureaucratie hypertrophiée, l’état d’Ur III disparaît en une catastrophe générale aux causes multiples, qui marqua longtemps la conscience collective mésopotamienne ! Dans le domaine religieux, la divinité n’apparaît sous la forme humaine que tardivement, dans la seconde moitié du -IIIè millénaire (à partir de -2 500), la tiare à cornes (couronne haute, souvent de forme cylindrique, rétrécie vers son sommet, faite de tissu ou de cuir et richement ornementée d’une paire de corne de buffle comme décoration et symbole d’autorité, ainsi que d’un cercle de courtes plumes entourant le sommet) étant son signe de reconnaissance. L’anthropomorphisme n’est pas un progrès, il répond seulement à un besoin de l’humain de tout ramener à son image. Au cours du processus de formation du micro-état, les rapports du groupe social avec la divinité (un panthéon principal, mais une divinité marraine de la ville) vont se trouver institutionnalisés avec l’invention d’un système inséparable du social et du politique, qui déterminera ce que l’on considérera comme sacré en référence aux croyances et à

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l’idéologie du groupe, ce système contribuant lui-même à structurer la société : c’est le véritable début de la religion. L’alliance du sabre (l’état) et du goupillon (la religion) était née ! Ainsi, les dieux eux-mêmes sont organisés : un « roi des dieux » n’est pas, par rapport aux autres, dieu comme un roi par rapport à ses sujets, mais comme un roi par rapport à ses ministres. Les fonctions traditionnelles attribuées aux différents dieux, en dehors du dieu souverain, ressemblent en effet à ceux d’un gouvernement. Ce panthéon assure la marche du monde, comme la maison royale assure la marche de l’état. Les dieux principaux étaient considérés comme de hautes autorités, dont An était le souverain, fondateur de la dynastie tant divine que royale. Détenteur des insignes royaux, il jouissait d’une préséance, auréolé de prestige, d’expérience et de sagesse. An (sumérien) / Anu (akkadien) est le dieu suprême du panthéon. Maître du ciel, il est le père de tous les dieux, de la végétation ainsi que de la pluie. Uruk est son lieu de culte principal. Très rarement représentés dans l’art, la tiare à cornes le représente de manière symbolique. Son fils aîné, Enlil, était aussi un monarque. C’est lui qui exerçait véritablement le pouvoir et devant qui se prosternait l’assemblée des dieux, conformément à un schéma reflétant le modèle du pouvoir temporel, rassemblant un souverain et son assemblée, placés ensemble sous la bienveillance d’un ancêtre fondateur. Enlil (Ellil en akkadien), le « Seigneur-souffle », règne sur l’air et l’atmosphère, et est le créateur de la terre. C’est le dieu souverain par excellence, celui qui exécute les décisions des assemblées divines. Enlil est également symbolisé par la tiare à cornes et son lieu de culte principal est Nippur. Il fait partie de la triade divine suprême, composée en outre d’An et d’Enki. Enki (Ea en akkadien), fils d’An, le « Seigneur de la terre », incarne les eaux douces primordiales. Dieu de la sagesse, il est celui qui connaît toute chose et qui protège les humains. Il patronne les arts et les métiers. Sa ville est Eridu, où il est souvent associé à l’homme-oiseau ou au démon-lion. Il existe également Utu (Shamash en akkadien), le dieu du soleil. Frère d’Inanna-Ishtar, comme il dispense la lumière, il est rapidement vu comme le dieu de la vérité, du droit et de la justice. Il règle aussi le cours des saisons. Il tend au souverain les emblèmes du pouvoir, le bâton et le cercle. Honoré à Sippar et à Larsa, il est symbolisé par un

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astre. Créée par les dieux, la royauté avait pour mission de leur garantir que l’ordre du monde soit conforme à leurs objectifs : le souverain était donc placé dans une relation de dépendance, et aussi de délégation de pouvoir. Dans une société ou civilisation bureaucratique, cet aspect est encore plus accentué puisque la religion admet que certains humains puissent à leur mort être immortalisés pour remplir certaines fonctions divines. Pour autant, tous les rois n’ont pas été dieux de leur vivant, certains ne l’ont été qu’après leur mort, et d’autres encore ne l’ont jamais été ni avant ni après. Ainsi, les dieux peuvent être envisagés comme des fonctionnaires : comme eux, ils peuvent être démis de leurs fonctions et ils obtiennent leurs positions en fonction de leurs mérites (un humain dont la vie a été exemplaire peut remplacer un dieu dans un poste qu’il a tenu trop longtemps et sans éclat). Pour certains, cette religiosité aurait été l’instrument d’une vaste politique de légitimation et de propagande, permettant de justifier le pouvoir civil et ses abus éventuels par l’affirmation qu’une volonté divine le sous-tendrait. Si la mobilisation du monde divin a pu rentrer dans la stratégie politique des souverains de l’époque, on ne saurait cependant prétendre qu’elle fût l’unique composante, cynique, d’une religiosité royale qui aurait été dénuée de sincérité. Il semble plutôt que la religion du roi ait permis de mêler croyance et utilisation politique des croyances. Au vu de ses liens avec le monde des dieux, le roi est investi d’une fonction sacerdotale de premier plan, qui engage sa responsabilité envers l’état, l’entretien des dieux conditionnant l’ordre général du monde. Cette obligation passe avant tout par la construction des demeures divines. Le roi est le bâtisseur des temples, le soin qu’il apporte à leur construction témoigne de l’importance accordée à cette charge. Cependant, en dépit de l’intérêt supérieur de cette charge, la fonction sacerdotale du souverain n’a pas toujours été facile à exercer : les tensions entre palais et temple laissent supposer que le roi n’a pas

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toujours gardé la mainmise sur le domaine du dieu de l’état. Au sein des villes sumériennes se dressent de vastes constructions qui sont, pour la première fois, des bâtiments religieux spécifiques. Durant la IIIè dynasties d’Ur, le pouvoir s’identifie à des monuments mystérieux (pour nous), les ziggurats ou tours à étage, qui demeurèrent durant près de deux mille ans les édifices mésopotamiens par excellence. Une véritable religion, avec des personnages divins individualisés, se met en place, desservie par des spécialistes du culte. Sur les sceaux-cylindres, des personnages de nature divine témoignent d’une théologie et d’un panthéon. Le répertoire de la glyptique, renouvelé, est centré sur l’identification de multiples dieux garants de la société (même si il existe un seul dieu patron par cité). Cette imagerie n’a que peu de rapports avec l’iconographie stéréotypée des époques précédentes. Là aussi, le -IIIè millénaire marque une rupture, illustrant un univers conceptuel nouveau. L’iconographie occupe alors une grande place au sein des sociétés étatiques qui ont recours à ce moyen pour marquer leur unité ou renforcer leur cohérence. Des constructions qui ne sont pas de simples maisons d’habitation émergent du tissu urbain (encore plus qu’aux périodes précédentes). Palais « royaux » ou bâtiments aux multiples usages, elles sont de dimensions imposantes, suivant un plan compliqué et comprenant un étage réservé à l’habitation proprement dite. A côté de l’habitat privé du Peuple, ces édifices religieux et civils témoignent de l’existence d’une élite sociale qui s’accapare le pouvoir au sein de la cité. Ils posent toutefois le problème très ardu de la naissance des fonctions royales et sacerdotales et de leurs rapports mutuels. Dès la fin du -IIIè millénaire, le centre des villes mésopotamiennes sera marqué par d’imposants bâtiments religieux, des temples incontestables existant dès le milieu de ce millénaire. Il s’agit alors de constructions spécifiques destinées à l’exercice d’un culte envers une, et presque toujours plusieurs, divinités. Ces temples sont construits selon des plans caractéristiques, et leur fonction est proclamée sur les briques dont ils sont faits.

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Reconnaissables sur les sceaux (attributs, tiare à cornes, rameaux, armes jaillissant du corps ; leurs pieds reposent sur des animaux qui leur servent d’escabeau), les dieux sumériens anthropomorphes trouvent naturellement leur place, c’est-à-dire leur résidence, au cœur de la ville des humains : ils reçoivent des offrandes et des libations (rituel religieux consistant en la présentation d’une boisson en offrande à un dieu), participent à des banquets ou à des scènes de guerre. Garants de l’ordre des choses (comme les rois, eux au niveau social) qui tiennent du bon fonctionnement du monde conceptuel, ils sont présents dans le paysage urbain, qu’ils écrasent de la masse imposante des bâtiments qu’ils occupent (on visualise leur temple de tous les coins de la cité et même d’en-dehors sur des kilomètres). Mais tous ceux qui le voient n’y entrent pas, sauf les spécialistes du culte formant désormais un clergé qui connaît, pour les avoir établis, les rites. Chaque société s’adresse différemment aux puissances surnaturelles qu’elle reconnaît, mais partout elle s’adresse à elles comme aux plus élevées des pouvoirs politiques qu’elle connaît. Les dieux régnèrent dans leurs temples comme les rois en leurs palais. Comme les rois, les dieux ne furent jamais que ceux d’une ville, ou d’une ville dominante, ou d’une région organisée en royaume ; pareillement, tous deux régnèrent loin de la foule. Les dieux s’honorent de se voir attribuer des titres qui, s’ils ne sont pas ceux des rois, sont toujours ceux d’une instance politique suprême : partout ils s’honorent de titres empruntés au vocabulaire profane de la société (concernant le dieu Baal, son nom n’est qu’un terme courant pour désigner le maître). On appelle aussi bien un dieu suprême qu’un homme riche et puissant (capable d’organiser des fêtes et de mobiliser des travailleurs à son service). Ce parallèle se décèle non seulement dans les titres, mais également dans les attitudes. Attitudes des humains d’abord envers les dieux. Ils leur font des cadeaux, car les offrandes en tous genres (dont les sacrifices), sont des formes de dons. La raison de donner à un plus puisant que soit est de donner pour obtenir une faveur. Celui à qui on offre ainsi ce que l’on peut appeler des dons de sollicitation détient un pouvoir dont le solliciteur est dépourvu. L’offrande n’est en rien comparable à un échange ou à un monnayage : celui qui offre ne fait que

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solliciter, est certain de ce qu’il perd en donnant et ne l’est jamais de ce qu’il espère seulement obtenir en retour, tandis que celui qui échange est certain de récupérer d’une main ce qu’il donne de l’autre. L’échangiste peut exiger de son partenaire qu’il lui donne la contrepartie ; le donateur ne peut jamais rien exiger, se contentant de solliciter. Ce caractère convient aux rois : comment pourrait-on exiger d’eux ? Et ce caractère convient aussi aux dieux. Dieux et rois peuvent exiger, tandis que les humains – le commun des humains – ne peuvent que leur adresser modestement des requêtes sous forme de sollicitations ou de prières. Il y a ainsi un décalage de plusieurs siècles entre l’apparition des premiers palais et l’existence des premiers temples. Les édifices religieux apparaissent dans les sociétés qui en ont besoin. A l’époque sumérienne (de -2 900 à -2 350), la rigueur des parcelles, la similitude des habitations (grandes ou petites), expriment qu’à cette époque il n’y a pas de véritable propriété privée : les habitants ne sont que les usufruitiers de la parcelle qu’ils occupent, le sol urbain, comme les domaines ruraux, appartenant encore au groupe. Cependant, même dans un contexte très marqué par la Collectivité, les patrimoines Collectifs commencent à s’effriter. Les inégalités s’accroissent et certaines maisons témoignent de l’accentuation des inégalités sociales, encore plus qu’avant. Une hiérarchie encore plus marquée existe, et permet à une classe de nobles de disposer d’un pouvoir absolu sur les biens et les personnes qui vivent sur leurs terres. Ils tirent leur noblesse de leur proximité avec le chef suprême marié à la déesse (ou descendant du dieu dans d’autres cultures), et sont libérés de tout travail autre que la guerre et l’accomplissement des rites. Le maintien de la cohésion de groupes humains de plus en plus nombreux, pousse la classe dirigeante, les chefs, à renforcer leur autorité et surtout à la légitimer en se réclamant d’un principe supérieur, transcendant et unificateur. La vie en commun et l’équilibre du groupe social passent alors par une régulation des pratiques rituelles et des croyances. A l’époque d’Uruk, ce n’était pas encore le cas : le temple spécialisé et le clergé qui le dessert sont le résultat d’une évolution lente, qui ne

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naîtront que bien plus tard. Les sociétés qui construisent des temples, c’est-à-dire des résidences spéciales pour les dieux, accordent à ces derniers des attentions particulières (un culte) et ont recours à des spécialistes (un clergé) observant des règles (un rituel). Cette complexité n’est pas encore atteinte à l’époque d’Uruk : on construira des temples quand on représentera des dieux et des fidèles, voire des prêtres, selon une iconographie reconnaissable. Des figures divines commencent peut-être à se préciser à l’époque d’Uruk. Le personnage qui accueille le roi au sommet du vase d’Uruk est-il déjà la déesse Inanna elle-même ? Le roi et la déesse, en se rencontrant au sommet de ce vase, préfigure peut-être déjà le mariage sacré, garantie de la prospérité du pays, dont le rituel est bien connu, mais mille plus tard. Le roi exerce peut-être des fonctions religieuses, mais parmi d’autres et de manière non séparée (alors qu’un prêtre ne fait que ça). Pour autant, ce serait les premières ébauches d’une théologie où les dieux sont représentés à l’image des humains. Ce sera clairement le cas des dieux cosmiques du monde sumérien. Comment échapper à l’absurdité, sinon en concevant peu à peu le monde des dieux sur le modèle de celui des humains ? Ce point de départ obligatoire de toute élaboration religieuse peut alors effectivement remonter à l’époque d’Uruk. De l’invention de l’écriture, les Mésopotamiens ont gardé le sentiment que le monde lui-même peut se déchiffrer à la façon d’une écriture, et que l’on peut donc tout interpréter. Ils ignorent le concept et les lois abstraites, universelles, dont les Grecs se feront les virtuoses, mais ils ont mis au point un système d’interprétation sans lequel le savoir grec n’aurait pu s’organiser. Les savants cherchent à extrapoler, à définir des règles de probabilité, soumises à une rationalité universelle. Le monde, pensent-ils, a été modelé par les dieux à partir d’une matière préexistante unique. Les dieux assurent en quelque sorte la gestion de ce grand corps. Ils décident, par le fait même, de notre destin. Ce destin, les sages de Mésopotamie le lisent et le déchiffrent dans les « signes » des choses. Les dieux, visiblement, se manifestent ou se trahissent ainsi par des idéogrammes matériels (anomalie à la naissance, éclipse, évènement naturel) qu’il importe de décoder, et qui attestent une sorte de langage divin, de logique divine. Les rêves y tiennent une place éminente.

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Il existe une longue tradition orientale de communication préférentielle établie entre roi et dieux, lesquels s’adressent aux premiers dans leurs songes. La plupart du temps, ces adresses n’étaient pas directes et réclamaient que le souverain fasse procéder à l’interprétation de ses rêves. Cependant, si les dieux communiquaient avec eux, les rois n’étaient pas des prophètes (interprète des paroles d’un dieu ou d’un oracle; devin ; le terme désigne aussi, ici par rapport au rôle royal, une personne considérée comme l’envoyé, le messager d’une divinité, venu pour prévenir, mettre en garde ou révéler la « vérité »). Ces derniers, les interprètes, demeurèrent une classe, certes proche du pouvoir, mais distincte de lui et par l’entremise de qui les dieux s’adressaient aux souverains. En basse Mésopotamie, la fin du -IIIè millénaire est marquée par la naissance d’un nouvel état, la IIIè dynastie d’Ur. Cette ville réussit à rétablir un état centralisé, le dernier du monde sumérien, entre -2 100 et -2 000. Au -XXIè siècle, les souverains d’Ur, dont la dynastie est originaire d’Uruk, reprennent la thématique du roi aimé et même amant de la déesse. Les scribes produisent alors une quantité stupéfiante de textes de toute nature en sumérien, traduisant un recours massif à l’écrit, véritable délire. C’est la trace du rêve d’un contrôle administratif minutieux audelà du raisonnable, qui fut l’une des causes de l’écroulement du système. Il s’agit essentiellement de pièces comptables de la gestion des grands domaines, et, à côté de ces textes administratifs, de quelques textes juridiques (dont un « code » d’Ur-Nammu), d’inscriptions royales et de textes mythologiques, épiques ou historiques. Après les tentatives de Gudea et de sa lignée de ressusciter le modèle du micro-état, cette nouvelle dynastie, qui établit sa capitale à Ur, représente la dernière tentative (néo) sumérienne. Ses rois se veulent les héritiers de l’époque archaïque, tout en intégrant les innovations akkadiennes : l’état d’Ur sera donc sumérien, mais moderne. Il est centralisé sur le plan économique comme sur le plan administratif. En deux générations, les rois d’Ur, appuyés sur une armée et des bureaucrates à leur service, étendirent leur influence sur une grande

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partie de la Mésopotamie (Babylonie centrale et méridionale, vallée de la Diyala) et sur une petite partie des terres iraniennes, en Elam. Le fondateur Ur-Nammu, installa un homme à lui à Lagash et pacifia le pays. Il reprit le titre de roi de Sumer et d’Akkad et contrôla la terre mésopotamienne de Nippur à Eridu. Ses inscriptions glorifient ses entreprises de reconstructeur : sanctuaires, remparts et canaux sont l’objet de son attention. Au cours d’un long règne de 48 ans, son fils Shulgi poursuivit et amplifia son œuvre. Ur connaît une expansion territoriale rapide. Shulgi construit en même temps un état centralisé dans tous les domaines : création d’une armée régulière, réforme de l’écriture et du système des poids et mesures, tentative d’instaurer un calendrier unique à travers un état que parcourent les messagers royaux. L’état prend également le contrôle des propriétés qui appartenaient jadis aux temples. Dès l’an XXIII de son règne, à l’imitation de Naram-Sin, Shulgi est divinisé et reprend le titre akkadien de « roi des quatre régions ». Un tel état ne peut être qu’expansionniste. On voit Shulgi guerroyer à l’est. Des tentatives diplomatiques (Shulgi marie une fille au roi d’Anshan/Elam) n’empêchent pas les confrontations de reprendre avec les pays d’Iran. En réalité, les armées sumériennes ne réussirent jamais à établir leur contrôle au-delà des cols du Zagros. Pendant le règne d’Amarsin (fils de Shulgi), de son successeur Shusin et le début du règne du dernier roi Ibbisin, Ur Contrôle la plaine mésopotamienne et les contreforts du Zagros. Sur l’Euphrate, les bonnes relations sont assurées avec Mari et Ebla par des alliances matrimoniales. Cet état centralisé et bureaucratique ne dura guère. Après la mort de Shulgi, ses trois fils lui succédèrent l’un après l’autre. La pression croissante de populations nomades occidentales (les Amorites) finit par désorganiser l’état. Les Amorites, des éleveurs originaires du désert, prirent le contrôle des grandes villes (Isin, Larsa, Babylone, Mari), y instaurant des états cousins et rivaux, dont les luttes fratricides occuperont tout le début du -IIè millénaire. Le caractère le plus frappant de l’état d’Ur est la centralisation

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politique, administrative et économique qu’ont réussi à imposer Shulgi et ses successeurs. La bureaucratie atteint alors un degré nouveau. L’état est géré par une organisation qui distingue le cœur suméro-akkadien du pays et sa périphérie, plus exposée aux menaces. Dans les régions de Sumer et de Babylonie centrale, le pays est divisé en provinces correspondant aux anciennes cités-états sumériennes. C’est le cas de la région d’Ur (la capitale), d’Uruk (berceau de la dynastie), de la vieille cité religieuse de Nippur, de Lagash et d’Umma. Mais ces villes ont perdu toute indépendance politique et sont administrées par des gouverneurs (ensi) nommés par le roi, choisis parmi les grandes familles locales. Ils devinrent, à la fin de l’époque, une menace envers le pouvoir royal. A la périphérie, les gouverneurs militaires (shagin) sont fréquemment des fonctionnaires d’origine élamite, akkadienne ou amorite plutôt que sumérienne (rien ne vaut un traître pour se battre à mort, sachant qu’il et déjà perdu pour les « vrais » siens, et défendre les intérêts de sa nouvelle patrie). Souvent mutés d’une province à l’autre, ils dépendent entièrement du roi ou d’un « grand vizir » (sukkalmah) chargé du contrôle de ces territoires. Les temples, au sein desquels se dressent de hautes tours, les ziggurats, sont des unités de production économique autonomes. Le roi lui-même gère également des ateliers ou de grands troupeaux. Parallèlement, un secteur privé se développe rapidement. Une des nouveautés de l’époque est l’existence de mécanismes originaux d’accumulation et de redistribution des biens, instaurés par Shulgi. Ils reposent sur des centres de rassemblement et de redistribution des biens agricoles ou animaliers. Chaque province devait approvisionner à tour de rôle les centres, selon ses capacités. En contrepartie, elle recevait de l’état les biens qu’elle ne produisait pas. Cette tentative de nationalisation d’une partie de la production agro-pastorale (et non artisanale, réservée aux élites) ne fonctionna qu’au cœur de l’état. Ce système semble n’avoir fonctionné que pendant une trentaine d’années à partir de la fin du règne. La lourdeur d’un tel système n’a pas été étrangère à l’écroulement de l’état : lorsque la mort d’un seul mouton est mentionnée trois fois dans les archives gouvernementales

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sur trois tablettes différentes, on a peine à croire que cet idéal bureaucratique n’est pas devenu un obstacle. La Babylonie ne réussira plus à échapper à ce culte de l’écrit administratif. Lorsque la machine économique se remettra en route en Babylonie, après l’effondrement de l’état d’Ur, les secteurs « contrôlés » joueront un rôle bien moins important que le secteur privé. Ce dernier existe dès l’époque d’Ur, prouvé par des tablettes qui enregistrent des ventes de maisons, de vergers ou de bétail, ou les archives personnelles d’homme d’affaires (même si ces acteurs privés écrivent peu). De nombreuses personnes sont entretenues par l’état selon un système de rations : un texte enregistre la distribution, à Ur, de rations annuelles à quelques 20 000 personnes (le nombre d’individus ainsi entretenus a pu atteindre le demi-million). C’est une force de travail impressionnante qui est ainsi au service du roi. On comprend dans ces conditions que la dynastie ait pu engager des travaux d’ampleur considérable. Nulle part la trace n’en est aussi évidente que dans le domaine de l’architecture religieuse. Ur-Nammu et ses successeurs entreprirent la construction de temples dans les grandes villes du pays, à Ur et Uruk, Eridu et Nippur. Chaque sanctuaire est pourvu d’un monument nouveau, qui devint le symbole de la Mésopotamie et que les Modernes appellent une ziggurat (la pointe) : il s’agit d’une terrasse haute d’une dizaine de mètres portant au moins un étage de hauteur moindre. Cette « tour à étage », qui est en réalité un empilement de terrasses, construites en brique crues, se dresse à l’intérieur d’une cour ou de plusieurs cours adjacentes. A Ur, la capitale de l’état, cet imposant monument mesurait 60 m de haut et 40 m à la base. La construction d’une telle masse (on estime à 7,5 millions le nombre de briques, crues et cuites, nécessaires) ne peut se concevoir sans une planification et une surveillance extrêmement développées. Il faut reconnaître aux bureaucrates néo-sumériens une certaine efficacité. L’architecture est soignée : des orifices permettent d’évacuer l’humidité interne, des « drain gouttières » verticaux évacuent les eaux de pluie provenant des étages. Pour autant, les textes contemporains sont très discrets (pour ne pas dire muets), sur la fonction de ces édifices. On sait seulement que ces

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constructions ne sont pas un tombeau, ni un simple observatoire astronomique, même si elles ont pu en tenir lieu accessoirement. Il n’existe qu’une ziggurat dans chaque ville, dédiée au dieu poliade (protecteur et patron/parrain de la cité). A Ur, le Giparu, au sud de la ziggurat, est la résidence d’une grande prêtresse. Le mythe sumérien « Inanna et Enki », qui traite des « modèles » de société, confirme que l’artisanat comprend les techniciens du bois, du métal, de la fonderie, du cuir, des étoffes, de l’architecture, de la vannerie. A l’époque de la IIIè dynastie d’Ur, les artisans travaillent dans des ateliers dépendants du roi ou des temples : les ateliers des fondeurs, des orfèvres, des corroyeurs (ouvriers qui apprêtaient le cuir manuellement), et d’autres sont contrôlés par les autorités. Ils ont d’abord vécu par le luxe qu’exige le train de vie du seigneur/roi et de sa cour (meubles, bijoux), les notables ont suivi, puis le clergé car le culte dans les temples implique la fabrication de statues, de vases, d’ornements de toutes sortes. La matière première est fournie, son emploi est surveillé et l’objet fabriqué sévèrement examiné. Pour autant, les ateliers ne fonctionnaient pas à l’intérieur des palais, sauf exception (des petits travaux, notamment de prestige, comme ceux de bijouterie, ont pu y être exécutés). Les particuliers aussi font travailler les artisans. Les rémunérations consistent soit en rations alimentaires (comme pour les autres travailleurs), soit en un salaire (pour les plus experts, car eux seuls pouvaient « exiger » un vrai paiement, non pas en nourriture de singe). Les ateliers de sculpteurs et de graveurs se montrèrent timides et académiques. Dans ces domaines, l’art néo-sumérien mérite bien son nom : il exprime un retour aux sources et transcrit l’héritage dans un vocabulaire peu inventif. Ur-Nammu a fait représenter son activité de constructeur, et se présente devant le dieu Nanna et, en symétrie, devant sa parèdre (littéralement « qui est assis à côté de », s’emploie pour qualifier une divinité souvent inférieure habituellement associée, dans le culte, à un

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dieu ou une déesse plus puissant ; cependant l’usage actuel tend à appeler parèdre le ou la consort d’une déité, et peut lui être égale, ou complémentaire). La même religiosité imprègne la glyptique (sceaux-cylindres notamment, souvent en chlorite). La banalité de la glyptique néosumérienne, dont l’inspiration est presque toujours religieuse, atteste d’un fait plus général. La glyptique n’est plus le support privilégié de l’expression d’une pensée cosmologique ou religieuse : la littérature y supplée désormais d’une manière plus subtile, l’expression figurée de la pensée a perdu son importance. Dès le début de son règne, Shusin construisit une ligne de défense entre l’Euphrate et le Tigre, pour contenir des bandes amorites. Sous son fils Ibbisin, la situation s’aggrava : la ville d’Eshnunna se Révolte, Suse également. Le roi perd le contrôle d’Umma, Gursa et Nippur. L’un des gouverneurs militaires entre lui-même en dissidence et fonde, à Isin, une nouvelle dynastie. En -2 004, Ur capitule devant des troupes élamites et Ibbisin est emmené en captivité à Anshan par le roi de Suse Kindattu. Les princes sumériens ne retrouvèrent jamais le pouvoir en Mésopotamie. Un siècle après ces évènements, des « lamentations » (ce genre littéraire si particulier préfigure le livre biblique – lui sémitique, pas sumérien – des Lamentations, qui déplorera la destruction du temple de Jérusalem par les troupes babyloniennes) sur le sort d’Ur, Nippur, Uruk et Eridu, décrivent la destruction de ces villes et le ravage de leur arrière-pays. Abandonnées des dieux, les cités se vident de leurs habitants. Depuis la sédentarisation de certains groupes (vers le -XIIIè millénaire), des premiers villages (-Xè au -VIè millénaire) et l’apparition des chefferies (-VIè au -IVè millénaire), le Proche-Orient a vécu une évolution extraordinaire (mais pas toujours heureuse), et extrêmement rapide (en considérant la durée des temps préhistoriques qui ont précédé). Les pesanteurs paléolithiques devaient être énormes et le Néolithique proche-oriental, voire même l’époque des premiers

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villages, en sont encore très imprégnés. A partir du -Vè millénaire, dans certaines régions plutôt que dans d’autres, s’ébauche une évolution qui conduira, d’un pas rapide, à l’apparition des premières villes puis des premières organisations étatiques. Cette évolution correspond à l’émergence de l’humain (dans l’iconographie) et donc de l’historique plus ou moins linéaire, par opposition à des temps où le cyclique et le permanent semblaient être la règle. L’apparition d’une figure humaine beaucoup plus réaliste que les représentations préhistoriques (où quasiment seule la femme était montrée, en tant que concept maternel : reproduction – humaine –, et fertilité – de la descendance pour la survie du groupe, autant qu’abondance à la chasse et dans la collecte), coïncide avec celle de l’écriture et de la vie en ville. La naissance historique correspond donc à l’apparition du temps de l’humain actif, non plus « passif » face à son monde qu’il subit. Vers -2 000, en quelques endroits, on a vu apparaître des structures de type étatique. En Mésopotamie, à l’époque de la troisième dynastie d’Ur, l’état est bien là, sur un territoire, avec une administration – déjà envahissante –, une armée, une lignée de princes à sa tête. Au début du IIè millénaire, l’urbanisme est quadrillé avec une séparation (matérialisée par un mur d’enceinte) entre la population de statut social élevé et les familles modestes. Une enceinte fut construite pour protéger les zones résidentielle et administrative, quartiers d’habitation des dirigeants, élite privilégiée qui était responsable de l’organisation socioéconomique des habitants, et de leur famille. De même, dans certaines autres régions (Indus et Syrie notamment), les organismes artificiels que sont les villes font partie du paysage et ne le quitteront plus, même si l’urbanisation est un phénomène réversible. On verra par la suite naître des monstres qui mériteront le nom d’empire et dont le choc avec une multitude d’états nationaux plus petits, remplira du bruit des armes le Proche-Orient du premier millénaire (ogres remplacés par la suite par des Méditerranéens ou des Asiatiques, chacun à son tour voulant conquérir et contrôler le monde et ses richesses matérielles autant qu’humaines).

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Emergence de la néolithisation en Europe de l’Ouest Inventée vers -10 000 en Anatolie et dans le Croissant fertile, l’agriculture arrive aux portes de l’Europe, en Grèce et dans les Balkans 3 000 ans plus tard, et mettra encore 2 000 ans pour conquérir tout le continent. A partir du -VIè millénaire, des commerçants/navigateurs exportent les techniques d’agriculture, en longeant les fleuves et la mer. Il existe alors deux voies principales de diffusion : l’une le long des côtes méditerranéennes, l’autre suivant le cours du Danube. Les aires d’extension de l’agriculture néolithique ont été colonisées par des sociétés agraires pionnières préalablement constituées. Cela étant, la colonisation par des agriculteurs néolithiques de régions parcourues par des chasseurs-collecteurs mésolithiques moins nombreux a aussi comporté des échanges entre ces deux types de populations : dans certains cas, les chasseurs-collecteurs ont été assimilés biologiquement et culturellement, dans d’autres cas, à la longue, ils se sont convertis à l’agriculture. Ainsi, à des phases d’expansion démographique, ont succédé des pauses, le temps que les idées venues d’ailleurs s’enracinent parmi les autochtones. Dans chaque région, ces sociétés se sont, par la suite, diversifiées, créant de multiples cultures ayant chacune sa propre originalité. Jusqu’à ce qu’elles s’exportent à nouveau vers d’autres frontières en suivant le même schéma, au rythme d’un kilomètre par an. Au final, l’expansion démographique aura joué pour un tiers dans la diffusion de l’agriculture, les idées auront parcouru le reste du chemin. Dans le Midi de la France, les chasseurs mésolithiques de la culture du Castelnovien (présents sur les côtes aussi bien méditerranéennes que surtout Atlantique, ils seront les premiers en contact avec les néolithiques) adoptent de leur propre initiative le mouton, quelques sites dans l’Aude et le Var annoncent des tentatives de culture de légumineuses au -VIIè millénaire (les premières récoltes de céréales n’auront lieu que … 2 000 ans plus tard). Ils ont leurs équivalents en Espagne sur la façade méditerranéenne, au Portugal, mais également à Collectif des 12 Singes

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Téviec en Bretagne. Sur le littoral atlantique de la France, plusieurs sites côtiers témoignent d’une présence précoce de groupes mésonéolithiques, vers -5 600. Locmariaquer, à l’entrée du golfe du Morbihan, a montré l’existence de déforestations et de culture de céréales au -VIè millénaire : le climat très favorable a joué un rôle prépondérant dans l’établissement des premiers villages d’agriculteurs (qui peuvent avoir été dans un premier temps des chasseurs-collecteurs tentant l’aventure néolithique, avant l’arrivée des néolithiques euxmêmes, avec leur expérience et leur matériel adéquat). L’économie néolithique est plus poussée à la même époque en Sardaigne, en Corse, en Ligurie et en Provence. Tandis que, vers -5 000, la néolithisation est complète en Italie du Sud avec l’apparition de la céramique peinte ou gravée, un autre ensemble acquis à l’économie de production se développe de la Ligurie au Portugal (sur les côtes, l’occupation par ces populations se fait à partir du -VIè millénaire) et au Maroc. C’est la culture de la céramique à décor cardiale (avec impressions du décor par un coquillage : le cardium) : à l’élevage du mouton s’ajoute celui du petit bœuf, et les premières céréales apparaissent. La phase ancienne de la culture à céramique cardiale, antérieure à -5 000, correspond à l’occupation de la Corse et de la Provence. Les sites de la phase moyenne occupent une bande côtière large d’environ 350 km. A partir de -4 500, la diffusion se poursuit et gagne le Massif central et la côte atlantique, où les faciès culturels sont marqués par l’écologie de chaque région et par des évolutions internes ramifiées. La néolithisation de l’Europe centrale se manifeste vers -4 750, dans la vallée du moyen-Danube et dans le sud de la Moravie. Dans la seconde moitié du -Vè millénaire, donc assez rapidement, un vaste ensemble culturel se répand vers l’ouest, jusqu’au bassin parisien : c’est la culture de la céramique à décor linéaire, avec une mise en place assez rapide (quelques siècles) du nouveau mode de vie agricole, privilégiant le choix de terres légères et fertiles. Les villages sont essentiellement implantés sur les placages de lœss de Slovaquie, d’Allemagne, d’Alsace, de Belgique et des Pays-Bas.

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Dans d’autres régions, comme les vallées de la Seine, de l’Yonne, de la Marne et de l’Aisne, ce sont plutôt les sols graveleux qui sont recherchés. Ces choix sont liés à des pratiques agricoles peu élaborées (brûlis et absence d’araire), entraînant des périodes de régénération naturelle de la fertilité, chaque nouvelle génération devant ainsi aller coloniser de nouvelles terres. Les groupes néolithiques possèdent un mode de vie conquérant : à la recherche de nouvelles terres à pâtures pour les bêtes, et de champs pour la culture des céréales et des légumes, ils se heurtent à la forêt qu’ils élaguent, à des régions ingrates et à leurs habitants. L’unité sociale doit être plus soudée, avec des villages ayant au maximum quelques dizaines de grandes maisons trapézoïdales ou rectangulaires abritant plusieurs familles, ce qui contraste avec les habitats mésolithiques, plus légers et nomades. Des groupes « mésolithiques » pratiquent la transhumance des moutons. Ces incursions périphériques à la culture de la céramique linéaire constituent des entités permanentes et acculturées. Il existait ainsi des contacts entre les premiers néolithiques et des populations locales prénéolithiques : en particulier, le passage entre le Mésolithique et le Néolithique est le résultat de ce type d’acculturation dans le Nord de l’Europe. La coexistence des chasseurs-pasteurs mésolithiques et des cultivateurs néolithiques peut entraîner l’échange de biens, comme des céramiques contre du gibier. Pour autant, par la volonté de certains individus à Résister à toute forme d’intégration à ce nouveau système de survie, au fond par goût de la Liberté, certaines tribus pratiquèrent fréquemment la guerre, pour défendre leurs territoires et valeurs, mais également parce qu’elles aimaient la violence. Ainsi, il existait des sociétés de chasseurs guerrières, d’autres ne se battant qu’occasionnellement, d’autres tout à fait Pacifiques : le conflit armé est ainsi affaire de culture et dépend de l’attitude de l’Autre. La croissance démographique, la quête du prestige et du pouvoir, la nécessité de s’affirmer dans l’affrontement armé, existaient de tout temps, en plus d’autres motifs, psychologiques ou symboliques, tels que les vexations, les insultes, la transgression de frontières, la rupture d’alliances, le rapt de femmes ou d’enfants. Les temps paléolithiques

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(dès Neandertal, et à coup sûr à partir de -25 000) révèlent des pratiques violentes, cruelles, mais d’ampleur limitée. Les premiers gros affrontements entre groupes sont observables dans de tardives sociétés de chasseurs-collecteurs, en cours de sédentarisation, entre -10 000 et -6 000 dans les cultures Mésolithiques d’Europe, où l’on procédait déjà à l’élimination collective de groupes humains. Au Néolithique, les affrontements armés sont présents, avec une tactique de combat organisée : avec la naissance de l’agriculture, le surplus et la capitalisation contribuent à la création de richesses, source de compétition entre les humains. Les meilleures terres, les gisements de matières rares constituaient des enjeux conflictuels. On a trouvé des traces d’agressions mortelles sur les bords des grands fleuves (Danube, Dniepr en Ukraine), ou près des côtes poissonneuses d’Europe de l’Ouest (Bretagne, Suède, Danemark). Ces actes meurtriers sont la conséquence de l’établissement de territoires que des populations se sont appropriées et des problèmes frontaliers, des enjeux économiques ou stratégiques que cela entraîne. En effet, les squelettes provenaient de nécropoles, c’est-à-dire d’espaces consacrés aux défunts. Or, la claire distinction entre l’habitat des vivants et un lieu attribué aux morts s’observe lorsque les communautés se sédentarisent, font corps avec un territoire délimité. A contrario du Proche-Orient, où les groupes ont eu le temps, progressivement, de développer et de comprendre ensemble l’intérêt des nouveaux concepts du Néolithique (même si il y eu des conflits, mais plus limités), la violence est très attestée parmi les populations du néolithique européen. Vers -6 000, les innovations néolithiques de l’économie de production (à peine arrivées) se reconnaissent dans des villages plus ou moins fortifiés d’Italie du Sud. Vers -5 000, à Talheim (Allemagne), une fosse commune de la céramique linéaire contenait les dépouilles de 34 adultes et enfants, qui avaient été massacrés (crânes défoncés à coup de hache), attaqués de dos, sans doute en tentant de se protéger ou de fuir. Il peut s’agir de l’élimination de la population d’un hameau par des chasseurs locaux, de

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heurts entre communautés d’agropasteurs en concurrence pour certains espaces, voire de familles réprouvées et condamnées à mort. A la même époque, à Asparn-Schletz (Autriche), plusieurs dizaines d’individus furent massacrés et leur corps enfouis dans les fossés qui entouraient la localité. Afin que la population s’éteigne d’elle-même, à Herxheim (Allemagne), de nombreux enfants furent des victimes désignées : la suppression d’individus, voire leur consommation, existait à différents endroits d’Europe continentale. Au -VIIè millénaire, il y a donc sédentarisation des mésolithiques, et celle-ci va s’affermir au fil des siècles. Au cours de la première moitié du -Vè millénaire, l’implantation néolithique va aller en s’amplifiant, en partie avec la progression des sociétés du Néolithique ancien continental, de type post-rubané (évolution de la culture de la céramique à décor linéaire). En effet, la déforestation s’aggrave brusquement, ce qui dénote une augmentation de la population, un besoin plus grand de surfaces cultivables et enfin un besoin en matériaux pour la construction des maisons, des bateaux, des voies de circulation et aussi pour la réalisation de tous les engins de traînage et de levage des pierres qui vont constituer les grands monuments. Lors du Paléolithique, le continent était régulièrement recouvert de glaces. Les humains devaient alors suivre les grands animaux durant leurs grandes migrations tout en prenant de l’avance sur les grands prédateurs, leurs concurrents. A la Roche de Solutré, les chevaux sont rabattus pour tomber de la falaise, ce qui demande un gros travail de Coopération et une bonne connaissance de l’animal et de l’environnement. Ceci est transmis d’une génération à l’autre. La civilisation est ainsi née chez les chasseurs paléolithiques de gros gibiers. Quand l’atmosphère se réchauffe, la glace fond, la mer s’élève. Les grands troupeaux remontent vers le nord. Pendant 5 000 ans, les humains ne savaient pas comment survivre à ces changements (même si

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durant des milliers d’années on vivait également de la pêche en bord de mer). La chasse est un bon stimulant mental et physique, comporte « peu de risques » et demande un minimum d’efforts, qui sont bien récompensés. Avec l’extinction des grands herbivores, la chasse est plus difficile et moins productive : la capture d’un lièvre demande plus d’efforts que pour un énorme mammouth. C’est pour cela que les chasseurs sont contraints de se tourner avec l’élevage. Au Paléolithique, les chasseurs ont peint leur rencontre avec les animaux qu’ils chassaient, au Néolithique cette forme d’art a complètement disparue. Les mésolithiques, anciennement maîtres chez eux, se sentent dépossédés de leur culture/traditions et encore plus de leurs territoires : soit ils Résistent aux envahisseurs, soit ils se fondent dans ces sociétés nouvelles avec leurs nombreux avantages de confort, stabilité alimentaire et force du nombre (mais avec beaucoup d’inconvénients : travail laborieux, organisation sociale plus stricte avec émergence d’une hiérarchie, etc.). L’époque est tumultueuse, avec la révolution agricole et ses conséquences. Il faut en effet apprendre à maîtriser son environnement pour survivre, ce qui entraîne des bouleversements sociaux : ce sera la naissance des rois, des guerres, des frontières. Début des mégalithes dans l’Ouest de la « France » Avec le radoucissement du climat, l’effet maritime atlantique du Gulf Stream est accentué et une unité climatique se met en place, du détroit de Gibraltar jusqu’à la Scandinavie méridionale. On constate alors que, lors du -VIè millénaire, des sociétés épipaléolithiques se regroupent au Danemark, en Grande-Bretagne, en France et au Portugal dans des camps semi-sédentaires (occupations de longue durée ou retours réguliers au même emplacement). L’habitat commence à prendre une réelle importance à cette époque, chaque groupe occupant une centaine de kilomètre de territoire. Ces groupes aménagent des nécropoles en plein air qui présentent tout le long de la côte atlantique de grandes similitudes, à l’embouchure

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du Tage, dans le golfe du Morbihan (Höedic et Téviec) et sur les rives de la Baltique méridionale. Cette évolution coïncide avec l’apparition à Téviec des premiers animaux domestiqués (chèvres ou moutons, et chiens) dans la seconde moitié du -VIè millénaire, alors que la céramique est encore inconnue à ce moment-là dans ces régions littorales. Il s’agit donc de cultures mésolithiques en voie de néolithisation, mais par elles-mêmes, sans l’intervention de groupes pleinement néolithisés venant coloniser les terres (premiers tessons de céramique, cardiale, au Portugal vers -5 000). Les populations mésolithiques (du -IXè au -VIè millénaire) du littoral atlantique pratiquaient dès le début des sépultures Collectives (avec plus ou moins d’individus). Les corps accompagnés d’un riche mobilier en coquillage et d’un petit outillage en pierre, ont été saupoudrés d’ocre rouge, tradition qui remonte au Paléolithique, et recouverts de massacres de cerfs ou d’aurochs, qui sont respectivement les symboles du renouveau (par la chute des bois qui repoussent) et de la puissance. L’un des corps a même été incinéré. A la fin du Mésolithique, les nécropoles Collectives de Höedic et Téviec (Morbihan) présentent des corps déposés parfois dans des coffrages de pierres placés de chant, surmontés d’un petit tumulus et d’une dalle horizontale de pierre. Des pierres dressées, hautes de 1 m, accompagnaient même deux des tombes. Tant du point de vue des coutumes funéraires (sépulture Collective de quelques individus dont les ossements ont pu être manipulés) que de l’architecture même des petites chambres funéraires en pierres qui contiennent ces ossements, l’origine du mégalithisme de l’ouest de la France est locale et date du Mésolithique, donc d’avant l’arrivée des néolithiques. Les figurations des stèles décorées du Morbihan vont d’ailleurs dans le sens des derniers chasseurs-collecteurs (et un peu pasteurs) face aux premiers éleveurs-agriculteurs. C’est en Europe de l’Ouest et plus précisément dans l’ouest de la France que se trouvent les plus anciens monuments mégalithiques

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(dolmens – sépultures collectives ou individuelles – et menhirs – pierres dressées). Dans l’ouest de la France, tout comme d’ailleurs dans l’ouest de la péninsule ibérique et, un peu plus tard, en Irlande, les nouvelles sociétés vont se trouver confrontées à un problème, d’ordre plus philosophique que domestique : elles se trouvent face à l’occident, devant un immense horizon maritime difficile à maîtriser, et l’on peut imaginer leur désarroi lorsque stoppées dans leur progression depuis les confins orientaux de l’Europe, et incapables de comprendre les mécanismes réels de l’univers, elles voient chaque jour l’astre solaire, pièce centrale de leur cosmogonie, disparaître dans cet océan sans limites. L’ensemble de ces facteurs a joué un rôle prépondérant dans la constitution des unités sociales de ces pays atlantiques, les Finistère bien nommés (Finis Terræ en latin, et Penn ar Bed en breton : Penn ar Bed ne traduit pas exactement la « fin de la terre » ; penn – tête – a le même sens et la même étymologie que cap en français et bed évoque plus le monde que la terre ; originellement, le nom signifierait donc la tête, l’extrémité sommitale du monde). Les sépultures des adultes dans la culture de la céramique à décor linéaire furent en général regroupées à l’extérieur du village, dans des cimetières. Le phénomène était nouveau et se manifesta avec une certaine ampleur. Les offrandes sont en général peu importantes et se limitent à un vase, à des pointes de flèches et à une hache polie. De l’ocre est quelquefois saupoudré sur le défunt. A la fin de cette période, vers -4 000, la sépulture de Cys-la-Commune (Aisne) fait figure d’exception en raison de la richesse de ses offrandes. Vers -4 800, les sociétés trouvèrent nécessaire de vénérer leurs morts et de gérer les cadavres d’une autre façon : une conception nouvelle de la gestion des morts se mit en place, en s’inspirant des modes funéraires mésolithiques. Le respect des ancêtres devint une règle systématique pour les vivants. Lors de leur arrivée, les groupes néolithiques choisissaient des grottes naturelles, puis ils en créèrent des artificielles, creusées dans la roche (hypogées). Dès lors ils inventèrent de nouveaux monuments, investirent dans des constructions durables, toujours dans

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une volonté d’imiter les grottes. Un changement fondamental s’opéra quand il fut décidé de réunir les morts dans un même sépulcre, en construisant d’abord des tombes Collectives sous forme de petites chambres rondes couvertes d’un encorbellement en pierre sèche, ou rectangulaires et formées de dalles. Plus leurs moyens le leur permettaient, plus ils les voulurent grandioses. Des écoles d’architectures se créèrent, des spécialistes gérèrent la construction de monuments toujours plus sophistiqués. Le phénomène des tombes à couloir, qui sont donc des sépultures Collectives, a pris naissance dans l’ouest de l’Europe, probablement dû à l’évolution de la tombe Collective simple, c’est-à-dire à ouverture directe sur l’extérieur, sans couloir, elle-même issue de la tombe en coffre à dépôt funéraire plus ou moins Collectif, connue dès le Mésolithique, dont l’ouverture devenait difficile pour de nombreux dépôts. Ce processus a pu s’établir de manière indépendante dans plusieurs régions du littoral atlantique et interférer assez rapidement d’une région à l’autre, ce qui expliquerait que l’on trouve des dolmens à couloir dans des petits tumulus circulaires – au Portugal, en Espagne, en France – comme dans de très longs tertres – en Angleterre, au Danemark, en France – qui paraissent être une spécificité plus nordique, les longs tumulus n’étant pas connus au Portugal et dans l’ouest de l’Espagne. Des contacts ont eu lieu entre Est et Ouest, Nord et Sud, des influences furent alors échangées. Pour autant, la zone atlantique construisit des tombes Collectives à une date plus ancienne que ne le fit la Méditerranée. La matière première, comme celle des haches polies, s’échangeaient sur de longues distances (et en même temps qu’elle les idées), et souvent sur un rapport nord-sud reliant l’Atlantique et la Méditerranée. Les haches en pierre polie sont des objets emblématiques du Néolithique, avec des diffusions parfois massives. L’affleurement de métadolérite situé à Plussulien en Bretagne centrale a ainsi été identifié comme la source de plusieurs millions d’objets qui, entre -4 200 et -2 200, ont massivement approvisionné tout le nord-ouest de la France

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et essaimé jusqu’en Angleterre, en Belgique, en Alsace et dans la vallée du Rhône. La façade atlantique montre une belle homogénéité et une logique d’évolution qui implique que le mégalithisme appartient à un phénomène général, bien qu’il ait pu avoir quelques originalités. Ainsi, l’Irlande est très similaire à la Bretagne (les sépultures et les décors sont très ressemblants) car les deux entretenaient des liens étroits avec la mer et étaient prospères. Des pierres pendentifs sont les copies de pointes de haches polies françaises : la Manche et la mer d’Irlande ne sont pas des obstacles, ni la mer du Nord. Il s’agit de cultures maritimes, et comme elles naviguaient sur les rivières, elles ont forcément été en contact avec d’autres groupes d’autres sites. Ainsi, il existait un vaste réseau commercial avec une forte intensité des échanges culturels sur toute l’Europe du Nord. L’opposition entre Atlantique et Méditerranée évoque deux mouvements très différents, qui ont pu être créés sur les deux rivages et évoluer à leur façon. Il y eu pourtant des points de rencontre : à certaines périodes, les deux architectures furent contemporaines et ceux qui remontaient du sud furent en contact avec ceux du nord. La frontière, difficile à cerner, s’établirait quelque part en Dordogne et dans le Lot, sachant que des incursions ponctuelles d’une école se sont produites. Les grands dolmens de l’Aude s’inspirent-ils de quelque idée venue de l’Atlantique ? Ce qui sera appelé plus tard l’Isthme gaulois passant par l’Aude et la Garonne, bien connu à l’époque protohistorique pour ses échanges, fonctionnait sûrement à des périodes plus anciennes. Le grand arc de la Catalogne à la Provence présente la plus grande concentration de dolmens de la Méditerranée occidentale. Tout commence par des tombes uniques en coffre entouré d’un tertre. Entre -4 500 et -4 000, quelques rares coffres contenant plusieurs individus annoncent les systèmes qui vont dominer dans les siècles suivants. Ensuite, des dolmens faits d’une chambre desservie par un

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couloir, abritant plusieurs défunts, apparaissent vers -4 000 en Catalogne : les coffres ont pris de l’ampleur et émergent de terre pour être visibles et plus ostentatoires. Vers -3 500, les formes se diversifient et le mégalithisme se diffuse intensément jusqu’en -2 900. Les dolmens sont nombreux dans le sud de la France, notamment sur les Causses (plateaux des piémonts du Massif central), où ils furent construits au Néolithique récent (-3 500), longuement et intensément utilisés jusqu’au bronze ancien (-2 000). Comme beaucoup de monuments mégalithiques, ils ont souvent été secondairement enfouis dans une masse de condamnation qui les recouvre pour les cacher à la vue. Les statues-menhirs sont caractéristiques du sud de la France, datant du Néolithique final - Chalcolithique (-IIIè millénaire). Le groupe rouergat compte la moitié des stèles, réparties sur l’Aveyron, le Tarn et l’ouest de l’Hérault, occupant une région montagneuse à une altitude moyenne de 600 m, implanté de -3 500 à -2 300 dans un milieu montagnard et forestier, déjà localement aéré par l’humain mais où les grands habitats restaient rares. Les statues-menhirs étaient érigées, sans liaison directe avec des habitats, en des points remarquables du paysage : cols, interfluves, clairières, sources, gués. Elles étaient donc placées sur des territoires qui étaient parcourus (voies de passage tels que chemins de transhumance, vallées, etc.) et étaient destinées à occuper l’espace en tant que repères, bornes voire limites. Elles assurent une protection, une défense symbolique exacerbée par le rôle emblématique de l’objet (poignard ?) qui devient alors essentiel, comme si cette protection devait être exercée par un personnage de haut rang et qui en affiche le signe. Il s’agit de dalles peu épaisses, d’une hauteur moyenne de 1,50 m, qui figurent des personnages, dont les traits sous les yeux sont peut-être les traces de scarifications, de tatouages ou de peintures. Les statues féminines se reconnaissent à leurs seins, à leur longue chevelure et à leur collier. Les statues masculines portent un arc, une hache. Alors qu’il existe des statues-menhirs masculines qui ont été féminisées par adjonction de nouveaux attributs et disparition d’autres, l’inverse n’existe pas.

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Le groupe languedocien s’étale de l’est de l’Hérault au Gard et à l’Ardèche, en majorité dans la garrigue, à faible altitude. La représentation humaine se limite au buste et parfois seulement au visage, quand ce n’est pas simplement au T que forme la ligne des sourcils avec celle du nez. Certaines statuettes sont côtelées. Le groupe provençal compte à peine une quarantaine d’éléments, presque exclusivement dans les plaines intérieures de la Provence occidentale. Dans les trois groupes, la plupart des stèles ont été trouvées enfouies dans le sol, associées avec des habitats et des milieux sépulcraux qui ont disparu. Seule la stèle de Montaïon (Gard) faisait partie d’un ensemble constitué d’un tas de pierres, d’une autre stèle sans décor et de trois petites dalles dressées : il s’agissait d’un lieu de culte, rassemblant plusieurs groupes de la région. Il ne s’agit donc pas de petites communautés isolées, même si des territoires sans mégalithes les séparent. Les monuments ne se ressemblent pas tous mais montrent un air de famille et prouvent qu’il s’agit d’un ensemble homogène avec une multitude de variétés microrégionales. Pendant la durée du mégalithisme en Méditerranée, les hypogées seront toujours présents et parfois cohabiteront, sans que l’on sache si le choix de la sépulture provenait du social, du religieux, de collectivités différentes. Certains restes de défunts auraient même pu passer de l’un à l’autre (enterrement secondaire). La Méditerranée est toujours considérée comme une voie privilégiée d’expansion de la connaissance, alors que les régions du Nord était très innovantes et connaissaient les mouvements des corps célestes et maniaient des concepts scientifiques de manière très sophistiquée. Les barbares n’avaient pas besoin de l’apport d’un Peuple autre. Les tribus du Nord de l’Europe maintenaient des contacts entre elles et commencèrent à accumuler des richesses et à les exploiter. De la Pologne à la France de l’Ouest en passant par l’Allemagne, le Danemark et le sud de l’Angleterre, l’Europe du Nord est couverte de longs tumulus plus ou moins trapézoïdaux, à l’image des maisons danubiennes. S’ils témoignent d’un gigantisme funéraire, beaucoup de

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ces tumulus ne sont pas mégalithiques dans la mesure où ils sont souvent construits en terre et qu’ils ne recouvrent qu’une tombe en fosse contenant un seul corps. Ils ne dateraient que de la fin du -Vè millénaire au Danemark et en Pologne, et seulement du -IVè millénaire en Angleterre. Même si il y a pu avoir différents foyers primaires, tous plus ou moins influencés par la vague danubienne ou la circulation des idées (en même temps que les biens) provenant de l’ouest français, des idées communes commencent à se faire jour entre les régions et ces différents peuples (mélangés au substrat local des anciens mésolithiques). Les relations entre les différentes régions et les époques laissent entrevoir une communauté de pensée, non seulement armoricaine mais du monde atlantique européen (Communauté Européenne des Mégalithes). Que ce soit à travers les Pyrénées et le long de la côte méditerranéenne, par monts et par vaux ou sur les flots, sans cesse des idées circulèrent et se propagèrent : dans de petits villages, un humain eut l’idée d’un nouveau monument, une petite variante ou un changement radical. Beaucoup de nouveaux concepts n’eurent pas de succès, certains feront date et des milliers de kilomètres. Le mégalithisme est avant tout la diffusion d’une idée témoignant de systèmes sociaux très structurés. Grands bouleversements sociaux et économiques Avant le grand dégel, les deux sexes opèrent en bonne harmonie : les hommes chassent, les femmes cueillent/collectent et s’occupent du reste. L’organisation est celle de clans familiaux n’incluant pas la belle famille, mais la fratrie et ses enfants. Il s’agit de sociétés Egalitaires où l’exercice du pouvoir et l’accumulation de richesses sont des concepts inconnus (car contenus, empêchés par des pratiques de dons/contredons). Ces Peuples mènent une vie nomade car ils ont constamment besoin de trouver de la nourriture. Ils amassent peu de biens et leurs besoins matériels sont modestes et facilement satisfaits. Ils sont plutôt en bonne santé et ne connaissent pas les tensions sociales que nous associons à la vie « moderne ».

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La femme a un rôle spirituel : art préhistorique avec les Vénus, culte envers la féminité (fertilité et fécondité, tant humaines qu’animales – chasse – et du milieu en général – collecte). Sur des supports d’art, la femme tient une corne (d’abondance), symbole lunaire : les cycles menstruels (règles) associent les femmes à la Lune et à son pouvoir. Alors que les hommes organisent la société sur terre et que les femmes la cogèrent au jour le jour, la société est organisée dans le ciel par la Lune. Les grandes expéditions de chasse sont organisées la nuit sous la lumière lunaire. Elles sont si cruciales au groupe que la Lune devient le guide et la source d’inspiration de l’humain. La vie est réglée selon le cycle lunaire : la moitié de son cycle, la lumière permet de traquer et chasser les proies, l’autre moitié, plus sombre, les hommes peuvent se reposer et procréer avant la nouvelle Lune. C’est alors qu’apparaît le changement climatique où la glace disparaît et avec elle les grands animaux qui assuraient la survie des chasseurs du Paléolithique depuis des centaines de milliers d’années. En quelques milliers d’années, l’humain doit s’adapter et subvenir à ses propres besoins par lui-même (production de ses propres aliments). Les « mésolithiques », ayant déjà domestiqués certains animaux, se tournent définitivement vers le nouveau courant agricole amené par les colons extérieurs, mais déjà partiellement testé par eux-mêmes au cours des siècles précédents. Cela entraîne des travaux pénibles et fatigants, avec un mode de vie moins stable qu’avant. L’agriculture n’est pas enthousiasmante car elle est imposée par le besoin de survivre, alors que la chasse induisait un travail d’équipe, de la ruse et de l’expérience. Quand un animal était abattu, il y avait de quoi nourrir toute une famille pendant plusieurs jours. Avec l’agriculture, la vie devenait aussi dur qu’un sol aride à labourer, aussi passionnante qu’une rangé de choux à planter et les navets à arracher ne provoquaient aucune montée d’adrénaline ni fierté (comparé à l’arrivée au camp avec une belle proie, de taille). On passe beaucoup de temps à améliorer sa terre et petit à petit le concept de

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propriété privée se développe. Ce facteur va changer les mentalités alors qu’avant on chassait ensemble sans notion de propriété territoriale (du moins au sein du clan). En outre, de par l’agriculture et ses efforts physiques (en plus du changement alimentaire : la carie dentaire apparaît, constatée régulièrement à partir du début du Néolithique), ainsi que la proximité des animaux domestiques, l’humain est en moins bonne santé qu’avant. L’espérance de vie décline au cours du Néolithique. Dès l’arrivée des colons néolithiques, les humains travaillent pendant des semaines et des semaines pour préparer les sols, planter les graines, récolter les produits de la terre, les stocker puis les transformer. Cela représente au final la moitié de l’année en durs labeurs et donc la vie est moins excitante, plus ennuyeuse. Sans le prétexte des longues parties de chasse, les hommes sont obligés de rester à la ferme. Ils sont obligés de rester au même endroit, avec du temps libre pendant les périodes creuses. Mais les humains n’aimant pas l’inactivité, ils vont remplacer l’activité physique par la cérébrale. Ce temps libre a été investi dans des comportements sociaux de plus en plus sophistiqués. Les changements psychologiques, idéologiques et religieux sont profonds. Il faut repenser en profondeur la conception du monde (cosmogonie et mythes fondateurs). Les grands monuments néolithiques sont là pour rappeler le bon vieux temps des chasseurs où l’on craignait/vénérait la Lune. C’est une commémoration d’un passé qui se meurt, pour ne pas l’oublier. C’est une marque de Respect envers le mode de vie ancestrale pour essayer de retrouver les anciennes croyances et rituels où l’on célébrait la Lune. Mais à présent, c’est le soleil qui impose son rythme, son culte dans la vie et le travail des champs. C’est à ce moment là que les hommes accusent la Lune de leur nuire et d’être responsable de leur nouvelle vie. Ils transfèrent leur allégeance vers le soleil car à présent c’est lui qui les nourrit en faisant pousser les cultures. Ils ont alors besoin d’un chef, d’un sorcier, en qui avoir confiance et qui les rassure, qui grâce à ses compétences et connaissances sur les cycles du soleil et de la Lune, peut les guider vers de bonnes récoltes et

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les rassurer pour une meilleure vie. Ces hommes ont mis en relation architecture, science et religion, prenant à témoin le grand mouvement céleste, saisissant l’instant de la mort pour exprimer, dans l’élaboration savante des mégalithes, leur révolte sociale et affective. La sédentarisation, induite à la fois par les technologies économiques et par les limites géographiques, apportant des ressources alimentaires bien suffisantes, et une forte empreinte des terroirs, ont conduits à la constitution de sociétés puissantes dont on peut imaginer l’essor démographique rapide dans un contexte territorial fini. Or, cette expansion n’a pu atteindre sa plénitude sans une hiérarchie réglant tous les problèmes d’intégration des autochtones en cours de néolithisation, de spécialisation des tâches et la coordination des diverses professions, aussi bien domestiques qu’intellectuelles, politiques ou religieuses. La possession de bien territoriaux nécessitait de les contrôler : de cela s’ensuivit les notions de pouvoir puis de prestige. Fatalement, avec l’arrivée toujours croissante de nouveaux colons, les premières tensions entre chefferies apparaissent, les villages se fortifient et se regroupent autour d’un leader. C’est dans ces contextes sociaux et économiques que naît, vers le milieu du -Vè millénaire, l’architecture appelée mégalithique. Elle est née du développement de brillantes sociétés, et est liée à une religion ostentatoire dans quelques foyers de haute spiritualité. Dans ses phases initiales, les divinités n’y étaient pas seulement protectrices d’un monde des morts souterrain et secret, mais accompagnaient et dirigeaient l’ensemble de la vie sociale ! La construction des monuments a démarré quand les premiers agriculteurs ont commencé à s’approprier des terres dans le Nord de l’Europe. Vers -5 000, à Locmariaquer, le plus grand monolithe d’Europe est dressé, menhir de 21 m de long, de 300 tonnes en orthogneiss (forme de granit : il fut extrait à 10 ou 20 km et acheminé sur radeau à travers le golfe du Morbihan). Ça devait être un lieu important dans la cosmovision de ces Peuples.

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Son édification remonterait à une période du Mésolithique final par un groupe de chasseurs-pasteurs-collecteurs. Devant l’avancées des néolithiques et de la mer (en raison de la fonte des glaces ; en Bretagne, le rivage a reculé de 150 km : vers -7 850, le littoral se trouve à moins 36 m, vers -6 500 il n’est plus qu’à moins de 20-25 m de son niveau actuel – c’est seulement alors que l’Angleterre se sépare du continent – ; certaines pierres mégalithiques ont leur base immergée, comme la pierre dressée de Léan-en-Tréffiagat, ou les piliers des tombes à Kerlouan et à Plouescat) les mésolithiques se sentent acculés et défendent ardemment leurs territoires, tant d’un point de vue plus ou moins guerrier contre les envahisseurs de l’Est, que de manière symbolique contre l’expansion de l’Océan à l’Ouest. Les graphisme en U représentent les bucranes de bœufs sauvages (aurochs), les « crosses » sont des bâtons de jet (des propulseurs, pour la chasse), la « déesse en écusson » est un esprit (ou concept symbolique plutôt) de la Fécondité, liée à la terre mère nourricière (tant pour les proies et plantes sauvages pour les chasseurs-collecteurs, que pour les récoltes et pâturages pour les agriculteurs-éleveurs par la suite), le grand signe dit « hache charrue » ou araire est en fait un cachalot (signe peu courant, seulement une demi-douzaine d’exemplaires, spécifique des stèles et menhirs ornés). Ce cachalot a été gravé sur d’autres monuments, en Galice, au nord du Portugal, jusque dans le sud de l’Espagne. Ainsi, cette représentation sur des dalles de réemploi dans les dolmens existe sur le littoral atlantique depuis le sud de l’Espagne jusqu’en Bretagne, confirmant des rapports certains entre toutes ces régions à une période ancienne de la néolithisation, dès la fin du -VIè ou le début du -Vè millénaire (soit entre -5 200 et -4 800). Le Grand-Menhir de Locmariaquer était au centre d’un gigantesque et prestigieux sanctuaire de pierres taillées, ornées des symboles majeurs de la mythologie méso/néo-lithique, faisant face à l’Occident, au soleil couchant équinoxial. Une file de calage témoigne d’un alignement mégalithique disparu, composé de 18 fosses empierrées, de taille décroissante et alignées sur

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plus de 55 m en direction du nord à partir de la base du Grand-Menhir. Elles correspondent à autant de calages de menhirs arrachés anciennement, dépeçage effectué à la fin du -Vè millénaire. De par les rapports entre ce monolithe géant, les menhirs qui lui étaient associés et les autres monuments du voisinage, le Grand-Menhir était ainsi un « guidon de mire » pour des observations astronomiques solaires et lunaires à grande distance. Le soleil et la Lune ont souvent été associés aux deux sexes. La femme avec ses cycles menstruels mensuels a été associée à la Lune. Avec l’agriculture, la puissance et la nécessité du soleil et donc de l’homme ne cessent de croître. Les mégalithes sont alors construits pour respecter la Lune, le côté féminin de la société, sans pour autant rejeter le soleil et la force masculine : les monuments sont là pour apaiser les conflits où le soleil (les hommes) prenait de plus en plus de place sur la Lune (les femmes). Le sexe mâle/femelle et le côté soleil/Lune s’alternent ainsi dans un anneau de pierres longues (phallus)/triangulaires (pubis féminin). Afin d’assurer la cohésion d’une société tiraillée entre ses composantes mésolithiques pastorales et néolithiques agricoles, les sanctuaires de stèles ont été édifiés à la gloire des divinités et de leurs représentants mortels, très hauts dignitaires (ces grandes stèles décorées étaient en relation avec certains longs tumulus contenant un coffre), en mobilisant des énergies considérables. Quelques siècles à peine après son érection, le monolithe a subi un tremblement de terre. Cassé en deux, il fut débité (comme toutes les autres pierres constituant cet ensemble sacré) en trois blocs, gravé à nouveau pour y ajouter les symboles néolithiques en plus des représentations mésolithiques qui avaient toujours une signification (même différente) pour ces nouveaux peuples (tel le cachalot, devenant une hache-araire, ou l’aurochs sauvage devenant un simple bœuf domestique). Le débitage a pu être motivé par le désir de sacralisation des grandes tombes, réceptacles imposants des restes mortels des grands personnages. Ces tombes sont devenues « royales », sacralisées par la mise en place d’un fragment de grande stèle sur la chambre, avec ces

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symboles d’un passé pas si lointain. Le fait de les mettre dans les grandes tombes signifiait alors la victoire des grands personnages sur les derniers tenants de la tradition mésolithique. Les néolithiques récupèrent donc ces stèles et développèrent le concept de constructions mégalithiques déjà esquissé à la fin du Mésolithique : la guerre des économies et des traditions (prédation/pastoralisme local Vs production agricole importée de l’est) était finie, les agriculteurs avaient gagné ! Les grands sanctuaires pourraient alors être des sortes d’Arc de Triomphe, d’autant plus colossaux que les tensions avaient été fortes auparavant avec les derniers chasseurs-collecteurs. A présent, il fallait leur en mettre plein la vue pour leur montrer qui était définitivement les maîtres et prouver leur puissance par des constructions grandiloquentes qu’eux ne pouvaient que difficilement réaliser, étant donné leur petit nombre et le temps énorme qu’il leur avait fallu pour ériger les premiers prototypes, alors que les néolithiques, nombreux et très structurés avaient plus de facilités et sur des délais plus courts. Les mésolithiques étaient vaincus, ils ne pourraient plus lutter, les dieux les avaient délaissé (séisme détruisant le Grand-Menhir, source de fierté de ces Peuples) donc autant s’assimiler définitivement et tenter de se faire bien voir auprès de l’occupant en l’aidant à s’intégrer dans son nouvel environnement, connu de longue date par les locaux. Au Néolithique moyen et final et au début du Chalcolithique, entre le IVè et le IIè millénaire, dans le golfe du Morbihan, de nombreux changements se sont produits : des menhirs sont renversés, les dalles recyclées, des sanctuaires fermés, des tumulus réaménagés ou condamnés. Les exemples de réutilisation foisonnent, et l’art des tombes à couloir en Armorique est, en grande partie, l’aboutissement d’une vaste opération de récupération de pierres décorées, primitivement installées à l’air libre, sous forme de sanctuaires de stèles et de menhirs (chaque famille était propriétaire de ses menhirs, mémoires du clan, ordonnés selon la généalogie, et à ce titre symboles de la grandeur ou du déclin du groupe).

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Le -IVè millénaire est en effet marqué par la formation de la culture chasséenne, ayant un caractère unificateur, qui impose son style aux trois courants précédents (le courant méditerranéen – céramique à décor cardial –, le courant danubien – céramique à décor linéaire –, et l’entité atlantique d’origine mésolithique). Il existe des relations avec l’Italie du Nord et la Suisse, montrant un phénomène de relative stabilité et de contacts culturels entre les différentes régions. L’arrivée de cette culture est pour autant liée avec l’aménagement de certains enclos et camps à fossés et remparts (protection du troupeau et des habitants, centres économiques et religieux), mais aussi à l’invention de tombes mégalithiques à couloir, ainsi qu’à la fréquentation de pierres dressées. A la place des coffres (simples, de dimensions modestes) apparaissent des chambres sépulcrales faites de grosses pierres ouvertes vers l’extérieur et un couloir d’accès propres à des rites Collectifs. Ces trois critères – tumulus, rites funéraires Collectifs et grosses pierres – caractérisent l’architecture mégalithique. Des dalles gravées ont été utilisées la face décorée placée à l’extérieur et donc invisible de l’intérieur des chambres (mais aussi de l’extérieur puisque le tumulus ou autre superstructure cachait ces représentations) : elles avaient perdu tout leur sens, voire on les méprisait. Pour autant, une stèle décorée des symboles traditionnels de l’art mégalithique armoricain (crosses, cornus, haches emmanchées et écusson) se retrouva aussi en morceaux dans le bourrage de fermeture du caveau de 4 m sur 3 m du tumulus de Mané-Er-Hroék à Locmariaquer (d’un âge au moins égal à celui de la stèle). La chambre funéraire dans ce gigantesque carin de 100 m sur 60 m pour 10 m de hauteur, contenait un mobilier exceptionnel, lié à l’importance du personnage qui y fut déposé : pendeloques en variscite verte, anneaudisque et plus d’une centaine de lames de haches en fibrolite (pierre dure mais se taillant et se polissant facilement contre un rocher) et en jadéite. L’usage de plus en plus fréquent de larges dalles pour remplacer les pierres sèches entraîna le passage du plan circulaire au plan hexagonal, comme au Portugal. Le dolmen à chambre rectangulaire et couloir

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traduit une évolution vers un mégalithisme plus marqué, car il est formé de grandes et lourdes dalles, pour la chambre comme pour la couverture. Le culte des ancêtres l’a emporté sur le culte des idoles géantes ! On trouve le rite des « idoles brisées » (stèles préalablement gravées puis brisées) au Néolithique récent (vers -3 500) où une statue de déesse-mère fut débitée et réutilisée dans la chape de monument. Un rituel nouveau apparaît : la décoration et la sacralisation de dalles avant leur mise en place dans les sépultures. Cette période voit se mettre en place de vastes ensembles culturels s’accompagnant d’un accroissement démographiques et d’un développement économique agricole et artisanal. Les villages aux maisons peu nombreuses et les nécropoles sont plutôt aménagés sur les hauteurs. Utilisé dans les champs, l’araire facilite une meilleure mise en valeur du sol en créant des sillons qui drainent les eaux de pluie. Des silos sont creusés pour conserver graines et légumes. Le résultat en est la mise en place d’un système de valeurs largement admis, élaboré à partir de matériaux précieux (jadéite, ambre) et de métaux (cuivre, or, argent), ce qui entraîne une tension sociale qui explique le pourcentage important des armes (pointes de flèches, poignards) et la fortification fréquentes des habitats et autres sites. L’île de Gavrinis occupe, au centre de la partie occidentale du golfe du Morbihan, une position-clé dans cette région où allait exploser le grand mégalithisme morbihannais des -Vè et -IVè millénaires. Quelques siècles à peine après l’achèvement de sa construction, ce monument exceptionnel allait être enfoui sous un tumulus secondaire qui allait contribuer à le faire oublier tout en le protégeant. L’incendie des structures en bois du parvis, qui précéda de peu la condamnation du monument, est daté entre -3 500 et -3 000. Gavrinis a donc été fonctionnel durant la première moitié du IVè millénaire (-4 000 / -3 500), sensiblement en même temps que la Table des Marchands. La couverture de la chambre est en orthogneiss, roche géologiquement inconnue localement mais qui constitue la matière d’une bonne vingtaine de blocs mégalithiques souvent énormes dans la presqu’île de Locmariaquer et alentour. Il s’agissait en réalité non d’un tombeau, comme les autres dolmens à

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couloir, mais plutôt d’un lieu initiatique construit sur le même schéma architectural mais avec les adaptations nécessaires. Les pierres sont disposées comme un long cheminement initiatique que des pèlerins ou des prêtres auraient emprunté lors de manifestations sacrées. Les piliers de l’entrée sont bruts ou simplement bouchardés (opération effectuée avec un rouleau qui présente des aspérités régulières et que l’on utilise pour le finissage d’une surface). Le décor commence avec un grand écusson-gigogne (couple des divinités mèrefille enchevêtrées) relativement simple, puis il devient rapidement complexe et sophistiqué, avec un paroxysme à mi-longueur du couloir, où l’on trouve notamment la panoplie d’armes (un arc et ses deux flèches entre deux lames de hache). Enfin, pour entrer dans la chambre à l’ambiance déroutante (le décor de cette salle minuscule reste relativement confus et négligé par rapport à celui du couloir), il convient d’enjamber (ou de piétiner ?) un seuil au décor hautement significatif de plusieurs écussons. Chaque panneau est différent des autres et évoque une relation entre le monde terrestre et le cosmos. Pour autant, l’ouverture orientée vers le sud-est ne laisse qu’à peine entrevoir le ciel de l’intérieur. On comprend donc mieux l’énergie déployée, à la fin du -IVè millénaire, pour condamner l’accès de cette crypte exceptionnelle, voire en faire oublier l’existence, dans la mesure où il s’agissait d’un lieu doté d’une charge symbolique bien particulière. Au départ, la dalle de couverture gravée avec la hache de Gavrinis se dressait sous les étoiles, dans un cercle avec au milieu le Grand-Menhir. Un autre bloc (au départ, les deux blocs appartenaient à une même stèle) formera ensuite la couverture du dolmen de la Table des Marchands, à Locmariaquer, autre sanctuaire situé à quelques kilomètres de là. Le passage des structures à l’air libre vers des allées couvertes reflète de grands changements dans la société néolithique, dans sa phase tardive. Peu de gens avaient accès à la nécropole et peu pouvaient même la voir, cachée dans un tertre allongé. Tout se passe devant, lieu de rituels où l’on vénérait les morts confinés dans un endroit discret. Les premiers tumulus sont ainsi construits 300 ans après le début du

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néolithique, vers -4 700 (partie ouest de Barnenez, puis 400 ans plus tard pour la partie est). Les modestes coffres sont remplacés par une chambre dolménique caractérisée par des dimensions assez importantes (2 à 6 m et parfois plus). Elle est accessible par un couloir, depuis l’entrée aménagée sur la façade du tumulus. La tombe était donc fermée ou ouverte pour permettre de nouvelles inhumations, répondant ainsi à une fonction funéraire Collective. Ils représentent une transformation radicale dans les pratiques religieuses : les signes, les symboles et les cérémonies qui se déroulaient autour des énormes pierres à l’air libre visibles de tous, sont déplacés vers des emplacements enfermés, dans des salles exiguës coupées du monde extérieur où l’on pénètre par des couloirs étroits, recouverts d’immenses monticules qui ne laissent rien apparaître. Seul un petit nombre d’élus avait le droit d’assister à ces cérémonies. C’est le signe de la montée d’un pouvoir religieux exercé par une élite de plus en plus restreinte. En ce qui concerne les origines septentrionales du mégalithisme post-mésolithique, un groupe d’agriculteurs, émanant du courant danubien du bassin parisien (à céramique à décor linéaire), a atteint au début du -Vè millénaire la côte atlantique. Leurs maisons trapézoïdales allongées ont servi de modèle aux premiers tertres funéraires, maisons des morts à l’image de celles des vivants. Il s’agit d’un phénomène local, de l’ouest, étendu à toute cette grande région et adopté par différentes cultures très proches les unes des autres. Dans la vaste région qui s’étend de la Seine à la Garonne, les coutumes funéraires des populations établies à partir de -4 700 sont multiples. Parmi elles, un tertre allongé recouvrait une sépulture en fosse pour un corps, limitée ou non par des pierres dressées formant un coffrage. Sur la Loire moyenne et dans le haut Poitou, le groupe de Chambon dépose ses morts de manière plus ou moins Collective (un à huit adultes et enfants) dans des coffres en pierre (identiques dans le sud de la France, en Catalogne, en Suisse et dans le nord de l’Italie). Les crânes y étaient déposés intacts, mais les corps étaient en plus grand nombre. Au préalable, les cadavres étaient enterrés ailleurs, et, après décarnisation

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(disparition des chairs, effectuée par des oiseaux de proie– comme les vautours de Çatal Höyük), les os étaient transplantés dans cet ossuaire et rangés selon une disposition méthodique. Des « maisons des morts » en bois, construites près des dolmens, étaient complémentaires des monuments funéraires, dans un but cultuel et de recueillement. Les gens sont esclaves de l’agriculture et ils gardent comme une déchirure le souvenir de la vie Collective où l’on vivait tranquillement de la chasse, en Liberté pendant des milliers de générations. Le rôle des femmes a changé, la Lune n’a plus d’influence sur la vie et les actes des humains. L’agriculture a besoin du soleil et sa nouvelle suprématie a donné de nouveaux pouvoirs aux hommes, alors que les femmes assument un rôle moins important. Le soleil, homme-dieu qui doit être vénéré, est chaud et inconstant, on ne peut pas se fier à lui. Les récoltes peuvent être mauvaises et donc c’est les autres qui peuvent poser problème. Les rivalités déclenchent des affrontements, les gens possédant des biens et des terres. Or, dès que l’on possède quelque chose, les autres les convoitent et même les volent. Les affrontements se changent en batailles puis en guerres. Sous des auvents rocheux de l’Espagne méditerranéenne, des peintures font état d’une forme de guerre en cours de professionnalisation entre le -Vè et le -IIIè millénaire. Elles représentent des scènes d’affrontement entre deux camps constitués de 15 à 20 combattants. Il s’agit surtout de combats d’archers (qui ne sont pas seulement rituels – palliatif traditionnel à la vraie guerre entre tribus, qui désormais font semblant pour se rappeler qu’à présent ils sont en Paix –, puisqu’il y a des blessés et des morts). Malgré quelques comportements individuels, une certaine organisation (un groupe est disposé en lignes successives de tireurs) apparaît puisque d’éventuels chefs se reconnaissent à leur coiffure ou à des insignes (le chef semble même être couvert par des combattants plus exposés). A la fin de la bataille, il existe des exécutions capitales : des pelotons d’archers foudroient de projectiles une victime ciblée. Dans

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l’hypogée de Roaix (Vaucluse, -IIIè millénaire), un niveau comprenait trente-cinq squelettes déposés ensemble, correspondant alors à la fonction d’ossuaire suite à un carnage guerrier. A la même époque, deux corps de la sépulture d’Auzau-les-Chateliers (Vendée) ont subi une mort violente, ce qui laisse penser à un sacrifice humain dans un contexte guerrier. Ce climat d’insécurité a encouragé la Solidarité exprimée dans les caveaux Collectifs. Comment rendre à un Peuple l’espoir en ce nouveau monde et que tout ira bien bientôt ? Une élite de prêtres contrôle alors tous les monuments mégalithiques de la Bretagne Sud. Pour mobiliser les énergies Collectives nécessaires à la construction de mégalithes, il doit en effet exister une hiérarchie sociale et religieuse. Même si par ailleurs régnait une certaine Egalité entre les membres d’une population donnée habitant des maisons similaires, avec des modes de vie assez modestes, la mise en œuvre des tombes et des sanctuaires était le fait d’une élite qui maîtrisait le pouvoir politique, la diplomatie, les secrets des dieux (surtout l’astronomie) et la science. La trépanation assez fréquente des crânes humains (opération délicate car il faut limiter les saignements, particulièrement abondants au niveau de la tête, cautériser la plaie qui risque de s’infecter, en utilisant des draps imbibés de vinaigre pour éponger le sang et éviter la putréfaction) révèle un réel souci de connaissance de l’humain et de son environnement (et au-delà laisse entendre que les néolithiques appréhendaient déjà le rôle du cerveau dans le comportement humain, pratiquant après la mort des autopsies pour approfondir leur curiosité expérimentale et scientifique du fonctionnement du corps humain). Les néolithiques savent arracher des dents malades et à l’occasion trépaner avec succès (les rondelles crâniennes perforées étaient aménagées en pendeloques et portées autour du cou en collier). Cette curiosité se poursuit après la mort, comme en témoigne le traitement rituel des ossements humains et les nombreuses pratiques des rites secondaires pendant lesquels ces ossements, et en particulier le crâne, acquièrent le statut de relique. A ce titre, seuls quelques hommes organisaient les travaux Collectifs et présidaient au culte des ancêtres.

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Grâce aux secrets des dieux, les prêtres ont ainsi constitué un immense observatoire solaire et lunaire d’une précision étonnante. Les architectures « fermées » comme les tombes mégalithiques, installées sur la crête ou le versant de collines, sont des points de convergence d’où part le grand axe de l’orientation du couloir d’accès rejoignant à l’horizon le point où apparaît le soleil, un jour remarquable de sa course. Car le paysage mégalithique n’est pas seulement terrestre : la topographie modulée fonctionne avec la lumière solaire, source de chaleur et de fertilité. Le mouvement régulier du soleil va de pair avec celui de la Lune, dont l’observation fournit d’autres points de repère sur l’horizon : des alignements permettent de prédire les phases complexes de la Lune. Ce sont des temples pour prouver que l’élite des rois-prêtres peut prédire les mouvements et phases du soleil et de la Lune. Cette démonstration est censée profiter à la société, et justifier le rôle prédominant de l’élite. Quand un roi-prêtre est capable de le faire et y réussi, il peut rendre la vie de ses sujets beaucoup plus agréable, moins craintive. Et dans le même temps accroître son pouvoir. Partout dans le monde, quand les agriculteurs commencent à s’approprier la terre, ils construisent des monuments, signes d’un énorme changement dans l’Histoire de l’Humanité. Ces monuments n’ont rien à voir avec Stonehenge dans le sens où ils sont antérieurs et montrent les changements radicaux dans la société qui passe de chasseurs-pasteurs-collecteurs nomades à éleveurs-agriculteurs sédentaires, qui deviendront finalement propriétaires terriens, ce qui représente le tournant le plus significatif de l’Histoire humaine. La construction des mégalithes est due à des idées plus fortes qu’auparavant, qui nécessite un effort physique intense et une patience illimitée. Les blocs sont taillés et martelés avec des outils eux-mêmes taillés dans la pierre, les joints se font au bois et au mortier, selon la technique du puzzle. La compréhension des figures tridimensionnelles, la planification et les efforts n’ont rien de commun en Europe occidentale. Les prouesses techniques sont telles qu’elles pouvaient insuffler au Peuple un haut niveau de motivation pour se mobiliser en vue de tels travaux. En outre,

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quelqu’un devait avoir la vision du produit fini pour pouvoir gérer le chantier qui devait prendre un temps considérable. Il faut une main d’œuvre dévouée, pour effectuer d’énormes efforts et supporter les contraintes d’un dur labeur : il faut donc une direction, une vision et une main d’œuvre disponible, comme pour les pyramides (même époque que Stonehenge). Durant les saisons ou cycles agricoles où la main d’œuvre était disponible, la société était suffisamment complexe et visionnaire pour rassembler la population et ériger des monuments d’une telle ampleur. Dans ce Néolithique ancien (1 000 ans avant Stonehenge), la société est régie par une éthique communautaire. On place les morts dans des tombeaux latéraux pour les femmes et les enfants, et au fond du tumulus pour les hommes adultes. C’est dans ces chambres funéraires qu’on les laissait se décomposer lentement (alors qu’auparavant les corps étaient préalablement décarnisés par des oiseaux de proie), en leur rendant visite durant tout le processus. C’est ainsi qu’on enterre Collectivement les morts durant le Néolithique, où les tombes à couloir sont un passage vers l’autre monde, peuplé par les esprits des ancêtres : ces rites permettent d’apporter toute la symbolique qui transforme le corps en relique et le défunt en ancêtre. La sépulture joue ainsi un double rôle : à l’intérieur, c’est un mémorial pour les défunts ; à l’extérieur, un lieu de culte devant lequel, génération après génération, les fidèles continuent, une fois le couloir de la tombe bouché, de vénérer le souvenir des ancêtres présents par leurs ossements devenus des reliques. Ces monuments ont une lourde charge symbolique pour le Peuple, ainsi le chef ou les prêtres peuvent construire de grands monuments dans l’esprit de leur époque, alors que l’Europe en est encore au stade préhistorique. Au Portugal, comme en Galice, la densité en monuments mégalithiques et parfois proprement stupéfiante. Des monuments décorés mais non à chambres à couloir remontent à -5 300. Les rites funéraires étaient assez rigides dans leur contenu et reflétaient l’image d’une société sensible à la dimension mythique du passé, de la vie et de la mort, à travers sa propre image. L’humain est alors devenu acteur de son propre devenir et non plus un simple

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spectateur. Les buts de ces constructions sont d’observer, de comprendre, de conceptualiser les mouvements du soleil et de la Lune, et expérimenter pour vérifier que leurs cycles se poursuivent en permanence (cela implique une grande exactitude, alors que certains mouvements sont de minuscules fluctuations qui se produisent sur plusieurs années). Comme lors d’autres grands bouleversements sociaux, l’idée est ainsi de rassurer le Peuple que le nouveau système économique de production n’empêchera pas le monde de tourner ! Si on observe le lever et le coucher du soleil chaque jour, on s’aperçoit qu’il se décale sur l’horizon selon un rythme quotidien. Du solstice d’hiver à celui d’été, le soleil va dans une direction, puis il marque une pause et repart dans le sens inverse : il se trouve à son point le plus méridional (le plus bas dans le ciel) au solstice d’hiver (jour le plus court), puis se déplace un peu plus chaque jour vers le Nord jusqu’à atteindre le solstice d’été avec son point le plus boréal (le plus haut dans le ciel). Du point de vue de l’observateur, le solstice est le moment où l’année change elle aussi de direction. Quand la distance qui sépare sa position boréale de sa position australe est la plus grande, on parle de la station maximum. En somme, le soleil se déplace d’une position maximum au Nord en été, avec une déclinaison de +23°5, correspondant à -23°5 au Sud en hiver. Les positions de la Lune à son lever et à son coucher suivent un rythme similaire, sauf que le déplacement vers le Nord et le Sud se fait à un rythme mensuel, le temps qu’elle met pour faire le tour de la Terre, dans un mouvement exactement inverse à celui du soleil. L’équivalent du solstice d’été s’appelle Lune ascendante, et du solstice d’hiver Lune descendante. Mais un autre cycle se surimpose à ce rythme mensuel de la Lune. L’orbite de la Lune est soumise à des fluctuations cycliques d’une période de 18,6 années. Son mouvement relatif est plus compliqué que celui du soleil, car il comporte deux maxima au nord et au sud : dans ce cycle de 18 années 220 jours, la Lune varie de sorte que ses déclinaisons nord et sud varient de 29° à 19° pour revenir à 29°. Il y a ainsi deux extrêmes, 29° et 19°, nord et sud. Ce mouvement pendulaire relatif est

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composé par les effets combinés de l’inclinaison et de la précession de l’orbite (et ce n’est pas un phénomène facile à préciser en quelques mots). En bref, la Lune a deux positions extrêmes contre une pour le soleil. A certains moments de l’année (et donc de manière plus fréquente que le soleil), la Lune se lève aux extrémités boréales et australes de l’horizon, et pour l’observateur, c’est un moment spectaculaire. Dans l’Antiquité on calculait précisément les mouvements du soleil et de la Lune car ils avaient une grande importance symbolique et religieuse. Dans cette dualité soleil-Lune, Gavrinis abrite des lignes serpentiformes, des zigzags, des spirales, des rayons et des cercles concentriques (comme plus tard en Irlande). La majorité des gravures sont placées dans l’obscurité, à l’intérieur du monument. Par contre, le couloir d’accès à la chambre funéraire est parfaitement aligné sur la position du lever de la Lune à sa position la plus australe, ce qui éclaire les fresques. Sur le point de rencontre de l’axe de l’alignement de la chambre et de la ligne du lever du soleil au solstice d’hiver, se situe au plafond une grosse dalle insérée dans la paroi. Une pierre cachée dans la chambre funéraire reprend les mêmes symboles qu’en Irlande (elle a peut-être été transporté de là-bas jusqu’à Gavrinis, ou plus sûrement la Bretagne a inspiré l’Irlande). Justement, à Newgrange, sept siècles avant les pyramides, fut construit le plus ancien observatoire solaire vers -3 000, longtemps après que Gavrinis fut abandonné. Sa disproportion entre l’architecture fonctionnelle interne et sa monumentalité externe montre en outre le but de sa conception : impressionner la communauté. Il existe d’étroites relations entre l’humain et les astres, induites autant par les nécessité de l’activité agricole que par le respect envers ce dieu puissant mais étrange. Rien de surprenant alors si les monuments sont construits selon des directions astronomiques privilégiées, et précisément le cas de Newgrange est exemplaire puisque le lever du soleil au solstice d’hiver s’effectue exactement dans l’axe du couloir, le pinceau lumineux pénétrant jusqu’au fond de la chambre par une boîte

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construite au-dessus de la porte. Au solstice d’hiver, la lumière se réfléchit contre une pierre mais qui ne porte pas de symboles (ils sont sur le côté, dans des zones sombres où le soleil n’accède pas). Les endroits les plus sombres sont les chambres latérales. L’une est située à l’Ouest avec une grosse dalle de pierre qui portait des restes incinérés. Sur la pierre qui forme le fond de la chambre on voit les symboles spiralés (dessins à l’origine de l’art celtique – triskèles, trois spirales conjointes – qui apparaîtra 2 000 ans plus tard). Cette chambre est alignée avec celle qui donne sur l’Est, à l’endroit où se couche la Lune sur l’horizon tous les 18,6 ans. Une lucarne sert à faire entrer le soleil, mais qui éclaire au couchant du solstice d’été le renfoncement à gauche de la chambre mais pas le fond. Par contre, lorsque la Lune atteint une certaine position par rapport à une montagne dans le fond du paysage, la lucarne laisse entrer la lumière de la Lune qui éclaire le fond de la chambre mortuaire (là où se trouve la spirale-triskèle, symboles de la course astrale, autant de la Lune que du soleil), encore une fois lors de la position australe de l’astre, toutes les 18,6 années. Le site était recouvert de quartz, ce qui demandait d’énormes efforts pour ramener la pierre blanche des lieux d’extraction en remontant la rivière en bateau. La blancheur étincelante de cette pierre devait simuler la lumière de la Lune. A Knowth, l’évocation fréquente des astres, représentés dans leur parcours céleste, impressionne. L’interprétation de ces compositions s’éclaire quelque peu lorsqu’un véritable cadran solaire révèle la division du temps et l’omniprésence du soleil. Le couloir est étroit et sombre, assez angoissant, avec une progression difficile. Arrivé au bout, le couloir s’ouvre brusquement sur une large salle voûtée avec un puit au plafond, où l’on sent que l’on est dans un espace très différent de celui qu’on a laissé à l’extérieur. C’est un autre monde. Des ouvertures existent, à travers lesquelles le soleil pénètre dans la tombe lorsque pointe l’aurore au milieu de l’hiver.

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Un triskèle, dans la dernière cellule faisant face au couloir, orienté vers le mort, est éclairé par la lumière matinale du soleil au solstice d’hiver : la lumière solaire est reflétée sur l’arrière de la cellule et illumine ces spirales. Ainsi, une fois par an, la salle funéraire située en profondeur, est illuminée par les rayons du soleil levant au solstice d’hiver. Une grosse pierre réfléchie les rayons du soleil vers une lucarne qui les renvois vers les profondeurs du tumulus. A côté du grand tumulus (on pose les couloirs et la chambre funéraire, puis on les recouvre de pierres posées les unes sur les autres, enfin on recouvre le tout de terre et de pierre), on trouve seize petites tombes, où l’on a enterré des gens sur 2 000 ans. Les reliefs abstraits paraissent dessiner les reliefs visibles de la Lune, ils seraient donc les premières cartes lunaire. Ils auraient également servi à définir les cycles du soleil et de la Lune (formes en vagues ou spirales). Un autre exemple de cette évolution des mentalités (même si plus tardif et inspiré par de nouveaux arrivants, des Indo-Européens) en est le disque en bronze de Nebra où le soleil partage la vedette avec la Lune : c’est la plus ancienne représentation de la voûte céleste découverte à ce jour (enfouie vers -1 600, mais sûrement fabriqué plus tôt). Au début, le disque en bronze est décoré de 32 points, d’un croissant de Lune et d’un cercle en or représentant la pleine Lune. Une concentration de 7 points montre les Pléiades, constellation à laquelle les néolithiques accordaient une extrême importance. Deux de leurs dispositions indiquaient deux jours importants dans l’année agricole : le 10 mars et le 17 octobre. Ils marquent le moment le plus tôt possible pour les semences et le plus tard possible pour les récoltes. Dans une seconde phase, deux arcs d’horizon ont été appliqués sur les bords gauche et droit. Ils dessinent les points du lever et du coucher du soleil, définissant alors un calendrier solaire qui permettait de définir le solstice d’hiver le 21 décembre et d’été le 21 juin. Dans une troisième phase, une barque solaire est ajoutée. Ce symbole mythologique est une image connue de l’âge du bronze, indiquant le voyage du soleil dans le ciel.

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Il existe également des chapeaux pointus et dorés à l’or fin, retrouvés en Allemagne, en France et en Suisse. Il s’agit de chapeaux de sorcier portés par des prêtres ou des sages, pas que comme costume d’apparat, mais à but utile aussi. Ce sont des calendriers cryptés, servant à calculer les années et les saisons. Et plus important encore, les cycles complets de la Lune : 1 739 symboles du soleil et de la Lune, indiquent les phases quotidiennes de la Lune au cours d’un cycle complet de 19 ans. C’est ce qu’on appelle le cycle métonymique (tour complet de la Lune, 18,6 ans), calculé par le Grec Méton vers -432, soit 500 ans après la fabrication des cônes. Les personnes qui avaient ces connaissances devaient être des roisprêtres et tenaient ces enseignements d’une longue tradition. C’était les maîtres du temps, qui avaient le savoir et donc le pouvoir de définir le temps. Ils avaient la capacité de prévoir, de maîtriser et de régler les cycles de la vie et de la nature dès le début de l’âge du bronze (et même bien avant). Organisation sociale et idéologique Il existe de nombreux ateliers / usines de production qui fabriquent beaucoup de haches polies (100 par semaine), que l’on retrouve ensuite dans toute l’Europe. Ces objets, dont la fonction est autre que purement utile (surtout les haches qui sont polies et placées dans les tombes sans avoir été utilisées : elles ne servent donc pas à abattre des arbres) mais sont sur-polies, pour briller et faire qu’on se reflète dans la pierre, comme en joaillerie, sont offerts au cours de cérémonies, notamment comme dot pour se payer une femme. C’est le premier exemple connu de tractation commerciale, les pointes illustrant la richesse symbolique et matérielle (car les haches sont faites en jadéite, qui vient du versant italien des Alpes). Même si la société est prospère, certains accumulent plus de richesse et d’influence que d’autres. Il semble peu probable que ces sociétés si riches le soient devenues grâce à leur agriculture relativement rudimentaire. Ils se sont enrichis grâce au sel. Le changement de

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chasseur à agriculteur engendre des changements considérables dans les styles de vie et surtout dans l’alimentation. Ils mangent moins de viande et plus de céréales et poissons, donc leur corps à besoin de sel. L’exploitation saline est aussi en relation avec le développement d’un élevage intensif (les animaux nécessitant également cette ressource), source de richesse pour quelques seigneurs, non propriétaire de terres mais de troupeaux. La mer leur permet d’exploiter la première ressource minérale au monde. Le sel fut historiquement l’une des ressources les plus contrôlées par le pouvoir politique. Il est ainsi emblématique des bénéfices politiques permis par son contrôle. L’exploitation de cette denrée vitale a fait l’objet de contrôles à des niveaux variés : un niveau très local, vraisemblablement insignifiant socialement, lorsque l’exploitation demeurait occasionnelle, ou bien un niveau indirect, dans le cadre d’un pouvoir territorial plus large, en cas d’exploitation régulière : le contrôle s’effectuait moins sur le gisement lui-même que sur la circulation du produit. Ainsi, nous avons affaire à une organisation de type mafieux (comme les fondamentaux de nombreuses structures avant l’avènement du pouvoir au Peuple, la Démocratie), où une élite / famille se contente de taxer pour son profit exclusif le travail d’autrui, en garantissant la bonne circulation sur son territoire de matières utiles ou de prestige à destination d’autres élites. Si l’une des parties ne règle pas son tribut, le circuit de distribution est interrompu voire les responsables amenés manu militari à se conforter aux exigences des parrains/barons locaux. Ce commerce explique que beaucoup de monuments soient en bordure de mer, pour l’extraction du sel et son expédition vers d’autres tribus. L’Europe pratiquait donc déjà le libre échange, vierge de toute notion de frontières nationales, mais pas de territoires traversés. Dans les sociétés qui peuplaient de manière assez dense la région, certains se sont détachés et accaparés ces nouveaux objets et ressources de prestige financier d’abord dans le cadre d’échanges compétitifs entre groupes et leaders. Ces personnages qui ont mobilisés autant d’énergie pour capitaliser autant de richesses, pour construire leur tombe funéraire, sont à l’origine de la royauté magique/divine.

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Ainsi, Locmariaquer est l’équivalent de la vallée des rois, vu le nombre de sépultures. Tous ces monuments furent entourés de structures plus ou moins complexes. La plus fréquente demeure le tumulus circulaire qui recouvre l’ensemble des dalles de pierre, les rendant invisibles de l’extérieur. C’est la tombe d’un seul individu, riche et puissant (collier de perles, obsidienne, pointes de haches superbement polies). Il est surprenant que pour ces monuments qui se veulent ostentatoires, le plus gros de l’investissement humain pour leur construction, qui correspond au transport des dalles, ne soit visible qu’à une minorité de la population, ceux qui peuvent pénétrer dans le monument. Au contraire, d’autres monuments, souvent les plus petits, laissent voir leurs dalles. On trouve tout autour de Locmariaquer, pleins de petits tumulus (pour 5 ou 10 personnes), dont l’un avec le plus gros stock d’objets funéraires jamais trouvé en Europe (grandes haches en jadéite, bracelets en variscite, formes en turquoise). La première fonction des mégalithes, celle de tombe ou de sanctuaire, est leur raison d’être la plus fondamentale. Les pierres dressées, isolés ou organisées en ensembles, sont des sanctuaires, et les stèles sont dédiées aux divinités de la Nature. Les tombes à couloir sont des sépultures, Collectives pour la plupart. Pour autant, l’utilisation des tombes est très courte, réservée à quelques personnes, d’où l’existence de classes de privilégiées, capables de mobiliser une part importante de l’énergie du groupe social pour extraire, transporter et organiser des tonnes de pierre selon des plans précis et avec une ampleur parfois démesurée, attestant de la présence de hauts personnages. Un monument comme le tumulus Saint-Michel à Carnac (Morbihan) abritait une série de chambres juxtaposées dans leurs petits cairns individuels dont la plus grande contenait un riche mobilier de lames de haches en jadéite, qui peuvent provenir des Alpes et de pendeloques (pièce de parure suspendue à un anneau ou à une chaînette) en variscite, roche verte dont l’origine se trouve dans la péninsule ibérique.

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A l’origine (au -Vè millénaire, vers -4 500), nous avons de petits tertres peu élevés à l’extrémité desquels se dressait un menhir. Ils furent agrandis par l’adjonction de chambres funéraires en dalles de pierre (dolmens) dans leur tumulus de pierre (cairn). Sur les dolmens, la façade est lisse et oblique, pointant vers le ciel. Ce monument a été édifié pour des personnages importants : le nombre de personnes nécessaires pour le construire est infiniment supérieur au nombre de celles qui en profiteront comme dernière demeure. Une masse de gens travaillèrent pour le privilège de certains, qui les dominaient, d’une façon ou d’une autre (à contrario des petits monuments, les plus fréquents dans l’aire méditerranéenne, qui étaient construits par un petit groupe, où chaque membre était susceptible d’en profiter). La volonté d’une façade impressionnante, d’énormes stèles érigées formant un arc de cercle, font que le caveau où sont déposés les morts, est à peine visible : seule compte son entrée qui se veut majestueuse et transforme la tombe en temple et en lieu de rituels. Le reste de la population, voire une partie seulement, pouvait avoir droit aux tertres plus petits ou aux plus anciens dolmens à couloir, accompagnés d’ossements de bovidés. Les premières tombes à couloir étaient soit de petites chambres en pierres sèches auxquelles un couloir fut ajouté pour assurer l’accès permanent à la tombe Collective, soit il s’agissait déjà de caveaux plus ou moins mégalithiques à ouverture temporaire pérennisée par l’adjonction d’un couloir. Le nombre de corps dans les dolmens à couloir ne dépasse jamais la dizaine (hommes, femmes et enfants). Il semble donc que des ossements étaient retirés du sépulcre à certaines occasions, mais il est également possible que des paquets d’ossements étaient ramenés d’ailleurs pour ne séjourner que quelque temps dans la chambre funéraire, qui apparaît alors comme un lieu de passage de tout un groupe vivant sur un territoire. Ainsi, sur un même territoire ou dans une même nécropole, tous les monuments n’ont pas la même valeur : ils ne s’adressent pas aux mêmes types d’individus. Ces monuments étaient de véritables sanctuaires, avec

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une dimension religieuse au-delà des aspects funéraires accompagnés d’offrandes utiles (poteries, bijoux en dents d’animaux, amulettes de pierre, pointes de flèches, grattoirs, poinçons en os) pour la vie dans l’au-delà. Parfois, des ossements d’animaux consommables (bœuf, mouton, porc) ou de chien (déjà fidèle compagnon suivant son maître dans le grand voyage) se trouvaient également dans les sépultures. La deuxième fonction de ces monuments est liée au prestige. Endehors du fait que, dans certaines tombes, des mobiliers particulièrement éblouissants ont accompagné les défunts, révélateurs de la personnalité éminente du mort, l’ampleur des constructions extérieures qui entourent la tombe centrale, révèle une volonté d’affirmer la puissance du groupe, de son chef ou des puissances extrahumaines qui dominent la société. La masse des cairns ne cesse d’ailleurs de s’accroître au fur et à mesure que les tombes viennent se greffer les unes contre les autres, et toujours la notion d’architecture extérieure s’affirme davantage : les nombreuses tombes satellites, d’un développement déjà respectable, magnifient l’ampleur des grandes tombes centrales. La durée du monumentalisme résulte d’un savant équilibre économique qui sait gérer ses surplus : un monument se calcule en tonnes de céréales et en viande, c’est donc un luxe que seules les sociétés gérant correctement leur territoire peuvent s’offrir. Pour transporter les pierres et les hisser, il faut réunir un nombre important de personnes et les nourrir. La meilleure solution n’est pas la contrainte, mais la fête : offrir de la nourriture et de la boisson dans un cadre institutionnel demeure un moyen efficace pour rassembler des forces de travail. La survie d’un système capable de construire des monuments exceptionnels provient donc d’une bonne gestion des surplus agricoles et de la taille des troupeaux (donc d’un haut niveau de contrôle des naissances et de la reproduction des individus du cheptel). Si l’équilibre se rompt, les constructions s’arrêtent, perdant tout leur sens. Une révolte de l’économie, de la démographie et des humains, peuvent interrompre une tradition qui semblait immuable.

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Enfin, le dolmen à couloir, monument funéraire en même temps que temple placé sur une hauteur, a également servi de marqueur territorial pour tout le groupe humain qui l’a édifié face à ceux qui pourraient empiéter sur leurs terres. Les grands monuments doivent être vus et voir. Implantés devant de vastes panoramas dominant des vallées et des territoires (comme le Göbekli Tepe anatolien), vus par les habitants de ces contrées, ils contrôlaient un monde. Les grands dolmens, toujours installés dans des positions dominantes, dirigent leur entrée vers le paysage le plus lointain. Des structures extérieures en bois, des peintures, les transformaient en de véritables points de repère dans le paysage que tous voyaient, se sachant tout autant observés. Par le caractère plus ou moins imposant de la construction, chaque peuple pouvait afficher sa puissance en même temps qu’il marquait son territoire. Certains menhirs (pierres dressées) sont associés aux tombes dolmens, tandis que le plus grand nombre occupe les premières hauteurs granitiques du massif armoricain suivant un axe est-ouest, limitant au nord le territoire des dolmens. Les sociétés néolithiques érigent des monuments parsemant leur environnement. Quand on cultive ardemment une parcelle précise que l’on a eu du mal à défricher, on défend davantage son terrain, sa propriété et on a une autre vision de ce qui est à moi ou à toi et n’approchez pas : c’est ainsi un sens accru de la propriété et de la possession, qui se développe au fur et à mesure du Néolithique. La propriété privée donna alors naissance au concept de territoire, au besoin de le défendre et au désir de l’étendre. Paisibles sociétés agricoles honorant la Terre mère nourricière ? Non, les menhirs sont des représentations phalliques pour marquer les limites d’un territoire et repousser d’éventuels envahisseurs, en marquant l’agressivité et le pouvoir masculin. Les constructions mégalithiques sont une preuve de pouvoir et font impression dans le paysage en indiquant aux autres tribus le statut des constructeurs, qui sont puissants, forts et doivent être respectés. Sur la hauteur du Pey de Fontaine qui embrasse toute la plaine environnante, de l’entrée de la baie de l’Aiguillon et donc du Marais poitevin jusqu’à La Rochelle et l’île de Ré à une trentaine de kilomètres

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au sud, un gros tumulus quadrangulaire de 35 m de côté, qui abritait deux ou trois chambres funéraires, apparaît comme le super-monument local, celui qui tient tous les autres sous sa domination : il était le centre du territoire mégalithique, subdivisé en autant de groupes secondaires qu’il y a de dolmens sur les points hauts du secteur. Cette occupation territoriale s’est faite progressivement avec le développement démographique : des parties du clan se séparaient du groupe pour former un nouveau village, avec sa sépulture monumentale, son site cérémoniel et ses habitats fortifiés, mais qui restait sous la dépendance du village fondateur et de son centre cérémoniel de plusieurs territoires. Ainsi, il existait une double hiérarchie, celle des personnages introduits dans les tombes mégalithiques, et celle des tombes entre elles. Mais tout cela ne représentait pas un grand nombre d’individus, pas plus de quinze à trente personnes (hommes, femmes et enfants) par groupes, soit cinq à six cents personnes à la fois sur le territoire défini au plus fort de son occupation au Néolithique moyen : c’est le lieu des morts qui donne à chacun une réalité identitaire et qui lui permet de dire à quel groupe il appartient. La mise en œuvre des grosses pierres exige un fort rassemblement de population et ce projet Collectif engendre une grande fête. Il existe une symétrie entre le poids des blocs et l’énergie humaine mobilisée. Cette balance entre la masse matérielle inerte et le mouvement impliqué par la réunion de toutes ses vies humaines, apparaît comme essentielle dans le processus de construction du temple/sanctuaire en l’honneur des dieux ou de la tombe en hommage à l’insigne ancêtre. La mise en place d’un mégalithe, parce que le caractère de ce dernier est d’être particulièrement lourd, implique la Participation du plus grand nombre, qui trouve dans l’effort et le défi une certaine ivresse, entretenue plus ou moins par la boisson, en raison de motifs religieux, ethniques, claniques. Le débordement d’énergie vitale dans la réussite du rite funéraire des dolmens devient le moteur événementiel de la société. D’autres monuments se détachent de leur contexte par leur taille,

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comme Gavrinis, la Cueva de Menga en Andalousie, Newgrange en Irlande, Maes Howe aux Orcades (Ecosse), bien sûr Stonehenge en Angleterre, et concernent une population s’étendant sur un territoire beaucoup plus large que les autres nécropoles. Obligatoirement, leur construction a demandé beaucoup plus de gens, qui devaient être recrutés sur de plus grandes distances. Les blocs proviennent de plusieurs zones, ce qui indique la Participation de communautés secondaires au profit d’une communauté centrale dominante. Ils ont donc été des lieux de pèlerinage et des monuments fédérateurs de plusieurs communautés qui possédaient leurs propres édifices. Ils n’assument pas la fonction de tombeaux et s’assimilent à des sanctuaires complexes avec de nombreuses salles où des rituels s’accomplirent durant des laps de temps relativement courts. Pour construire ces structures, il suffisait de choisir les blocs nécessaires (à l’état libre, sur le massif primaire ou au milieu des affleurements granitiques des vallées des ruisseaux, ou sur les calcaires de plaine pour le grès) et de les transporter, parfois sur plusieurs kilomètres, en les faisant rouler sur des rondins de bois. Ces transports de blocs, qui parfois pesaient plusieurs dizaines de tonnes, nécessitaient le concours de plusieurs villages. Un plan de la construction était préalablement établi par l’architecte du groupe, dessiné au sol à l’aide de pierres calcaires blanches juxtaposées, indiquant les couloirs orientés sur le lever du soleil. Il fallait un pouvoir politique de décision fort pour extraire des blocs allant jusqu’à 300 tonnes, transportés parfois sur plusieurs kilomètres, ensuite dressés et organisés, donc des ingénieurs du génie civil. Mais on ne peut réduire ces manifestations à de simples manœuvres de force. Elles ont été accomplies grâce à une forte spiritualité, encadrée d’un fort pouvoir religieux. Mythologies et symboles La dimension spirituelle du mégalithisme atlantique se traduit par une nouvelle forme d’art. En construisant ces grands monuments de Collectif des 12 Singes

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pierre, les humains néolithiques de l’extrême occident de l’Europe se sont offert un nouveau support pour transcrire par l’image quelquesunes de leurs pensées les plus profondes. Diverses techniques vont être employées : les peintures, les tracés en creux (gravure), les sculptures en bas-reliefs, et la pierre qui va offrir aussi la possibilité de créer la première statuaire, sous forme de stèles ou de véritables statues. Evidemment, cette spiritualité s’inscrit dans une longue tradition dont maints sites célèbres du Proche et du Moyen-Orient offrent les plus anciennes manifestations (même si les fondamentaux peuvent également remontés au Paléolithique franco-cantabrique, avec ses peintures rupestres). On sait que le culte de la féminité et du taureau y sont omniprésents, et l’on sait aussi que l’art symbolique néolithique, souvent lié au mobilier, s’accompagne d’une capacité décorative étonnante. Il existe ainsi, malgré quelques similitudes (réelles ou virtuelles), une originalité et une indépendance des trois grands foyers primaires de l’art mégalithique occidental, celui de l’ouest de la péninsule ibérique, celui de l’Armorique et celui d’Irlande (ce dernier se démarquant plus nettement des deux premiers car étant plus récent). Les symboles les plus réalistes sont ceux de l’art armoricain, dominé par la présence d’une divinité puissante représentée soit sous forme de stèle anthropomorphe soit sous forme de gravures dites en « écusson » (des pierres aménagées pour aboutir à une silhouette vaguement anthropomorphe sont associées aux tombes à couloir précoces du -Vè millénaire, par exemple à l’île Guennoc). A Avrillé, certaines pierres d’un alignement, en particulier les plus hautes (orienté nord-sud), dont les faces planes (décorées de peintures, voire de gravures) regardent vers l’est (lever du soleil), représentent une silhouette humaine. La thématique de l’art mégalithique peut être répartie en deux groupes : l’un schématique et plus précisément géométrique, l’autre naturaliste, constitué de soleils et d’armes, de symboles anthropomorphes ou serpentiformes. Dans le premier groupe, on recense des triangles horizontaux ou

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verticaux, peints et/ou gravés, des lignes ondulées, des cercles et des cupules. Les triangles sont propres aux plaques à caractère anthropomorphes. Les lignes ondulées sont une représentation naturaliste du serpent. Ainsi, triangles et lignes ondulées sont en quelque sorte des idéogrammes, proches de l’écriture. Les cercles et les cupules sont associés à des figures humaines, et représentent des thèmes solaires. Le symbole anthropomorphe, très varié et permettant un rapprochement avec l’art schématique, décrit alors des scènes revêtant un caractère narratif, telles que la chasse, les couples, etc. L’association du symbole de la crosse avec une pierre dressée est assez fréquente en Armorique (on la trouve aussi au Portugal où l’objet réel existe bien), taillée dans le schiste et parfois brillamment ornementé, tout comme il resplendit de son or dans les tombes princières de Varna en Bulgarie : le symbole a été véhiculé dans toute l’Europe par l’intermédiaire d’ornementations céramiques. La crosse est donc liée au pouvoir de la divinité féminine (en tant que Maîtresse des animaux), transmis aux grands dignitaires de la société. Elle représente la houlette des premiers bergers, devenue symbole d’une maîtrise « douce » du monde animal (et, par extension, d’un pouvoir politique sur les humains : être sous la houlette de). Cette symbolique, qui elle aussi remonte aux origines du Néolithique, a eu les faveurs de nombreuses civilisations (de l’Egypte à la Rome antique entre autres) pour aboutir, dans le monde chrétien, au thème du « bon pasteur » et à la crosse épiscopale. Ce symbole de la crosse se retrouve aussi sur les poteries, souvent en éléments opposés deux à deux. La hache est un objet utilitaire, même si de magnifiques exemplaires ont été réalisés dans des matériaux de luxe tels que la jadéite, alors biens de prestige. Mais la hache est aussi le symbole du feu et de la foudre : c’est un symbole céleste qui peut être associé au serpent, symbole de la terre (ce thème, à Gavrinis, est sous-jacent à la figuration de la divinité

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féminine à la crosse). La hache, outil de base du paysan-défricheur néolithique mais aussi « pierre de foudre », est, dans la dualité de base commune à bien des civilisations, constitutif du principe masculin et fécondateur. Mais cette hache peut aussi prendre une allure différente : toujours emmanchée et équipée d’une lanière, elle représente alors un araire qui ouvre la terre-Mère nourricière en vue d’y semer des graines pour assurer une nouvelle récolte. La hache s’affirme ainsi comme un incontestable emblème du pouvoir. Ce culte de la hache fut primordial, instrument de la culture, du pouvoir et par extension, outil de mort (le pouvoir c’est la coercition, donc la capacité de rendre justice et de l’appliquer par la peine capitale : chef / bourreau, un qui tranche les conflits, l’autre qui exécute la basse besogne). Fréquemment, ces représentations de hache, d’apparat (forme triangulaire allongée et perforée, à porter en pendentif, tranchant évasé pour certaines), sont étroitement accolées par paires ; or on connaît des cas de bipartition par sciage longitudinal d’objets réels, à l’aide d’un fil et d’un abrasif. Cette curieuse pratique est très présente, s’y attachant une valeur symbolique de la hache partagée. L’idole écusson, matérialisée dans de nombreux cas par la silhouette anthropomorphique du bloc sur lequel elle est figurée (forme ogivale plus ou moins marquée), connaît de nombreuses variantes qui, en passant par de simples quadrilatères aboutit aux seins et collier, révélant son caractère clairement féminin et terrestre. A Gavrinis, l’écusson principal, au centre, s’entoure d’une chevelure rayonnante (autre des attributs classique de la déesse). Celui-ci enveloppe aussi une crosse du côté gauche et une lame de hache du côté droit. On peut donc voir là une sorte de synthèse de ce qu’était la foi des bâtisseurs de Gavrinis : une divinité-mère et ses symboles de puissance : la crosse (héritière de la houlette du pasteur) et la hache (instrument de maîtrise de la forêt). Au niveau inférieur, serpents affrontés et haches évoquent des forces chtoniennes (« la terre », relatif aux divinités infernales, à l’enfer) complémentaires : la terre et le feu. Un arc accompagné de deux flèches, de deux lames de haches et

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d’une bande de chevrons (évoquant un carquois ou un baudrier), sont une sentinelle symbolique montant la garde à l’entrée d’un sanctuaire à l’accès strictement réservé. Les plus célèbres serpents sont les cinq serpentiformes verticaux situés à la base du menhir de Manio à Carnac qui indiquent l’accès vers les mondes souterrains des morts. Les zigzags et méandres (sinuosité d’un fleuve, d’une rivière, par allusion au fleuve de Phrygie qui portait ce nom) sont un autre thème important, la plupart étant verticaux, renvoyant à la thématique du serpent dressé. Les têtes clairement marquées montrent qu’il s’agit de reptiles affrontés dans une attitude qui n’est pas sans évoquer leur parade nuptiale. Sur la stèle des Marchands-Gavrinis (débitée et réutilisée pour ces deux monuments), une double figuration de bovidés est exceptionnelle. On sait que le culte du taureau remonte au moins au Paléolithique supérieur et qu’il est repris dans les sociétés néolithiques les plus anciennes. On sait aussi qu’un véritable culte des bovidés se traduit par des sacrifices puis sépultures double de bœufs. Or une telle sépulture a été retrouvée à Locmariaquer. Dans l’art mégalithique, c’est, avec les petits cervidés et les chiens peints au Portugal (vraisemblablement par les derniers mésolithiques), le seul cas où des animaux soient figurés de façon assez réaliste, malgré la schématisation des membres et de la tête, et de l’exagération emblématique des cornes. C’est bien par cet emblème que les bovidés manifestent leur puissance, et déjà dans l’art méditerranéen, les cornes sont isolées pour symboliser la force (à Gavrinis, les cornes sont en forme de lyre). Dans la plupart des figurations armoricaines, quelques fois en Galice, le symbole bovin est simplement évoqué par des signes cornus, parfois multipliés et, encore une fois, la comparaison avec les petits ornements cornus en or de Varna s’impose. Assez fréquents, les « parcellaires » (quadrillage de parcelles de terrains cultivables) ou « réticulés » (en forme de filet : au XIXème et

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début XXème siècle, un réticule était un petit sac – sorte de bourse – que les femmes prenaient lors de sorties et où elles rangeaient un mouchoir, un flacon de sel ou une vinaigrette) sont des séries de signes géométriques, possibles figurations de structures agraires : la propriété privée était déjà en place, à contrario des débuts de l’agriculture ! Les signes ondulés représente l’eau et la mer, source de vie et de nourriture (quoique, la pêche était très peu importante après le passage complet à la production d’aliments) suggérée par de rares figurations de bateaux à rames et proue relevée. Des cupules, petites excavations creusées dans la pierre, se retrouvent à toutes époques (déjà existantes au Paléolithique, vers -300 000), soit sur des monuments soit sur des roches naturelles. Il existe un exemplaire au port de Guipry au milieu de la rivière, où elles sont recouvertes lors des crues et apportent de l’eau au moulin au culte des eaux : les dalles des dolmens étaient sacralisées préalablement à leur utilisation en recevant, dans leurs cupules, l’eau de pluie envoyée du ciel par les dieux. La cupule représente alors la Lune comme énergie de vie, dispensatrice de l’eau bienfaisante. Ainsi, la Lune est source de l’énergie des humains, et le soleil source de l’énergie de la nature. Au vu de rigoles qui reliaient les cupules entre elles sur des surfaces plus ou moins horizontales, on effectuait également des libations rituelles (présentation d’une boisson en offrande à un dieu). Des cupules ibériques étaient remplies d’ocre rouge, d’où partaient des « rayons » gravés et peints en rouge. Apollon, dieu soleil, n’en finit pas de dominer toute cette mythologie, et lorsqu’à l’aube de l’âge du bronze les peuples aux campaniformes commenceront à édifier l’un des plus grands temples mégalithiques de l’Occident, Stonehenge, ce sera encore à la gloire du soleil (à la mort du défunt l’âme se transforme en cheval pour le Paléolithique et le Mésolithique, elle rejoint la terre au Néolithique, alors que l’âme gagne le soleil pour le bronze et le fer).

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Il existe un fort sentiment religieux lié au culte des morts, à la fécondité et à l’agriculture. Toutes les grandes bases de la mythologie antique sont donc déjà posées, avec un art (apparu dès le -Vè millénaire, soit dès le début des mégalithes) assez abstrait où les représentations végétales et animales (exception, notable, faîte des bovidés et des serpents) sont absentes. D’aspect schématique et peu spectaculaire, l’art mégalithique révèle en fait une pensée symbolique riche et complexe, évoluant à travers les siècles dans ses représentations, sans doute dans son contenu, mais d’apparence homogène de la Bretagne à la Marne et au sud de la Bourgogne, voire plus loin jusqu’en Suisse (alignements de Sion). La diversité des monuments où il est figuré, certes avec des variantes ou des motifs spécifiques, renforce l’impression bien réelle d’un phénomène de grande ampleur, dépassant les particularismes régionaux et traduisant sur un vaste territoire, il y a plusieurs millénaires, une communauté de pensée que la diversité des vestiges est loin de faire soupçonner. Au début du -IIIè millénaire, la région Poitou-Charente cesse alors de construire de nouveaux dolmens, ce qui n’est pas le cas pour la Bretagne et la Normandie, mais la notion de démonstration de puissance n’existe plus du tout avec les hypogées et les allées couvertes enterrées, invisibles dans le paysage. Les allées couvertes armoricaines, malgré leur position sur le sol (mais protégées par un tertre) et leur entourage mégalithique, marquent une rupture dans le cadre social : leur rôle funéraire devient primordial, la présence d’une divinité féminine attestant la persistance d’une profonde spiritualité et reflétant un apport mythologique nouveau (ce personnage féminin se manifeste donc dans le monde des morts, il s’accompagne parfois d’une rame, indispensable aviron de gouverne pour manœuvrer le bateau des enfers). Une grande statuaire de pierre va donner à la figure humaine un rôle essentiel, phénomène se manifestant sensiblement à la même période dans d’autres régions d’Europe occidentale (à partir du Néolithique moyen apparaissaient de petites statuettes en terre cuite et les premiers anthropomorphe peints et surtout, sous des formes diverses et plus

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symboliques que schématiques, les éléments anthropomorphes dans l’art mégalithique occidental, précurseurs du grand art anthropomorphe qui se manifestera au Néolithique final avec les stèles et statues-menhirs). Les pratiques funéraires communes et la diffusion d’objets tels que les pointes de haches et les poteries, indiquent un réseau d’échanges entre les divers clans. Tout ceci fini par produire un grand flux de personnes, de produits et d’idées selon un grand corridor européen de création et d’innovation, dont Stonehenge est le prolongement. Tout ceci va de pair avec de nouvelles structures funéraires, vers -3 000/-2 500, comme le dolmen angevin ou angoumoisin (région d’Angoulême) – l’élargissent et l’allongement de la chambre dolménique offre alors les plus mégalithiques de tous les dolmens –, les « sépultures en équerre » (ou dolmens coudés, propres au Morbihan/Bretagne) et les allées couvertes. Ces monuments sont inspirés du nord de l’Europe et du bassin parisien. Leurs dalles sont à même hauteur tout au long d’une chambre rectangulaire parfois séparée d’une cellule terminale par une dalle transversale. Cette cellule porte l’essentiel des figurations religieuses. La nouveauté est la réalisation de motifs en relief, en ronde-bosse (élément sculpté dont on peut faire le tour, à la différence du bas-relief ou du haut-relief – pour exemple, la Vénus de Milo), souvent intégrés dans des cartouches. Un des motifs essentiels est la déesse-mère figurée symboliquement par une paire de seins accompagnée d’un collier. Parfois, deux paires de seins de tailles différentes sont associées, suggérant une dualité mère-fille. Dans les hypogées de la Marne, la déesse des morts est sculptée sur la paroi gauche de l’antégrotte et une hache figure de part et d’autre de l’entrée, dans la chambre funéraire. Son dédoublement est aussi une belle évocation du mythe (bien sûr plus tardif, en tout cas dans cette version) de Déméter et Perséphone (déesse des morts-déesse des moissons, association reprise par la suite dans le monde gréco-romain avec Cérès-Proserpine : le principe de la dualité des idoles trouve son origine au Proche-Orient et en Méditerranée orientale où des idoles doubles en or – Alaca Hüyük, en Anatolie – ou en céramique – Chypre – sont fréquentes), mère et fille, dont les relations délicates règlent les saisons et la qualité des moissons,

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et qui marquent la liaison entre la terre féconde et la mort. Fille de Titans Cronos et de Rhéa, sœur de dieux olympiens vainqueurs de ces Titans primordiaux (en tant qu’entité des forces élémentaires, vénérées avant les panthéons organisés et donc la civilisation) Zeus, de Poséidon, d’Hadès, d’Hestia et d’Héra, Déméter (« la Mère de la Terre ») est avant tout la déesse du Blé, dont elle facilite la germination, et de la Moisson, dont elle assure la maturité. Outre ses amours avec Iasion, qui s’unit à elle dans un champ labouré trois fois et lui donna un fils qui fut appelé Ploutos et qui devint la personnification de la richesse, le dieu de l’Abondance, et avec Poséidon, qui, changé en cheval, alors qu’elle s’était métamorphosée en jument pour lui échapper, engendra le coursier Aréion (cheval immortel, doté de la parole) ainsi qu’une déesse mystérieuse, dont il était interdit de prononcer le nom (aussi désignait-on cette fille de Déméter sous le vocable de Despœna, « la Maîtresse »), on connaît surtout sur Déméter la célèbre légende qui retrace l’enlèvement de sa fille Perséphone (dont le père était Zeus, frère de sa mère ; elle est d’abord connue sous le simple nom de Koré signifiant « la jeune fille », par opposition à Déméter, « la mère ») par Hadès (dieu et roi des Enfers) qui voulait en faire sa femme. Celle-ci jouait avec ses compagnes en Attique, dans la plaine d’Éleusis, et cueillait des fleurs. Elle aperçut alors un beau narcisse, et, au moment où elle allait casser sa tige, la terre s’entrouvrit, et Hadès apparut : il enleva la jeune fille, qui poussa un cri déchirant. Déméter entendit cet appel d’épouvante et quitta alors l’Olympe. Pendant neuf jours et neuf nuits, elle erra sur la Terre, sans manger, sans se baigner, sans prendre jamais de repos, à la recherche de sa fille et de l’auteur du rapt, négligeant les récoltes de la Terre. Au dixième jour, Hélios (représentation divine du soleil, de la chaleur et de la lumière solaire), pris de pitié, lui révéla le nom du ravisseur. Alors, dans sa colère, la déesse refusa de regagner le séjour des dieux tant que sa fille ne lui serait pas rendue. Elle se réfugia à Éleusis (haut lieu de la mystique grecque, avec ses fameux Mystères, dévoilement initiatique à l’égard du profane, une seule fois dans sa vie) chez le roi Céléos, époux de Métanira, qui l’accueillit avec beaucoup d’égards. Pour remercier son hôte, la déesse voulut accorder à Démophon, le fils du roi, l’immortalité.

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Mais ses pratiques magiques affolèrent Métanira, et Déméter, surprise, lâcha l’enfant dans le feu. Pour consoler les parents, Déméter enseigna à Triptolème, leur autre fils, l’art de labourer les champs, d’ensemencer la terre et de récolter les céréales. Pourtant, depuis le départ de Déméter de l’Olympe, la terre était devenue stérile ; la famine et les épidémies menaçaient les mortels. Zeus, inquiet, intervint auprès d’Hadès pour que Perséphone fût rendue à Déméter. Mais le dieu des Enfers refusa parce que sa jeune nouvelle femme avait mordu dans une grenade au cours de son séjour chez les morts, ce qui, magiquement, lui interdisait tout retour au séjour des vivants. Finalement, un compromis intervint : Perséphone vivrait avec sa mère six mois de l’année, et les six autres mois elle les passerait en compagnie de son époux Hadès. A la première période de la vie annuelle de Perséphone correspond le printemps, les jeunes pousses qui, comme la déesse, sortent de la terre sous la protection de Déméter ; à la seconde période, l’époque des semailles de l’automne, des grains de blé enfouis dans la terre, comme Perséphone retournant au séjour des morts. Perséphone passe aussi pour la mère de Zagreus, conçu avec Zeus métamorphosé en serpent. Zeus le confie à Apollon et aux Curètes, dans l’espoir de faire de l’enfant son héritier. Ceux-ci le cachent dans les bois du mont Parnasse. Héra, jalouse, envoie les Titans à sa poursuite. Ils retrouvent l’enfant grâce à des jouets et des hochets et le mettent en pièces. Ses membres sont ensuite dévorés, à l’exception du cœur, qu’Apollon (ou Athéna, suivant la version) parvient à sauver. Zeus avale le cœur de l’enfant et parvient ainsi à lui donner naissance une seconde fois, sous le nom de Iacchos (d’où une étymologie proposée pour le nom de Dionysos : « deux fois né »). Les Titans, pour leur part, sont foudroyés par Zeus, et de leurs cendres naît l’humanité. Ce mythe, très proche de celui d’Osiris (lequel sera assimilé par les Grecs à Dionysos), peut être interprété comme le symbole de la mort de la végétation en hiver, et de sa renaissance au printemps. En effet, Dionysos est associé dans les cultes à mystères à Déméter et Perséphone, déesses de la végétation. Le massacre de Zagreus reflète les sacrifices humains et animaux qui ont cours sur les îles de Chios ou

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Lesbos. La partie du mythe sur les Titans, incompatible avec leur histoire narrée par la Théogonie d’Hésiode, permet aux adeptes de l’orphisme de répondre à la question de l’origine du mal : les humains portent en eux la marque des Titans, mais aussi une parcelle du dieu, Dionysos. Le mythe porte toutes les marques de l’archaïsme : il se rapporte à l’ancien rite du sparagmos (démembrement rituel) et de l’omophagia (consommation de chair crue après le sparagmos), et s’appuie sur la conception archaïque de la culpabilité héréditaire. Divinité infernale, Perséphone est aussi à l’origine une déesse du blé, comme sa mère. La fertilité du sol est étroitement liée à la mort, car les grains de semence sont conservés dans l’obscurité pendant les mois d’été, avant les semailles de l’automne. Ce retour de la vie après l’ensevelissement est symbolisé par le mythe de Perséphone, enlevée, puis restituée, et donne naissance aux rites des mystères d’Éleusis (enseignement sur l’immortalité de l’âme et de son éternel résurrection après la mort). Pour les fidèles, le retour sur terre de la déesse est une promesse formelle de leur propre résurrection. Ce mythe n’est pas sans rappeler ceux d’Attis/Cybèle, d’Adonis ou de Dionysos. Que son culte vienne d’Egypte ou qu’elle soit d’origine crétoise, il n’est reste pas moins que Déméter joue le rôle bien connu de la grande déesse-mère bienfaisante. C’est elle qui révèle aux humains le secret de l’agriculture, et c’est son fidèle Triptolème qui, sur un char ailé tiré par des serpents, a fait le tour du monde pour répandre ses bienfaits, en particulier la culture du blé. On reconnaît que cette déesse est l’une des divinités les plus favorables aux humains et qu’elle se réjouit dans la Paix et le labeur. Elle ne faisait pas partie des douze dieux de l’Olympe, puisqu’elle préférerait rester près de la terre et des champs. Une grande quantité de temples et sanctuaires dédiés à Déméter parsemaient la Grèce, témoignant de l’importance de son culte. Déméter fut honorée dans les mystères d’Éleusis, un culte célébrant le retour à la vie et le cycle des moissons, symboles perpétuels de mort et de résurrection. Il ne s’agissait pas seulement d’une prise de position philosophique, mais ces mystères constituaient plutôt pour les initiés

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l’expérience par excellence de l’illumination. Les rituels des mystères étaient toujours accomplis par les prêtres de Déméter. Parmi les plus connus d’entre eux, on retrouve Céléos et son fils Triptolème, à qui Déméter avait donné la tâche d’enseigner l’agriculture et de semer le blé sur Terre. L’aspect principal de ce culte se construisait autour de la culture du blé et le cycle vie entreposage–semis–renaissance des cultures. Au cours des siècles de l’Antiquité, les attributions de Déméter se multiplièrent. La déesse fut vénérée comme une des divinités principales de l’Abondance et de la Fertilité par les initiés aux mystères et par les agriculteurs qui célébraient, au moment des moissons, des fêtes comme les Thesmophories et les Éleusinia. Assimilée à Cérès par les Romains, Déméter est le symbole de la civilisation antique dont elle assure, par l’abondance des récoltes, le perpétuel épanouissement économique et social. La bouche est toujours absente sur les stèles anthropomorphes du sud de la France, témoignant du silence de la mort. Présentes sur les lieux de vie quotidienne ou près des morts, les stèles jouaient un rôle d’intermédiaire entre ces deux mondes, assurant un lien symbolique entre deux domaines inopposables dans le contexte de la société néolithique. Les représentations d’armes y sont relativement rares : haches, arcs et flèches sont généralement associés et considérés comme des attributs masculins. Tous les caractères anatomiques restent discrets et il n’y a jamais de représentation explicite d’organes sexuels, contrairement à des époques précédentes. Pour autant, la distinction devait avoir une réelle importance comme le confirment les exemples de transformation du décor destinés à modifier le sexe symbolisé. Même si ces modifications sont peu nombreuses, il s’agit surtout de statues primitivement masculines transformées en statues féminines par le martelage de l’objet (the thing, signe évoquant une sorte de vase à pied avec une anse, interprété comme un poignard ou un type de hache particulière) et

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l’adjonction de seins et de colliers gravés. Mais une statue du Tarn a vécu des péripéties : masculine à l’origine avec l’objet, elle a été d’abord féminisée, puis retransformée en homme par la re-gravure de l’objet et son baudrier, pour être finalement reféminisée par un collier. Ces dernières, dans le midi de la France, font leur apparition dans un contexte où interagissent pression démographique et évolution fondamentale des systèmes sociaux, phase charnière de l’évolution des sociétés néolithiques, à l’issue de laquelle la symbolique de l’âge du bronze, fondée sur des aspects à la fois plus virils et guerriers mais aussi agraires, va se substituer à la symbolique néolithique. Certains aspects de ce renouveau sont en germe dans l’iconographie des statues-menhirs, ce qui montre une certaine continuité conceptuelle, toutefois empreinte de ruptures dont témoignent les réutilisations, les destructions, l’abandon de certains motifs ou leur remplacement. Vers -3 000, on assiste en effet à des incursions en provenance du Danube et d’Ukraine, avec le cheval et le bronze (après le cuivre). Il s’agit des premières migrations d’Indo-Européens, notamment par le biais de groupes de spécialistes campaniformes, commerçant une panoplie prestigieuse, diffusant de nouvelles idées et rites (le vase campaniforme lui-même aurait pu servir à la consommation rituelle d’une boisson enivrante). A la fin du Néolithique, les contacts sont réguliers. Dans le même temps, des dislocations culturelles révèlent le besoin d’Autonomie et d’identité de certaines régions. Cela révèle des apports, des métissages, de caractères méditerranéens, mais aussi des contacts avec l’Europe centrale. Les manifestations explicites de tueries guerrières deviennent plus nombreuses au –IIIè millénaire, qui voit la fin du mégalithisme et l’avènement de l’âge des métaux. Si les campaniformes (il s’agit plus de pratiques et de styles culturels adoptés par divers peuples d’Europe – melting-pot portugais, européen septentrional et central ainsi qu’un foyer rhénan –, plutôt que d’une expansion d’un « peuple campaniforme » imaginaire) les réutilisent (on passe alors d’une tombe mégalithique restant une référence, à un monument à architecture ouverte lié à l’observation du soleil et de la

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Lune), les gens de l’âge du bronze abandonnent totalement les rituels liés aux monuments Collectifs. La divergence des branches de l’indo-européen aurait commencé vers -3 500/-3 000, au Chalcolithique, phase comprise entre le Néolithique et l’âge du bronze, définie par l’apparition de l’usage du cuivre. La culture des Kourganes, à l’origine des Indo-Européens, trouve ses racines vers -4 500 dans les steppes d’Europe centrale (Ukraine et Russie méridionales, avec le nord du Caucase), dont la néolithisation s’est effectuée à partir soit d’Asie Centrale soit du Caucase (et sûrement à partir des deux). Bien que ses porteurs pratiquent l’agriculture (mais nettement plus primitive que celle des Danubiens) et l’artisanat (tissage et céramique, usage du cuivre), leur économie repose essentiellement sur l’élevage de bovins, ovicaprins et chevaux (domestiqué vers -4 000). L’habitation typique, assez frustre, est une maison semi-enterrée et les villages pouvaient être fortifiés ou sous forme de citadelles. D’abord plates et bordées ou couvertes de dalles de pierre, les tombes sont, à partir du -IVè millénaire, surmontées d’un tumulus (le fameux kourgane). La religion, dominée par des divinités masculines, accordait une large place au soleil et également à un dieu de la guerre. Le rôle rituel du cheval en tant que passeur d’âme est évident. Il existe une réelle opposition entre la « Vieille Europe » de culture danubienne (autant à Varna, source initiale bulgare de néolithisation de l’Europe de l’Ouest, que sur la façade atlantique) et les cultures des Kourganes. Même si les deux sont fortement hiérarchisées, la base économique est principalement agricole et sédentaire (voire clairement urbaine) dans les cultures danubiennes, avec un culte d’un principe féminin (à la source du développement d’une protoécriture cultuelle, à destination des rituels symboliques envers la Fécondité/Fertilité) et une militarisation moindre que dans les cultures des steppes, pastorales et semi-nomades, agressives et conquérantes. Ce choc des cultures marquera le triomphe vers -4 200 des conquérants venus des rivages nord de la Mer Noire sur les riches métallurgistes Pacifiques danubiens.

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Quand l’Europe passe du Néolithique à l’Age du Bronze, le pouvoir est encore plus concentré. Les individus finissent par acquérir la même notoriété dans la mort que dans la vie. Le paysage se couvre de tumulus individuels. C’est typique de l’Europe occidentale, et ça implique que l’on passait rapidement d’un ancien à un nouveau système. Au Néolithique, les tombes étaient de long tumulus à vocation Collective où on déposait les corps au fil du temps, ce qui leur donnait une valeur ancestrale. De nouveaux tumulus, de forme arrondie, ne renferme plus qu’un individu. On passe du culte des ancêtres à celui d’un individu. Les magnifiques objets funéraires de ces tumulus expriment deux points importants de cette société : certains individus ont amassé une importante fortune personnelle, la communauté a acquis des capacités artistiques impressionnantes et surprenantes. On a longtemps cru que la technologie était assez rudimentaire, comme leur société. Mais il y a des communautés et des arts plus évolués. Les tombes individuelles expriment donc les profonds changements sociaux au cours du -IIIè millénaire, époque contemporaine de Stonehenge, bâti pour calculer la course solaire et lunaire. L’affirmation du pouvoir, par la connaissance des élites de l’astronomie, est la raison d’être de Stonehenge, qui a été commandé par une élite, qui avait un événement majeur à l’esprit à commémorer : le Peuple afflue pour voir un évènement qui, parce qu’on leur a dit, va changer leur vie. Cinquante-six trous de poteau équivalent à trois cycles lunaires, nécessaires pour obtenir un nombre entier de jours correspondant à un nombre comparable de jours du cycle solaire : ainsi, les deux cycles se recoupent et en particulier les éclipses sont prévisibles. Les gens se pressent également lors du solstice d’hiver : parce qu’avant le soleil, ces peuples vouaient un culte à la Lune, Stonehenge est fait pour le solstice d’hiver (soleil au plus bas, plus longue nuit de l’année) et pas pour le solstice d’été (soleil au plus haut). Au Chalcolithique en Catalogne, entre -2 800 et -2 400, des monuments continuent à être construits, mais en moins grand nombre : d’autres éléments de prestige apparaissent, tels que des marqueurs

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d’apparat en métal et des céramique de luxe. Dans le domaine méditerranéen, les monuments mégalithiques seront utilisés tard dans la protohistoire : même si leur rythme de construction diminue puis s’interrompt, leur fonction funéraire se poursuit. Vers -2 500, on assiste au véritable début des guerriers et des protections des villages. En Catalogne, entre -2 400 et -2 100, les dolmens sont toujours utilisés mais leur construction est abandonnée, et ils ne sont plus réutilisés que pour des inhumations uniques : ceci prouve que, si le respect des tombeaux anciens est encore observé, le rituel funéraire change. Vers -1 500, au cours de l’âge du bronze, les réutilisations des tombes mégalithiques cessent.

Qui dit dogmes dit Contestation(s), et même Révolution(s) ! Vers -2 100 : La première grande Révolution sociale se produit en Égypte. Le pharaon et les possédants sont destitués de leurs privilèges. Les rapports de propriété sont abolis. Au bout d’une trentaine d’années, cette première tentative Révolutionnaire pour établir une société où les travailleurs et les paysans se gouvernent eux-mêmes échoue. Sous Menkaouhor (Akaouhor), de -2 450 à -2 441, les fonctionnaires provinciaux et ceux de la Cour ne sont plus nécessairement choisis parmi les membres de la famille royale. Ils acquièrent progressivement une certaine indépendance qui minera progressivement l’autorité centrale. Bien que puissante et présente dans les régions voisines et organisant des expéditions militaires et commerciales vers la corne de l’Afrique, la

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VIème dynastie (-2 364 à -2 181) voit se développer le pouvoir local de certains nomarques (administrateurs des nomes / provinces) et la remise en cause du pouvoir central memphite, ce qui aboutira à un profond bouleversement. Les grands fonctionnaires locaux constitueront une véritable noblesse féodale dont les intérêts seront souvent en opposition avec ceux du souverain. Ils obtiendront le droit de transmettre leurs charges en héritage, aussi les terres et les paysans qui en constituaient l’apanage. Avec la Vème puis la VIème dynastie, suite à des séries de Révoltes populaires contre la construction des pyramides (construites par des artisans, dont une partie avec du « béton »), les dimensions de celles-ci se réduisent (on augmente la taille des centres Collectifs, on diminue celle des insignes de pouvoir personnel) : la plupart des souverains de cette dynastie seront ensevelis à Saqqarah, dans des pyramides de petites dimensions. Les tombes des nobles, appelés mastabas, prendront place au pied de ces pyramides. La VIème dynastie (règne de Téti, de -2 364 à -2 334) débute dans un climat d’Insurrection. Téti monte sur le trône et, afin de légitimer son pouvoir, épouse une fille d’Ounas qui lui donnera Pépi Ier. Il engage des mercenaires nubiens pour mâter la Révolte dans plusieurs nomes et pour rétablir son autorité. Il confie à son architecte Mineptah-Ank-Mériré la mission de construire un double palais royal et une « petite » pyramide pour son tombeau de 80 mètres de côté et de 45 mètres de hauteur. Le pharaon saura s’entourer de premiers vizirs compétents, notamment Kagemmi et Méri qui rétabliront l’ordre et le pouvoir sur les nomes Rebelles. La vallée du Nil sera colonisée jusqu’à la troisième cataracte sous la VIème dynastie. Les souverains enverront de nombreuses expéditions, Pacifiques, vers le Sud sous les règnes de Pépi Ier (-2 315 à -2 250). Les 35 années de son règne connaîtront plusieurs Soulèvements de nomes qui feront alliance dans les petites provinces pour s’opposer au pouvoir du pharaon. Les victoires remportées par le vizir Ouni dans le Sinaï et en pays de Canaan ne suffiront pas à rétablir l’autorité du roi, qui assistera impuissant à la montée du courant séparatiste qui marquera l’avènement de la VIIème dynastie. Une conspiration dans le harem laisse supposer que le règne de Pépi Ier n’a pas été facile. Il mènera une

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politique de grands travaux dans les principaux sanctuaires de HauteEgypte à Dendera, Abydos, Eléphantine et à Hiérakonpolis. Il tente alors de rehausser la symbolique de son pouvoir en glorifiant la religion et les dieux, justement à l’origine (ou en tout cas justification) de son autorité. Méren Rê II (mort vers -2 181) n’aurait régné qu’un an et serait l’époux de Nitocris qui, selon Manéthon, sera la dernière reine de la VIe dynastie. Elle aurait entraîné dans sa mort les meurtriers de son époux. Cette figure légendaire pourrait recouvrir celle de Neith, femme de Pépi II. Celui-ci succède au court règne de son frère et va régner plus de 60 ans sur l’Egypte, menant de nombreuses expéditions, devenues militaires sous son règne, vers le Sud. Mais il n’osera pas prendre position sur les princes conspirateurs. A la fin de la VIème dynastie, une crise économique, politique et sociale de grande ampleur frappe progressivement l’état égyptien. À terme, elle provoque notamment la désagrégation de l’état centralisé. Après la mort de Nitocris, qui marque la fin de l’Ancien Empire, la dynastie est victime d’une Révolution sociale. La monarchie memphite s’effondre définitivement sous le choc d’une invasion étrangère. À l’est du Delta, les nomades ne cessaient de s’approcher des terres cultivées pour y abreuver leurs troupeaux. Ils regardaient les riches campagnes avec convoitise et, seule, une organisation bien conçue pouvait les empêcher de s’introduire en Égypte et de s’y installer, car ils étaient insaisissables, se déplaçant sans cesse et n’exposant aux coups des sédentaires que des fractions minimes de leurs tribus. La décomposition du pouvoir central et, sans doute aussi, l’incapacité des nomarques locaux expliquent leur pénétration dans l’intérieur du pays. D’ailleurs, les féodaux livrés à eux-mêmes finirent par négliger l’intérêt général. Leur égoïsme engendra une Révolution au cours de laquelle les titres de propriété furent abolis, les lois divulguées et foulées aux pieds et les grands réduits à la misère. Les tombes royales et le palais royal furent violés et le souverain divin, lui même, avili. Cette fronde expliquerait en partie notre manque de renseignements sur les noms des divers architectes royaux de la IVème dynastie qui ont également construit des pyramides et le martelage des figures de

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Chéops : la seule image que l’on possède de lui provient d’une petite statuette brisée en mille morceaux ; même les trésors des pyramides ne furent pas épargnés. Comme le révèle le chant mélancolique du harpiste : « Les dieux (les rois) qui furent jadis ensevelis dans leurs pyramides, qu’est-il advenu d’eux ? Leurs murs sont tombés en ruines, leurs places ne sont plus ; c’est comme s’ils n’avaient jamais existé ! ». Et jaillit de ses lèvres comme une philosophie qui explique aux générations futures la vanité des choses et la nécessité de mourir : « Les corps passent et disparaissent, tandis que d’autres demeurent depuis le temps des ancêtres. Les plaintes ne sauvent personne du tombeau, car il n’est accordé à personne d’emporter avec soi son bien, et aucun de ceux qui sont partis n’est revenu ! S’il est une chose que tu peux acquérir et que jamais tu ne perdras : donne du pain à celui qui a faim et n’a pas de champ et assure-toi à tout jamais un bon nom auprès de ta postérité ». Il faut noter, par ailleurs, que cette catastrophe sociale eut un résultat positif et durable : l’accession du Peuple aux rites funéraires. Les conceptions et pratiques funéraires n’échappent pas à l’esprit de réforme et voient apparaître le rôle important accordé à Osiris. Seul le roi possédait de plein droit l’immortalité, parce qu’il était dieu. Il pouvait la communiquer à qui il voulait pour se donner dans l’au-delà une cour et des serviteurs. Il possédait des recueils liturgiques qui assuraient son existence impérissable, les Textes des pyramides. Or, après la Révolution, les simples particuliers s’approprièrent des rituels similaires qui sont à l’origine des Textes des sarcophages, que l’on inscrira sur les parois des cercueils au Moyen Empire. Les Égyptiens attachaient donc au moins autant d’importance à assurer la pérennité de leur vie d’outre-tombe qu’à acquérir des biens immédiatement utilisables. C’est un trait de caractère que le Peuple souligna dès cette époque. L’effondrement de l’état engendra toute une série de principats indépendants du pouvoir central. Cette période, qui coïncide avec les VIIème-Xème dynasties (vers -2 180 / -1 987), est appelée la Première Période Intermédiaire. Elle est marquée par une importante crise économique, due aux lacunes du contrôle centralisé de la crue du Nil, qui provoqua des récoltes insuffisantes, engendrant ainsi des conflits

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sociaux qui créèrent un climat général d’instabilité. Les pharaons de Memphis, qui se chevauchent parfois, n’interviennent que très rarement dans les rouages du pouvoir administratif en place à Abydos. L’alternance au pouvoir est rapide. -1 169 : Ramsès III (de -1 198 à -1 166) se consacra à la reconstitution du pays, en particulier les temples. Des problèmes économiques, en l’an 29 de son règne, entraîneront les travailleurs, chargés de la décoration des monuments de la Vallée des Rois, de Deir el-Medina dans la Grève : ils Protestèrent contre le retard de ravitaillement (deux mois), se couchant devant les remparts de MédinetHabou, après avoir commis un mauvais coup contre le tombeau de pharaon. Les salaires avaient été détournés par de hauts fonctionnaires peu scrupuleux et les ouvriers se tuant à la tâche n’avaient pas été écoutés. Les Israélites ont témoigné d’une des fois les plus brûlantes, mais ont également Contesté avec beaucoup d’audace non seulement les puissants – maîtres de l’intérieur ou de l’extérieur qui les dominaient –, les guerres, le luxe insolent, l’injuste répartition des richesses, mais aussi l’ordre établi par Yahweh. L’une des plus anciennes et des plus profondes Contestations de l’humain surgit du Livre de Job (dates et origines difficilement précisables, mais il ne semble pas être juif et il daterait d’avant le Pentateuque, cinq livres traditionnellement attribués à Moïse, donc vers le -XIIè siècle). Etant un juste, il intente un procès à Yahweh qui, ayant fait un pari avec le diable, joue avec lui. Il est le cas-type de l’injustice divine. Le prophète postérieur Hababuc expose ses griefs à Yahweh, formulant devant lui sa plainte : « Pourquoi conserves-tu le silence quand le méchant engloutit un plus juste que lui ? » Les prophètes israélites, différents par le tempérament, par leurs conclusions s’accordaient dans une totale austérité, dans un pessimisme immédiat, annonçant la ruine du pouvoir, de la société, de la nation. Leur Révolte partait de l’inégalité que l’évolution des structures avait

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rendue plus criante : « A la possession Collective du sol s’était substituée la propriété individuelle. La Solidarité du clan, si rigoureuse chez les nomades, s’était relâchée et la Fraternité qui y régnait autrefois avait laissé le champ libre aux égoïsmes des particuliers ». Ainsi, la scission entre les classes sociales ne cessait de s’accentuer : il y avait d’une part les riches qui se trouvaient en même temps les juges, et d’autre part les pauvres, exploités par leurs maîtres, victimes de l’arbitraire du roi. Vers -1 000 : Jonadab, fils de Rekab, préconise le retour à la vie nomade qui agrée au dieu du désert. Plus de champs ni de vignes : c’est la civilisation matérielle toute entière qu’il met en cause. -970 à -931 : Grand réformateur, Salomon dota son royaume d’une administration perfectionnée, de prestigieuses constructions et d’un commerce florissant. Qu’il s’agisse de l’entretien de l’armée et de l’administration, ou de la construction du grand Temple de Jérusalem, les réalisations de Salomon firent peser une très lourde charge sur les ressources nationales. -934 : Ahia de Silon, prophète de Juda, réclama, au nom de Yahweh, la rénovation sociale de Juda, dénonçant impitoyablement les injustices sociales. Jéroboam, qui se Révolta contre Salomon, fuit en Égypte. -931 : A la mort de Salomon, le Peuple réclama à son fils héritier Rohoboam (brutal et mauvais gestionnaire des affaires politiques), l’allégement d’un fardeau financier (levée de lourds impôts et institution de la corvée) devenu écrasant. Les Anciens se réunirent à Sichem et exigèrent de Rohoboam, également présent, qu’il allège les charges devenues si accablantes sous Salomon. Rohoboam refusa brutalement. Le mécontentement de onze tribus sur les douze, entretenu par les manœuvres du pharaon Chechonq Ier, vint à bout de l’unité du territoire (les Anciens ayant rompu avec la dynastie de David) qui fut scindé en deux royaumes rivaux : au Nord, celui d’Israël mené par Jéroboam (les Anciens l’élevèrent à la royauté d’Israël, car avant qu’il ait levé la main sur Salomon, le prophète Ahia de Silo l’avait déjà désigné comme futur roi d’Israël au nom de Yahweh) et au Sud, celui de Juda, fidèle à Rohoboam.

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-882 : Élisée était un prophète d’Israël, disciple d’Élie (individualiste, il lutta pour maintenir dans sa pureté l’ancien culte de Yahweh, notamment en détruisant les hauts lieux de Baal, dieu phénicien de l’orage et de la fertilité, lié au culte du Veau d’or). Il ne s’adressait pas aux riches et aux puissants mais encourageait le Peuple à se Libérer lui-même. Il fut l’un des premiers à mener une action Révolutionnaire. Il préconisait la suppression des corvées et de l’esclavage (vers -820). -841 : En Chine, succès de la Révolte contre le cruel roi Li-Wang. -IXè ou tout début du -VIIIè siècle : Lycurgue (« celui qui tient les loups à l’écart ») est un législateur mythique de Sparte, petit-fils du roi spartiate Prytanis, de la dynastie des Eurypontides. Il a pour demi-frère Polydècte, né d’un premier lit, qui devient roi quand leur père meurt. À la mort de Polydècte, Lycurgue est destiné à être roi, quand on s’aperçoit que la femme de son défunt frère est enceinte. Celle-ci fait appeler Lycurgue, devenu régent, en secret. Elle lui propose alors de tuer l’enfant à naître si lui, Lycurgue, accepte de l’épouser. Celui-ci feint d’accepter et, lorsque l’enfant – un garçon – naît, le proclame roi de Sparte et le baptise Charilaos (littéralement, « joie du Peuple »). Furieux, les parents de la reine répandent sur son compte des rumeurs qui l’obligent à s’exiler. Lycurgue se rend d’abord en Crète, où il étudie les institutions locales et rencontre le poète Thalétas. Il se dirige ensuite vers l’Ionie, réputée alors indolente et décadente, afin d’analyser les mœurs et les institutions locales. Il se rend ensuite en Égypte, d’où il prend l’idée de séparer les guerriers des travailleurs, puis il pousse jusqu’en Inde où il rencontre les Gymnosophistes. Rappelé par ses concitoyens, Lycurgue rentre à Sparte et décide de composer une constitution. Il se rend donc à Delphes pour interroger Apollon, dispensateur de la justice, par son oracle. La Pythie le salue alors comme « aimé du dieu, et dieu lui-même plutôt qu’être humain ». De retour à Sparte, Lycurgue convoque les trente Citoyens les plus importants sur l’agora, qui l’aident à composer sa constitution, la « Grande Rhêtra ».

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Sa première mesure est d’établir la gérousie (équivalent spartiate du sénat : c’est un élément aristocratique, par opposition à l’assemblée du Peuple ; c’est une assemblée de 28 hommes âgés de plus de 60 ans – cette limite d’âge correspond à la fin de l’astreinte du service militaire –, les gérontes, élus à vie, sans reddition de comptes ; elle est présidée par deux rois : l’un fait partie de la famille des Agiades, l’autre celle des Eurypontides, deux familles issues, selon la légende, de jumeaux descendants d’Héraclès/Hercule, Eurysthénès, père d’Agis Ier et Proclès, père d’Eurypon) pour compenser le pouvoir des rois. La deuxième est la redistribution des terres : la Laconie est divisée en 30 000 lots (kléroi) et le territoire civique de Sparte, en 9 000 lots. Il décrète ensuite la cessation du cours de la monnaie d’or et d’argent, et les remplace par de lourds lingots de fer – trempé au vinaigre afin d’en augmenter le cassant et d’en diminuer la malléabilité. De la sorte, Lycurgue espère mettre fin à la thésaurisation (accumulation en vue de spéculation). De même, il instaure l’autarcie et bannit les arts jugés inutiles, c’est-à-dire l’artisanat du luxe. Il oblige les Spartiates à prendre leurs repas en commun (syssities) et à se nourrir frugalement. Enfin, il met en place l’éducation spartiate, obligatoire et dispensée par l’état. Ayant établi toutes ces lois (rhetrai), Lycurgue souhaite demander l’avis d’Apollon, à Delphes, et défend aux Spartiates de modifier les lois nouvelles avant qu’il soit revenu de Delphes. Il part donc pour la ville sacrée, et demande à Apollon si les lois qu’il a édictées sont bonnes. Le dieu acquiesce. Estimant son œuvre accomplie, et ne voulant pas délier ses compatriotes de leur serment, il se suicide en se laissant mourir de faim. A sa demande, son corps est brûlé et ses cendres répandues en mer : il veut éviter que les Spartiates ne rapportent ses restes à Lacédémone, et se tiennent pour déliés de leur serment. Lycurgue est, selon Plutarque, borgne. Il reçoit cette infirmité lors d’une altercation avec de riches citoyens, indignés par les mesures édictées contre le luxe : « L’un [de ses adversaires], Alcandros, jeune homme violent et emporté qui par ailleurs n’était pas dépourvu de qualités, le poursuivit et le rejoignit : comme Lycurgue se retournait, il le frappa de son bâton et lui creva un œil ». Loin de s’abandonner à la douleur, Lycurgue fait face à ses adversaires. Honteux, ceux-ci baissent les armes. Alcandros, livré par les siens, est pris par Lycurgue à son

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service. À force de vivre en compagnie du législateur, le jeune homme s’amende. Pour Georges Dumézil, cet épisode revêt une grande importance. Il compare le législateur légendaire à d’autres figures tutélaires indoeuropéennes. Il établit ainsi un parallèle avec la légende ossète de Fælværa, protecteur des moutons, et de Tutyr, le berger des loups. Le motif de l’aveuglement se retrouve également dans la légende du dieu nordique Odin, qui abandonne son œil en échange de la sagesse, et du sage Zoroastre, aveuglé par ses disciples quand il veut les quitter, et dévoré par les loups. -712 à -664 : Archiloque était né d’un noble et d’une esclave, il mena la vie aventureuse d’un soudard, vendant ses services comme mercenaire, et appréciant les rixes. Il fut le maître de l’invective, et dans ses poésies, il accusait la société divisée en classes et défendait le Libre épanouissement de la personne humaine, mais sans illusions sur les valeurs exaltées par ses contemporains. Il fut un des plus grands poètes lyriques grecs. Il était un versificateur raffiné et un écrivain de combat, connu pour ses satires malicieuses et féroces, redoutées par ses ennemis. Il est considéré comme le créateur de la poésie en vers ïambiques, poésie de la passion et de la satire mordante. -636 à -564 : Ésope était un esclave phrygien, prisonnier de guerre, laid et boiteux (son nom signifie « pieds inégaux »), bossu et bègue, qui contait avec esprit des apologues et des récits familiers. C’est à Samos que se serait formée sa légende. Acheté par un marchand d’esclaves, il arrive dans la demeure d’un philosophe de Samos, Xanthos, auprès duquel il rivalisera d’astuces et de bons mots avant de réussir à se faire affranchir. Il se rend alors auprès de Crésus pour tenter de sauvegarder l’indépendance de Samos et il réussit dans son ambassade en contant au roi une fable. À la même époque, l’auteur comique Alexis mit en relation Ésope avec Solon dans le but évident de donner plus de consistance à sa réputation de sagesse et ainsi de le mettre sur le même pied que les Sept Sages de la Grèce. Il était en un pur « produit » de l’époque des tyrans (tout le -VIè siècle) alors que la Liberté de

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s’exprimer devint plus dangereuse. La fable a été d’abord employée à des fins politiques. Les penseurs ne pouvant exprimer leurs idées directement à la foule l’auraient fait de manière détournée par le biais de la fable. Chargé, par Crésus, de porter des offrandes au temple de Delphes, il dévoila les fraudes commises par les prêtres d’Apollon. Ceux-ci se vengèrent en l’accusant du vol d’une coupe en or consacrée au dieu. Esope fut jugé et condamné à être jeté du haut d’un précipice. Tout le récit de la vie d’Ésope est parcouru par la thématique du rire, de la bonne blague au moyen de laquelle le faible, l’exploité, prend le dessus sur les maîtres, les puissants. En ce sens, Ésope est un précurseur de l’antihéros, laid, méprisé, sans pouvoir initial, mais qui parvient à se tirer d’affaire par son habileté à déchiffrer les énigmes. Ses fables à personnages d’animaux prennent parti pour les Droits des pauvres contre les nobles et les riches. -594 : Réformes Démocratiques de Solon. Il promulgua une série de réformes accroissant considérablement le rôle de la classe populaire dans la politique athénienne. Pour les historiens grecs postérieurs, ses poèmes étaient la principale source d’informations sur la crise économique et sociale à laquelle il tenta de remédier. La cité athénienne traversait une crise politique et sociale très grave, due à l’accaparement des terres et des fonctions dirigeantes par les nobles (Eupatrides). Comme la constitution était ainsi organisée, et que la foule était l’esclave de la minorité, le Peuple se Révolta contre les nobles. Alors que la Lutte était violente et que les deux partis étaient depuis longtemps face à face, ils s’accordèrent pour élire Solon comme arbitre et archonte (« commander, être le chef » : remplaçants des rois après la mort de Codros au -XIè siècle, titulaires des charges les plus élevées, qui avaient d’importantes fonctions judiciaires et politiques) pour -594/-593, avec pour principale tâche de remédier aux troubles civils qui menaçaient : l’esclavage pour dettes réduisait fortement le nombre d’humains Libres. Les nobles et la foule étaient en conflit pendant un long temps. En effet, le régime politique était oligarchique en tout ; et, en particulier, les pauvres, leurs femmes et leurs enfants étaient les esclaves des riches. On les appelait « clients » et « sizeniers » (hectémores) : c’est à condition de ne garder que le sixième

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de la récolte qu’ils travaillaient sur les domaines des riches. Toute la terre était dans un petit nombre de mains ; et, si les paysans ne payaient pas leur fermage, on pouvait les emmener, eux, leurs femmes et leurs enfants; car les prêts avaient toutes les personnes pour gages jusqu’à Solon, qui fut le premier chef du parti populaire. Donc, pour la foule, le plus pénible et le plus amer des maux politiques était cet esclavage ; pourtant, elle avait d’autres sujets de mécontentement car, pour ainsi dire, elle ne possédait aucun droit. Devenu maître des affaires, Solon affranchit le Peuple pour le présent et pour l’avenir par l’interdiction de prêter en prenant les personnes pour gages ; il fit des lois et abolit les dettes tant privées que publiques, par la mesure qu’on appela sisachthie (rejet du fardeau), parce qu’on rejeta alors le fardeau. Cette loi Libéra rétroactivement les victimes de cette pratique de l’esclavage pour dettes, et limita l’enrichissement foncier des grandes familles. On lui confia ensuite la tâche de rédiger une nouvelle constitution, qui établit les premières bases de ce qui est devenu plus tard la Démocratie athénienne. Il institua une timocratie, oligarchie où les droits politiques sont définis par la richesse immobilière et la capacité de production. Quatre classes furent créées : les pentakosiomedimnoi (ceux dont les revenus dépassent les 500 boisseaux par an) ; les hippeis (chevaliers, c’est-à-dire ceux qui pouvaient se payer un équipement militaire et un cheval pour aller à la guerre, soit un revenu de 300 boisseaux par an) ; les zeugitai (laboureurs, c’est-à-dire les propriétaires d’une paire de bêtes de labour, ayant un revenu d’environ 200 boisseaux par an) ; les thètes (manouvriers). Des taxes proportionnelles étaient établies, aux taux suivant l’échelle de 6-3-1, les thètes ne payant aucun impôt, ne combattant pas lors des guerres, mais étant inéligibles. Il créa également la boulè (conseil de 400 hommes). Il réforma la justice : tous les Citoyens purent porter plainte devant un tribunal, créa des jurys ouverts aux classes populaires dans un nouveau tribunal, l’Héliée, qui était aussi compétent pour juger les archontes à leur sortie de charge. Cette constitution fut un compromis entre l’oligarchie et la Démocratie, acceptable par l’aristocratie et le Peuple. Dans l’activité politique de Solon, voici les trois mesures les plus Démocratiques : tout

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d’abord, ce qui est le plus important, l’interdiction de prendre les personnes pour gages des prêts ; puis le droit donné à chacun d’intervenir en justice en faveur d’une personne lésée ; enfin, mesure qui donna le plus de force au Peuple, le droit d’appel aux tribunaux ; en effet, quand le Peuple est maître du vote, il est maître du gouvernement. Il encouragea également la croissance économique en offrant la Citoyenneté aux travailleurs étrangers les plus habiles. -567 : Ézéchiel, prophète juif biblique, proclama : Paix, Droits et Egalité des biens pour tous. Il professa également la Liberté du choix entre le bien et le mal (Responsabilité Individuelle, engagement moral envers ses actes). -510 : Avec l’aide de soldats spartiates, Soulèvement victorieux qui marque la fin de la tyrannie à Athènes. La Démocratie est instaurée. L’année suivante (-509), nombre d’esclaves recouvreront la Liberté et gagneront des Droits civiques. Clisthène l’Athénien (-570 à -507) fut un réformateur et un homme politique, qui instaura les fondements de la Démocratie athénienne. Après la fuite et l’exil d’Hippias en Asie Mineure, le jeu politique laissant plus de place aux grandes familles aristocratiques, Clisthène revint sur le devant de la scène. Il se posa alors en champion de l’isonomie et renversa les aristocrates. La figure de Clisthène est paradoxale : il a établi les fondements de la première Démocratie au monde, or c’est un personnage qui a laissé peu de traces dans les sources hellènes, contrairement à un Solon par exemple. Cette énigme historique résulte d’une « conspiration par le silence ». La tradition écrite a gommé systématiquement l’œuvre de Clisthène ; ainsi les raisons de la réforme, son contexte, les faits du personnage n’apparaissent que dans deux sources qui ne sont pas contemporaines. Bien souvent, c’est chez les adversaires de la Démocratie que Clisthène et ses réformes sont le plus souvent cités. En -510, c’est la fin de la tyrannie. Hippias, le dernier tyran d’Athènes, est chassé par un groupe d’aristocrates en exil mené par les Alcméonides, avec l’aide des Spartiates. Parmi ces aristocrates, on

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retrouve Clisthène. On essaye d’abord le retour à l’oligarchie qui résulte en des luttes pour le pouvoir. On voit alors la formation de factions. D’une part, il y a Isagoras, un aristocrate plutôt réactionnaire et d’autre part il y a Clisthène, progressiste. Clisthène est le petit-fils d’un tyran, Clisthène (vers -600/-570) qui a conduit une réforme assez obscure des tribus. Clisthène est athénien, son père appartient à la famille des Alcméonides. Avant Clisthène, plusieurs membres de ce clan ont joué un rôle politique. Dans un premier temps, Isagoras l’emporte sur le plan politique en devenant archonte pour -508 à -507, mais il n’arrive pas à s’imposer. Isagoras réveille alors un vieux démon d’Athènes, le procès des Alcméonides. En -636/-632, Cylon avait tenté d’instaurer une tyrannie. Les Révoltés se réfugièrent sur l’Acropole mais ils furent assiégés par les archontes. Quand ils descendirent de l’Acropole, ils furent assassinés et le principal responsable fut Mégaclès, le grand-père de Clisthène. Mais cela ne suffit pas. Isagoras fait alors appel aux Spartiates et 700 familles sont chassées d’Athènes. Il essaye ensuite de dissoudre le Conseil mais celui-ci résiste. Cléomène et ses partisans prennent alors l’Acropole, les 700 familles et Clisthène sont rappelés. On assiste à un progrès de la souveraineté populaire qui s’est développée grâce à la tyrannie où l’Egalité et la Participation étaient impossibles. Hérodote nous parle d’un nouveau pouvoir, l’isêgoria, l’Egalité du Droit de parole (aristocrates ou non, riches ou pauvres) à l’Ekklêsia. La politeia a été remise entre les mains du Peuple par Clisthène. Clisthène restructure le corps civique par cette souveraineté qu’il veut faire durer à long terme. Il part de l’idée d’instaurer un régime plus Egalitaire, l’isonomie, l’Egale répartition (de isos « Egal » et nemô = répartir, couper). Mais ceci n’est pas encore la Démocratie. Il faut cependant neutraliser le pouvoir aristocratique qui se manifeste surtout dans l’Aréopage et qui présente un obstacle à la Participation de tous. L’Aréopage est constitué d’anciens archontes à vie, c’est un fief aristocratique. Il prépare les décisions soumises à l’assemblée et assure la permanence de l’état. Le Conseil des 400 établi par Solon n’arrive pas à contrebalancer le pouvoir de l’Aréopage. Il faut une chambre de réflexion restreinte faisant preuve de recul, et un autre conseil avec une

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composition incontestable, une légitimité populaire totale. Il faut pour cela s’appuyer sur des subdivisions, les tribus sur base ethnique. À Athènes, il y a quatre tribus anciennes où le pouvoir aristocratique est considérable. Clisthène crée alors de nouvelles tribus sur base territoriale car les emprises aristocratiques sont très fortes par le biais des cultes locaux. Clisthène redistribue tout en essayant de faire éclater les noyaux aristocratiques. Clisthène élimina les derniers vestiges de l’organisation politique fondée sur les groupes familiaux, et en particulier sur les quatre tribus ioniennes, pour les remplacer par un nouveau système fondé sur la répartition géographique. Les anciennes structures (tribu, dème, phratrie, etc.) sont conservées mais redéfinies et réformées. Il divisa le territoire de l’Attique, y compris Athènes, en dèmes. On développe la vie locale pour s’affranchir mieux des emprises aristocratiques. Clisthène encourage un sentiment d’implication au niveau du dème par une initiation aux institutions. Le dème est une cité en miniature et peut servir d’école de Citoyens. Tous les Citoyens étaient inscrits dans un dème, et un grand nombre de métèques (étrangers domicilié dans une cité autre que celle dont il est originaire) et d’affranchis accédèrent à la Citoyenneté. Au niveau des dèmes, on procède à une préélection des membres du nouveau Conseil, cinquante membres de chaque tribu. D’abord on élit des candidats, puis on procède à un tirage au sort au niveau du dème, ce qui est radicalement nouveau. Cependant il faut souligner que les changements se font quand même en douceur. Clisthène regroupa ensuite tous les dèmes dans 10 nouvelles tribus, de telle sorte qu’aucune tribu n’eût un territoire d’un seul tenant ou ne représentât une force locale : l’Attique fut divisé en trois régions – l’astu (zone urbaine), la mesogée (zone rurale, intérieure) et la paralia (zone cotière) –; chaque dème faisait partie de l’une des 30 trittyes, 10 par région ; chaque tribu fut constituée par la réunion de trois trittyes, à raison d’une par région. Grâce à cette répartition, des groupes de gens venus des différentes parties de l’Attique, donc d’origine et de culture différentes furent obligés d’agir en commun. Clisthène a une habileté exceptionnelle. Il laisse les vieilles structures en place (sacrées, ancestrales), mais leur

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enlève tout poids politique. Les quatre tribus anciennes deviennent les cadres culturels et les phratries n’ont qu’un rôle sociopolitique restreint. En ce qui concerne les clans aristocratiques, il faut que les membres s’adaptent individuellement aux nouvelles institutions. Les phratries originelles survécurent dans l’organisation politique comme une sorte de communauté religieuse responsable de certains cultes. Clisthène les obligea vraisemblablement à admettre les habitants qu’il avait affranchis afin que nul Citoyen ne fût exclu. À la structure sociale hiérarchisée, Dème - Trittye - Tribu - Cité, Clisthène fait correspondre une structure hiérarchisée du pouvoir : Prytanes - Boulè - Ecclésia ; Juges - Héliée - Ecclésia. Chaque tribu fournissait chaque année à la boulè 50 Citoyens, tirés au sort dans les dèmes de chaque tribu. Ces groupes de 50 Citoyens formaient chacun à leur tour un comité exécutif de la boulè, chaque groupe occupant les fonctions pendant un dixième de l’année, les prytanies. Clisthène soumit la boulè et l’Aréopage à l’autorité de l’Ecclésia ou assemblée. Sa réforme ne retint pas le vote comme mode d’élection, lui préférant une alternance régulière (pour l’élection des prytanes) et le hasard (pour l’élection des bouleutes, des héliastes ou des juges) ce qui fait de la Démocratie athénienne une stochocratie (ou lotocratie). Il fut néanmoins conservateur sur un point : il semble qu’il ait conservé les limites fixées par Solon pour l’éligibilité aux magistratures supérieures : il faut attendre -487 pour que les archontes soient tirés au sort (mais ils perdent alors l’essentiel de leurs pouvoirs, au profit des stratèges qui restent, eux, élus par tribu). Il y a des progrès réalisés mais également une certaine continuité. L’isonomie est la première base de la Démocratie. Il n’y a pas de Révolution et les aristocrates restent au commandement de la cité. Ils s’accommodent du système. Il n’y a pas de pouvoir en terme de classe sociale mais à titre individuel. Cependant, par le renouvellement, le clientélisme des aristocrates est difficile à réaliser. La Boulè est l’exercice de la souveraineté populaire. Cependant, on laisse les magistratures aux aristocrates. On maintient les 4 classes censitaires. En

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plus, la charge n’est pas rémunérée, il faut donc disposer de ressources personnelles. Un atout pour les aristocrates est aussi leur culture de l’oisiveté, il s’agit donc d’une question de disponibilité. En plus, tout le monde n’a pas forcément envie d’exercer une magistrature alors que les aristocrates, par leur éducation, sont conditionnés à cela. Cette culture de l’agôn (affrontement) peut plus tard être acquise par les gens enrichis, grâce aux Sophistes. Les aristocrates ne sont en effet pas des adversaires de l’isonomie. C’est un régime qui convient à tout le monde et qui est renforcé par les difficultés à l’extérieur. -534/-509 : règne de Tarquin le Superbe: une Révolte le chassa. Après la mort de Romulus, fondateur du sénat romain, sept rois gouvernèrent la petite cité. Ce sont les Etrusques qui firent de Rome une véritable ville vers -600. Tarquin l’Ancien était le cinquième des sept rois légendaires de la Rome antique, et aussi le premier roi d’origine étrusque. Il fut le premier à faire campagne pour obtenir le pouvoir et à rechercher les suffrages de la Plèbe par des discours. Tarquin insista pour que l’élection du nouveau roi se déroule au plus vite et il manœuvra pour éloigner les fils presque majeurs du roi Ancus Marcius dont il était le tuteur, pour se donner le champ libre. Il fut élu en -616 à l’immense majorité du Peuple pour succéder à ce dernier. Servius (le sixième roi légendaire, et parmi eux le deuxième des rois étrusques) accéda à la royauté à la suite de l’assassinat de Tarquin l’Ancien, dont il avait épousé la fille. C’était le premier souverain à accéder au pouvoir sans consultation populaire (-579). Tarquin le Superbe fut le dernier roi de Rome. Fils ou petit-fils de Tarquin l’Ancien, Lucius Tarquinius (le Tyrannique) et son frère Aruns étaient mariés aux filles de Servius Tullius, ce roi pensant ainsi se prémunir contre les risques de complot dont avait été victime son prédécesseur, Tarquin l’Ancien. Or Tullia, l’ambitieuse épouse d’Aruns, ne tarda pas à tromper son paisible mari (et au mépris de sa propre sœur) avec Lucius, son beau-frère. Ce ménage dura quelque temps, Tullia communiquant sa folle ambition au jeune Lucius Tarquinius Superbus (en latin, l’expression « superbe » n’a pas la même signification qu’aujourd’hui, elle est à prendre au sens d’orgueilleux), puis les deux époux encombrants disparurent opportunément. Devenus libres, les deux

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amants maudits purent donc s’épouser, malgré la désapprobation du père/beau-père. Poussé par sa femme, Tarquin entrepris alors de faire reconnaître ses droits sur le trône : il chercha appui auprès des sénateurs, puis forma une escorte de jeunes gens avec laquelle il envahit le forum. Il créa du tumulte ; Servius intervient. Pris de court, Tarquin finit par l’empoigner et par le jeter dehors où le roi fut achevé par les partisans du tyran. Tite-Live raconte que, rentrant chez elle, Tullia aurait roulé sur le corps ensanglanté de son père. Maître du trône par un crime (-534), c’est par des violences sans fin qu’il prétendit s’y maintenir. Il commença par interdire qu’on ensevelisse Servius Tullius et liquida les sénateurs qui avaient soutenu son beau-père. Il triompha des Volsques en prenant Gabies sans coup férir, grâce à une trahison de son fils, Sextus Tarquin, et Suessa Pométia. Le roi fit alors la paix avec les Eques et renouvela le traité avec les Étrusques. Plus tard, au siège d’Ardée, il perdit la couronne. En effet, son fils, Sextus, aussi violent que son père, avait violé une femme de la plus haute noblesse, Lucrèce, la très vertueuse épouse d’un de ses parents, Tarquin Collatin, et celle-ci, après s’être plainte de cette injure à son mari, à son père et à ses amis, s’était tuée sous leurs yeux. Pour la venger, Junius Brutus, bien que parent lui-même des Tarquin, ameuta le Peuple et ôta la royauté à Tarquin le Superbe. Bientôt l’armée, qui sous les ordres du roi lui-même assiégeait la cité d’Ardée, abandonna elle aussi ce prince, et quand il vint pour entrer dans la Ville, il en trouva les portes fermées et s’en vit exclu. Après avoir exercé le pouvoir pendant vingt-cinq ans, il s’enfuit avec sa femme et ses enfants. Le roi et sa famille, chassés de Rome se réfugièrent en Etrurie. Tarquin le Superbe s’exila à Caeré et fit alliance avec les Etrusques de Véiès et de Tarquinii afin de reprendre le pouvoir. Le sénat remis au Peuple les richesses de la famille royale. Le Champ de Mars (Campus Martius) occupera l’emplacement des domaines royaux. La République déjouera, grâce à la dénonciation d’un esclave, une conspiration conduite par quelques jeunes patriciens, dont les fils de Brutus, qui visait à restituer le pouvoir aux Tarquins. Rome remportera difficilement les affrontements qui l’opposeront aux alliés de Véiès et de

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Tarquinii, et instaura la république. Le régime des rois étrusques fit prendre conscience aux Romains de la notion de corps civiques, en dehors du contrôle exclusif et très local de l’aristocratie. D’autre part les relations religieuses qui sous-tendaient la relation client-patron s’étiolèrent, le culte des ancêtres se transformant en culte des héros. Le populus prit conscience qu’il formait la Plèbe et les institutions reconnurent son existence et la fonction subalterne de cette Plèbe. Les Romains situaient l’avènement de la république en -509, ce qui correspond à la date de la dédicace du temple de Jupiter Capitolin. Il semble cependant que la république a été instaurée plus tard entre -480 et -470. Le mot république vient du latin res publica, ce qui signifie « la chose publique ». Gouverner la cité est donc une affaire publique et Collective. La devise de la république est Senatus Populusque Romanus, le sénat et le Peuple romain. Elle symbolise l’union du sénat romain où siègent les familles patriciennes et de l’ensemble des Citoyens romains. En effet, les Romains sont divisés en deux groupes, les patriciens et les Plébéiens. Les patriciens sont souvent propriétaires de vastes domaines cultivés. Ils appartiennent à de célèbres familles, les gentes. Chaque gens a ses propres cultes, notamment des ancêtres, ses traditions. Elle comprend un nombre plus ou moins grand de clients qui doivent obéissance à leur « patron » et reçoivent en échange aide et assistance en cas de besoin. Les Plébéiens forment la masse des artisans et paysans. Ils vivent en dehors de l’organisation patricienne et n’honorent aucun ancêtre particulier. Au départ la Plèbe n’a aucun droit. Toutes les magistratures sont réservées aux patriciens -509 : Lucius Junius Brutus et Lucius Tarquinius Collatinus, tous deux parents de Tarquin, remplacent l’ancien roi. La république est gouvernée par deux magistrats réélus chaque année, les consuls. -508 : Tarquin Collatin s’exile volontairement, Brutus est tué au combat. Porsenna, roi étrusque de Clusium (Chiusi) prend Rome pour rétablir Tarquin, mais renonce devant l’obstination des Romains (exploits de Horatius Coclès, Mucius Scaevola, Clélie). Leurs successeurs sont désignés pour un an, avec le titre de praetor majus. -494 : la Plèbe accablée de dettes et privé de tout droit, se retire en

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armes sur le mont Sacré. La Plèbe naît de la sécession, lorsqu’une partie du corps civique quitte la ville de Rome, alors que la convocation par les consuls était imminente pour faire face à une guerre étrangère, et refuse de revenir malgré les prières des patriciens. Il s’agit donc d’une Grève de la guerre. Cette sécession est liée à une crise économique, l’historien romain Tite-Live invoquant l’esclavage pour dettes de nombreux Citoyens pauvres. C’est d’ailleurs une situation similaire qui a provoqué les réformes de Solon en Grèce. On peut aussi évoquer une déception politique. En effet, depuis l’établissement de la république, l’exemple de la Démocratie athénienne (réforme de Clisthène) était connu, et avait suscité des espoirs déçus par la mise en place de la république oligarchique, lésant les Droits politiques d’une partie du Peuple (au sens du populus romain, c’est-à-dire l’ensemble des Citoyens). Dans la Rome primitive, l’exploitation massive des esclaves n’est pas encore le fait dominant. L’opposition fondamentale est celle des patriciens et des Plébéiens. Les premiers sont de grands propriétaires fonciers, les seconds sont de petits paysans, des artisans ou des commerçants. Les patriciens, organisés en grandes familles, avaient le monopole des fonctions politiques et de la justice. Cependant, pour soutenir les guerres perpétuelles qu’ils livraient à leurs voisins, ils durent faire appel aux Plébéiens. Ces derniers ne tardèrent pas à leur poser des conditions. Tandis que la guerre avec les Volsques (ancien Peuple de l’Italie, établi au sud du Latium) était imminente, la cité était en guerre avec elle-même et en proie à une haine intestine entre sénateurs et Plébéiens, dont la principale cause était l’esclavage pour dettes. On s’indignait de défendre au dehors la Liberté et l’empire et d’avoir au dedans ses propres concitoyens pour tyrans et pour oppresseurs. La guerre était plus sûre que la Paix, les ennemis moins menaçants que les compatriotes pour la Liberté de la Plèbe. Le mécontentement se propageait déjà de lui-même quand une infortune scandaleuse fit éclater l’incendie. Un vieillard, portant les marques de toutes ses souffrances, s’élança sur le forum ; la crasse couvrait ses vêtements ; plus hideux encore était l’aspect pâle et maigre

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de son corps épuisé ; en outre, la longueur de sa barbe et de ses cheveux lui donnait un air sauvage. On le reconnaissait pourtant, tout affreux qu’il était : il avait, disait-on, commandé une centurie, et on énumérait ses brillants états de service, tout en le plaignant. Il dit que, pendant qu’il faisait campagne contre les Sabins (peuple samnite établi au voisinage immédiat de Rome), les pillards avaient brûlé sa ferme, et qu’au milieu de ses revers, on lui avait réclamé ses impôts, et qu’il avait emprunté. Cette dette, grossie des intérêts, lui avait fait perdre d’abord la terre de son père, et son créancier l’avait jeté, non dans l’esclavage, mais dans un cachot et dans la chambre de torture. Et il montrait sur son dos d’horribles marques de coups toutes fraîches. À cette vue et à ces mots, des cris violents s’élèvent. L’Agitation ne se cantonne plus au forum, mais s’étend partout dans la ville. Les insolvables, portant ou non leurs chaînes, se répandent dans toutes les rues : Pas un coin où des volontaires ne se joignent à l’Emeute ; partout, dans toutes les rues, des bandes hurlantes courent vers le forum. On réclame, sur le ton de la menace, plutôt que de la prière, la convocation du sénat (Assemblée des chefs des familles patriciennes). On entoure la curie (Salle du sénat) pour contrôler et régler soi-même les délibérations officielles. Les patriciens hésitent sur la conduite à tenir. Le consul Appius voulait employer la manière forte : « Après une ou deux arrestations, tout rentrera dans le calme ». Servilius, au contraire, voulait fléchir la Rébellion au lieu de la briser (c’était plus sûr et surtout plus facile). Là-dessus des cavaliers latins accourent, en annonçant que les Volsques sont entrés en compagne. À cette nouvelle, tant la nation était coupée en deux par la discorde, l’impression fut bien différente chez les patriciens et dans la Plèbe. Les Plébéiens étaient transportés de joie : « Ce sont, disaient-ils, les dieux qui viennent punir l’orgueil des patriciens ». Ils s’exhortaient l’un l’autre à ne pas s’enrôler : « Périsse tout le monde plutôt qu’eux seuls ; que les sénateurs prennent du service! que les sénateurs prennent les armes! que les dangers de la guerre soient pour ceux à qui elle profite ! ». Cependant, le sénat, accablé supplie le consul Servilius, dont les idées étaient plus Démocratiques, de tirer l’état des menaçants périls qui l’assiègent. Alors le consul lève la séance et se présente devant le Peuple assemblé. Il lui montre que le sénat est préoccupé des intérêts de

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la Plèbe. Mais ce débat sur une classe – d’ailleurs la plus considérable – mais enfin sur une classe seulement de Citoyens, a été interrompu par un danger que court tout l’état ; il est impossible quand l’ennemi est presque aux portes, de rien faire passer avant la guerre ; en eût-on même le loisir, ce ne serait ni honorable pour la Plèbe de se faire payer d’abord avant de prendre les armes pour la patrie, ni très seyant au sénat de remédier à la détresse des Citoyens par crainte plutôt que par bienveillance. Après la défaite des Aurunces (peuple d’origine osque, établi au sudest du Latium, autour de Minturnes), les Romains comptaient sur la parole du consul et sur la bonne foi du sénat quand Appius se mit à prononcer des sentences aussi dures que possible en matière de dettes, rendant par séries les anciens insolvables aux chaînes de leurs créanciers et en mettant même sans cesse de nouveaux aux fers. Quand c’étaient d’anciens combattants, ils en appelaient à leur collègue. Un rassemblement se faisait devant Servilius ; ils lui rappelaient ses promesses; ils lui représentaient leurs états de service, leurs blessures. Malgré son émotion, le consul, dans la circonstance, était obligé de se tenir sur la réserve, tant son collègue et tout le parti de la noblesse s’étaient jetés dans l’opposition. En gardant ainsi la neutralité, il n’évita pas la rancune du Peuple, sans gagner pour cela la faveur du sénat : au sénat, il passait pour un consul sans énergie et pour un intrigant ; dans la Plèbe, pour un fourbe, et on ne tarda pas à avoir la preuve qu’il était aussi impopulaire qu’Appius. Alors la Plèbe, ne sachant ce qu’elle devait attendre des nouveaux consuls, tint des réunions la nuit, partie aux Esquilies (quartier populaire construit sur l’Esquilin, l’une des sept collines de Rome), partie sur l’Aventin (l’une des sept collines, située au sud-ouest de la ville, et entièrement peuplée de plébéiens) pour éviter de prendre au forum des décisions improvisées et confuses et de toujours marcher sans but et au hasard. Les consuls, voyant là un danger, d’ailleurs réel, font un rapport au sénat et le sénat leur enjoint de faire les enrôlements avec la dernière énergie : « c’est l’inaction qui cause les désordres populaires ». Les consuls lèvent la séance et montent sur leur tribunal ; ils font l’appel des jeunes gens. Pas un ne répond à l’appel de son nom ; et la foule, les

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enveloppant, prend l’allure d’une assemblée pour déclarer qu’on ne se moquera pas plus longtemps de la Plèbe ; on ne trouvera plus un seul soldat si l’état ne tient pas ses engagements ; il faut rendre la Liberté à chaque individu avant de lui donner des armes ; ils veulent combattre pour leur patrie, pour leurs Concitoyens, et non pour leurs maîtres. Les consuls, à bout d’expédients demandent aux sénateurs les plus exaltés de se joindre à eux, et essaient d’employer la manière forte. Nouvel échec. Alors, le sénat, après une délibération confuse, décide de confier le pouvoir à un dictateur, dont les décisions sont sans appel. Cependant, il choisit ce dictateur parmi les modérés, et la Plèbe, sur de nouvelles promesses, se laisse encore mobiliser. Après la victoire, le sénat refuse de tenir ses engagements, et le dictateur démissionne. Alors le sénat se prit à craindre que la Libération des soldats ne fît renaître les assemblées secrètes et les complots. Aussi, bien qu’ils eussent été enrôlés par le dictateur, comme c’étaient les consuls qui leur avaient fait prêter serment, on estima que ce serment les liait encore, et, sous prétexte que les Éques reprenaient les hostilités, on donna l’ordre aux légions d’entrer en campagne. Cela ne fit que hâter la Révolte : l’armée cessa d’obéir aux consuls et se retira avec la Plèbe sur le mont Sacré, sur la rive droite de l’Anio, à trois milles de Rome. Là, sans général, ils firent un camp entouré d’un fossé et d’une palissade, et, paisibles, se bornant à prendre les vivres nécessaires, ils demeurèrent quelques jours sans attaquer ni être attaqués. Le sénat envoie alors à la Plèbe Menenius Agrippa, consul romain issu de la Plèbe en -503, sur le mont Sacré (ou sur le mont Aventin) où s’était réfugiée la Plèbe. Ayant le devoir de réaliser la concordance et prêchant la Coopération entre patriciens et Plébéiens, il employa le fameux apologue : « Les membres et l’estomac » grâce auquel il tenta de montrer que la cité ne pouvait exister sans la Plèbe, mais que, parallèlement la Plèbe ne pouvait vivre sans la cité. En fait, la Plèbe ne consent à rentrer à Rome qu’après avoir reçu des garanties concrètes : on se mit alors à traiter de la réconciliation et l’on consentit à accorder à la Plèbe des magistrats spéciaux et inviolables, chargés de prendre sa défense contre les consuls, et à exclure tout patricien de cette fonction. Aggripa est resté célèbre pour son apologue (plus tard repris par La Fontaine). Les dettes sont effacées.

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Après s’être donné des institutions et avoir prêté serment, la nouvelle entité politique réintègre la cité. Cette Révolution permanente légalisée parvient à équilibrer les institutions oligarchiques de Rome, au cours d’un siècle de Luttes, entre la pression quotidienne de l’intercessio tribunicienne et la menace de la sécession, de la Grève de la guerre et de la défense de la cité, lorsque la Plèbe se retire sur l’Aventin. . Au cours du -Vè siècle, les Plébéiens obtiennent la création de dix tribuns de la Plèbe, chargés de défendre leurs intérêts. Ils peuvent s’opposer à n’importe quelle loi proposée par les autres magistrats. C’est l’intercessio. Peu à peu la Plèbe obtient l’accès à toutes les magistratures. Cependant la plupart des magistrats sont toujours des patriciens. -486 : vote de la première loi agraire. Les consuls suivants furent Spurius Cassius et Proculus Verginius. On conclut avec les Herniques un traité qui leur enleva les deux tiers de leur territoire. Cassius se proposait d’en donner la moitié aux Latins, et l’autre moitié au Peuple. Un grand nombre de patriciens étaient alarmés du danger qui menaçait leurs intérêts et leurs propres possessions; mais le sénat tout entier tremblait pour la république, en voyant un consul se ménager, par ses largesses, un crédit dangereux pour la Liberté. Ce fut alors, pour la première fois, que fut promulguée la loi agraire, qui, depuis cette époque, n’a jamais été mise en question sans exciter de violentes commotions. L’autre consul s’opposait au partage, soutenu par les sénateurs, et n’ayant pas même à lutter contre tout le Peuple, dont une partie commençait à se dégoûter d’un présent qu’on enlevait aux Citoyens pour le leur faire partager avec les alliés. -473/-472 : À la Paix extérieure succèdent immédiatement les discordes civiles : la loi agraire était toujours l’aiguillon dont les tribuns stimulaient la fureur du Peuple. Les plus effrayés étaient les tribuns, qui apprennent, par la mort de leur collègue Gnaeus Génucius, à quel point les Lois Sacrées sont pour eux un faible secours. On disait hautement qu’il n’y avait que la violence qui pût dompter la puissance tribunitienne. -472/-471 : Aussitôt après cette victoire de l’aristocratie, paraît l’édit

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qui ordonne les enrôlements militaires. Les tribuns épouvantés ne font aucune opposition, et les consuls procèdent librement à la levée des troupes. Le Peuple alors s’irrite plus encore du silence des tribuns que de la rigueur des consuls : « C’en était fait de leur liberté; on en revenait à l’ancien état de choses : avec Génucius était morte et descendue dans le tombeau la puissance tribunitienne : il fallait recourir, aviser à d’autres moyens de résister aux patriciens ; la seule ressource qui restât au Peuple, puisqu’il n’avait plus aucun appui, c’était de se défendre luimême ». Tandis qu’ils s’animent ainsi l’un l’autre, un licteur vient, par ordre des consuls, saisir Publilius Voléron, homme du Peuple, qui, ayant été centurion, refusait de servir comme soldat. Voléron en appelle aux tribuns et aucun d’eux ne venant à son secours, les consuls ordonnent qu’on le dépouille de ses vêtements, et qu’on prépare les verges : « J’en appelle au Peuple, s’écrie Voléron, puisque les tribuns aiment mieux voir un Citoyen romain frappé de verges sous leurs yeux, que de s’exposer à être égorgés par vous dans leur lit ». Ainsi excitée, la foule se prépare comme pour un combat : la crise était menaçante. Les consuls, qui voulurent résister à cette violente tempête, éprouvèrent bientôt que la majesté du pouvoir est un appui peu sûr sans la force. Contre l’opinion générale qui s’attendait à le voir user de la puissance tribunitienne pour inquiéter les consuls de l’année précédente, Voléron, sacrifiant à l’intérêt général ses ressentiments personnels, propose au Peuple un projet de loi pour qu’à l’avenir les magistrats Plébéiens fussent élus dans les comices par tribus. Elle n’était pas sans importance, cette loi qui, à première vue, se présentait sous un titre peu alarmant : en réalité, elle enlevait aux patriciens la possibilité d’appeler au tribunat, par les suffrages de leurs clients, les hommes qu’ils avaient choisis. Cette proposition, si agréable au Peuple, les patriciens la combattirent de toutes leurs forces. Voléron fut renommé tribun. Le sénat, voyant que cette affaire se terminerait par un combat à outrance, créa consul Appius Claudius, fils d’Appius, qui, depuis les démêlés de son père, était odieux et hostile au Peuple. Les patriciens ont créé, non pas un consul, mais un bourreau pour tourmenter et torturer le Peuple. Le sénat lui adjoignit pour collègue Titus Quinctius.

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Dès le commencement de cette année, on ne s’occupa que de la loi. Quinctius eut beaucoup de peine à calmer le Peuple ; les patriciens en eurent plus encore à calmer l’autre consul. D’abord la crainte et la colère firent émettre tour à tour des avis très différents; mais à mesure que le temps s’écoule, et que l’emportement fait place à la réflexion, tous les esprits renoncent à l’idée d’une lutte violente, et l’on en vint à rendre des actions de grâce à Quinctius, pour avoir, par ses soins, apaisé les discordes civiles. Tandis que les consuls et les tribuns tirent chacun de leur côté, le corps de l’état reste sans force : on s’arrache la république; on la déchire; chaque parti songe moins à la conserver intacte qu’à décider entre quelles mains elle restera. Finalement, la loi passe sans opposition : les patriciens concèdent enfin à la Plèbe le droit d’élire ses magistrats avec l’établissement de quatre représentants (deux tribuns de la Plèbe et deux édiles Plébéiens). -467 : Efforts du consul Fabius pour calmer le mécontentement de la Plèbe. Après la prise d’Antium, Titus Aemilius et Quintus Fabius sont faits consuls. Déjà, dans un premier consulat, Aemilius avait proposé de distribuer des terres au Peuple. Aussi, lors de son second consulat, on vit se ranimer l’espérance des partisans de la loi agraire : les tribuns, certains de l’emporter, puisque cette fois le consul est pour eux, renouvellent des tentatives qui si souvent avaient échoué devant l’opposition des consuls. Les possesseurs des terres et la majorité des patriciens se plaignirent qu’un chef de l’état s’associât aux poursuites tribunitiennes, et achetât la popularité par des largesses prodiguées aux dépens d’autrui ; ils détournèrent sur le consul tout l’odieux que ces menées avaient excité contre les tribuns. Un conflit terrible allait éclater, si Fabius, par un expédient qui ne blessait aucun des deux partis, n’eût terminé la querelle. L’année précédente, sous la conduite et les auspices de Titus Quinctius, on avait enlevé aux Volsques une portion de leur territoire : Antium, ville voisine, favorablement située sur le bord de la mer, pouvait recevoir une colonie : il était donc facile de donner des terres au Peuple, sans exciter les cris des propriétaires, sans troubler la Paix de Rome. L’avis de Fabius est adopté. On invite ceux qui veulent des terres à donner leurs

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noms. Mais, dès lors (comme toujours), l’abondance fit naître le dégoût, et si peu se firent inscrire qu’on fut obligé de leur adjoindre des Volsques pour compléter la colonie. Les autres, en grand nombre, aimèrent mieux solliciter des terres à Rome que d’en obtenir ailleurs. -462 : le tribun de la Plèbe Terentilius demande la mise par écrit des droits des consuls, pour limiter leur arbitraire. Ce projet est repoussé par les patriciens, ce qui engendre dix ans de crise civile à Rome. Les succès militaires ramenèrent bientôt les troubles intérieurs. Gaius Terentilius Harsa, cette année tribun du Peuple, persuadé, en l’absence des consuls, que le champ était ouvert aux entreprises du tribunat, déclame plusieurs jours contre l’orgueil des patriciens, et attaque surtout l’autorité consulaire comme excessive, comme intolérable dans un état Libre. « Le nom en était moins odieux, le pouvoir plus révoltant peutêtre que celui des rois. Ce sont deux maîtres au lieu d’un, avec une puissance sans contrôle et sans bornes. Indépendants et déréglés euxmêmes, ils font peser sur le Peuple toute la crainte des lois et des supplices ». Les patriciens tremblent que l’absence des consuls n’aide à leur imposer ce joug, et le préfet de Rome, Quintus Fabius, convoque le sénat. « Mais vous, s’écrie-t-il, tribuns mes collègues, nous vous prions de vous rappeler avant tout que c’est pour la protection du Citoyen, et non pour la perte de l’état que cette puissance vous fut accordée, qu’on vous créa les tribuns du Peuple et non les ennemis du sénat ». L’an d’après, la loi Terentilia, présentée par tout le collège des tribuns, attaqua les nouveaux consuls. Les livres de la Sibylle (grande « prêtresse », souvent hermaphrodite, à laquelle on attribuait des pouvoirs de médium, entre autres à cause de ses « particularités » anatomiques, considérées alors comme une intervention divine ; chargée par les dieux de transmettre leurs Oracles aux humains et en particulier aux puissants, elle le faisait dans un langage énigmatique permettant de nombreuses interprétations, ce qui la mettait à l’abri de toute contestation ultérieure), consultés par les duumvirs sacrés, répondirent qu’on était menacé d’une nuée d’étrangers, qui s’empareraient des hauteurs de la ville, pour y répandre le carnage; ils recommandaient surtout de s’abstenir des dissensions civiles. C’était fait à dessein pour entraver la loi, disaient les récriminations des tribuns : un conflit violent se préparait.

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Jamais aucun des jeunes patriciens aristocrates, soit en public, soit en particulier, ne se montrait farouche sauf lorsqu’on arrivait à traiter de la loi. Autrement, cette jeunesse était populaire. Peu à peu, ces caresses, ces attentions avaient adouci le Peuple. Grâce à ces moyens, on éluda toute l’année l’adoption de la loi. -460 : Prise du Capitole par l’armée des esclaves et des bannis et nouvelles tentatives des tribuns pour saper l’autorité des consuls et du sénat. Présenter la loi, la repousser; voilà ce qui occupait les esprits. Plus la jeunesse patricienne s’insinuait auprès du Peuple, plus, à leur tour, les tribuns, par leurs accusations, cherchaient à la rendre suspecte : « on tramait une conspiration ; c’est la mort des tribuns, le massacre du Peuple qu’on médite. Les vieux patriciens ont chargé les jeunes d’extirper de la république la puissance tribunitienne, et de rendre à l’état la forme qu’il avait avant qu’on se retirât sur le Mont-Sacré ». Rome cependant craignait que les Volsques et les Èques ne reprissent des hostilités, pour ainsi dire périodiques, et dont chaque année amenait régulièrement le retour. Mais, plus pressant, un nouveau danger surgit tout à coup. Des exilés et des esclaves, au nombre d’environ deux mille cinq cents, le Sabin Appius Herdonius à leur tête, s’emparent, la nuit, du Capitole et de la citadelle. Quelques-uns, au milieu du trouble, entraînés par l’effroi, volent au forum : « Au armes ! » et « L’ennemi est dans la ville ! ». Les consuls redoutent et d’armer le Peuple, et de le laisser sans armes. Ignorant quel fléau soudain, étranger ou domestique, produit du ressentiment populaire ou de la perfidie des esclaves, s’est jeté sur la ville, ils veulent calmer le trouble, et, souvent, ne parviennent qu’à l’exciter. Sur cette multitude tremblante et consternée, l’autorité n’avait plus d’emprise. Cependant on distribue des armes, mais avec réserve, assez seulement, comme on ignore quel est l’ennemi, pour former un corps de troupes qui suffise à tout événement. Le jour enfin dévoila quelle était cette guerre, quel en était le chef. C’étaient les esclaves, qu’Appius Herdonius appelait à la Liberté du haut du Capitole : « il avait pris en main la cause du malheur ; il voulait ramener dans leur patrie ceux que l’injustice en avait exilés, et détruire le joug pesant de l’esclavage ». Mille sujets divers excitaient les alarmes, les esclaves surtout.

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Chacun pouvait avoir son ennemi chez soi. Se fier à lui, s’en méfier, au risque de provoquer sa vengeance, était également dangereux. À peine, avec de la concorde, semblait-il possible de sauver la république. Néanmoins, dans ce redoublement, dans ce déluge de maux, personne ne songeait à l’animosité des tribuns et du Peuple ; ce mal peu dangereux n’en était un qu’en l’absence de tout autre, et, dans ce moment, la peur de l’étranger devait le faire cesser. Et cependant ce fut presque le seul danger réel dans cette crise malheureuse. Tel était le délire des tribuns, qu’à les entendre ce n’était pas la guerre, mais un vain simulacre de guerre, et que cette invasion du Capitole n’était imaginée que pour détourner de la loi l’attention des esprits. Ils font donc quitter les armes au Peuple, et l’appellent à l’assemblée pour y voter la loi. Les consuls, de leur côté, convoquent le sénat, plus alarmés des craintes nouvelles qu’inspirent les tribuns, qu’ils ne l’avaient été de la surprise de la nuit. Le spectacle d’une Révolte dans Rome se préparait pour les ennemis. Cependant la loi ne put passer, ni le consul marcher au Capitole. Les tribuns reculèrent devant la peur des armes consulaires. Délivrés des auteurs de la sédition, les patriciens se mêlent au Peuple, s’avancent au milieu des groupes, et y sèment des paroles adaptées à la circonstance. Là, Publius Valérius, tandis que son collègue veillait à la garde des portes, formait déjà ses bataillons. Il avait promis « qu’après la délivrance du Capitole et le retour de la Paix dans Rome, si le Peuple consentait à l’écouter, il lui dévoilerait la fourberie dont la loi des tribuns devait assurer le triomphe, et qu’ensuite, plein du souvenir de ses ancêtres, de leur part d’obligation, en quelque sorte héréditaire, de protéger les intérêts populaires, il n’apporterait plus aucun obstacle à l’assemblée du Peuple ». Sous ses ordres et malgré les réclamations des tribuns, les bataillons se mettent à gravir la pente du Capitole. Une foule d’exilés souillèrent le temple de leur sang, beaucoup furent pris en vie. Herdonius fut tué. Ainsi fut recouvré le Capitole. Les prisonniers, selon qu’ils étaient Libres ou esclaves, subirent chacun le supplice réservé à leur condition. La Paix une fois rétablie, les tribuns pressent le sénat d’accomplir la promesse de Publius Valérius et laisse présenter la loi. Le consul proteste qu’avant d’avoir remplacé son collègue, il ne permettra point la

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présentation de la loi. Au mois de décembre, grâce à tous les efforts des patriciens, on nomma consul Lucius Quinctius Cincinnatus, père de Céson, qui dut entrer en charge aussitôt. Le Peuple était consterné : il se voyait aux mains d’un consul irrité, tout puissant par la faveur du sénat, par son mérite et par l’influence de ses trois fils, mais qui, par leur prudence et leur modération quand les circonstances l’exigeaient, lui étaient supérieurs. Dès qu’il fut revêtu de sa magistrature, assidu à son tribunal, il y déploya une égale énergie pour contenir le Peuple et réprimander les patriciens : « c’était, disait-il, par la faiblesse de cet ordre, que les tribuns se perpétuant dans leurs charges, régnaient non sur la république du Peuple romain, mais comme sur une famille en désordre, par la langue et les invectives. À l’avenir, continuer les magistrats dans leurs charges, réélire les mêmes tribuns serait, au jugement du sénat, une atteinte à la république ». Les consuls se conformèrent à ces décrets ; mais les tribuns, malgré les réclamations des consuls, furent réélus. Les patriciens, à leur tour, pour ne rien céder au peuple, portaient de nouveau Quinctius. Jamais, de toute l’année, il n’y eut sortie plus véhémente de la part du consul : « Faut-il s’étonner, pères conscrits, du discrédit de votre autorité auprès du Peuple ? C’est vous-mêmes qui la ruinez. Ainsi, parce que le Peuple viole vos décrets en continuant ses magistrats, vous allez les violer vous-mêmes, pour égaler en dérèglements cette multitude ». -459 : Quintus Fabius et Lucius Cornélius ne furent pas plutôt en charge, qu’avec l’année commencèrent les troubles. Les tribuns aigrissaient le Peuple. Une nouvelle guerre terminée, celle que les tribuns font dans Rome vient agiter le sénat. L’autorité consulaire allait succomber sous les efforts des tribuns, lorsque survinrent de nouvelles terreurs. La crainte du péril décida les tribuns à permettre l’enrôlement, non, toutefois, sans une condition. Comme pendant cinq ans on avait pu éluder leurs efforts, et qu’ils avaient peu profité à la cause populaire, ils demandent qu’à l’avenir, il soit créé dix tribuns du Peuple. La nécessité arracha aux patriciens leur consentement, seulement ils spécifièrent qu’on ne pourrait réélire les mêmes tribuns. Mais afin d’empêcher qu’après la guerre, cette clause,

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comme tant d’autres, ne demeurât sans effet, les comices, se réunirent sur-le-champ pour l’élection des tribuns. Trente-six ans après la création des premiers tribuns on porta leur nombre à dix, deux de chaque classe, et on prit des mesures pour qu’il en fût de même à l’avenir. -454 : Recherche d’un compromis entre patriciens et Plébéiens : une délégation part consulter les lois d’Athènes. Les mêmes tribuns du Peuple, réélus l’année suivante, sous le consulat de Titus Romilius et Gaius Véturius, ne cessaient de prôner leur loi dans toutes leurs assemblées. Au moment où toute leur activité se concentrait sur cette affaire, des courriers arrivent tremblants de Tusculum, et annoncent que les Èques sont sur leurs terres. On eût éprouvé quelque honte, après les services récents qu’avait rendus ce peuple, à différer le secours. Plus de sept mille ennemis y restèrent, les autres prirent la fuite. Le butin fut immense. Mais, pour réparer l’épuisement du trésor, les consuls firent tout vendre. Cette mesure excita néanmoins le mécontentement de l’armée, et fournit aux tribuns des motifs pour noircir les consuls auprès du Peuple. Aussi, dès qu’ils sortirent de charge, et sous le consulat de Spurius Tarpéius et d’Aulus Aternius, ils furent cités à comparaître : Romilius par Gaius Claudius Cicéron, tribun du Peuple ; Véturius par Lucius Aliénus, édile Plébéien. L’un et l’autre, à la grande indignation des patriciens, furent condamnés. L’échec qu’éprouvèrent ces consuls ne rendit point leurs successeurs plus traitables : « on pouvait bien, disaient-ils, les condamner, mais le Peuple et les tribuns ne sauraient faire passer leur loi ». Renonçant alors à une loi qui avait vieilli depuis qu’on l’avait présentée, les tribuns traitèrent les patriciens avec plus de douceur. Ils les priaient de « mettre un terme à leurs dissensions : si les lois plébéiennes leur déplaisaient si fort, ils n’avaient qu’à autoriser la création, en commun, de commissaires choisis parmi le Peuple et parmi les patriciens, pour rédiger des règlements dans l’intérêt des deux ordres, et assurer à tous une Egale Liberté ». Les patriciens étaient loin de rejeter ces offres; mais « nul, disaient-ils, n’était appelé à donner des lois, s’il ne sortait de l’ordre des patriciens ». Ainsi, d’accord sur le besoin de nouvelles lois, on n’était divisé que sur le choix du législateur. On envoya donc à Athènes Spurius Postumius Albus, Aulus Manlius, Publius Sulpicius Camérinus, avec l’ordre de copier les célèbres lois de

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Solon, et de prendre connaissance des institutions des autres états de la Grèce, de leurs mœurs et de leurs Droits. -452 : Fondation du premier décemvirat. Cette année se passa encore sans guerres étrangères, mais, à l’intérieur, des troubles s’élevèrent. Déjà les envoyés étaient de retour avec les institutions d’Athènes. Les tribuns n’en apportaient que plus d’instance à demander qu’on se mit enfin à rédiger les lois. On convint de créer des décemvirs avec une autorité sans appel, et, pour cette année, de n’élire aucun autre magistrat. Devait-on en choisir quelquesuns dans l’ordre des Plébéiens ? On agita longtemps cette question. Enfin on céda aux patriciens, à condition seulement que la loi Icilia, au sujet du mont Aventin, et les autres lois sacrées, ne sauraient être abrogées. -451 : Entrée en charge des décemvirs : les tribuns de la Plèbe obtiennent enfin que les lois soient écrites et connues de tous. Dix anciens consuls, les Decemviri, investis du pouvoir absolu, rédigent la Loi des Douze Tables publiée sur le forum. Elle établit l’Egalité devant la loi entre patriciens et Plébéiens, mais interdit les mariages mixtes. L’an trois cent deux de la fondation de Rome, la forme de la constitution se trouve de nouveau changée, et l’autorité passe des consuls aux décemvirs, comme auparavant elle avait passé des rois aux consuls. Le plus influent d’entre eux tous était Appius, que soutenait la faveur populaire. Il avait si complètement revêtu un nouveau caractère, que, de cruel et implacable persécuteur du Peuple, il en était devenu tout à coup le courtisan, et captait ses moindres faveurs. Tous les dix jours chaque décemvir rendait au peuple la justice. Tandis que cette justice, « incorruptible comme celle des dieux », se rendait également aux grands et aux petits, les décemvirs ne négligeaient pas la rédaction des lois. Pour satisfaire une attente qui tenait toute la nation en suspens, ils les présentèrent enfin sur dix tables, et convoquèrent l’assemblée du Peuple. Pour le bonheur, pour la gloire, pour la prospérité de la république, pour la félicité des Citoyens et celle de leurs enfants, ils les engageaient à s’y rendre et à lire les lois qu’on leur proposait. Ils avaient établi entre les droits de tous, grands et petits,

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une exacte balance (mais on pouvait attendre davantage du concours de tous les esprits et de leurs observations réunies). Ils devaient en particulier, et dans leur sagesse, peser chaque chose, la discuter ensuite, et déclarer sur chaque point ce qu’il y avait d’additions ou de suppressions à faire. Ainsi, le Peuple romain aurait des lois qu’il pourrait se flatter non seulement d’avoir approuvées, mais encore d’avoir proposées lui-même. Après que chacun des chapitres présentés eut subi les corrections indiquées par l’opinion générale, et jugées nécessaires, les comices par centuries adoptent les lois des dix tables. Dans cet amas énorme de lois entassées les unes sur les autres, elles sont le principe du droit public et privé. Le bruit se répandit alors qu’il existait encore deux tables, dont la réunion aux autres compléterait en quelque sorte le corps du droit romain. Cette attente, à l’approche des comices, fit désirer qu’on créât de nouveau des décemvirs. Le Peuple lui-même, outre que le nom de consul ne lui était pas moins odieux que celui de roi, ne regrettait pas l’assistance tribunitienne. -450 : Création du deuxième décemvirat. Lorsqu’on eut indiqué le troisième jour de marché pour la réunion des comices qui devaient élire les décemvirs, les premiers personnages eux-mêmes (dans la crainte, sans doute, que la possession d’une si grande autorité, s’ils laissaient le champ libre, ne tombât en des mains qui en seraient peu dignes) se mirent sur les rangs, et cette charge, qu’ils avaient repoussée de toutes leurs forces, ils la demandaient en suppliant à ce même Peuple contre lequel ils s’étaient élevés. Appius se sentit aiguillonné et se faisait valoir auprès du Peuple. Ce fut au point que ses collègues eux-mêmes, tout entiers à lui jusqu’à ce moment, ouvrirent enfin les yeux, et se demandèrent ce qu’il prétendait. N’osant encore s’opposer ouvertement à son ambition, ils entreprennent d’en paralyser les efforts, en feignant de les seconder. D’un commun accord, ils lui assignent la présidence des comices, sous prétexte qu’il était le plus jeune. Cet artifice avait pour but de l’empêcher de se nommer lui-même, ce dont personne, à l’exception des tribuns du Peuple, n’avait jamais donné le détestable exemple. Mais lui, après avoir invoqué le bien de l’état, se chargea de tenir les

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comices, et sut tirer parti de l’obstacle Il fait élire au décemvirat des hommes qui étaient bien loin de les égaler en illustration. Lui-même se nomme le premier, et encourt par ce fait des reproches d’autant plus amers qu’on croyait cette audace impossible. Dès ce moment Appius jeta le masque : il s’abandonna bientôt à son caractère, et réussit à façonner ses nouveaux collègues à ses manières avant même qu’ils fussent entrés en charge. Chaque jour ils se rassemblaient sans témoins. Après avoir arrêté de concert les plans ambitieux que chacun préparait en secret, ils cessèrent de déguiser leur orgueil, en se montrant difficiles à aborder, répondant à peine. Dès le début, le premier jour de leur magistrature se signala par un appareil de terreur. Les premiers décemvirs avaient établi qu’un seul aurait les douze faisceaux (de licteur : instrument de punition – verges de bois –, à l’origine du mot fascisme), et cette marque de souveraineté royale passait à tour de rôle à chacun d’entre eux. Ceux-ci parurent tous ensemble, précédés chacun de douze faisceaux. Qu’une voix favorable à la Liberté vînt à s’élever dans le sénat ou devant le Peuple, aussitôt les verges et les haches (le faisceau de licteur et la hache sont le symbole de la Révolution française de 1789, toujours en cours dans notre république) la réduiraient au silence et rendraient les autres muettes d’effroi. En effet, outre qu’on ne pouvait recourir au Peuple, l’autorité des décemvirs était sans appel : ils étaient en cela différents de leurs prédécesseurs, qui avaient souffert que par ce moyen on modifiât leurs jugements, mais qui avaient tout de même renvoyé devant le Peuple certaines affaires qui semblaient être de leur ressort. Pendant un certain temps une égale terreur régna sur toutes les classes, mais peu à peu elle s’appesantit tout entière sur les Plébéiens. On ménageait les patriciens et ce fut au bas Peuple que s’attaquèrent le caprice et la cruauté. Un bruit s’était même répandu que leur conspiration ne limitait pas au temps actuel l’asservissement de la république, mais qu’un accord clandestin les avait entre eux engagés par serment à ne point réunir les comices, et à perpétuer leur décemvirat pour conserver le pouvoir qu’ils avaient dans les mains. Le Peuple alors jette autour de lui ses regards : il les porte sur les patriciens, épiant un souffle de Liberté du côté d’où naguère ses soupçons n’attendaient que la servitude, soupçons qui ont amené la

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république à cet état de malheur. Les chefs du sénat détestaient les décemvirs, détestaient le Peuple. S’ils désapprouvaient ce qui se passait, c’était avec la pensée que ces violences avaient été méritées. Ils refusaient leur secours à des humains que leur avidité pour la Liberté avait plongés dans l’esclavage, et voulaient laisser les griefs s’accumuler pour que le dégoût du présent fît du retour des consuls et de l’ancien état de choses un objet de désir. Ce qui seul inquiétait le Peuple, c’était de savoir comment la puissance tribunitienne, boulevard de la Liberté, et dont il avait interrompu l’existence, pourrait se rétablir. -449 : Menaces extérieures; les décemvirs convoquent le sénat. Les Decemviri qui se maintenaient illégalement au pouvoir sont chassés par une Révolte de l’armée et une menace de sécession de la Plèbe. Les praetores prennent le titre de consuls. Par la loi Horatia Valeria, les tribuns de la Plèbe deviennent sacrés, leurs plébiscites ont force de loi et ils peuvent faire appel auprès du Peuple (provocatio). On n’avait substitué aux décemvirs aucun autre magistrat : quoique rendus à la vie privée, ils se montrèrent en public sans rien diminuer de leur arrogance dans l’exercice du pouvoir, rien de l’appareil qui entourait leur dignité. La tyrannie n’était plus douteuse. On pleurait la Liberté perdue sans retour. Les Romains n’étaient pas seuls à douter de leur courage : déjà ils devenaient un objet de mépris pour les nations voisines, honteuses de reconnaître un empire là où n’était point la Liberté. Vaincus par la peur, les décemvirs se décident à consulter le sénat sur deux guerres qui les pressent à la fois. Ils font sommer les sénateurs de se rendre à l’assemblée, n’ignorant point quels orages de haine allaient fondre sur eux : la désolation des campagnes, la cause des périls dont Rome était menacée, leur seraient sans nul doute imputées. Lorsqu’on entendit, au forum, la voix du crieur qui convoquait les sénateurs à se réunir auprès des décemvirs, ce fut comme un événement nouveau, car on avait, depuis longtemps, négligé la coutume de prendre l’avis du sénat : le Peuple en fut dans l’étonnement. C’était aux ennemis et à la guerre qu’il fallait rendre grâces, si l’on observait encore quelque forme de Liberté. On parcourt des yeux toutes les parties du forum pour y chercher les sénateurs ; mais à peine en peut-on découvrir un. De là on

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se porte à la salle du sénat, on y observe la solitude qui règne autour des décemvirs. Ceux-ci comprirent alors combien la haine de leur pouvoir était générale, et le Peuple vit bien, dans l’absence des sénateurs, leur refus de reconnaître à des particuliers le droit de convoquer le sénat : c’était le commencement d’un retour à la Liberté. À peine voyait-on un sénateur dans le forum, fort peu se trouvaient à la ville. Dégoûtés de l’état des choses, ils s’étaient retirés dans leurs terres, occupés de leurs intérêts particuliers, à défaut des intérêts publics, et persuadés qu’ils seraient d’autant plus à l’abri des vexations, qu’ils s’éloigneraient davantage de la société et de la présence de leurs farouches oppresseurs. Les décemvirs aimaient mieux qu’il en fût ainsi que de savoir les sénateurs présents et Rebelles à leur autorité. Ils ordonnent de les mander tous, et fixent l’assemblée au lendemain. Elle fut plus nombreuse encore qu’ils ne l’avaient espéré : le Peuple en conclut que les patriciens trahissaient la cause de la Liberté, puisque le sénat reconnaissait le droit de convocation à des hommes dont la charge était expirée, et que la violence seule élevait au-dessus des simples Citoyens. Ce que personne n’avait supporté d’un roi, ou du fils d’un roi, qui donc le supporterait chez tant de simples Citoyens ? Il ne tenait qu’à eux d’éprouver combien la douleur, combattant pour la Liberté, est plus énergique que la cupidité luttant pour une injuste domination. On proposait de délibérer sur la guerre contre les Sabins, comme si le Peuple romain avait quelque ennemi plus redoutable que ceux qui, créés pour faire des lois, n’avaient laissé subsister dans l’état aucune ombre de légalité ; par qui, comices, magistrats annuels, succession dans l’autorité, uniques gages d’une Egale Liberté, tout avait été renversé ; qui enfin, simples particuliers, conservaient les faisceaux et une autorité royale ! Les rois, une fois expulsés, on avait créé des magistratures patriciennes ; puis, après la retraite du Peuple, des magistratures plébéiennes. C’était trop compter sur la terreur qu’ils inspiraient : les maux qu’on endurait semblaient enfin plus cruels que ceux qu’on pouvait avoir à craindre. Les consulaires eux-mêmes et les plus vieux sénateurs, par un fonds de haine pour la puissance tribunitienne, dont le Peuple, à leur avis, désirait bien plus ardemment le retour que celui de l’autorité consulaire, aimaient mieux, en quelque sorte, attendre que les décemvirs sortissent

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volontairement de charge, que de voir le Peuple, en haine des décemvirs, se Soulever de nouveau. Aux désastres causés par l’ennemi, les décemvirs ajoutent deux crimes affreux, l’un au camp, et l’autre dans Rome. Lucius Siccius, qui servait dans l’armée dirigée contre les Sabins, exploitant la haine qui s’attachait aux décemvirs, engageait secrètement les soldats à rétablir les tribuns et à se Révolter. On l’envoie reconnaître une position pour y placer un camp, et des soldats l’escortent, avec ordre de le tuer au premier endroit favorable. On annonça au camp que Siccius, malgré des prodiges de valeur, a péri dans une embuscade, et quelques soldats avec lui. On crut d’abord ceux qui rapportèrent ces nouvelles, mais très vite on ne douta plus que Siccius avait péri de la main des siens, et on rapporta son cadavre. L’irritation fut à son comble dans le camp, et c’est à Rome qu’on voulait sur-le-champ transporter Siccius. Mais les décemvirs se hâtèrent de lui décerner des funérailles militaires aux frais de l’état. On l’ensevelit au milieu des regrets des soldats et de l’exécration que le nom des décemvirs avait excitée parmi le Peuple. La ville fut ensuite témoin d’un forfait enfanté par la débauche, et non moins terrible dans ses suites que le déshonneur et le suicide de Lucrèce, auquel les Tarquins durent leur expulsion de la ville et du trône : comme si les décemvirs étaient destinés à finir pareil que les rois et à perdre leur puissance par les mêmes causes. Appius Claudius s’enflamma d’un amour criminel pour une jeune plébéienne et la viola. Son père était l’exemple des Citoyens, l’exemple des soldats. Sa femme avait vécu comme lui, et ses enfants étaient élevés dans les mêmes principes. Il avait promis sa fille, Virginie, à Lucius Icilius, ancien tribun, homme passionné, et qui plus d’une fois avait fait preuve de courage pour la cause du Peuple. Les hommes, et surtout Icilius, n’ont de paroles que pour réclamer la puissance tribunitienne et l’appel au Peuple ; toute leur indignation était pour la patrie. La multitude s’anime et par l’atrocité du crime, et dans l’espoir qu’il serait une occasion favorable de recouvrer sa Liberté. Le décemvir cite Icilius, et, sur son refus de comparaître, ordonne qu’on

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l’arrête. Comme on ne laissait pas approcher ses appariteurs, lui-même, suivi d’une troupe de jeunes patriciens, perce la foule et commande de le conduire dans les fers. On voyait déjà autour d’lcilius la multitude et les chefs de la multitude, Lucius Valérius et Marcus Horatius. La Lutte s’engage furieuse. Le licteur du décemvir veut porter la main sur Valérius et Horatius : le Peuple brise les faisceaux. Appius monte à la tribune, Valérius et Horatius l’y suivent : le Peuple les écoute et couvre de murmures la voix du décemvir. Déjà, au nom de l’autorité, Valérius ordonne aux licteurs de s’éloigner d’un simple Citoyen. Spurius Oppius, voulant prêter secours à son collègue Appius, se précipite, d’un autre côté, sur la place, et voit l’autorité vaincue par la force. Il se décide enfin à convoquer le sénat. Ainsi, voyant que la plus grande partie des patriciens désapprouvait la conduite des décemvirs, et, dans l’espoir que le sénat mettrait un terme à leur puissance, la multitude s’apaise. Le sénat fut d’avis qu’il ne fallait point irriter le Peuple, et qu’on devait songer surtout à empêcher que l’arrivée de Verginius à l’armée n’excitât quelque mouvement. On dépêche donc au camp, qui se trouvait alors sur le mont Vécilius, les plus jeunes sénateurs, pour recommander aux décemvirs d’arrêter à tout prix la Révolte parmi les soldats. Mais Verginius (le père de Virginie) y avait excité une effervescence plus grande encore que celle qu’il avait laissée à Rome. Outre qu’il parut avec une escorte de quatre cents Citoyens que l’horreur de ces indignités avait amenés de la ville avec lui, l’arme qu’il tenait toujours à la main, le sang dont il était couvert (il avait tué sa fille pour lui éviter de devenir esclave, ruse d’Appius pour sauver son statut), attirent sur lui les regards. Les décemvirs, troublés de ce qu’ils voient et de ce qu’ils apprennent de Rome, courent sur différents points du camp, calmer l’agitation. S’ils emploient la douceur, on ne leur répond pas ; s’ils invoquent leur autorité, ils ont affaire à des hommes, et à des hommes armés. Les soldats marchent en ordre vers la ville, et occupent l’Aventin. À mesure qu’on accourt, ils exhortent le Peuple à recouvrer sa Liberté et à créer des tribuns. Spurius Oppius convoque le sénat : celui-ci se refuse à toute mesure violente, car les décemvirs eux-mêmes ont provoqué cette sédition. On envoie trois députés consulaires, Spurius Tarpéius, Gaius Julius, Publius Sulpicius, demander, au nom du sénat : « En vertu de

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quels ordres les soldats ont quitté le camp ? Ce qu’ils prétendent faire en occupant armés le mont Aventin ? Ont-ils abandonné la guerre contre l’ennemi pour s’emparer de leur patrie ? ». À ces questions les réponses ne manquaient point, mais il manquait quelqu’un pour les faire. On était encore sans chef avoué, personne n’osant s’exposer seul à tant de haines. Seulement, un cri unanime s’éleva de la multitude ; elle demande qu’on lui envoie Lucius Valérius et Marcus Horatius : c’est eux qu’on chargera d’une réponse. Mais eux s’y refusaient, à moins que les décemvirs ne déposassent les insignes de leur magistrature, expirée dès l’année précédente. Les décemvirs se plaignent qu’on les dégrade et protestent qu’ils ne déposeront point leur autorité avant qu’on n’ait adopté les lois pour l’établissement desquelles on les avait créés. Persuadé par les conseils de Marcus Duillius, ancien tribun, qu’il n’obtiendrait rien en prolongeant ces négociations, le Peuple passe de l’Aventin sur le mont Sacré : « tant qu’ils n’abandonneront pas la ville, assurait Duillius, ils n’inspireraient au sénat aucune inquiétude ; le mont Sacré devait lui rappeler la constance du Peuple ; il saurait que le rétablissement de la puissance tribunitienne peut seule ramener la Concorde, imitant la modération de leurs pères, et sans se livrer à aucune violence ». Le Peuple suivit l’armée, et pas un de ceux à qui l’âge le permettait ne resta en arrière. À leur suite venaient leurs femmes, leurs enfants, demandant avec douleur pourquoi ils les laissaient dans une ville où la pudeur, la Liberté, rien n’y était sacré. Déjà plusieurs voix, jointes à celles de Valérius et d’Horatius, s’écriaient : « Qu’attendez-vous encore, sénateurs ? Si les décemvirs ne mettent pas une borne à leur obstination, souffrirez-vous que tout périsse dans une conflagration générale ? Est-ce pour les toits et les murailles que vous ferez des lois ? N’avez-vous pas honte de voir dans le forum plus de vos licteurs que de Citoyens en toge ? Que ferez-vous si l’ennemi marche sur vous ? Que ferez-vous si le Peuple, voyant sa retraite sans effet, se présente en armes ? La chute de Rome est-elle nécessaire pour amener celle de votre autorité ? Il faut vous passer du Peuple ou lui rendre ses tribuns. Nous nous passerons plutôt, nous, de magistrats patriciens, que les Plébéiens des leurs ». Ces reproches retentissent de toutes parts, et les décemvirs, vaincus par cette unanimité, s’en remettent à la discrétion du sénat. Ils prient seulement et

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préviennent les sénateurs de les protéger contre la haine publique, pour que leur supplice n’accoutume pas ce Peuple à voir répandre le sang des patriciens. Alors Valérius et Horatius reçoivent mission de se rendre auprès du Peuple, de lui faire, pour son retour, les conditions qu’ils jugeront convenables, et de préserver les décemvirs de la haine et de l’exécration de la multitude. C’étaient ses Libérateurs : leurs efforts avaient commencé le mouvement et allaient le terminer. Icilius parla au nom de tout le Peuple. Il exigeait le rétablissement de la puissance tribunitienne et de l’appel au Peuple, qui, avant la création des décemvirs, étaient la sauvegarde du Citoyen, et une amnistie générale pour tous ceux qui avaient engagé les soldats ou le Peuple à se retirer pour recouvrer leur Liberté. Les décemvirs seuls furent de sa part l’objet d’une demande cruelle. Les députés répondirent : « Les demandes que vous avez délibérées en commun sont si justes, qu’on vous les eût de plein gré proposées : vous demandez des garanties pour votre Liberté et non la faculté de nuire à celle des autres. Votre ressentiment se pardonne; mais on ne saurait l’autoriser. En haine de la cruauté, vous devenez cruels, et presque avant d’être Libres, vous voulez déjà tyranniser vos adversaires. Est-ce donc que notre cité ne fera jamais trêve aux vengeances des patriciens contre le Peuple, ou du Peuple contre les patriciens ? Le bouclier vous convient mieux que l’épée. C’est assez, c’est bien assez abaisser vos adversaires, que de les réduire à une Egalité parfaite de Droits, de leur ôter les moyens de nuire aux autres, en empêchant qu’on leur nuise. Aujourd’hui, il vous suffit de revendiquer votre Liberté ». -449 : Élection des tribuns de la Plèbe sur l’Aventin. D’un accord unanime on s’en remet à la décision des députés qui promettent de revenir après avoir tout terminé. Ils vont exposer au sénat les conditions dont le Peuple les a chargés, et les décemvirs voyant que, contre leur attente, il n’est question pour eux d’aucune peine, ne se refusent à rien. Un sénatus-consulte portait que les décemvirs abdiqueraient au plus tôt, que Quintus Furius, grand pontife, nommerait des tribuns populaires, et qu’on ne rechercherait personne pour la Révolte de l’armée et du Peuple. Ces décrets achevés, les décemvirs

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lèvent la séance, se rendent au forum, et prononcent leur abdication au milieu des plus vifs transports de joie. Aussitôt, formés en comices et présidés par le grand pontife, les Citoyens nomment leurs tribuns, et en tête Lucius Verginius, après lui viennent Lucius Icilius et Publius Numitorius, oncle de Virginie, auteurs de l’Insurrection, ensuite Gaius Sicinius, descendant de celui que la tradition regarde comme le premier tribun du Peuple élu sur le mont Sacré, et Marcus Duillius, qui s’était fait remarquer dans la même charge avant la création des décemvirs, et dont l’appui n’avait pas manqué au Peuple dans sa Lutte contre eux. Aussitôt, la création de deux consuls avec appel au Peuple fut décrétée sur la proposition de Marcus Duillius. Un interroi nomma ensuite les consuls Lucius Valérius et Marcus Horatius, lesquels entrèrent aussitôt en fonction. Ce consulat populaire ne lésait en rien les droits des patriciens, et fut cependant en butte à leur haine. Tout ce qui se faisait pour la Liberté du Peuple leur semblait une usurpation sur leur puissance. D’abord, il était un point de droit en contestation pour ainsi dire permanente : il s’agissait de décider si les patriciens étaient soumis aux plébiscites. Les consuls portèrent dans les comices par centuries une loi déclarant que les décisions du Peuple assemblé par tribus lieraient tous les Citoyens. On donnait ainsi aux tribuns l’arme la plus terrible. Une autre loi, émanée des consuls, rétablit l’appel au Peuple, unique soutien de la Liberté. Le sort des Plébéiens était ainsi suffisamment assuré par l’appel au Peuple et l’appui du tribunat. -445 : le tribun de la Plèbe Caius Canuleius obtient l’autorisation du mariage entre plébéien et patricien (Lex Canuleia). -444/-443 : les Plébéiens réclament l’Egalité politique. Les patriciens remplacent le consulat par le tribunat militaire avec pouvoir consulaire, accessible aux Plébéiens, et par la fonction de censeur (recensement quinquennal des Citoyens romains par niveau de fortune ; ils inscrivent les nouveaux Citoyens romains dans les registres de leur centurie et de leur tribu, passent en revue les chevaliers et sont chargés de mettre à jour l’album, c’est-à-dire le registre des personnes admises au sénat – leur fonction les amène également à surveiller les mœurs, ce qui leur

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permet de rayer de l’album sénatorial les sénateurs indignes, mais aussi de flétrir publiquement la réputation d’une personne par la nota censoria) réservée aux patriciens. -439 : Distributions illicites de blé et Révolte plébéienne, matée par le dictateur Cincinnatus (magistrature exceptionnelle qui attribuait tous les pouvoirs à un seul homme, le dictateur – étymologiquement « celui qui parle » –; cette magistrature suprême, assortie de règles de désignation précises et temporaire – 6 mois maximum –, était accordée en cas de danger grave contre la république ; elle fut abolie après les dictatures de Sylla et Jules César). À cette époque Spurius Maelius, de l’ordre des chevaliers, et qui était prodigieusement riche pour le temps, donna le dangereux exemple d’une chose utile en elle-même, mais dénaturée par ses détestables intentions : il avait, par l’entremise de ses hôtes et de ses clients, fait à ses frais des achats de blé en Étrurie (ce qui rendit inutiles les mesures prises par l’état pour adoucir la disette). Il se mit à distribuer des grains au Peuple. Maelius porta encore plus haut ses vues trop ambitieuses : voyant qu’il fallait arracher le consulat aux patriciens, il aspira au trône : c’était le seul prix digne de tant de combinaisons et de la lutte terrible qu’il allait soutenir. Or Minucius, chargé par l’état des mêmes soins (intendant des vivres) que prenait Maelius de son propre mouvement, ayant découvert ce qui se passait, en avertit le sénat : « On portait des armes dans la maison de Maelius, et lui-même y tenait des assemblées. Il avait évidemment le projet de se faire roi. Le moment de l’exécution n’était pas encore fixé; mais on avait arrêté tout le reste. Des tribuns, gagnés à prix d’argent, avaient vendu la Liberté ; les chefs de la multitude s’étaient déjà partagé les emplois ». Le lendemain, après avoir placé des corps de garde, il descend sur le forum, et étonne le Peuple par cet appareil inattendu. Maelius et ses partisans sentirent bien que c’était contre eux qu’était dirigée la puissance de cette redoutable magistrature ; mais les Citoyens qui ignoraient leurs complots, se demandaient : « Quelle sédition, quelle guerre soudaine avait rendu nécessaire l’autorité dictatoriale, ou avait fait confier la direction de la république à Quinctius Cincinnatus, qui

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était plus qu’octogénaire ? ». Maelius se réfugie au milieu d’un groupe de ses complices. Enfin, sur l’ordre du chef de la cavalerie, un appariteur l’arrête. Délivré par les assistants, il s’enfuit en implorant le secours de la multitude ; il dit que c’est une conspiration des patriciens qui l’opprime, parce qu’il a fait du bien au Peuple ; il le conjure de venir à son aide dans un danger si imminent, et de ne pas du moins le laisser égorger sous ses yeux. Au milieu de ces clameurs, Ahala Servilius l’atteint et lui tranche la tête; puis, couvert de son sang, entouré d’une troupe de jeunes patriciens, il va annoncer au dictateur que Maelius, cité devant lui, a repoussé l’appariteur, soulevé la multitude, et subi la peine due à son crime. Alors le dictateur : « Je te félicite de ton courage, Gaius Servilius, lui dit-il : tu as sauvé la république ». La Paix régna au-dedans et au-dehors cette année et la suivante, où furent consuls Gaius Furius Paculus et Marcus Papirius Crassus. Ce fut alors que l’on célébra les Jeux que les décemvirs, sur un décret du sénat, avait voués lors de la retraite du Peuple. Vainement, Poetélius chercha l’occasion d’exciter des troubles : il s’était fait nommer pour la seconde fois tribun du Peuple, en annonçant tout haut ses projets, mais il ne put obtenir que les consuls proposassent au sénat le partage des terres, et, lorsque après de longs débats, il parvint à faire soumettre aux sénateurs la question de savoir si l’on tiendrait les comices pour la création de consuls ou de tribuns militaires, il fut décidé que l’on nommerait des consuls. -433/-432 : Luttes de la Plèbe pour obtenir le pouvoir. Les tribuns du Peuple qui, dans leurs harangues continuelles, s’opposaient à la tenue des comices pour l’élection des consuls, et qui avaient presque amené la nécessité d’un interroi, obtinrent enfin qu’on nommerait des tribuns militaires avec la puissance consulaire ; mais le fruit qu’ils espéraient de cette victoire, la nomination d’un Plébéien, leur échappa : tous les tribuns militaires se trouvèrent des patriciens, Marcus Fabius Vibulanus, Marcus Folius, Lucius Sergius Fidénas. La peste fit taire pour cette année les dissensions publiques. Mais toute décision fut ajournée à un an, et l’on défendit, par un

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décret, toute réunion avant cette époque. Sur ces entrefaites, à Rome, les principaux Plébéiens, fatigués de poursuivre en vain depuis si longtemps l’espoir de plus grands honneurs, profitent de la tranquillité du dehors pour tenir des assemblées dans la maison des tribuns du Peuple, et là ils dévoilent leurs pensées secrètes : « Ils se plaignent de l’indifférence du Peuple, qui est telle que, depuis tant d’années qu’on nomme des tribuns militaires avec la puissance consulaire, pas un Plébéien n’a été encore promu à cet honneur. Leurs ancêtres, par une sage précaution, ont interdit aux patriciens les magistratures plébéiennes, autrement, on aurait eu pour tribuns du Peuple des patriciens : tant ils obtiennent peu d’estime, même auprès des leurs, tant ils sont méprisés par le Peuple, aussi bien que par le sénat ! » D’autres essaient d’excuser le Peuple, et rejettent la faute sur les patriciens : « C’est par leurs brigues et par leurs artifices que le chemin des honneurs est fermé aux Plébéiens. S’ils laissaient respirer le Peuple, s’ils ne le poursuivaient pas de leurs prières et de leurs menaces, il se souviendrait de ses défenseurs en allant aux suffrages, et après s’être donné un appui, s’emparerait du pouvoir ». Pour arrêter la brigue, il fut décidé que les tribuns présenteraient une loi par laquelle il serait défendu à tous les candidats de rien ajouter à leur toge blanche. Cette mesure presque puérile, et qui, aujourd’hui, n’est pas digne d’un examen sérieux, souleva alors de violents débats entre le sénat et le Peuple. Les tribuns l’emportèrent enfin, et leur loi passa. On pouvait prévoir, à l’irritation des esprits, que la fureur du Peuple se porterait sur les siens; mais de peur qu’il n’usât de cette Liberté, un sénatus-consulte ordonna qu’on nomme des consuls. -421 : Luttes entre Plébéiens et patriciens à propos de l’élection des questeurs et de la loi agraire : pour la première fois, un Plébéien devient questeur (gardiens du Trésor, chargés des finances de l’armée et des provinces). La faveur avec laquelle les discours étaient accueillis engagea quelques Plébéiens à briguer le tribunat militaire, et chacun d’eux annonçait les lois qu’il proposerait pendant sa magistrature, à l’avantage du Peuple. On lui faisait entrevoir, pour le gagner, un partage des terres, une fondation de colonies, un impôt levé sur les propriétaires-fermiers,

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et dont le produit serait employé à la solde des troupes. Mais si à la guerre la lutte avait été moins acharnée qu’on ne l’avait craint d’abord, dans la ville, au contraire, du sein d’une Paix profonde surgit tout à coup, entre le Peuple et le sénat, un amas de discordes, au sujet des questeurs dont on voulait doubler le nombre. Les consuls en avaient fait la proposition, et les sénateurs l’appuyaient de tout leur pouvoir, quand les tribuns du Peuple s’établirent en lutte ouverte contre les consuls, pour qu’une partie des questeurs, jusque-là choisis parmi les patriciens, fût prise dans le Peuple. Les consuls et les sénateurs commencèrent par repousser de toutes leurs forces cette prétention ; ensuite ils accordèrent qu’on suivrait le même mode que pour l’élection des tribuns consulaires, et que le Peuple serait libre de choisir les questeurs dans l’une et l’autre classe, mais cette concession ayant eu peu de succès, ils abandonnèrent entièrement le projet d’augmenter le nombre des questeurs. Les tribuns le reprennent et soulèvent à ce propos plusieurs motions séditieuses, entre autres un projet de loi agraire. Au milieu de ces agitations, le sénat eût mieux aimé nommer des consuls que des tribuns. Mais les oppositions tribunitiennes rendant tout sénatus-consulte impossible, à la fin de ce consulat, la république en revint à un interroi, encore eut-elle de la peine à l’obtenir, car les tribuns empêchaient les patriciens de s’assembler. À la fin, Lucius Papirius Mugillanus, élu interroi, attaqua avec force sénateurs et tribuns du Peuple. Il fallait des deux côtés abandonner une partie de leurs droits, et travailler à ramener la Concorde : les patriciens, en permettant que l’on créât des tribuns militaires au lieu de consuls ; les tribuns du Peuple, en ne s’opposant plus à ce que les quatre questeurs fussent indifféremment choisis parmi les Plébéiens et les patriciens par le Libre suffrage du Peuple. -418 / -416 : Prise de Labicum, retour de l’Agitation à Rome (-417/-416) Le dictateur ramena dans Rome l’armée victorieuse; et, le huitième jour après sa nomination, il abdiqua sa magistrature. Aussitôt le sénat, pour que les tribuns du Peuple n’eussent pas le temps de porter quelque proposition séditieuse, relative au partage des terres, à l’occasion du

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Labicum, décréta, en assemblée nombreuse, qu’on enverrait une colonie à Labicum : quinze cents colons, envoyés de la ville, reçurent chacun deux arpents. Durant deux années, tout fut tranquille au-dehors, mais au-dedans il y eut du trouble à l’occasion de lois agraires. Les agitateurs de la multitude étaient les Spurius Maecilius et Marcus Métilius, tribuns du Peuple, celui-ci pour la troisième fois, celui-là pour la quatrième, tous deux nommés en leur absence. Ils avaient émis une proposition pour la répartition Egale et par tête des terres prises à l’ennemi, et comme, par suite de ce plébiscite, les biens des nobles eussent été déclarés biens de l’état (car la ville, bâtie sur le sol étranger, ne possédait pas un coin de terre qui n’eût été conquis par les armes, et le Peuple n’avait guère que ce qui lui avait été vendu ou assigné par la république), une guerre à outrance devint imminente entre le Peuple et les patriciens. Les tribuns militaires, convoquant tantôt le sénat, tantôt des assemblées particulières des principaux sénateurs, ne voyaient pas comment sortir de l’impasse. Alors Appius Claudius, petit-fils de celui qui avait été décemvir pour la rédaction des lois, et le plus jeune dans l’assemblée des sénateurs, leur dit « qu’il apportait de sa maison un vieil expédient de famille, car son bisaïeul, Appius Claudius, avait enseigné aux sénateurs le seul moyen d’anéantir la puissance des tribuns, qui est de mettre de l’opposition parmi eux. Les hommes nouveaux sacrifient assez volontiers leur opinion à l’autorité des grands, surtout quand ceux-ci, oubliant leur supériorité, se contentent de mettre en avant les circonstances. L’intérêt seul les anime : dès qu’ils verront que leurs collègues, auteurs de la proposition, ont usurpé toute faveur dans l’esprit du Peuple, sans leur y laisser une place, ils inclineront fortement vers le parti du sénat, pour se concilier l’ordre entier par les premiers d’entre ses membres ». Tous ayant approuvé, et particulièrement Quintus Servilius Priscus, qui loua le jeune homme de n’avoir point dégénéré de la race des Claudius, il fut décidé que chacun travaillerait, selon ses moyens, à détacher des tribuns quelques-uns de leurs collègues pour les leur opposer. La séance levée, les premiers du sénat s’emparent des tribuns, et après leur avoir persuadé, démontré, promis qu’ils feraient chose

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agréable à chacun d’eux, agréable à tout le sénat, ils obtiennent six voix pour l’opposition. Le jour suivant, comme, d’après le plan arrêté, on avait fait un rapport au sénat sur la sédition que Maecilius et Métilius excitaient par une largesse d’un si funeste exemple, les principaux sénateurs, tenant tous le même langage, répètent à l’envi qu’ils n’imaginent aucune mesure suffisante, et qu’ils ne voient de salut que dans le recours à l’assistance des tribuns. La république opprimée a foi en leur puissance, et, comme un Citoyen qu’on dépouille, elle cherche auprès d’eux un refuge. N’est-ce pas une gloire pour eux et pour la puissance tribunitienne, de montrer que si le tribunat est assez fort pour tourmenter le sénat et pour soulever des querelles entre les divers ordres, il n’a pas moins de force pour résister à de mauvais collègues ? Un murmure d’approbation s’éleva dans le sénat, tandis que de tous les côtés de l’assemblée on invoque les tribuns. Alors on fait silence, et ceux que les séductions des grands avaient gagnés déclarent que, puisque dans la pensée du sénat la demande de leurs collègues ne tend qu’à dissoudre la république, ils s’opposent. Les auteurs du projet, ayant convoqué une assemblée, proclament leurs collègues traîtres aux intérêts du Peuple, esclaves des consulaires, et, après les avoir accablés d’autres invectives, retirent leur proposition. -413 : Élections consulaires, élection de trois questeurs Plébéiens (-409), élection des tribuns militaires (-408). Le moment eût été bien choisi, après avoir frappé les séditions, de proposer, pour calmer les esprits, le partage du territoire de Bola : on eût affaibli par là tout désir d’une loi agraire qui devait chasser les patriciens des héritages publics injustement usurpés. Le Peuple était alors vivement préoccupé de cette indignité avec laquelle la noblesse s’acharnait à retenir les terres publiques qu’elle occupait de force, et surtout de son refus de partager avec lui, même les terrains vagues pris naguère sur l’ennemi, et qui deviendraient bientôt, comme le reste, la proie de quelques patriciens. On créa consuls Gnaeus Cornélius Cossus et Lucius Furius Médullinus, celui-ci pour la seconde fois. Jamais le Peuple ne s’était vu fermer avec plus de douleur les comices tribunitiens. Il montra sa colère

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et se vengea dans les comices pour l’élection des questeurs, où pour la première fois il choisit des questeurs parmi les Plébéiens ; de sorte que sur quatre nominations, un seul patricien, Gaius Fabius Ambustus trouva place, trois Plébéiens, Quintus Silius, Publius Aelius, Publius Pupius furent préférés aux jeunes gens des plus illustres familles. Ces choix hardis furent imposés au Peuple par les Icilius, de famille ennemie déclarée des patriciens. Les patriciens, de leur côté, murmuraient, non du partage, mais de la perte de leurs honneurs : « S’il en est ainsi, disaient-ils, à quoi bon élever des enfants, qui, repoussés du rang de leurs ancêtres, verront des étrangers maîtres de leur dignité, et qui n’ayant plus d’autre ressource que de se faire saliens ou flamines, pour sacrifier au nom du Peuple, demeureront dépouillés des commandements et des magistratures ? ». Les esprits s’étaient aigris des deux côtés. Comme le Peuple avait pris de l’audace et que la cause populaire était aux mains de trois chefs d’une immense célébrité, les patriciens, prévoyant que toutes les élections où le Peuple avait son Libre suffrage auraient le même résultat que celle des questeurs, demandaient les comices consulaires qui étaient fermés au Peuple. Les Icilius, au contraire, voulaient une nomination de tribuns militaires, en disant que le Peuple devait enfin avoir sa part des honneurs publics. À Rome, le Peuple eut l’avantage dans le choix des comices, mais, quant au résultat des comices, l’avantage demeura aux patriciens. En effet, contre l’attente générale, on nomma pour tribuns militaires, avec puissance de consuls, trois patriciens, Gaius Julius Iulus, Publius Cornélius Cossus, Gaius Servilius Ahala. Les patriciens usèrent d’une ruse que les Icilius eux-mêmes leur reprochèrent à cette époque : ce fut de confondre les plus dignes Citoyens au milieu d’une tourbe de candidats indignes, qui, pour la plupart, portaient de telles marques de souillures, que le Peuple s’éloigna par dégoût des Plébéiens. -390 : défaite romaine à l’Allia contre les Gaulois menés par Brennus. Les vestales et les prêtres sont mis en sécurité dans la ville étrusque de Caere (Cerveteri), Rome est mise à sac, des sénateurs restés sur place sont massacrés. Résistance de Manlius Capitolinus sur le

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Capitole (Episode des oies du Capitole). Brennus évacue Rome contre rançon (formule du Vae Victis). -384 : accusé d’aspirer à la royauté, Manlius Capitolinus est précipité du haut de la roche Tarpéienne. -375 à -370 : blocage politique à Rome, les tribuns de la Plèbe Lucius Sextius Lateranus et Caius Licinius Stolon empêchent la tenue des élections tant que leur projet de loi n’est pas soumis au vote du Peuple. À mesure que les succès militaires de cette année rétablissaient partout la Paix au-dehors, dans la ville croissaient de jour en jour et la violence des patriciens et les misères du Peuple, auquel on ôtait tout pouvoir de payer ses dettes, en s’obstinant à l’y contraindre. Une fois donc leur patrimoine épuisé, ce fut leur honneur et leur corps (à l’obligation de dette s’étaient substitués) que les débiteurs, condamnés et adjugés, livrèrent en paiement à leurs créanciers. Une telle dépendance avait abattu les esprits et des plus humbles et des plus distingués Plébéiens ; et si bien, qu’ils ne cherchaient plus non seulement à disputer aux patriciens le tribunat militaire, ce prix de tant de Luttes et de travaux jadis, mais même à solliciter ou à prendre en main les magistratures plébéiennes. Mais pour troubler l’extrême joie de ce parti, survint un léger incident, qui amena (comme souvent il arrive) de graves événements. M. Fabius Ambustus, homme puissant parmi les membres de son ordre et même auprès du Peuple, qui savait n’être point méprisé de lui, avait marié ses deux filles, l’aînée à Ser. Sulpicius, la plus jeune à C. Licinius Stolon, homme distingué, Plébéien toutefois; et cette alliance même, que Fabius n’avait pas dédaignée, lui avait mérité la faveur de la multitude. Un jour, il arriva que, pendant que les deux sœurs, réunies au logis de Ser. Sulpicius, tribun militaire, passaient le temps, comme d’ordinaire, à converser ensemble, Sulpicius revenait du Forum et rentrait chez lui : le licteur heurta la porte, suivant l’usage, avec sa baguette ; à ce bruit, la jeune Fabia, étrangère à cet usage, s’effraya : sa sœur se prit à rire, étonnée de son ignorance. Elle avait l’esprit encore troublé de cette récente blessure, quand son père la vit, et lui demanda si elle était malade. Elle déguisait le motif d’un chagrin qui n’était ni assez

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bienveillant pour sa sœur, ni fort honorable pour son mari, mais il lui arracha enfin l’aveu que le motif de son chagrin n’était autre que l’inégalité de cette union qui l’avait alliée à une maison où les honneurs et le crédit ne pouvaient entrer. Ambustus consola sa fille, lui commanda d’avoir bon courage : bientôt elle verrait chez elle ces mêmes honneurs qu’elle avait vus chez sa sœur. Il commença dès lors à se concerter avec son gendre, après s’être associé L. Sextius, jeune homme de cœur, auquel il ne manquait, pour aspirer à tout, qu’une origine patricienne. Un prétexte se présentait de tenter des nouveautés, c’était la masse énorme des dettes ; le Peuple ne devait espérer de soulagement à ce mal qu’en plaçant les siens au sommet du pouvoir : c’est à ce but qu’il fallait tendre. À force d’essayer et d’agir, les Plébéiens avaient déjà fait un grand pas ; quelques efforts de plus, et ils arriveraient au faîte, et ils pourraient égaler en dignités ces patriciens qu’ils égalaient en mérite. D’abord ils avisèrent de se faire nommer tribuns du Peuple : cette magistrature leur ouvrirait la voie aux autres dignités. Créés tribuns, C. Licinius et L. Sextius proposèrent plusieurs lois, toutes contraires à la puissance patricienne et favorables au Peuple – la première sur les dettes – on déduirait du capital les intérêts déjà reçus, et le reste se paierait en trois ans par portions égales ; une autre limitait la propriété, et défendait à chacun de posséder plus de cinq cents arpents de terre ; une troisième enfin supprimait les élections de tribuns militaires, et rétablissait les consuls, dont l’un serait toujours choisi parmi le Peuple : projets immenses, et qui ne pouvaient réussir sans les plus violentes Luttes. C’était attaquer à la fois tout ce qui fait l’objet de l’insatiable ambition des humains : la propriété, l’argent, les honneurs. Épouvantés, tremblants, les patriciens, après plusieurs réunions publiques et privées, ne trouvant point d’autre remède que cette opposition tribunicienne éprouvée tant de fois déjà dans des luttes antérieures, engagèrent des tribuns du Peuple à combattre les projets de leurs collègues. Ces tribuns, le jour où ils virent les tribus citées par Licinius et Sextius pour donner leurs suffrages, parurent, soutenus d’un renfort de patriciens, et ne permirent ni la lecture des projets de lois, ni aucune des autres formalités en usage pour un plébiscite. Plusieurs

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assemblées furent convoquées encore, mais sans succès : les projets de lois semblaient repoussés. « C’est bien, dit alors Sextius, puisque l’opposition de nos collègues a ici tant de force, ce sera notre arme aussi pour la défense du Peuple. Ces menaces ne furent pas vaines : aucune élection, hors celles des édiles et des tribuns du Peuple, ne put réussir. Licinius et Sextius, réélus tribuns du Peuple, ne laissèrent créer aucun magistrat curule, et comme le Peuple renommait toujours les deux tribuns, qui toujours repoussaient les élections de tribuns militaires, la ville demeura cinq ans dépossédée de ses magistrats. Partout, heureusement, la guerre dormait. De plus violents combats s’élevaient dans Rome. De concert avec Sextius et Licinius, qui avaient proposé les projets de lois, et qu’on avait renommés huit fois déjà tribuns du Peuple, un tribun militaire, beau-père de Stolon, Fabius, premier auteur de ces lois, s’en proclamait sans hésiter le défenseur. Dans le collège des tribuns du Peuple, il s’était trouvé d’abord huit opposants ; il en restait cinq encore, et ces tribuns (comme presque toujours ceux qui trahissent leur parti), embarrassés, interdits, n’appuyaient leur opposition que de cette leçon que des voix étrangères, à domicile, leur avaient apprise : « Une grande partie du Peuple est loin de Rome, à l’armée, devant Vélitres. Jusqu’au retour des soldats, on doit différer les comices, afin que tout le Peuple puisse voter sur ses intérêts ». Sextius et Licinius au contraire, soutenus de leurs collègues et du tribun militaire Fabius, et devenus, par une expérience de tant d’années déjà, habiles à manier les esprits de la multitude, prenaient à partie les chefs des patriciens et les fatiguaient de questions sur chacune des lois proposées au Peuple : oseraient-ils réclamer, quand on distribuait deux arpents de terre aux Plébéiens, la Libre jouissance pour eux de plus de cinq cents arpents ? Chacun d’eux posséderait-il les biens de près de trois cents Citoyens, quand le Plébéien aurait à peine assez d’espace en son champ pour un logis bien juste, ou la place de sa tombe ! Leur plairaient-ils donc à voir le Peuple écrasé par l’usure, et forcé, quand le paiement du capital devrait l’acquitter, de livrer son corps aux verges et aux supplices ? Et chaque jour, les débiteurs adjugés, traînés en masse

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loin du Forum ? Et les maisons des patriciens remplies de prisonniers, et, partout où demeure un noble, un cachot pour des Citoyens ? -369 : Les tribuns de la Plèbe demandent qu’un des consuls soit obligatoirement choisi dans la Plèbe. Après avoir ainsi tonné contre ces déplorables abus devant la multitude tremblant pour elle-même, et plus indignée que les tribuns, ils poursuivaient, affirmant que les patriciens ne cesseraient d’envahir les biens du Peuple, de le tuer par l’usure, si le Peuple ne tirait de lui-même un consul, gardien de sa Liberté. « On méprise désormais les tribuns du Peuple : cette puissance a brisé ses forces avec son opposition. L’Egalité est impossible quand pour ceux-là est l’empire, pour les tribuns le seul droit de défense : si on ne l’associe à l’empire, jamais le Peuple n’aura sa juste part de pouvoir dans l’état. Personne ne peut se contenter de l’admission des Plébéiens aux comices consulaires ; si on ne fait une nécessité de toujours prendre un des consuls parmi le Peuple, jamais on n’aura de consul Plébéien. A-t-on donc oublié déjà que, depuis qu’on s’était avisé de remplacer les consuls par des tribuns militaires, afin d’ouvrir au Peuple une voie aux dignités suprêmes, pas un Plébéien, pendant quarante-quatre ans, n’avait été nommé tribun militaire ? Il faut emporter par une loi ce que le crédit ne peut obtenir aux comices, mettre hors de concours un des deux consulats, pour en assurer l’accès au Peuple : s’ils restent au concours, ils seront toujours la proie du plus puissant. Les patriciens ne peuvent plus dire à cette heure ce qu’ils allaient répétant sans cesse, qu’il n’y avait pas dans les Plébéiens d’hommes propres aux magistratures curules. La république a-t-elle donc été plus mollement ou plus sottement servie depuis P. Licinius Calvus, premier tribun tiré du Peuple, que durant ces années, où nul autre qu’un patricien ne fut tribun militaire ? Au contraire, on a vu des patriciens condamnés après leur tribunat, jamais un Plébéien. Les questeurs aussi, comme les tribuns militaires, sont, depuis quelques années, choisis parmi le Peuple, et pas une seule fois le Peuple romain ne s’en est repenti. Le consulat manque seul aux Plébéiens : c’est le dernier rempart, c’est le couronnement de la Liberté. Si on y arrive, alors le Peuple romain pourra vraiment croire les rois chassés de la ville et sa Liberté affermie. Car de ce jour viendront au Peuple toutes ces distinctions qui grandissent tant les patriciens : l’autorité, les honneurs,

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la gloire des armes, la naissance, la noblesse, biens immenses pour euxmêmes, et qu’ils lègueront plus immenses à leurs enfants ». Dès les premiers jours de l’année, on en vint à la lutte dernière au sujet des lois ; et comme leurs auteurs avaient convoqué les tribus sans s’arrêter à l’opposition de leurs collègues, les patriciens alarmés recoururent aux deux remèdes extrêmes, au premier pouvoir, au premier Citoyen de Rome. Ils résolurent de nommer un dictateur, et nommèrent M. Furius Camille, qui choisit pour maître de la cavalerie L. Aemilius. De leur côté, les auteurs des lois, en présence de ces redoutables préparatifs de leurs adversaires, arment de grands courages la cause du Peuple : l’assemblée de la Plèbe convoquée, ils appellent les tribus aux votes. Le dictateur, environné d’une troupe de patriciens, plein de colère et de menaces, prend place au Forum : l’affaire s’engage par cette première Lutte des tribuns du Peuple qui proposent la loi, et de ceux qui s’y opposent ; mais si l’opposition l’emportait par le droit, elle était vaincue par le crédit des lois et de leurs auteurs. Alors Camille : « Puisque désormais, Romains, dit-il, c’est le caprice des tribuns, et non plus la souveraineté du tribunat qui fait loi pour vous, et que ce droit d’opposition, cette antique conquête de la retraite du Peuple, vous l’anéantissez aujourd’hui par les mêmes voies qui vous l’ont acquis, dans l’intérêt de la république tout entière, non moins que dans le vôtre, je viendrai, dictateur, en aide à l’opposition, et ce droit, qui est à vous et qu’on détruit, mon autorité le protégera. Si donc C. Licinius et L. Sextius cèdent à l’intervention de leurs collègues, je n’interposerai point la magistrature patricienne dans une assemblée populaire, mais si, en dépit de l’intervention, ils prétendent imposer ici des lois comme dans une ville prise, je ne souffrirai point que la puissance tribunicienne s’anéantisse elle-même ». Au mépris de ces paroles, les tribuns du Peuple n’en poursuivent pas moins vivement leur opération. Transporté de colère, Camille envoie des licteurs dissiper la foule, et menace, si on persiste, de contraindre toute la jeunesse au serment militaire, et d’emmener à l’instant cette armée hors de la ville. Il avait imprimé au Peuple une grande terreur ; quant aux chefs, son attaque avait plutôt enflammé qu’abattu leur courage. Mais, avant que le succès se fût décidé de part ou d’autre, il abdiqua

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sa magistrature. Entre l’abdication du premier dictateur et l’entrée de Manlius en fonctions, les tribuns profitèrent d’une espèce d’interrègne pour convoquer une assemblée du Peuple. On put voir alors celles des propositions que préférait le Peuple et celles que préféraient leurs auteurs. Il acceptait les lois sur l’usure et les terres, et repoussait le consulat Plébéien, et il allait se prononcer séparément sur l’une et l’autre affaire, si les tribuns n’eussent réclamé pour le tout une seule et même décision. P. Manlius, le dictateur, fit pencher ensuite le succès vers la cause du Peuple, en nommant maître de la cavalerie le Plébéien C. Licinius, qui avait été tribun militaire. Le sénat en fut mécontent : le dictateur s’excusa auprès des sénateurs sur la parenté qui l’unissait à Licinius, et nia en même temps que la dignité de maître de la cavalerie fût supérieure à celle de tribun consulaire. -367 : fin de la période des tribuns militaires à pouvoir consulaire : les tribuns de la Plèbe Lucius Sextius Lateranus et Caius Licinius Stolon font enfin voter leur loi qui rétablit le consulat avec obligatoirement un consul plébéien ; création en réaction des fonctions de préteur et d’édile curule, réservées aux patriciens. Licinius et Sextius, une fois fixée la date des comices pour l’élection des tribuns du Peuple, déclarèrent : « Depuis neuf ans déjà, nous sommes là comme en bataille contre la noblesse, et toujours à notre très grand risque personnel, sans aucun profit pour la république ; avec nous ont vieilli déjà et les lois que nous avons proposées et toute la vigueur de la puissance tribunicienne. On a combattu nos lois d’abord par l’intervention de nos collègues, puis par l’envoi de la jeunesse à la guerre de Vélitres; enfin la foudre dictatoriale s’est dirigée contre nous. Maintenant que ni nos collègues ni la guerre ne font obstacle, ni le dictateur, qui même a présagé le consulat au Peuple en nommant un Plébéien maître de la cavalerie, c’est le Peuple qui se nuit à lui-même et à ses intérêts. Il peut tenir la ville et le Forum libres de créanciers, les champs libres de leurs injustes maîtres, et sur l’heure, s’il le veut. Mais ces bienfaits, quand donc enfin les saura-t-il assez reconnaître et apprécier ? Il serait peu délicat au Peuple romain de revendiquer l’allègement de ses dettes et sa mise en possession de terres injustement

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usurpées par les grands, pour laisser là, vieillards tribunitiens, sans honneurs, sans espoir même des honneurs, ceux qui l’auraient servi. Il doit donc déterminer d’abord en son esprit ce qu’il veut, puis aux comices tribunitiens déclarer sa volonté. Si on veut accueillir conjointement toutes les lois proposées, on peut réélire les mêmes tribuns du Peuple, car ils poursuivront leur œuvre ; si, au contraire, on ne veut accepter que ce qui peut servir l’intérêt privé de chacun, ils n’ont que faire d’être maintenus dans une dignité si mal voulue : ils n’auront point le tribunat, ni le peuple les lois proposées ». Le discours d’Appius ne réussit qu’à différer pour un temps l’acceptation des lois. Réélus tribuns pour la dixième fois, Sextius et Licinius firent admettre la loi qui créait pour les cérémonies sacrées des décemvirs en partie Plébéiens. On en choisit cinq parmi les patriciens et cinq parmi le Peuple : c’était un pas de fait dans la voie du consulat. Content de cette victoire, le Peuple accorda aux patriciens que, sans parler de consuls pour le moment, on nommerait des tribuns militaires. -366 : Lucius Sextius Lateranus est le premier Plébéien élu consul. Le sénat doit valider son élection sous la menace d’une sécession populaire. À peine eut-il mis fin à une guerre contre les Gaulois, qu’une plus atroce sédition accueillit le dictateur dans Rome. Après de violents débats, où le dictateur et le sénat succombèrent, on adopta les lois tribuniciennes ; puis, en dépit de la noblesse, s’ouvrirent des élections consulaires, et là, pour la première fois, un Plébéien, L. Sextius, fut créé consul. Les débats n’étaient point encore à leur terme. Les patriciens refusaient d’approuver l’élection, et le Peuple faillit en venir à une retraite, après avoir fait d’ailleurs d’effroyables menaces de guerre civile. Cependant le dictateur présenta des conditions qui apaisèrent les discordes ; la noblesse accordait au Peuple un consul Plébéien, et le Peuple à la noblesse un préteur, qui administrerait la justice dans Rome et serait patricien. Les longues querelles cessèrent enfin, et la Paix revint parmi les ordres.

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-364 : pour la première fois, un Plébéien, devient édile curule. -356 : pour la première fois, un Plébéien, Caius Marcius Rutilus devient dictateur. Indignés, les patriciens refusent l’élection de consul plébéien, jusqu’à ce que l’agitation populaire l’impose de nouveau en 352. Les patriciens l’année suivante, sous le consulat de C. Marcius et de Cn. Manlius, les tribuns du Peuple M. Duilius et L. Menenius présentèrent, sur l’intérêt à un pour cent, une loi que le Peuple, au contraire, accueillit et adopta avec empressement. Quatre cents ans après la fondation de la ville de Rome, trente-cinq ans après sa délivrance des Gaulois, onze ans après la conquête du consulat par le Peuple, deux consuls patriciens, C. Sulpicius Peticus pour la troisième fois, et M. Valerius Publicola, entrèrent ensemble en fonctions à la suite d’un interrègne. À Rome, les consuls eurent une plus rude guerre à faire au Peuple et aux tribuns. Ils pensaient que leur foi, plus que leur honneur encore, était engagée à remettre à deux patriciens ce consulat que deux patriciens avaient reçu : on devait ou le céder totalement, si on faisait de ce consulat une magistrature plébéienne, ou le posséder totalement, suivant l’entière et pleine possession qu’ils en avaient reçue de leurs pères. De son côté, le Peuple murmurait : « Pourquoi vivre et se faire compter au rang de Citoyens, si un droit que deux hommes, L. Sextius et C. Licinius, ont acquis par leur courage, tous ensemble ils ne peuvent le conserver ? Plutôt subir des rois, des décemvirs, toute autre domination plus odieuse encore, que de voir deux patriciens consuls, sans alternative d’obéissance et de commandement, afin qu’un parti éternellement établi au pouvoir s’imagine que le Peuple n’est jamais né que pour servir ». Les auteurs de tout désordre, les tribuns, sont là, mais, dans ce Soulèvement universel, les chefs se distinguent à peine. Plus d’une fois, sans succès, on descendit au Champ de Mars ; plusieurs jours de comices s’usèrent en séditions. Enfin, vaincu par la persévérance des consuls, le Peuple laissa éclater une si vive douleur, que les tribuns criant : « C’en est fait de la Liberté, il faut abandonner et le Champ de

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Mars et la ville même, captive et esclave sous la tyrannie des patriciens » ; la multitude affligée les suivit. Les consuls, ainsi délaissés par une partie des Citoyens, continuèrent, sans se déconcerter, les comices dans cette assemblée incomplète. Le Peuple romain n’était point si heureux dans la ville que dans les camps, car, bien que la réduction de l’intérêt à un pour cent eût allégé l’usure, le capital encore écrasait le pauvre, qui tombait en servitude. Aussi, ni l’élection de deux consuls patriciens, ni le souci des comices et de ses intérêts publics, rien ne put détourner le Peuple du soin de ses douleurs privées. -351 : arbitrage de nombreuses dettes populaires. Nouvelle tentative d’écarter les Plébéiens du consulat. En réaction populaire, Caius Marcius Rutilus devient censeur pour la première fois. À la fin de l’année, les débats des patriciens et du Peuple interrompirent les comices consulaires : les tribuns refusaient de consentir à la tenue des comices, si les élections n’étaient conformes à la loi Licinia, et le dictateur obstiné eût plutôt détruit à jamais le consulat dans la république, que de le partager entre les patriciens et le Peuple. D’ajournement en ajournement des comices, le terme de la dictature expira et on en revint à l’interrègne. Les interrois trouvèrent le Peuple indigné contre les patriciens, et la Lutte, accompagnée d’Emeutes, dura jusqu’au onzième interroi. Les tribuns mettaient sans cesse en avant la défense de la loi Licinia, alors que le Peuple était plus touché de voir s’aggraver ses dettes, et les douleurs privées éclataient dans les débats publics. Lassé par ces querelles, le sénat ordonna, pour le bien de la Paix, à l’interroi L. Cornelius Scipion, de suivre la loi Licinia dans les comices consulaires. Après ce premier retour des esprits vers la Concorde, les nouveaux consuls essayèrent d’alléger aussi la charge de l’intérêt des dettes, qui semblait un obstacle à une entière union. De la liquidation des dettes, ils firent une charge publique, en créant des quinquévirs, auxquels leur mission de répartition pécuniaire valut le nom de « banquiers ». C’était là une opération difficile, qui mécontente souvent les deux parties, et toujours l’une d’elles ; mais, grâce à la modération qu’ils montrèrent, et par une avance plutôt que par un abandon des fonds publics, ils réussirent. On dressa dans le Forum des

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comptoirs avec de l’argent : le trésor paya après avoir pris toutes sûretés pour l’état, ou bien une estimation à juste prix et une cession libéraient le débiteur. Ainsi, sans injustice, sans une seule plainte d’aucune des parties, on acquitta un nombre immense de dettes. -444 / -365 : Antisthène était un philosophe grec né à Athènes. Fils d’esclave, il tente de développer les idées sociales de Socrate. Antisthène enseigne que la seule philosophie est éthique, et que la vertu suffit au bonheur du sage. En conséquence, il faut mener une vie aussi simple et morale que possible, et se détacher des conventions sociales. Ce groupe de philosophes, les cyniques, sont souvent présentés comme étant les ancêtres des Anarchistes, en tant que grands défenseurs de l’Autonomie Individuelle. Diogène (-413 / -323), l’un des plus fameux cyniques, mais aussi le plus extrême, était le fils d’un banquier de Sinope : il vécut dans la plus grande misère, ne subsistant guère que d’aumônes. Plusieurs anecdotes témoignent de son mépris des richesses et des conventions sociales. Selon la tradition, il vivait dans un tonneau (en fait, un píthos, un large vase, le tonneau n’ayant été introduit que bien après par les Gaulois dans la civilisation romaine), vêtu d’un manteau grossier, allant pieds nus et mendiant sa pitance. Il se rendit célèbre par son insolence : au puissant conquérant Alexandre le Grand, qui voulait lui offrir ce qui lui serait agréable, Diogène répondit sèchement « écarte-toi de mon soleil ! ». Il préconisait l’instauration d’un état idéal avec une communauté des biens. Il pensait que l’absence presque totale de besoins pouvait Libérer l’humain de ses servitudes sociales. Ainsi, il voulait ramener l’humain de l’état civilisé à l’état naturel. -427 : La noblesse de Corfou / Corcyre est anéantie par le Peuple (avec l’aide des femmes, à noter dans la société grecque, profondément machiste) La guerre en Grèce eut des conséquences à Corcyre même qui se trouva en proie à la guerre civile. En -427/-426 avant l’ère commune, la guerre civile faisait rage à Corcyre entre les Démocrates et les aristocrates. Les prisonniers qui

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avaient été faits lors des batailles à propos d’Épidamne avaient été Libérés, soit en échange d’une énorme rançon, soit en échange de la promesse qu’ils feraient tout pour réconcilier leur cité et Corinthe. Ils essayèrent de tenir leur engagement, mais, à la suite d’un vote, il fut décidé que Corcyre resterait l’allié d’Athènes. Il semblerait que le parti aristocratique ait été favorable à Corinthe, alors que le parti populaire penchait pour Athènes. Les différents chefs des deux partis se citèrent d’abord en justice. Péithias, chef du parti populaire, fut acquitté des charges, politiques, qui pesaient contre lui. Il assigna alors ses adversaires en justice, cette fois-ci, sur une accusation de sacrilège. Les cinq membres du parti aristocratique furent condamnés à une très lourde amende. Péithias, personnage influent du Conseil, insista pour que celleci fût payée. Les aristocrates et leurs partisans s’en prirent alors physiquement aux Démocrates. Péithias fut attaqué et tué dans la salle même du Conseil, avec une soixantaine d’autres personnes présentes. Ses partisans se réfugièrent sur une trière (bateau de guerre) athénienne. Les aristocrates réunirent alors l’Assemblée des Citoyens et lui firent voter la neutralité de la cité dans la guerre. Une trière corinthienne transportant des émissaires de Sparte aborda à Corcyre et peu de temps après, le parti aristocratique lança une nouvelle attaque contre le parti Démocrate. Ce dernier fut d’abord vaincu. Les survivants se réfugièrent sur l’Acropole, mais ils étaient encore maîtres du port Hyllaïque. Les Démocrates réussirent à se rallier les esclaves, en leur promettant la Liberté, tandis que les oligarques faisaient venir huit cents mercenaires. Le lendemain, un nouvel affrontement eut lieu. Les Démocrates le remportèrent. Les aristocrates, pour éviter la prise de l’arsenal mirent le feu aux bâtiments autour de l’agora. Le lendemain, Nicostratos, un stratège athénien, arriva avec 12 navires et 500 hoplites messéniens. Il obligea les différents partis à accepter son arbitrage. Les aristocrates responsables de la rébellion, et en fuite, devaient être jugés pour leurs actes ; une amnistie serait déclarée pour tous les autres ; et une alliance serait conclue avec Athènes. Il fut aussi décidé d’échanger des vaisseaux de guerre entre les deux cités. Les Démocrates pensaient pouvoir se débarrasser de leurs adversaires politiques en les envoyant à Athènes. Plutôt que d’embarquer, les partisans des aristocrates, près de quatre cents, se

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réfugièrent dans les temples des Dioscures et d’Héra. Ils furent persuadés d’en sortir et exilés sur un îlot. Une flotte péloponnésienne d’une soixantaine de navires tenta de profiter de la situation. Corcyre arma des trières dans l’urgence et les envoya au fur et à mesure qu’elles étaient prêtes. Elles arrivèrent donc face aux navires ennemis en ordre dispersé. De plus, la guerre civile faisait rage à bord même des vaisseaux corcyréens. Certains désertèrent. Sur d’autres, les marins se battaient entre eux. La flotte en général était en difficulté. Les trières athéniennes étaient en infériorité numérique et ne purent qu’empêcher la défaite totale des Corcyréens qui battirent en retraite après avoir perdu treize navires. Les partisans des oligarques furent rapatriés de leur îlot afin de ne pas pouvoir être secourus par la flotte péloponnésienne. Démocrates et aristocrates négocièrent alors une réconciliation. Il s’agissait, pour tous, de défendre la cité avant tout. Les aristocrates acceptèrent de servir à bord des navires de guerre. Corcyre se prépara aussi à un siège, mais elle ne fut pas attaquée. Les Péloponnésiens se contentèrent de ravager le cap Leukimmè puis se replièrent. En fait, soixante trières athéniennes arrivaient en renfort. Alors, les Démocrates massacrèrent tous les oligarques qui étaient restés à terre. Ceux qui s’étaient réfugiés dans les temples furent convaincus d’en sortir, jugés et condamnés à mort. Certains préférèrent de se suicider. Les survivants, à peu près cinq cents, s’emparèrent des territoires continentaux de la cité, d’où ils menèrent des raids contre l’île. Ils causèrent suffisamment de dégâts pour créer une famine dans la cité. N’ayant pas réussi à convaincre Corinthe ou Sparte de les aider à revenir dans leur patrie, ils engagèrent des mercenaires et débarquèrent sur l’île. Là, ils brûlèrent leurs navires pour ne pouvoir reculer et s’installèrent sur le Mont Istônè d’où ils reprirent leurs raids. Ils s’emparèrent rapidement du contrôle des campagnes. En -425, Athènes envoya une flotte pour aider ses partisans sur Corcyre. L’idée était de sécuriser la route vers la Sicile. Une sortie des Démocrates aidée des hoplites athéniens eut raison des oligarques qui se rendirent. Ils obtinrent d’être envoyés à Athènes pour y être jugés.

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Craignant que les tribunaux de leurs alliés ne condamnent pas à mort leurs ennemis, les Démocrates usèrent d’un stratagème pour les perdre. Ils les poussèrent à chercher à s’enfuir, ce qui rendait caduque l’accord avec Athènes. Par ailleurs, les stratèges athéniens, pressés de se rendre en Sicile, ne furent pas mécontents de pouvoir se décharger de leurs prisonniers sur les Corcyriens. Les Démocrates massacrèrent sauvagement leurs ennemis oligarques et vendirent les femmes comme esclaves. La guerre civile prit ainsi fin, avec la disparition quasi complète d’un des deux partis. -413 : Fuite des esclaves des Mines du Laurion en Grèce. À la fin de la guerre du Péloponnèse, 20.000 esclaves s’enfuient et mettent le pays à sac. C’est le début de la décadence. L’exploitation des filons de plomb argentifère du Laurion, au sud de l’Attique, commence sur une grande échelle en -483/-482, après la découverte du filon. L’Etat athénien afferme les mines. Il se constitue des associations de capitaux et l’exploitation donne lieu à toutes sortes de marchés. Certains capitalistes se spécialisent dans la location d’esclaves aux entrepreneurs : Nicias, qui possède un millier d’esclaves, parvient à constituer une fortune considérable. « Il n’y a personne qui puisse approuver le travail que Nicias faisait faire dans ses mines, où l’on n’emploie ordinairement que des scélérats et des barbares, dont la plupart sont enchaînés et périssent tôt ou tard dans ces cavernes souterraines où l’air est toujours malsain ». Le coup d’état de -411 s’insère dans un contexte de crise de la Démocratie athénienne, qui commence en -415 avec l’affaire des Hermocopides et de la parodie des Mystères d’Éleusis. Les Athéniens y avaient vu un mauvais présage avant l’expédition de Sicile, et avaient craint un complot oligarchique, mené par les hétairies (clubs aristocratiques). Les Cinq-Cents avaient alors reçu les pleins pouvoirs pour retrouver et châtier les coupables, générant ainsi un fort climat de paranoïa. En outre, la gestion de l’affaire par le Conseil avait dégénéré :

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sans l’auto-dénonciation d’Andocide, des Citoyens auraient pu être torturés, voire mis à mort sans jugement. La violence s’était surtout exercée des Citoyens pauvres et des classes inférieures (métèques, esclaves), vers les plus riches et les Eupatrides, membres des grandes familles aristocratiques de la cité. En outre, il y avait une certaine lassitude de la guerre des classes sociales, les plus riches étant écrasés de charges financières pour entretenir l’effort de guerre, mais sans compensation des butins pris à cause de nombreuses défaites. L’opération de Sicile a finalement débouché sur un désastre : en -414, 40 000 Athéniens ont été massacrés devant Syracuse ou enfermés dans les Latomies puis vendus comme esclaves. Un an plus tard, les Spartiates ont pris la forteresse de Décélie, d’où ils menacent directement l’Attique. De surcroît, 20 000 esclaves se sont Révoltés, ceux des mines du Laurion, principale ressource financière d’Athènes, alors que la flotte athénienne a été en grande partie détruite en Sicile, empêchant ainsi la cité de ravitailler en blé. Après cette suite de désastres, Athènes a pour priorité son approvisionnement. Elle multiplie donc les opérations dans la région de la mer Égée et du Pont-Euxin, d’autant plus que Sparte, alliée aux satrapes de la région, a réussi à pousser nombre de cités (Chios, Clazomènes, Téos et Orchomène) à la défection. Seule Samos reste fidèle, et accueille la flotte athénienne dans son port. Dans la cité, une commission de dix probouloi (dont le tragique Sophocle) a été mise en place à l’hiver -413 pour expédier les affaires courantes. Dans ce contexte, les Athéniens sont profondément démoralisés. Remettant en cause leurs institutions, ils seraient prêts à en changer pourvu qu’ils puissent éviter la défaite face à Sparte. Alcibiade vient de se brouiller avec les Spartiates (il aurait séduit la femme du roi Agis II) et se réfugie auprès de Tissapherne. Il souhaite rentrer à Athènes et fait une proposition aux stratèges stationnés à Samos, hostiles au régime Démocratique : les Perses accorderont des subsides si la cité change sa politeia (constitution). Un envoyé, Pisandre, est dépêché pour porter la nouvelle à Athènes. Sceptiques, les Athéniens renvoient en ambassade auprès de Tissapherne. Il s’avère qu’Alcibiade s’est beaucoup avancé, et que Tissapherne a noué des contacts récents avec Sparte.

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Cependant, la nouvelle a suffi à mettre en branle-bas de combat les hétairies. D’ores et déjà, on parle de supprimer les misthoi, ces indemnités allouées aux Citoyens les plus pauvres. Avant même le retour de Pisandre, les chefs Démocrates, comme Androclès, sont assassinés, sans que cela ne suscite d’enquête. Un climat oppressant s’installe. Il est alors d’autant plus facile d’agir dans une légalité formelle que les marins, traditionnellement Démocrates, sont cantonnés à Samos. L’Ecclésia vote sous la terreur l’abolition des principales dispositions fondatrices de la Démocratie. Les dix probouloi sont élargis à vingt, et l’on décide la tenue de l’Assemblée non sur la Pnyx, mais à Colone. L’Assemblée décide alors de supprimer les outils de contrôle de constitutionalité : elle interdit les accusations d’illégalité (graphê paranomôn), les dénonciations (eisangelia) ou les citations en justice (prosklêsis). Les misthoi sont supprimés, le pouvoir politique est confié « aux Athéniens les plus capables de contribuer par leur personne et par leur argent [capables de s’armer comme hoplites], au nombre de cinq mille au minimum, et pour la durée de la guerre » (Constitution d’Athènes, XXIX, 5). Les Cinq Mille élisent ensuite en leur sein cent Citoyens, chargés de rédiger la nouvelle constitution. Celle-ci crée un conseil de quatre cents membres, soit quarante de chaque tribu, choisis parmi les Citoyens âgés de plus de trente ans. Ce conseil est chargé de remplacer la Boulè, tous les magistrats en exercice devant démissionner. Choisis pour mener à bien la guerre, les Quatre Cents se retrouvent rapidement confrontés à des difficultés : leurs négociations avec les Perses s’enlisent, alors que celles avec le roi spartiate Agis II ne parviennent pas à former d’issue honorable. Parallèlement, les marins de Samos apprennent le coup d’état oligarchique qui s’est déroulé à Athènes. Ils destituent leurs stratèges, soupçonnés d’être oligarques, et en nomment de nouveaux, parmi lesquels Thrasybule et Thrasylos. Le premier convainc les soldats de ne pas retourner à Athènes, mais de rappeler Alcibiade et de poursuivre leurs opérations contre les Spartiates. À Athènes, les Quatre Cents sont sujets aux dissensions : une faction modérée, menée par Théramène, souhaite revenir à une oligarchie

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mesurée en rendant le pouvoir aux Cinq Mille. Face à eux, les oligarques extrémistes sont prêts à trahir la cité pour rester au pouvoir. Finalement, après la perte de l’Eubée, les hoplites patriotes en poste à Samos, refusant ce régime, se Rebellent et chassent les Quatre Cents à la fin de l’été -411. Ces derniers ne seront restés au pouvoir que quatre mois. Les Quatre Cents sont remplacés par les Cinq Mille. Leur action est mal connue, même si Thucydide juge que : « pour la première fois, de son temps du moins, Athènes eut, à ce qu’il paraît, un gouvernement tout à fait bon ; il s’était établi en effet un équilibre raisonnable entre les aristocrates et la masse ». Toujours est-il que dès la fin de -411, le Conseil des Cinq Cents est rétabli. Phrynichos, meneur des extrémistes, est assassiné, et ses assassins sont portés aux nues. Plusieurs Citoyens sont arrêtés, exécutés sans jugement ou voient leurs biens confisqués. L’année -409 marquera une réaction Démocratique, symbole du respect envers les valeurs ancestrales. Pour autant, en -405, une mesure d’amnistie en faveur des soldats qui s’étaient montrés loyaux aux Quatre Cents viendra clore le chapitre de la contre-révolution de -411. -464 à -399 : La Contestation de Socrate, où la raison sereine accepte de payer de la vie le prix de l’Indépendance et de la Liberté d’esprit. Citoyen d’Athènes, il Lutta contre les démagogies et refusa les faveurs des puissants. Plusieurs aristocrates affirmèrent voir en lui un esprit pervertissant les valeurs morales traditionnelles et donc un danger pour l’ordre social. En -399, il se vit accusé par Anytos (et Melitos), un membre éminent du parti Démocratique, de « corruption de la jeunesse » : il refuse de solliciter leur indulgence. A travers son existence, à travers sa mort, à travers ses enseignements que nous a transmis l’œuvre de Platon, Socrate s’est toujours dressé contre l’ennemi suprême : la tyrannie. A Thrasymaque qui défend dans la « République » le droit de la force, il oppose le gouvernement qui ne profite qu’aux gouvernés, qui n’est pas une exploitation, mais un service. On trouve ainsi en cette « République » la préfiguration des régimes communautaires des

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Utopies : dans sa construction à l’architecture rigoureuse, la logique l’emporte sur le sens de la vie. Si les sociétés n’ont pas toujours été divisée en classes (celles-ci apparaissant avec l’existence d’un surproduit social), leur apparition a immédiatement suscité des mouvements contestant leur existence. Cette Contestation primitive s’est développée généralement au nom d’une certaine nostalgie des sociétés antérieures : c’est le mythe de l’ « âge d’or ». Celui-ci était clairement identifié à une période où la propriété privée n’existait pas. Dès l’antiquité, des penseurs comme Platon ont déploré les divisions sociales : « Même la ville la plus petite est divisée en deux parties, une ville des pauvres et une ville des riches qui s’opposent comme en état de guerre ». -335 à -264 : Zénon de Kition fonde l’école philosophique du stoïcisme. C’est une philosophie rationaliste qui se rattache notamment à Héraclite (idée d’un logos – parole et raison – universel), au cynisme (Zénon de Kition fut élève d’un philosophe cynique), et qui reprend certains aspects de la pensée d’Aristote. On peut résumer cette doctrine à l’idée qu’il faut vivre en accord avec la raison pour atteindre la sagesse et le bonheur. Cela passe, de nouveau, par la recherche de l’Autonomie Individuelle, mais aussi par le choix d’une vie conforme à la nature, en opposition aux lois de la cité. -281 : Grève d’ouvriers en Égypte pour l’amélioration de leur niveau de vie. Les ouvriers affectés aux chantiers des temples étaient relativement favorisés : ils étaient vêtus et nourris dans des magasins d’état et, grâce à leur nombre et à leur cohésion, ils pouvaient recourir à la Grève quand leurs revendications n’étaient pas satisfaites. « Nous sommes sans vêtements, nous sommes sans breuvage ; nous sommes sans poissons ... Ayant député vers le Pharaon notre seigneur, pour tout cela, nous nous adresserons au gouverneur notre supérieur. Qu’on nous donne les moyens de vivre! ». Le service des approvisionnements souffrait de la paresse et de l’incurie des scribes ; aussi les plaintes des ouvriers étaient-elles fréquentes : ils veulent en appeler au gouverneur; les scribes inquiets leur fournissent un jour de

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vivres. Voyant leurs demandes rester sans résultat, les ouvriers forcent les enceintes de leur quartier et cherchent à pénétrer dans la ville. Le gouverneur se déclare absolument étranger aux abus qui ont été commis ; il autorise les ouvriers à chercher dans les greniers et à y prendre ce qu’ils y trouveront. Un scribe réduit l’allocation à la moitié des vivres. La distribution du mois a été insuffisante. Un chef ouvrier incite ses camarades à aller chercher les grains au port de débarquement, et il prend ses responsabilités en faisant avertir le gouverneur. -264 : Premiers combats de gladiateurs à Rome où s’entretuaient des prisonniers et des esclaves. -258 : Échec d’un soulèvement de 7 000 esclaves et alliés contre Rome. L’esclave Bion écrit un traité sur la servitude. -198 : Dans plusieurs régions d’Italie (Latium et Etrurie), les esclaves s’unissent dans des combats désespérés pour la Liberté. -167 à -142 : Insurrection dite des Maccabées contre l’hellénisation d’Israël et de la religion judaïque. Mattathias manifesta publiquement son refus de cette acculturation en égorgeant sur l’autel des sacrifices un Juif renégat et l’officier séleucide chargé de faire appliquer les édits royaux. Selon l’ordre des victimes, c’est une Insurrection religieuse avant d’être nationaliste. A la suite de son père, Judas Maccabée est un héros de l’indépendance juive (comme la succession de ses frères, prenant le relais à la mort du prédécesseur : Jonathan après Judas en 152, Simon en -142). Il entraîne la population rurale juive opprimée dans un combat victorieux contre la bourgeoisie de Jérusalem et les maîtres syriens pour créer un état théocratique juif indépendant, basé plus ou moins sur le modèle nomade patriarcal. -139 à -132 : Première guerre servile, nom donné au Soulèvement d’esclaves, mené par l’esclave Eunus (ou Eunos : magicien syrien), qui se déroula en Sicile, au départ de la ville d’Enna. Ce n’est qu’après sept années de massacres et de ravages, après plusieurs défaites des troupes romaines que des armées consulaires mirent fin à la Révolte.

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Les guerres de conquêtes, les brigandages, la piraterie qui alimente les marchés d’esclaves, sont les principales sources d’approvisionnement avec l’esclavage pour dette et la reproduction. Les esclaves représentaient quasiment la moitié des habitants, avec une espérance de vie à la naissance moitié moindre que les locaux Libres. Les esclaves étaient sous une forme de dépendance maximale, or, selon la loi et le droit grec en Sicile, le maître devait entretenir (gîte, couvert et habit) son esclave autant que le protéger, même si il avait le droit de vie ou de mort sur celui-ci. Ce qui change avec les conquêtes, c’est la présence d’armada d’esclaves dans les latifundia. Le maître en a peur, d’où l’importance de l’intendant qui doit maintenir l’obéissance : c’est cette nouvelle dureté des maîtres qui va entraîner les Révoltes. Notamment en Sicile, les maîtres tiennent l’esclavage comme définitif, les esclaves étant comme du bétail, le tout accompagné d’une dureté renouvelée : les chaînes, la lourdeur des tâches, la recherche du profit qui néglige l’entretien des esclaves, les châtiments corporels parfois non-justifiés. Il n’y a donc plus l’espoir de l’affranchissement. La première guerre servile prend place dans une période de troubles en Sicile, province romaine depuis la fin de la première guerre punique, causée par le nombre croissant d’esclaves introduits dans l’île. Elle est due à la condition misérable des esclaves livrés à eux-mêmes sur des terres accaparées par un petit nombre de grands propriétaires et à la dureté, voire la cruauté, de certains d’entre eux. A cette époque, la Sicile est une terre fertile, grenier à blé de Rome, qui compte de vastes latifundia où travaillent de nombreux esclaves cantonnés en ergastules. Elle compte également d’importantes régions de pâtures où un grand nombre d’esclaves, souvent originaires de l’Orient hellénistique (récemment réduits en esclavage par les guerres ou le brigandage), sont bergers : il existe entre eux une certaine communauté de pensée philosophique (d’origine stoïcienne) et religieuse. Ces bergers, rejoints par des fugitifs, de par leur état, mènent une vie Indépendante et jouissent d’une grande Liberté de mouvement. Pour subvenir à leur besoins, ceux-ci vivent de rapines et de brigandage

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au détriment des petits propriétaires, particulièrement au centre de l’île, dans la région d’Enna et à l’ouest, dans celle de Ségeste et Lilybée. Il règne dans le pays une insécurité générale dont le pouvoir ne se soucie guère dans la mesure où elle n’altère pas la vie fastueuse des puissants et des riches. Il suffira d’un déclic, le mauvais traitement infligé par un maître particulièrement cruel, Damophile, à des esclaves venus se plaindre auprès de lui de l’extrême dénuement dans lequel il les laissait. Le Soulèvement débute en -139 à Enna. Le monde servile est hiérarchisé du fait même de l’organisation que lui ont donnée les maîtres, ce qui favorisera l’apparition de chefs capables. Les esclaves se trouvèrent un chef en la personne d’Eunus, berger originaire d’Apamée en Syrie, sectateur de la déesse syrienne Atagartis (déesse de l’Abondance et de la Fortune), magicien et prophète. Aux yeux de l’historien Diodore, il passe pour un imposteur, mais, ce qui est important, c’est qu’il donne à la Révolte qu’il déclenche en tuant son maître, Antigène, un riche propriétaire d’Enna, une dimension religieuse. Sous la conduite d’Eunus, une troupe de 400 esclaves entre dans les maisons d’Enna et massacrent les habitants. La Révolte ayant fait tache d’huile, les rangs de cette troupe grossissent rapidement pour bientôt compter plusieurs milliers de Révoltés qui Libèrent les esclaves des ergastules et ravagent les fortins, villages et villes, s’emparant d’Enna, Taormina, Heraclea et Morgantina. Une autre troupe, menée par un certain Cléon de Cilicie, forte d’environ de 5 000 hommes, se forme dans le sud de l’île et dévaste la région d’Agrigente. Les meneurs disposent d’un certain ascendant sur leurs compagnons de servitude, qu’il soit religieux, moral ou physique. La notabilité d’un certain nombre des dirigeants de Révoltes est réelle, s’accordant avec la place qui leur est accordé par leur maître dans l’exploitation agricole. Cléon était à la tête d’un élevage de chevaux ; Eunus était emmené par son maître dans les diners, il avait pour « épouse » une esclave syrienne, ce qui montre sa notabilité. Les deux groupes d’esclaves s’unissent. Eunus et sa femme sont portés à la tête de la Révolte par les esclaves d’encadrement. Eunus se

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fait élire roi, substituant, avec une reine, un pouvoir royal à l’ancien ordre des choses. Il prend le nom d’Antiochos, Cléon se met sous ses ordres. Eunus et ses conseillers vont créer un royaume d’esclaves, avec des assemblées, une capitale qui sera Enna, où l’on battra monnaie au nom d’Antiochos. Ce Soulèvement est très riche par ses composantes et son esprit. Ce n’était pas un mouvement dirigé contre l’esclavage (les artisans des villes prises furent tournés en servitude), mais il a menacé l’équilibre de l’île. Il rallie les ouvriers agricoles Libres et les prolétaires des villes. Ce qui est étrange est l’arrivée au sein des Révoltés de petits et moyens propriétaires (sûrement contre la mainmise de Rome, mais aussi pour éviter la mort de par leur statut social). Entre -138 et -135 plusieurs préteurs romains envoyés en Sicile sont battus par les esclaves dont l’armée atteint le chiffre de 60 000 à 200 000 hommes. Ainsi des esclaves, qui auraient dû être ramenés par des hommes lancés à leur poursuite, poursuivaient eux-mêmes des généraux prétoriens qu’ils avaient vaincus et mis en fuite. Rome envoie alors le consul C. Fulvius puis, en -133, le consul Calpurnius Pison qui défait pour la première fois l’armée servile à Messana et reconquiert la région de Morgantina. En -132, le consul Publius Rupilius conquiert les villes de Taormina et d’Enna, en réduisant les esclaves assiégés à la famine. Cléon est tué des mains même de Rupilius lors du siège d’Enna et Eunus, capturé, meurt dans une prison de Morgantina. Rupilius promulgue alors une lex Rupilia pour l’administration de la Sicile. La même année, une dernière campagne du général Marcus Perperna achèvera la déroute des esclaves qui seront mis en croix. Perperna, leur vainqueur, se contenta d’une ovation, afin de ne pas souiller la dignité du triomphe par l’inscription d’une victoire remportée sur des esclaves. Il y eut des répliques limitées du mouvement jusqu’à Délos, Athènes et en Italie du Sud. La durée de cette Insurrection s’explique par le fait que les chefs des armées romaines -on n’avait pas de troupes permanentes pour assurer la police- ne disposaient pas de forces aguerries, les légions étant retenues

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en Espagne. Ces chefs étaient incompétents et le pouvoir manquait d’esprit de suite, tardant souvent à intervenir. Cinq préteurs furent successivement défaits et il fallut enfin envoyer des armées consulaires pour rétablir l’ordre. Rome a reconquis l’île et la réorganisée. En -122, le gouverneur romain de la Sicile devient propréteur installé à Syracuse, investi du commandement en chef et jugeant sans appel. Contre l’arbitraire du préteur, les Siciliens n’ont aucun recours pendant qu’il est en fonction (généralement pour un an) mais peuvent le poursuivre devant les tribunaux de Rome après sa sortie de charge. Le préteur est assisté de deux questeurs installés respectivement à Syracuse et Lilybée et chargés du recouvrement des impôts. Ces événements influèrent sur la vie politique à Rome, et la question de la loi agraire : les Gracques tirèrent argument de cette Révolte pour critiquer le risque induit par les vastes latifundia esclavagistes, et prôner le retour à la petite propriété en distribuant des terres aux Citoyens démunis. -133 et -123 : Tiberius Sempronius Gracchus et son frère Caïus Sempronius Gracchus, surnommés les Gracques, issus de la nobilitas plébéienne (fils du consul Tiberius Sempronius, petit-fils de Scipion l’Africain), tentèrent infructueusement de réformer le système social romain. Rome domine désormais les péninsules italienne et ibérique, l’Afrique (l’actuelle Tunisie), la mer Égée et la mer Adriatique. Mais en dépit de sa puissance, la république continue d’être gouvernée comme aux premiers temps de son existence, quand elle n’était qu’une petite cité parmi d’autres. À la noblesse issue des anciennes familles patriciennes de Rome, qui accapare le pouvoir, s’oppose désormais la masse misérable des Plébéiens issus de paysans chassés de leur terre ou d’esclaves affranchis. Entre les deux figurent les chevaliers (leur nom, en latin equites, vient de ce qu’à l’origine ils étaient assez riches pour s’offrir un cheval). Ce sont des hommes d’affaires enrichis dans le gouvernement

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des provinces ou l’affermage des impôts. Ils veulent être mieux considérés sans pour autant accéder aux fonctions sénatoriales (car celles-ci interdisent la pratique du commerce et de toute activité qui ne serait pas liée à la terre). Les 600 sénateurs qui siègent à la Curie, sur le Forum, se montrent incapables de gérer un ensemble territorial qui domine désormais la Méditerranée. Plusieurs hommes d’exception vont tenter de réformer les institutions romaines : les Gracques, Marius, Sylla, Pompée et pour finir César. La question agraire est un problème fondamental qui a perturbé la république romaine pendant toute sa durée. Les lois agraires avaient pour objet un meilleur partage de terres à destination des Citoyens pauvres. C’est un trait essentiel qu’il faut comprendre car elle est une des causes du déclin de la république romaine. Cicéron disait que « ceux qui veulent s’attirer les faveurs populaires et qui, pour cette raison, soulèvent les problèmes agraires (...) ruinent les fondements de l’état ». Il y eut 7 lois agraires proposées, mais seulement deux réformes aboutiront : Tiberius Gracchus et Jules César sont les seuls qui aient réussi à faire adopter des lois agraires (-133 et -59). On ne peut évoquer le terme de crise car une crise ne dure pas aussi longtemps. Or, on peut faire remonter ce problème dès le début du -Vè siècle, soit au début de la république, et on peut l’étendre jusqu’à la réforme des Gracques durant le dernier siècle de la république. Toutes les séditions ont eu pour origine et pour cause la puissance des tribuns. Sous prétexte de protéger la Plèbe qu’ils étaient chargés de défendre, ils ne cherchaient qu’à acquérir pour eux-mêmes le pouvoir absolu et tâchaient de gagner l’affection et la faveur du Peuple par des lois sur le partage des terres, sur les distributions de blé et sur l’administration de la justice. Ces lois avaient toutes une apparence d’Equité. Quoi de plus juste, en effet, que de faire rendre à la Plèbe les biens que lui avaient pris les patriciens et d’empêcher ainsi le Peuple vainqueur des nations et maître de l’univers, de vivre en banni loin de ses champs et de ses foyers ? Quoi de plus Equitable que de nourrir aux frais du trésor un Peuple tombé dans la pauvreté ? Quoi de plus efficace

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pour maintenir l’indépendance entre les deux ordres que de confier au sénat le gouvernement des provinces et de donner à l’ordre équestre le droit de juger sans appel ? Mais ces réformes entraînaient de funestes conséquences, et la malheureuse république était le prix de sa propre ruine. Car en transférant du sénat aux chevaliers le pouvoir de juger, on supprimait les impôts, c’est-à-dire le patrimoine de l’empire, et les achats de blé épuisaient le trésor, le nerf même de l’état. Comment pouvait-on remettre la Plèbe en possession de ses champs, sans ruiner les propriétaires actuels, qui faisaient, eux aussi, partie du Peuple ? Ils tenaient ces domaines de leurs ancêtres, et le temps donnait à cette possession une sorte de caractère légitime. Cette question n’est pas un problème lié à l’agriculture, à la production ou à la commercialisation mais à l’appropriation de la terre. C’est donc bien le problème de la propriété privée qui est posé, avec au final le fonctionnement de l’état, s’appuyant sur une société hiérarchisée en classes de possédants et de possédés ! Tiberius Gracchus disait : « Les bêtes sauvages, qui sont répandues en Italie, ont leurs tanières et leurs repaires, où elles peuvent se retirer, et ceux qui combattent, qui versent leur sang pour la défense de l’Italie, n’y ont d’autre propriété que la lumière et l’air qu’ils respirent ; sans maison, sans établissement fixe, ils errent de tous côtés avec leurs femmes et leurs enfants. Les généraux les trompent quand ils les exhortent à combattre pour leurs tombeaux et pour leurs temples ; dans un si grand nombre de Romains, en est-il un seul qui ait un autel domestique et un tombeau où reposent ses ancêtres ? Ils ne combattent et ne meurent que pour entretenir le luxe et l’opulence d’autrui ; on les appelle les maîtres de l’univers et ils n’ont pas en propriété une seule motte de terre ». Les Romains avaient coutume de vendre une partie des terres qu’ils avaient conquises sur les peuples voisins, d’annexer les autres au domaine et de les affermer aux Citoyens qui ne possédaient rien, moyennant une légère redevance au trésor public. Les riches avaient enchéri et évincé les pauvres de leurs possessions. Sous la république romaine, il y a plusieurs modes d’exploitation : le faire-valoir direct où le propriétaire exploite lui-même sa propre terre, le

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métayage (ou le fermage) où l’exploitant loue la terre contre une redevance, un vectigal, ou encore le grand domaine géré par un vilicus et exploité par des hordes d’esclaves. De même, il y a juridiquement plusieurs formes de propriété : * il y a la propriété pleine et entière, la proprietas : le propriétaire possède la terre et le fruit de celle-ci, * il y a la possesio : le propriétaire ne possède pas la terre qui appartient à l’état mais possède la jouissance de son exploitation. Les campagnes militaires (notamment celle des guerres puniques) ont considérablement modifié le paysage social de Rome. Les Citoyens mobilisés effectuaient plusieurs campagnes les unes après les autres sans rentrer chez eux. Au terme donc d’un service militaire long où il a appris à acquérir des richesses très rapidement grâce au butin, le Citoyen-soldat retrouve sa terre souvent en friche, même si on sait que les femmes n’avaient pas peur de manier l’araire; il peut même se retrouver endetté à cause de mauvaises récoltes. De grands propriétaires possédant des terres voisines ont donc proposé de racheter leur terre contre une somme d’argent qui intéressa bon nombre de petits propriétaires. Ces grands propriétaires se sont peu à peu approprié de vastes domaines. Ces terres provenaient de petites exploitations qui à cause des guerres, de la pression économique ou de la pression morale de la part d’exploitants influents vendaient leurs terres et partaient pour la ville. Elles pouvaient provenir également de terres non cadastrées côtoyant les terres du convoitant qui étaient en friche ou qui servaient de pâtures communales. Ces grands domaines dépassaient la limite autorisée par la loi et les occupants de ces terres se sont peu à peu considérés comme propriétaires de plein droit alors qu’ils possédaient des terres d’ager publicus. Ils ont peu à peu cessé de payer la redevance. Quantité de Citoyens se sont donc retrouvés dépossédés et ruinés et ils ont émigré vers les villes comme Rome où ils sont venus accroître le nombre de proletarii. Cela représente de nombreux problèmes. Sur le plan social, c’est l’accroissement des Citoyens pauvres que Rome n’arrive pas à assimiler et l’image qu’ils véhiculent dans une Rome où

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transite tant de richesse. Sur le plan économique, c’est le double mouvement : d’un côté des paysans sans terre et de l’autre des terres sans paysans. Sur le plan militaire, c’est la réduction des effectifs militaires car le Citoyen pauvre n’est pas mobilisable. En -136, le recensement met en évidence une perte de 10 000 Citoyens par rapport à -141. Cela montre que le problème est réel mais tous ceux qui ont tenté de remédier à ce problème s’y sont cassé les dents. Tiberius (-162/-133) apprit la rhétorique auprès de Diophane de Mytilène et Blossius de Cumes, un stoïcien, fut son maître de philosophie. Il a donc été initié très tôt aux débats philosophiques autour des notions d’Egalités et de Citoyenneté. Il fut d’abord questeur en 137 av. J.-C. et fut envoyé en Espagne avec le consul Caïus Hostilius Mancinus. Il sauva l’armée romaine de l’incompétence du consul alors qu’elle se trouvait encerclée et à la merci de l’ennemi. Il négocia une paix avec les Numantins (Espagne) car son père avait instauré de bons rapports entre sa famille et les Numantins et s’était constitué une clientèle solide. Mais cette paix, rejetée par le sénat, mit un terme à sa carrière militaire, et perturba les rapports que Tibérius entretenait avec le sénat. Selon Tite-Live, sa décision d’agir naquit alors qu’il traversait l’Étrurie en direction de Numance. Il fut frappé par ces immenses domaines exploités par des hordes d’esclaves et aussi par ces immenses terrains vides d’humains. Mais ce fut, en fait, le Peuple lui-même qui le détermina à cette entreprise, en couvrant les portiques, les murailles et les tombeaux d’affiches par lesquelles on l’excitait à faire rendre aux pauvres les terres du domaine. Il tente alors de soulager le sort des Citoyens sans ressources en leur allouant une partie du domaine public, l’ager publicus, constitué de terres enlevées aux peuples vaincus, voire aux alliés italiens ! Une dotation en capital puisée dans le trésor de Pergame est destinée à faciliter l’établissement de ces nouveaux paysans (selon un processus constant à Rome, les conquêtes sont mises à profit pour améliorer le sort des Citoyens ; comme toutes les cités antiques, Rome ignore l’impôt sur les personnes physiques).

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En -133, il est tribun de la Plèbe et soumet sa proposition de loi agraire connue sous le nom de Rogatio Sempronia dont le contenu était le suivant : * limitation au droit de possession individuel de l’ager publicus: 500 jugères, 250 jugères supplémentaires par enfant et maximum de 1 000 jugères par famille (1 jugère = 2 500 m2) ; * institution d’un triumvirat chargé d’appliquer cette loi. Il s’y fait élire avec son frère Caïus et son beau-père Appius Claudius Pulcher pour l’année -133 ; * redistribution des terres récupérées aux Citoyens pauvres à raison de 30 jugères par personne. C’était une loi agraire très modérée, ordonnant aux riches de rendre les terres sur lesquelles ils avaient mis la main abusivement, tout en les déchargeant de toute redevance pour les 500 arpents qui leur restaient. Si limitée que fût cette réforme, le Peuple s’en contenta et consentit à oublier le passé, pourvu qu’on ne lui fît plus d’injustice à l’avenir ; mais les riches et les grands propriétaires, révoltés par avarice contre la loi et contre le législateur, par dépit et par entêtement, voulurent détourner le Peuple de la ratifier ; ils lui peignirent Tibérius comme un séditieux, qui ne proposait un nouveau partage des terres que pour troubler le gouvernement et mettre la confusion dans toutes les affaires. Le jour où il proposa sa loi, entouré d’une foule immense, il monta à la tribune. Toute la noblesse s’était présentée en foule à cette assemblée, et elle avait des tribuns dans son parti. Lors de la présentation de son projet, il fit l’éloge du Citoyen évoquant son utilité pour Rome dans le domaine militaire et la considération que l’on doit lui apporter en conséquence. Il fit également la critique de l’esclave jurant de son inutilité militaire et sa perpétuelle infidélité, évoquant les guerres serviles qui secouaient encore Rome une année auparavant. Les sénateurs s’opposèrent à cette loi. En effet, celle-ci contrecarrait le jeu du clientélisme qui leur assurait de nombreux soutiens et des victoires électorales faciles. En effet, la distribution des terres était désormais assurée par la seule famille Sempronia et ses alliées, ce qui faisait automatiquement des bénéficiaires les clients des Gracques. De plus, cette loi représentait une perte de pouvoir du sénat et des

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sénateurs. En effet, le sénat n’a plus le contrôle exclusif de l’ager publicus et le remembrement des terres entraîne une réduction de la puissance des grands propriétaires parmi lesquels beaucoup sont des sénateurs, car la terre apporte la richesse et la dignitas. Ils achetèrent un tribun de la plèbe, Octavius, pour que celui-ci fasse usage de son intercessio (droit de veto sur les mesures qui lui semblent contraires aux intérêts de la population qu’il représente). Les nantis, qui tirent d’énormes profits de l’exploitation de l’ager publicus par des esclaves, s’opposent à la loi agraire de Tiberius cependant que les Romains pauvres se soucient assez peu de reprendre le chemin des champs. Tiberius passe outre et promulgue sa loi au prix d’une entorse à la légalité. Tiberius, après avoir demandé à deux reprises à Octavius de retirer son veto en appela au Peuple pour qu’il destitue Octavius : c’est la première fois que le Peuple s’arroge le droit de destituer un tribun de la Plèbe. Cette mesure va à l’encontre des institutions de Rome, à l’encontre des lois car seul le sénat avait le droit de renvoyer un magistrat. La loi fut alors votée, et il fut nommé triumvir pour la répartition des terres. Tite-Live disait : « ainsi fut promulguée la première loi agraire : plus jamais jusqu’à nos jours, la question agraire ne fut soulevée sans entraîner de graves troubles ». Pour achever la réalisation de son projet, le jour des comices il voulut faire proroger ses pouvoirs. C’est alors que Tiberius se représenta à un second tribunat, lors de l’été -133, pour l’année -132, afin d’avoir un contrôle absolu sur les triumvirs mais également sur le sénat car être tribun de la Plèbe en même temps que triumvir lui aurait permis d’avoir une ascendance sur les autres membres du collège et donc d’avoir un contrôle sur les sénateurs. On passe donc d’une simple réforme de la question agraire à la volonté d’établir un pouvoir personnel. Le tribunat lui fut refusé. Il décida de faire pression sur l’assemblée avec quelques partisans pour les forcer à accéder à sa requête. Les romains et les latins furent les seuls bénéficiaires de la lex Sempronia agraria de -133. L’effondrement de la position des Gracques dans l’été -133 fut causé par le délai exigé pour la lex agraria, les distances qu’avaient les électeurs à parcourir pour voter, et la fréquence de ces voyages que leur

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imposait un calendrier législatif trop chargé. Les nobles se portent à la rencontre de Tiberius, accompagnés de ceux qu’il avait dépossédés de leurs champs, et on commence à se massacrer sur le forum. Tiberius se réfugie au Capitole, et porte la main à sa tête pour exhorter le Peuple à défendre sa vie. Mais ce geste laisse croire qu’il réclame la royauté et le diadème. Le Grand Pontife Scipion Nasica conduit alors le Peuple armé et le fait mettre à mort devant la porte du Capitole, à côté de la statue des rois. 300 de ses partisans furent massacrés lors de l’émeute et le cadavre de Tiberius fut jeté dans le Tibre. La loi agraire contint quelque temps la cupidité des riches et vint au secours des pauvres, qui par ce moyen conservèrent chacun la portion qui leur était échue dès l’origine des partages. Dans la suite, les voisins riches se firent adjuger ces fermes sous des noms empruntés, et enfin, ils les prirent ouvertement à leur nom. Alors, les pauvres, dépouillés de leur possession, ne montrèrent plus d’empressement pour faire le service militaire, et ne désirèrent plus élever d’enfants. Ainsi l’Italie allait être bientôt dépeuplée d’habitants Libres, et remplie d’esclaves barbares, que les riches employaient à la culture des terres, pour remplacer les Citoyens qu’ils en avaient chassés. Caïus Gracchus entreprend aussitôt de venger la mort et les lois de son frère, et ne montre pas moins d’ardeur ni de violence. Caius, né en -154, est d’abord questeur en Sardaigne en -126 avant de devenir tribun de la Plèbe en -124. Comme Tiberius, il a recours au désordre et à la terreur ; il engage la Plèbe à reprendre les terres de ses ancêtres et promet au Peuple, pour assurer sa subsistance, la succession récente d’Attale au trône de Pergame. Avec plus d’habileté que son frère, Caïus tente à son tour, six ans plus tard, de relancer la réforme agraire. Il s’appuie sur les riches plébéiens et le parti populaire. Les popolares sont des patriciens qui croient à la nécessité d’une réforme pour préserver la Paix sociale. Ils s’opposent aux optimates (ou conservateurs) qui voient le salut de Rome dans le renforcement du pouvoir du sénat et le retour aux institutions anciennes.

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Caius a apparemment un vrai programme politique : diminuer les pouvoirs du sénat romain et accroitre ceux des comices (assemblées du Peuple) afin de relever la république. Afin de faire accepter son projet de loi agraire, il commence par s’allouer les faveurs des principaux opposants au sénat : la Plèbe et l’ordre équestre (chevaliers) par diverses mesures : * la Lex Sempronia frumentaria : elle prévoit de distribuer un boisseau de blé par mois à prix réduit à tous les Citoyens pauvres. Même si elle semble nécessaire car la pauvreté des Citoyens est un problème réel à Rome, cette loi est une mesure démagogique dans le sens qu’elle permet de s’attirer les faveurs populaires, * la Lex Calpurnia : elle introduit la parité entre les chevaliers et les sénateurs devant les tribunaux. Les quaestiones perpetuae ou questions perpétuelles sont ouvertes aux chevaliers. Caius augmente le nombre de jurés de 300 à 600 membres et introduit 300 chevaliers. De ce fait, l’avantage que détenaient les sénateurs au niveau judiciaire sur les chevaliers n’existe plus, * la Lex theatralis sépare les chevaliers des sénateurs dans les théâtres, * une autre loi leur confère la collecte de l’impôt de la riche province d’Asie, * la Lex sempronia de comitii modifie les modalités d’élection des comices centuriates. L’ordre de succession des centuries dans le déroulement du vote est dorénavant établi par tirage au sort. Toutes ces mesures tendent à réduire le pouvoir des sénateurs au profit des chevaliers et du sénat par rapport aux comices. Il tente dans un second temps de faire passer sa réforme agraire qui s’appuyait sur celle de son frère : * la juridiction des triumviirs supprimée en -129 est rétablie, * les assignations de terre passent de 30 à 200 jugères pour permettre aux Citoyens pauvres d’améliorer leurs conditions sociales, * la création de colonies afin de soutenir son projet : deux en Italie et une à Carthage.

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Pour faire accepter sa proposition par le sénat, il permet aux patres d’acquérir des terres qu’ils convoitaient dans le Latium et autour de Tarente et de Capoue. Cela lui procure une grande popularité et lui permet de se faire réélire tribun de la Plèbe en -123. En effet, depuis le vote d’une loi de Gaius Papirius Carbo en -125, les tribuns de la Plèbe pouvaient être reconduits dans leur fonction sans attendre le délai traditionnel. Pour lutter contre lui, le sénat décide de réduire son influence. Il dresse contre lui le tribun Marcus Livius Drusus. Drusus propose alors la création de 12 colonies de 3 000 humains choisis parmi les capite censi, les Citoyens pauvres. Cette surenchère détourne l’attention du Peuple de Caius au profit de Drusus. Grâce à cela, il peut faire voter une loi supprimant les vectigales, (redevances de l’ager publicus), exonérant les grands propriétaires et donc beaucoup de sénateurs. La rogatio Livia agraria dont l’objectif immédiat était de mettre un terme à la popularité de Caïus Gracchus en lui retirant la faveur de la Plèbe, eut des conséquences plus funestes pour la législation des Gracques que son auteur et le sénat ne l’attendaient. En supprimant le vectigal, il rendait aliénables les lots qui en étaient jusque-là frappés. Les pauvres furent amenés à céder leurs terres aux riches et la législation agraire des Gracques perdit ainsi tout son effet (elle devait disparaître totalement, au terme d’un processus commencé par la rogatio Livia). Caius réplique en proposant la création d’une colonie de 6 000 humains sur le site de Carthage et l’octroi de la Citoyenneté romaine complète aux Latins et partielle (sine suffragio) aux Italiens afin de s’attirer leurs faveurs. Mais les propositions de Caius sont trop avancées pour la Rome de l’époque et, en voulant brûler les étapes, Caius se brûle les ailes. La création d’une colonie sur le site maudit de Carthage est un sacrilège. L’accord de la Citoyenneté aux Latins et aux Italiens mord sur un privilège du Peuple romain. Ainsi, Caius perd l’appui d’une partie du Peuple qui l’avait soutenu jusqu’alors et aussi celui du consul. Lorsque Caius part superviser la construction de la colonie à Carthage, ses adversaires en profitent pour le discréditer. Lors de l’élection des tribuns pour l’année -122, il n’est pas réélu. Aussitôt une loi ordonne le démantèlement de la colonie de

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Carthage : Caius fait appel de la décision mais échoue. Il tente alors de faire sécession avec ses partisans comme la Plèbe jadis avait fait sécession contre les patriciens au Mont Sacré. Le tribun Minucius ayant osé s’opposer à ses lois, Caïus, soutenu par une troupe de partisans, s’empare du Capitole, fatal à sa famille. Il en est chassé par le massacre de ses compagnons et se retire sur l’Aventin. Le sénat réplique en promulguant un senatus consultum ultimum qui autorise l’élimination de Caius par n’importe quel moyen. Caius fut tué par son esclave à sa demande, lors d’un affrontement sur l’Aventin avec 3 000 partisans contre le consul L. Opimius en -121. C’est la première fois et non la dernière, qu’un senatus-consultum ultimum est prononcé et qu’une telle vague de violence envahit Rome à cause de divergences politiques. -104 à -101 : Deuxième grande guerre servile, qui voit des Sicules Insurgés se joindre aux esclaves commandés par Tryphon, puis Athenion. On retrouve des similitudes avec la première guerre servile. Il faut cinq ans au consul Aquilius pour en venir à bout. Au départ, un chevalier romain du nom de Titus Vettius tombe amoureux fou d’une esclave, tellement qu’il décide d’armer ses esclaves et appelle les autres esclaves à le rejoindre. Ces désordres gagnent la Sicile à nouveau. A l’est, un certain Salvius (qui avait eu des fonctions religieuses avant de tomber en esclavage, comme Eunus) prend le titre de Tryphon. A l’ouest, Athenion (un intendant) prend aussi le titre de roi, lève 10 000 hommes pour se constituer une armée. Mais il refuse d’enrôler des esclaves, les renvoyant aux champs ! Pour les Romains, il faudra plusieurs campagnes pour venir à bout des Révoltés, en -101. La deuxième guerre servile survient après des crises qui ont ébranlé la république romaine (entreprises des Gracques entre -139 et -109) et à une époque de crise morale. Un fait nouveau cependant intervient en Sicile. Le sénat avait été amené à ordonner qu’on rendît la Liberté à des hommes récemment réduits en esclavage : les publicains en effet étaient associés de fait aux pirates qui capturaient des hommes Libres dans des pays alliés de Rome, surtout dans la partie orientale du bassin méditerranéen et en Asie

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Mineure. Ce sont eux qui écoulaient cette marchandise. Cette mesure, appliquée d’abord strictement, fut combattue par les chevaliers, alliés des grands propriétaires, dont elle risquait de compromettre les activités. Le gouvernement recula et les esclaves perdirent l’espoir qui les avait Soulevés. Une première Révolte, qui ne rassembla pas plus de deux cents esclaves, fut rapidement et impitoyablement réprimée. Le gouverneur ne trouva pas la parade face à une nouvelle Rébellion de quelque deux mille esclaves. Ceux-ci s’enhardirent et anéantirent un détachement envoyé contre eux. La Révolte s’étendit dès lors comme dans les années -134/-130. Les esclaves se choisirent un roi, un dénommé Salvius, inspiré lui aussi par des idées religieuses, qui profita de l’inertie du gouverneur pour organiser ses troupes. Celui-ci, qui, il est vrai, ne disposait pas de forces suffisantes en effectifs et en qualité, resta longtemps enfermé dans Héraclée. Il ne se réveilla que lorsque Salvius assiégea Morgantia dont il voulut faire sa capitale. Les Insurgés l’emportèrent aisément sur les dix mille hommes du gouverneur, dont beaucoup d’ailleurs se rendirent. Dans la région de Ségeste et de Lilybée, un certain Athenion (un Cilicien) fomenta à son tour une Révolte qui se développa rapidement. C’était un homme habitué au commandement chez ses maîtres, très bon organisateur et inspiré par des idées religieuses. Il souleva plusieurs dizaines de milliers d’esclaves, dont dix mille combattants plutôt d’origine Libre. Il ne réussit pas à prendre Lilybée, bien fortifiée et secourue par des troupes venues par mer d’Afrique, qui n’osèrent pas le poursuivre dans sa retraite. Salvius, qui prit le nom de Tryphon, emporta des succès très importants dans l’Est (prise de Morgantia, conquête des terres fertiles de Leontini) mais il ne put gagner du terrain plus loin vers l’Est où les propriétés de dimensions plus modestes avaient un cheptel servile moins nombreux et sans doute mieux traité. Tryphon et Athenion unirent leurs efforts et conquirent la plus grande partie de la Sicile. Les légions romaines étant retenues par la guerre contre les Cimbres, ils bénéficiaient de circonstances favorables.

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Tryphon choisit Triocala comme capitale, la fortifia et organisa son pouvoir en calquant certaines institutions romaines. Rome dépend de la Sicile pour son ravitaillement en blé, aussi le sénat y envoya-t-il une armée de dix sept mille hommes, commandée par le préteur Lucius Licinius Lucullus, qu’affrontèrent quarante mille esclaves commandés par Athenion. Cette armée, après avoir frôlé le désastre, finit par remporter la victoire et les esclaves se débandèrent. Lucullus ne put prendre Triocala et Rome envoya un autre préteur, Caius Servius, qui ne réussit pas davantage à vaincre les esclaves commandés par Athenion, après le décès de Tryphon de mort naturelle. La fin de la guerre contre les Cimbres permit l’envoi de bonnes troupes qui, sous le commandement du consul Marius Aquilinus, vainquirent les troupes d’Athenion, tué au combat, dont les survivants, par un suicide collectif, se donnèrent mutuellement la mort plutôt que d’offrir aux Romains le plaisir de les voir affronter les bêtes féroces dans un spectacle du cirque. Ainsi finit la deuxième guerre servile de Sicile. La province, dorénavant, demeura calme, le pouvoir ayant pris des dispositions pour juguler toute nouvelle tentative. -91 à -89 : guerre sociale entre Rome et ses alliés italiens Rebellés, souhaitant l’Egalité des Droits devant leurs devoirs. A Rome (Urbs) les Citoyens bénéficiaient du droit romain, et étaient appelés « Citoyens complets » (civis optimo jure) car ils possédaient l’ensemble des droits civils et politiques. Les droits civils étaient les suivants : jus connubii, (mariage devant la loi), jus commercii, (droit de faire des actes juridiques ; d’acquérir des biens). Il y avait aussi des droits politiques : jus suffragii (droit de vote), jus honorum (droit d’être élu et de voter à une magistrature) ; les Citoyens romains étaient exemptés d’impôts. En compensation, le droit de Citoyen entraînait l’obligation du service militaire et du tribute (inscription dans une tribu). Dans les autres villes d’Italie, les habitants n’avaient pas les mêmes droits car Rome traita différemment chaque cité de la péninsule. Elle donna, en particulier aux cités du Latium le droit latin qui comportait les

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mêmes avantages que le droit romain à l’exception du jus honorum ; les Citoyens étaient alors appelés civis minuto jure (citoyens incomplets). Tandis qu’avec les autres cités Rome n’appliqua qu’une simple alliance. Ces cités étaient en fait plutôt soumises à Rome que réellement alliées, elles n’avaient pas de droits politiques et étaient sous le contrôle du Sénat où elles n’avaient aucune représentation. Après deux siècles d’union avec Rome, les villes alliées étaient présurées d’impôts et devaient fournir des soldats (Rome fournissait 273.000 hommes et les alliés 294.000). De plus, en cas de victoire, la distribution de terres et de butins étaient inférieurs pour les alliés italiens que pour les troupes romaines. En -126, le sénat avait même interdit aux Italiens d’émigrer à Rome (ils y venaient pour le blé gratuit ou à bas prix), et en -95 le sénat avait expulsé les Italiens qui habitaient à Rome. Finalement, les alliés de Rome obtiennent satisfaction, et l’Italie est unifiée sous un seul régime juridique. Rome a également vaincu tous ses alliés successivement, en s’appuyant sur ceux qui n’étaient pas Révoltés encore, puis en s’appuyant sur les premiers Révoltés revenus sous son autorité pour vaincre les seconds. Sur la scène politique romaine, Sylla a acquis un prestige considérable, par ses victoires et par son habilité dans le commandement de ses soldats. A l’inverse, Marius a vu diminuer son prestige : originaire du Latium et certainement plus compréhensif vis-à-vis des Révoltés, il a plus cherché la réconciliation entre ses troupes et celles des Révoltés que l’affrontement brutal. -74 à -71 : Soulèvement d’esclaves et d’ouvriers Libres en Italie sous le commandement de Spartacus. Elle se déroule du Sud au Nord de l’Italie, à un moment même, elle menace Rome. Cette Troisième Guerre servile fut la seule à menacer directement le cœur romain de l’Italie et fut doublement préoccupante pour le Peuple romain en raison des succès répétés contre l’armée romaine d’une bande d’esclaves Rebelles qui augmentait rapidement. Les effectifs sont considérables : autour du noyau de gladiateurs se concentrent 150 000 soldats ! Manquant d’unité et de plan, ils sont écrasés par Crassus, un riche patricien romain.

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Durant la république romaine du -Ier siècle, les jeux de gladiateurs étaient l’une des formes de divertissement les plus populaires. Pour fournir les combattants pour les épreuves, diverses écoles d’entraînement, ou ludi, étaient établies à travers l’Italie. Dans ces écoles, les prisonniers de guerre et les criminels condamnés (qui étaient considérés comme des esclaves) apprenaient les techniques nécessaires pour combattre à mort dans les jeux de gladiateurs. Il arrivait que, malgré les précautions prises par le lanista (trafiquant d’esclaves possesseur d’une école de gladiateurs), des Révoltes se produisaient, mais elles étaient en général rapidement réprimées par les forces de police locales et tout rentrait dans l’ordre. En -74, un groupe de 200 gladiateurs dans l’école de Capoue préparèrent une évasion. Lorsque leur complot fut trahi, un groupe de 70 hommes se saisirent d’instruments de cuisine (broches et hachoirs) et parvinrent à s’échapper de l’école en combattant, emportant avec eux plusieurs chariots remplis d’armes et d’armures de gladiateurs. Une fois Libres, les gladiateurs échappés choisirent leur chef, Spartacus (il était une vedette en tant que gladiateur principal, et était soit un auxiliaire thrace des légions romaines condamné à l’esclavage, soit un captif pris par les légions). Le noyau de gladiateurs est rejoint par des bandes d’esclaves gaulois dirigés par Crixus, et des esclaves cimbres dirigés par Hoenomanus. Ce groupe d’esclaves fut capable de battre une petite troupe envoyée à leur poursuite depuis Capoue, et ils s’équipèrent avec les équipements militaires pris en complément de leurs armes de gladiateurs. Cette bande de gladiateurs fugitifs pilla la région autour de Capoue, et recruta dans ses rangs de nombreux autres esclaves, pour finalement se retirer à une position plus facile à défendre sur le Mont Vésuve. Comme la Révolte et les pillages se déroulaient en Campanie, qui était une région de villégiature pour les riches et les personnes influentes à Rome, qui y possédaient leurs villas, la Rébellion capta rapidement l’attention des autorités romaines. Pour autant, il fallut du temps à Rome pour réaliser l’ampleur du problème, car la Révolte des esclaves était

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plus vue comme une grande vague criminelle que comme une Rébellion armée. Cependant, Rome dépêcha en -73 une force militaire sous autorité prétorienne pour mettre fin à la Rébellion. Un préteur romain, Gaius Claudius Glaber, regroupa une force de 3 000 hommes en une milice. Ces hommes furent choisis à la hâte et au hasard, puisque les Romains ne considéraient pas cela comme une guerre, mais un raid, une sorte de vague de pillage. Les forces de Glaber assiégèrent les esclaves au Mont Vésuve, bloquant le seul accès connu à la montagne. Les esclaves étant contenus, Glaber se contenta d’attendre jusqu’à ce que la faim les oblige à se rendre. Bien que les esclaves manquaient d’entraînement militaire, les forces de Spartacus déployèrent leur ingéniosité à tirer profit des matériaux disponibles sur le terrain, et utilisèrent des tactiques intelligentes et peu orthodoxes pour affronter les armées romaines. En réponse au siège de Glaber, les hommes de Spartacus fabriquèrent des cordes et des échelles avec les vignes et les arbres qui poussaient sur les pentes du Vésuve et les utilisèrent pour descendre les roches abruptes du côté de la montagne opposé aux forces romaines. Ils contournèrent la base du Vésuve, prirent l’armée romaine à revers, et annihilèrent les hommes de Glaber. Une deuxième expédition, sous les ordres du préteur Publius Varinus, fut ensuite dépêchée contre Spartacus. Apparemment, Varinus semble avoir séparé ses forces sous le commandement de ses subordonnés Furius et Cossinius. Ces forces furent également battues par l’armée des esclaves : Cossinius fut tué, Varinius presque capturé, et les équipements des armées furent saisis par les esclaves. Avec ce succès, de plus en plus d’esclaves rejoignirent les forces de Spartacus, de même que de nombreux pasteurs et paysans de la région, portant ses rangs à 70 000 hommes. Les esclaves Rebelles passèrent l’hiver -73 à armer et à équiper leurs nouvelles recrues, et étendirent leur territoire de pillages pour atteindre les villes de Nola, Nuceria, Thurii et Metapontum, pour assurer la subsistance des hommes et pour s’emparer des armes nécessaires pour combattre les troupes que ne manquerait pas d’envoyer Rome. Ils s’emparèrent en même temps d’un butin qui allait servir ultérieurement de monnaie d’échange pour satisfaire les besoins

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d’une véritable armée. De fait les préteurs envoyés pour mettre fin à cette Rébellion qui menaçait les riches propriétés des grands propriétaires terriens (des sénateurs) furent successivement tous battus. Ce n’était plus une simple Révolte à laquelle Rome devait faire face mais une guerre qu’il fallait soutenir. Les esclaves se divisent en deux bandes, l’une dirigée par Crixus, l’autre par Spartacus : Crixus était d’avis de saigner le pays, Spartacus voulait ramener les esclaves chez eux. Il se peut que Spartacus ait pensé reconduire ses hommes dans leurs pays puis qu’il renonça à ce projet pour engager une action beaucoup plus hardie et dangereuse pour Rome : Lutter, en tant que combattant pour la Liberté, pour changer une société romaine corrompue et mettre fin à l’esclavage institutionnel, en Soulevant partout sur son passage les masses serviles et ranimer les sentiments d’hostilité des peuples d’Italie encore sous le coup de la guerre sociale, appelée aussi guerre des alliés (socii en latin), qui avait duré deux ans de -91 à -89. Dans ce cas les deux chefs se seraient partagé la tâche. Le sénat, alarmé, chargea les consuls Gellius et Lentulus de la guerre avec deux légions chacun. Gellius, au Sud, vainquit Crixus et anéantit les deux tiers de son armée, Lentulus devait arrêter Spartacus dans sa progression. Après la défaite de Crixus, Spartacus vainquit d’abord Lentulus puis il se retourna contre Gellius, dont il dispersa l’armée. Puis il honora les mânes de Crixus par des jeux funèbres au cours desquels, suprême humiliation pour Rome, il contraignit trois cents soldats romains prisonniers à se battre et à se tuer entre eux. Il paracheva ses succès en mettant en déroute le gouverneur de la Gaule cisalpine Caius Cassius. Rome pouvait tout craindre, comme au temps d’Hannibal. Mais Spartacus, dont les forces, pourtant, avaient grossi (il aurait disposé de cent vingt mille hommes) renonça. Ce qui est sûr, c’est que malgré les apparences, sa situation n’était pas aussi favorable qu’on pourrait le penser. Le soutien de l’armée de Crixus lui faisait désormais défaut, les peuples italiens ne bougèrent pas, ayant obtenu ce qu’ils désiraient, le droit de cité, et méprisant les esclaves, le long de l’Adriatique il traversait des régions où les lois agraires des Gracques avaient permis le développement de propriétés de dimensions modestes où travaillaient des esclaves mieux intégrés, non pas des

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masses serviles comme en Campanie ou en Sicile, promptes à la sédition. Nulle part Spartacus ne put trouver un lieu où s’installer de façon durable, jamais il ne put réunir des forces comparables à ses prédécesseurs siciliens. Pour marcher sur Rome avec une chance de victoire décisive, il lui eût fallu disposer de troupes mieux armées et mieux entraînées. Il renonça ou remit à plus tard. Dans sa marche vers le Sud, il triompha encore une fois des deux armées réunies des consuls dans le Picenum, ce qui mit fin à la campagne de -72, et il rassembla ses forces dans le Bruttium, en instituant la ville de Thurii sa capitale. La carte dit assez qu’il s’était enfermé comme dans une sorte de nasse. Rome respirait : elle n’était plus sous la menace d’une attaque prochaine. Spartacus, lui, préparait l’avenir en échangeant avec le monde grec les objets du butin contre les matériaux destinés à la fabrication des armes. Pour conduire la guerre, le sénat fit appel au préteur Marcus Licinius Crassus, un choix surprenant puisqu’il succédait à deux consuls et qu’il n’avait jamais eu l’occasion de se distinguer dans une campagne militaire. Mais peut-être personne ne s’était mis en avant pour mener une guerre dont on ne pouvait tirer une grande gloire si on la gagnait et qui déshonorerait celui qui la perdrait. Crassus accepta parce qu’il était ambitieux et que cette guerre le concernait personnellement dans une certaine mesure : il était immensément riche (il recevra le surnom personnel de dives, le riche) et sa richesse reposait en partie sur le très grand nombre des esclaves qu’il possédait et dont il tirait un revenu régulier en les louant. Sa famille était honorablement connue mais il devait sa fortune au rôle qu’il avait joué auprès du dictateur Sylla (il aurait multiplié ses biens par vingt grâce aux proscriptions) et à une spéculation immobilière qui en faisait un des plus grands propriétaires de maisons et d’appartements à louer à Rome. Sénateur, il était lié aux milieux d’affaires. Sans scrupules et opportuniste, il entretenait une rivalité aiguë avec Pompée. Or celui-ci, ayant vaincu Sertorius, s’apprêtait à revenir dans la ville une fois qu’il aurait rétabli l’ordre romain en Espagne. Crassus devait faire vite pour conquérir une place de premier plan dans le monde politique. Rome vit en lui un sauveur et elle lui confia dix légions.

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Fait inhabituel, Crassus engage les opérations en octobre et il les finance sur ses deniers. Il ne cherche pas à engager le combat avec l’armée de Spartacus, dont il se contente de contrecarrer les raids qu’il lance pour se ravitailler. Son légat, désobéissant à ses ordres, attaque une partie des troupes de Spartacus, avec deux légions, mais subit un désastre. Pour faire un exemple et impressionner les esprits, Crassus n’hésita pas à remettre en usage un châtiment qui n’était plus pratiqué, celui de la décimation : cinquante soldats sur cinq cents considérés comme responsables de la défaite furent mis à mort. Crassus remporta un succès sur une troupe de dix mille esclaves, en en tuant six mille, puis il livra bataille à Spartacus lui-même. Elle fut indécise, Spartacus rompit le contact et se réfugia dans le Sud du Bruttium. Spartacus conçut le projet de passer en Sicile en faisant appel aux pirates ciliciens, excellents marins, mais ceux-ci se dérobèrent. Il construisit des radeaux qui ne résistèrent pas à la mauvaise mer de la saison. Il était donc bloqué dans l’extrême Sud de la péninsule, d’autant plus étroitement que Crassus lui barra le passage en creusant, sur cinquante cinq kilomètres de long un fossé de quatre mètres cinquante de profondeur, d’une largeur égale, et un remblai garni d’une palissade. Dispositif infranchissable qui incita Spartacus à engager des négociations qui échouèrent. Cependant par une nuit de neige, il réussit à combler partiellement le fossé et à le faire franchir par un tiers de ses troupes. Crassus dut lever le siège de peur d’être pris à revers et demanda au sénat de hâter le retour de Pompée : il fallait qu’il fût découragé pour entreprendre une telle démarche. La situation de Spartacus n’était pas enviable pour autant : il devait faire face au mécontentement de certains dans ses propres rangs, tous ses mouvements étaient constamment épiés et contrôlés par Crassus, il savait que le gouverneur de la Macédoine, Lucullus, avait débarqué à Brindes avec son armée. Des succès partiels, comme celui qu’il remporta sur le légat de Crassus, Quinctius, ne pouvaient que retarder l’échéance. Il se résolut à livrer bataille, en Lucanie. Cette bataille serait décisive, il le savait. De part et d’autre on se battit avec acharnement et soixante mille esclaves restèrent sur le terrain et, parmi eux, Spartacus dont on ne retrouva pas le corps dans cet amoncellement de cadavres. La guerre était finie. Pompée extermina cinq mille esclaves qu’il rencontra sur sa route en Étrurie. Crassus fit

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crucifier six mille prisonniers sur les cent quatre-vingt quinze kilomètres de la via Appia qui conduisent de Capoue à Rome. Désormais, à chaque velléité Insurrectionnelle, les Romains répondront par la répression : jamais plus les esclaves ne seront une menace. Pompée eut les honneurs du triomphe pour les campagnes qu’il avait menées. Comme il ne s’agissait pas d’une guerre déclarée, Crassus se vit refuser le triomphe, il se contenta de l’ovation qui lui fut accordée pour sa victoire dans cette guerre. Pompée et Crassus récoltèrent les bénéfices politiques d’avoir mis un terme à la Rébellion. Ils retournèrent tous deux à Rome avec leurs légions et refusèrent de les renvoyer. A la place, ils les firent camper en dehors de Rome. Les deux hommes se présentèrent au consulat pour 70, alors que Pompée était inéligible en raison de son âge et qu’il n’avait jamais servi comme préteur ou questeur. Cependant, les deux hommes furent élus consuls pour -70 en partie en raison de la menace implicite de leurs légions qui campaient hors de la ville. Ils inaugurèrent leur amitié nouvelle en redonnant aux hommes d’affaires les privilèges politiques dont ils avaient été dépouillés par Sylla. Quelques années plus tard, ils s’uniraient à César pour former le premier triumvirat. La Révolte a eu un impact sur le Peuple romain, qui après une telle frayeur semblait commencer à traiter les esclaves moins sévèrement qu’auparavant. Les riches propriétaires terriens commencèrent à réduire l’usage d’esclaves agricoles, et optèrent pour employer les larges groupes d’hommes Libres sans possessions. A la fin de la Guerre des Gaules menée par Jules César en -52, les conquêtes majeures des romains cessèrent jusqu’au règne de l’empereur Trajan (98 à 117), et par conséquent l’approvisionnement en esclaves bon marché cessa également, ce qui amena à employer les hommes Libres pour cultiver les terres agricoles. Le statut légal et les Droits des esclaves romains commencèrent également à changer. Au temps de l’empereur Claude (41-54), une constitution fut rédigée, convertissant en meurtre le fait de tuer un

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esclave vieux ou infirme, et décrétant que si les esclaves en question étaient abandonnés par leurs propriétaires, ils devenaient Libres. Sous Antonin le Pieux (138-161), les Droits légaux des esclaves furent augmentés, faisant des propriétaires les responsables des meurtres des esclaves, obligeant à la vente des esclaves lorsqu’il était possible de démontrer qu’ils avaient été maltraités, et fournissant une tierce partie (théoriquement) neutre à laquelle n’importe quel esclave pouvait faire appel. Comme ses changements législatifs se produisirent beaucoup trop longtemps après pour être des résultats directs des guerres serviles, ils représentent plutôt la codification légale du changement progressif d’attitude des Romains envers l’esclavage durant des décennies. -IIè siècle à -70 : Les Esséniens ancêtres des communistes Les Esséniens étaient les membres d’une communauté juive, fondée vers le -IIè siècle. Les principaux groupements s’établirent, semble-t-il, sur les rives de la mer Morte (où l’on retrouva leurs fameux manuscrits). Le plus marquant dans cette communauté était la mise en commun et la répartition des biens de la Collectivité selon les besoins de chaque membre. Le shabbat était observé strictement, comme la pureté rituelle (bains à l’eau froide et port de vêtements blancs). Il était interdit de jurer, de prêter serment, de procéder à des sacrifices d’animaux, de fabriquer des armes, de faire des affaires ou de tenir un commerce. Les membres, après un noviciat de trois ans, renonçaient aux plaisirs terrestres pour entrer dans une sorte de vie monacale. Ils vivaient selon des règles strictes : * fausse déclaration de biens : un an d’exclusion ; * mensonge, ou scène de colère contre un autre membre de la communauté : 6 mois. -4 / -30 : Jésus le Contestataire, le Révolutionnaire Pacifiste, le défenseur intransigeant des pauvres. La foi de Jésus est acceptation, elle ne comporte ni récrimination, ni Révolte, en tout cas envers Yahweh. Sa prédication pourtant ne cesse de s’affirmer comme un cri de Contestation, dirigée dans la ligne des prophètes contre la tradition, contre les puissants et les riches de son temps, sans pour autant mettre en question la condition de l’humain.

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Elle s’en prend à la tradition figée, soit pour l’aggraver, soit pour l’assouplir. Ainsi, Jésus se montre à certains égards plus rigoureux que les Anciens (il tient pour un péché mortel l’adultère et prohibe le divorce), mais il s’oppose au culte abusif du Sabbat qui empêcherait de porter secours aux malheureux, « car le Sabbat est fait pour l’humain et non l’humain pour le Sabbat ». Tout en déclarant qu’il n’est pas venu abolir la loi et les prophètes mais les accomplir, il apporte dans la morale juive des innovations essentielles. Et celles-ci ne vont pas dans le sens d’une Révolution active, mais plutôt dans le sens de la non-Résistance que recommanderont Gandhi et Tolstoï. Il allait à l’encontre du « bon sens populaire » qui aurait acclamé d’abord en Jésus l’Insurgé contre le colonisateur romain. La Contestation vise aussi les traditions familiales, singulièrement sacrées chez les compatriotes de Jésus. Il affiche un détachement surprenant lorsqu’on lui parle de sa mère et de ses frères et sœurs, comme pour marquer, comme il est de règle chez les militants engagés, que la parenté familiale doit toujours céder à celle de la Lutte Commune. Il n’a même aucun respect pour les morts quand un de ses disciples lui demande d’ensevelir son propre père (« Suis-moi et laisse les morts ensevelir les morts »). Autant de traits rapportés par les Evangélistes qui avaient de quoi choquer les Juifs attachés à ces traditions qu’ils tenaient pour les plus saintes. Après cette note insolite dans le langage philosophique et religieux du monde, Jésus n’innovait pas moins, en détourant ses frères juifs de la servitude du travail. La doctrine eut beaucoup de succès parmi les esclaves auxquels on promettait une Egalité dans le Christ (tout en leur prêchant la soumission à leurs maîtres, « même s’ils ont l’humeur difficile ». Vient ensuite la Contestation de la richesse, avec la parabole du jeune homme riche que Jésus voudrait agréger à sa troupe, à condition qu’il vende tous ses biens et les partage entre les pauvres. La

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malédiction de la richesse et même du bonheur extérieur s’exprime avec une extrême violence. De cette malédiction de la richesse et du simple négoce, de modestes marchands (ceux du Temple) vont se trouver victimes. Quand Jésus renverse leurs tables de changeurs, on se croirait en présence d’un commando Gauchiste. Cette Contestation judéo-chrétienne, même assortie de ces prudentes restrictions, n’était pas du goût du pouvoir ; il voyait en elle un élément de Subversion dangereuse, encore qu’elle eut des amis et des complices jusque « dans la maison de César » (Poppée, l’épouse de Néron, passait pour être convertie). La plupart des sectes juives et les fondateurs du christianisme se sont opposés de manière assez radicale à l’accaparement des richesses par une minorité de la société. Cette forme de « communisme » inspiré des valeurs religieuses n’a pas été le monopole du monde judéo-chrétien, loin s’en faut. 340 à 429 : Révoltes des donatistes et des Circoncellions en Afrique du Nord. Vers 340, des bandes d’ouvriers agricoles itinérants, les Circoncellions (« ceux qui rôdent autour des greniers »), se dressèrent contre les propriétaires terriens, les forçant par la violence à annuler les dettes et affranchir les esclaves. La Rébellion des Circoncellions commença au début du IVè siècle, parallèlement au mouvement donatiste, mais sans aucun lien avec celuici. Il faut rappeler que malgré l’édit de Caracalla, fils de l’empereur d’origine numide Septime Sévère, qui octroyait le droit de cité romaine, beaucoup de Numides supportaient mal la domination romaine et refusaient une église soumise à l’empereur. Ils ne croyaient pas à un empereur chrétien et rejetaient une église impériale, une église romaine. Cette querelle d’origine théologique oppose en Afrique du Nord donatistes et catholiques. Mais derrière cette querelle, on entrevoit des oppositions de classes ; il ne s’agit pas de violences désordonnées mais d’une agitation sociale caractérisée qui trouve sa source dans les couches les plus misérables de la population. Elles se trouvent devant le grand problème tragique de toute l’antiquité : celui des dettes et donc de l’esclavage pour règlement des créances. Elles veulent obtenir

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l’annulation des créances et l’affranchissement des esclaves. Dans ce conflit, l’évêque Optat et saint Augustin nous montrent que l’église s’est mise du côté des riches contre les pauvres. La situation des campagnes vers 340, vue par Optat, premier évêque catholique à entreprendre une polémique contre les donatistes : « Lorsque ces individus vagabondaient de lieu en lieu, et qu’Axido et Fasir se faisaient donner par ces insensés le nom de chefs des saints, personne ne pouvait être tranquille au sujet de ses propriétés. Les reconnaissances de dettes n’avaient plus aucune valeur ; aucun créancier ne pouvait exiger le paiement de ce qui lui était dû. Tout le monde était frappé de terreur par les lettres de ceux qui se vantaient d’être les chefs des saints, et si l’on tardait d’obéir à leurs injonctions, une bande en délire s’abattait soudain et, précédée par la terreur qu’elle inspirait, environnait de dangers les créanciers. Ainsi, ceux qu’on aurait dû prier, en raison de leurs prêts, étaient contraints par la crainte de la mort à s’humilier au rôle de suppliants. Chacun se hâtait de renoncer aux créances même les plus importantes, et l’on comptait comme un gain d’avoir échappé à leurs coups. Les routes non plus n’étaient pas sûres : des maîtres jetés à bas de leur voiture coururent comme des esclaves devant leurs propres valets assis à la place des maîtres. Sur leur décision et leur ordre, la situation était renversée entre les maîtres et les esclaves ». Comme partout, le schisme donatiste divisa la société, pendant plus de cinquante ans, ralentissant la vie économique des cités. À cette époque, l’empereur Constant Ier envoya en Afrique deux commissaires chargé d’apaiser les querelles religieuses en distribuant des secours aux communautés. L’évêque Donat, toujours en place, refusa tout subside, rejetant l’ingérence du pouvoir dans son église. La tournée des commissaires dégénéra en affrontements armés contre les donatistes. Constant Ier décide de réduire par la force d’une part les donatistes, d’autre part les Circoncellions. La répression, brutale, n’aboutit qu’à unir les donatistes et les Circoncellions, jusque-là divisés : c’est seulement lorsque les donatistes comprirent que leurs revendications débordaient, de loin, le domaine religieux, qu’ils cherchèrent à se rapprocher des Circoncellions. Ce fut une nouvelle forme de

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Résistance : en 347, ces ouvriers agricoles et esclaves se Soulevèrent contre leurs exploiteurs romains et l’église. Cette catégorie d’ouvriers agricoles d’origine numide, incités à la Révolte par une profonde misère, eurent Axido et Fasir comme chefs. Ils prônaient la mise en pratique des idées chrétiennes par un ordre social de type communiste. L’unité de l’église fut sauvegardée au concile d’Hippone en 414, grâce à l’œuvre unificatrice de Saint Augustin. Il s’agit d’un écrivain romain d’origine berbère, un des principaux pères de l’église latine et l’un des 33 docteurs de l’église. Après Saint Paul, il est considéré comme le personnage le plus important dans l’établissement et le développement du christianisme. Saint Augustin est le seul père de l’église dont les œuvres et la doctrine aient donné naissance à un système de pensée : l’augustinisme. Son influence est marquée à travers les âges, depuis Paul Orose jusqu’à Paul Ricœur, en passant par Anselme de Cantorbéry, Thomas d’Aquin, Luther, Calvin, Pascal, Adolf von Harnack, Hannah Arendt. Elle fut immense sur toute l’histoire de l’Église en Occident : l’augustinisme imprégna en effet toute la réflexion philosophique et théologique médiévale, puis alimenta les débats lors de la Réforme protestante, puis encore le jansénisme. Les débats suscités par l’interprétation de l’augustinisme ont largement contribué aux conceptions modernes de la Liberté et de la nature humaine. En 417, saint Augustin écrit au comte d’Afrique Boniface, chargé de la répression du donatisme : « Avant que les empereurs catholiques n’aient institué ces lois, la doctrine de la paix et de l’unité du Christ se développait peu à peu, et selon l’instruction, le désir ou les possibilités de chacun, on s’y ralliait même dans leur parti, à une époque où pourtant, chez eux, des bandes insensées d’individus sans foi ni loi troublaient le repos des innocents pour des causes variées. Quel maître ne fut pas alors contraint de craindre son esclave s’il allait se mettre sous leur protection ? Qui donc osait seulement menacer un de ces destructeurs, ou celui qui le protégeait ? Qui pouvait exiger le remboursement de ceux qui pillaient ses celliers, ou de n’importe quel autre débiteur s’il implorait leur

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secours et leur défense ? Par crainte des bâtons, des incendies et d’une mort imminente, on déchirait les actes d’achat des pires esclaves pour leur accorder la Liberté ; arrachées de force, les créances étaient rendues aux débiteurs. Ceux qui avaient méprisé leurs rudes avertissements étaient contraints par des coups plus rudes encore à faire ce qu’ils leur enjoignaient. Les maisons des gens innocents qui les avaient offensés étaient rasées ou incendiées. Des chefs de famille d’une naissance honorable et d’une éducation raffinée survécurent à peine à leurs coups ou, enchaînés à une meule, furent contraints à coups de fouet de la faire tourner comme des bêtes ». Cependant, malgré la rigueur de la répression, la Révolte des Circoncellions se poursuivit jusqu’à l’arrivée des Vandales en 429. Ils seront impitoyablement massacrés. 377 : Les Wisigoths, fuyant l’avancée des Huns, s’installent au sud du Danube dans l’empire romain. Exploités par les classes dirigeantes romaines, ils finissent par se Révolter. A la demande de Fritigern, l’empereur Valens accorda le droit à près de 200 000 Wisigoths désarmés de s’installer en Thrace. Mais les soldats et les marchands romains peu scrupuleux, les considérant comme des vaincus à leur merci, exercèrent de nombreuses exactions et de nombreux abus à leur encontre. En effet, les marchands qui ravitaillaient les nouveaux venus pratiquaient des prix exorbitants et prohibitifs acculant les Wisigoths à la famine. La disette qui harcelait les émigrants suggéra l’idée à ces misérables de la plus infâme des spéculations. Ils firent ramasser autant de chiens qu’on put en trouver et les vendaient aux pauvres affamés au prix d’un esclave la pièce. Des chefs en furent réduits à livrer ainsi leurs propres enfants. C’est pourquoi, très rapidement, la famine et les exactions romaines poussèrent les Wisigoths de Fritigern à la Révolte en 377. Voilà les Goths qui se répandent de tous côtés dans la Thrace, avec précaution cependant et en se faisant indiquer par leurs captifs et leurs recrues volontaires les plus opulentes bourgades, celles notamment où abondaient les vivres. Leur audace habituelle était encore accrue par la présence de renforts nombreux de leurs compatriotes qui leur arrivaient

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chaque jour, les uns achetés autrefois par les Romains aux marchands d’esclaves, les autres livrés, depuis la traversée du Danube, par leurs parents affamés, ou échangés contre un peu de pain ou de vin de rebut. Ils furent aussi rejoints en grand nombre par beaucoup de ceux qui exploitaient les mines d’or, écrasés par les redevances (des colons établis dans les mines d’or, moyennant le paiement de lourdes redevances). Ces transfuges étaient accueillis avec empressement par les Goths, qui, par leur ignorance des lieux, en tirèrent de grands services pour découvrir les approvisionnements cachés et les refuges secrets de la population. Tout fut mis à feu et à sang. En défaisant une petite armée romaine, ils s’approprièrent des armes et purent ainsi vaincre l’empereur Valens venu les anéantir lors de la bataille d’Andrinople en 378. Pour la première fois dans l’histoire romaine, l’armée romaine fut battue, lors d’une bataille rangée, par des barbares. La situation s’aggravant à la suite d’une série d’échecs, l’empereur Valens s’avance contre les Goths avec une armée d’élite. La bataille s’engage devant Andrinople et tourne au désastre. L’empereur lui-même trouve la mort. Il est avéré qu’un tiers à peine de l’armée romaine survécut à cette boucherie ; et nulle part, si l’on excepte la bataille de Cannes, les annales ne font mention d’un pareil désastre. L’humiliation de cette défaite suscita un vif sentiment d’hostilité vis à vis des Goths dans l’Empire d’Orient et engendra plusieurs pogroms dans les armées romaines contre des soldats Goths. De plus, cette cinglante défaite qui vit la mort de l’empereur Valens, permit aux Wisigoths de pénétrer plus avant dans l’empire. Les Goths revendiquaient désormais une réelle installation dans l’empire romain avec un statut honorable Egalitaire avec les Citoyens romains et non plus en tant que vaincus. En fait, ils espéraient garder leurs Libertés et tous leurs Droits, c’est-à-dire créer un véritable royaume Autonome au sein de l’empire romain. Pour mieux soutenir leurs revendications et obtenir une installation légale, ils ravagèrent de 378 à 382 l’empire d’Orient, alors particulièrement affaiblit militairement par la bataille d’Andrinople. Les Wisigoths dévastèrent ainsi la Pannonie et la Thrace en 379. Pire, sous

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la conduite de Fritigern, une coalition de Wisigoths, Ostrogoths et Alains se forma en 380 et dévasta la Pannonie et la Macédoine, pilla la Thessalie, l’Épire et la Grèce. Mais Fritigern mourut ou bien fut déposé en 381 et son successeur, Athanaric II, traita avec Théodose Ier. Ce n’est qu’en 382 qu’un nouveau traité signé par Théodose Ier les installa près du Danube, en Mésie, les intégra dans l’armée romaine, leur accorda une large Autonomie, leur octroya des terres sous le statut de colons près du limes, et paya un tribut annuel sous forme d’un ravitaillement alimentaire annuel, l’annone. Toutefois, Théodose Ier refusa de leur accorder un territoire spécifique Autonome qui pouvait menacer l’intégrité de l’empire. 435 à 437 : Révoltes des Bagaudes, des ouvriers agricoles gaulois se Révoltent. Tibatto (412 à 437) était le chef de la Révolte des Bagaudes (dérive du celtique bagad, qui signifie troupe, attroupement). Il entraîna les paysans esclaves, asservis ou « Libre » au combat contre l’exploitation des grands propriétaires terriens et du régime de tortures auxquelles ils étaient exposés. Il fut incarcéré et périt après l’échec du Soulèvement. Les bagaudes (bagaudae en latin) étaient, sous l’empire romain du IIIè et IVè siècle, le nom donné aux bandes armées de brigands, de soldats déserteurs et de paysans sans terre qui rançonnaient le nordouest de la Gaule. Le poids de la fiscalité romaine conjugué à la misère causée par les pillages des barbares semble être, pour la plupart de ces hommes, le motif de vouloir vivre de rapines. En 284 (ou plus tôt selon les auteurs) sont apparues les premières bagaudes menées par Aelianus dans une Gaule du Nord à peine remise des ravages de l’invasion germanique de 276. Des paysans gaulois se Révoltèrent contre l’administration impériale. Ils prirent Autun et la saccagèrent. Contenus quelque temps par Aurélien et Probus, ils se Révoltèrent de nouveau sous Dioclétien, ayant à leur tête un certain Amandus. Elles furent vaincues en 286 par l’empereur Maximien Hercule. Les Révoltes bagaudes reprirent au IVè siècle, lors des invasions

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germaniques en Gaule et en Espagne. Les ravages exercés sur la population rurale et urbaine, et le désordre développé par le recul de l’autorité impériale parfois remplacée par des dominations barbares moins assurées induisirent de nouveau le regroupement de bandes armées de paysans ruinés et de déserteurs, auxquelles se joignirent depuis les villes des esclaves fugitifs et des citadins endettés, luttant pour leur survie ou tentés de se joindre aux pillages des barbares. Certains historiens y ont vu aussi des aspirations Autonomistes contre l’empire romain, dans les interactions entre les bagaudes et les réfugiés bretons d’Armorique ou les tribus basques en Espagne. Mais la faim et l’appât du gain facile semblent des motivations suffisantes lors d’une telle époque de bouleversement. L’empire romain est en pleine décrépitude, soumis aux invasions des Wisigoths et des Huns. En 435, Tibatto le Breton est le chef d’une bagaude, un groupe de bandits armés composé de paysans ruinés auxquels se sont joints des esclaves Révoltés, qui, selon la Chronica gallica, provoqua la sécession de la Gaule ultérieure et à laquelle se joignirent tous les esclaves. Tibatto est vaincu et tué en 437 sur les bords de la Marne au lieu Bagaudarum castrum aujourd’hui appelé SaintMaur-des-Fossés, près de Paris. Les fossés en question étaient ceux qui protégeaient leurs camps, spectaculaires tranchées de 600 mètres de long. Une porte de Paris du côté de St-Maur reçut, en mémoire des Bagaudes, le nom de porta Bugaudarum, et, par abréviation, porta Bauda ; elle était située sur le terrain appelé depuis place Baudoyer (derrière l’hôtel de ville de Paris actuel). Peu après cette date, une Révolte bagaude fut réprimée en Espagne par les Wisigoths, sur ordre des autorités romaines. En 448, une nouvelle bagaude en Gaule centrale est dirigée par un médecin nommé Eudoxe. Battu, il se réfugia à la cour d’Attila. 531 : Écrasement du mouvement Collectiviste de Mazdak en Perse. Au Vè siècle, de vieilles tendances Egalitaristes (fortes en Iran) se sont incarnées dans le mouvement mazdakite, lié à l’essor urbain. Mazdak (476 à 531) était un théoricien et Révolutionnaire perse. Il

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dénonça la propriété privée comme la source des discordes et des haines entre les humains. Il tenta par des réformes morales et matérielles d’élever l’Humanité à un niveau de vie et un accomplissement religieux supérieur. Il avait pour but la vie Fraternelle de tous dans une société Collectiviste sans classes. Soutenu quelques temps par le roi Kahvad, Mazdak et ses adeptes furent victimes de la répression organisée par les classes dirigeantes. Le mazdakisme est un courant religieux né en Perse, dans l’empire sassanide, dérivé du mazdéisme et du manichéisme. Le mazdéisme fut prêché par Zarathoustra/Zoroastre : les Zoroastriens vénèrent le feu éternel, symbole divin. Zoroastre prêchait un dualisme reposant sur la bataille entre le Bien et le Mal, la Lumière et les Ténèbres, dualisme présent dans l’islam chiite duodécimain. Le principe de Zoroastre est qu’il existe un esprit saint (Spenta Mainyu), tardivement identifié à Ahura Mazda, et un esprit mauvais (Angra Mainyu) assimilé à Ahriman, opposés car représentant le jour et la nuit, la vie et la mort. Ces deux esprits coexistent dans chacun des êtres vivants. Le manichéisme est une religion, aujourd’hui disparue, dont le fondateur fut le mésopotamien Mani au IIIè siècle. C’est un syncrétisme inspiré du zoroastrisme, du bouddhisme et du christianisme (ces derniers le combattirent avec véhémence : Saint Augustin fut à l’origine un manichéen, avant de se convertir au christianisme ; plus tard, il critiqua férocement le manichéisme). La pensée profonde est que le royaume des ténèbres doit être surmonté par le royaume de la Lumière, non par le châtiment, mais par la douceur ; non pas en s’opposant au mal, mais en se mêlant à lui afin de rendre le mal en tant que tel plus modeste. Selon le manichéisme, la Lumière et les ténèbres coexistaient sans jamais se mêler. Mais suite à un évènement catastrophique, les ténèbres envahirent la Lumière. De ce conflit est né l’humain : son esprit appartient au royaume de la Lumière et son corps (la matière), appartient au royaume des ténèbres. Cela transforme la mort non plus en processus destructif mais en processus d’élévation suprême. Pour qu’un humain puisse une fois sa mort arrivée atteindre le royaume de la Lumière, il faut qu’il abandonne tout ce qui est matériel.

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Mazdak commence à prêcher durant la première moitié du règne du roi Kavadh Ier (488-496 puis 498-531). Ce dernier, soucieux de rétablir plus de justice sociale, est réceptif aux idées du prédicateur, et entreprend diverses réformes sociales, qui inquiètent beaucoup les élites du royaume, nobles et mages, contre lesquels est dirigée la critique sociale de Mazdak. Pour lui, l’humain doit être Respectueux des autres, éviter les conflits avec son prochain, aider les nécessiteux, ne pas chercher à s’enrichir aux dépens des siens. De cette volonté découlent les idées de réforme sociale prônées par Mazdak. On présente souvent de Mazdak comme un précurseur du socialisme. Pour anachronique que soit ce propos, il met en avant ce qui a le plus frappé chez les mazdakistes : leur volonté de bâtir un nouvel ordre social. Celui-ci se dresse contre la société de l’empire sassanide, très hiérarchisée, divisée en plusieurs classes, à la tête desquelles sont les prêtres mazdéens et les guerriers. Il s’agit donc aussi d’une remise en cause du mazdéisme, religion officielle de l’état perse, dont les prêtres sont tenus par Mazdak pour responsables de l’inégalité qui règne dans le royaume. Mazdak prône un idéal Pacifique. Il veut venir en aide aux nécessiteux, et ouvre pour cela des hospices. Il propose de s’en prendre directement au pouvoir des prêtres, en fermant les temples du feu, et de manière générale la confiscation des biens des plus riches. Mazdak considère qu’il n’y a pas besoin de prêtres : les vrais religieux sont ceux qui Respectent les bons principes, donc ceux qui ont compris l’univers qui les entoure. On lui attribue des idées encore plus Révolutionnaires, qui n’ont pas manqué de surprendre : l’abolition de la propriété privée, la mise en commun de tous les biens, et aussi des femmes. Ainsi, il n’y aurait plus de motif de conflits entre les hommes. Kavadh Ier est détrôné par Zamasp en 496, destitué par la classe dirigeante de son pays, l’aristocratie et le clergé. Il réussit à revenir au pouvoir en 498 avec l’aide des Huns. Soucieux de conserver l’appui des grands de son royaume, il s’éloigne de Mazdak et se détourne alors du Collectivisme. Il tente tout de même de réformer le système social, ce qui n’empêcha pas le mouvement Collectiviste de Mazdak de prendre une très grande ampleur. Il écrasa cette tentative Révolutionnaire, dans le sang, en confiant à son fils Khosro, qu’il associe au pouvoir, le soin

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de persécuter les mazdakistes, entre 524 et 528, avec le soutien de la noblesse et du clergé. Sont alors exécutés Mazdak, et aussi un fils du roi qui avait choisi de rester fidèle à cette religion. Après la grande persécution de 524-528, le mazdakisme est marginalisé. Il n’en survit pas moins dans des zones reculées. Le courant est encore cité par les sources arabes jusqu’au VIIIè siècle, et les idées qu’il développe ont influencé certains courants musulmans chiites nés en Iran. 532 : La Révolte « Nika » contre Justinien est écrasée. La sédition Nika (victoire en grec, à cause de son cri de ralliement) est un Soulèvement populaire à Constantinople qui fait vaciller le trône de l’empereur Justinien Ier en 532. Le 11 janvier 532 une série de courses de chars a lieu dans l’hippodrome de Constantinople, capitale de l’empire romain d’Orient, en présence de l’empereur, de son épouse Théodora et de la cour. Le contexte politique est explosif car depuis plusieurs années Justinien Ier et surtout l’impératrice ne cessent de favoriser la faction des Bleus, d’origine patricienne et donc aristocrates, au détriment des Verts, qui appartiennent aux franges populaires de la ville, partisans de la Démocratie. Or à Constantinople ces factions ne se contentent pas d’être des « sociétés de courses » mais sont aussi de véritables structures politiques, qui influent sur les affaires publiques, et même militaires avec l’encadrement de la population dans des milices armées. Les deux profitent souvent de l’événement pour montrer leur désaccord sur le gouvernement de l’empire. Le soutien de Théodora encourage ainsi les Bleus à commettre les pires excès à l’encontre de leurs rivaux, lesquels ripostent aussi avec violence. Un véritable climat de guerre civile s’installe dans la capitale de l’empire. Une rumeur enfle à propos de l’empereur Justinien et de son favori, auxquels on reproche autoritarisme et concussion (délit commis dans l’exercice d’une fonction publique, consistant à exiger ou à percevoir

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sciemment une somme qui n’est pas due). Dans l’Hippodrome, sur les hauteurs de la ville, les courses de chars se disputent dans une ambiance survoltée. Les Verts profitent des courses de chars pour insulter l’empereur et son épouse, mais surtout le préfet Jean de Cappadoce puis quittent en masse les gradins et se répandent dans la ville. Pour éviter que l’Emeute ne dégénère, Justinien fait exécuter des meneurs Verts mais aussi par erreur un membre de la faction des Bleus. Fatale erreur car Bleus et Verts, dans un retournement complet de situation, s’allient contre Justinien et dans l’Hippodrome réclament, le 13 janvier, des mesures de clémence. Devant le refus de l’empereur, les Insurgés se ruent sur le quartier impérial et les quartiers adjacents aux cris de « Nika ! » (Sois vainqueur !) et pillent, incendient et massacrent les soldats et fonctionnaires impériaux. Le 14 janvier Justinien cède, mais trop tard. L’Emeute est devenue une véritable Insurrection. Le 15, la basilique Sainte-Sophie, le sénat, le palais impérial brûlent et durant trois jours l’incendie fait rage. Le 18, la ville est en grande partie en flammes. Oubliant leur rivalité, les partisans de l’équipe des Verts font alliance avec les partisans de l’équipe des Bleus et décident d’en finir avec l’empereur. Réunies dans l’Hippodrome les deux factions désignent un nouvel empereur, Hypatios un neveu de l’ancien empereur Anastase Ier, réputé favorable aux Verts. D’origine modeste, Anastase était un haut fonctionnaire de l’empire sous le règne de Zénon Ier, dont il épousa la veuve et accéda ainsi au trône impérial en 491. Cependant son règne ne fut que Révoltes et guerres civiles. Il y avait une lutte entre les deux partis politiques et religieux : les Bleus et les Verts. Anastase, ami des Verts monophysites (ils affirment que Jésus n’a qu’une seule nature et qu’elle est divine, cette dernière ayant absorbé sa nature humaine ; ils rejettent la nature humaine du Christ : cette doctrine a été condamnée comme hérétique lors du concile de Chalcédoine en 451), il persécuta les orthodoxes et rompit avec Rome. Les Bleus se Révoltèrent contre lui, s’en prenant à l’image même de l’empereur. Cela mena à un Soulèvement à Constantinople en 512 lors duquel Anastase faillit perdre le trône. Justinien, dont le courage ne semble pas à la hauteur de ses qualités intellectuelles, songe à s’enfuir par la mer, quand son épouse Théodora

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prend les choses en main. Fille du gardien des ours du cirque (!), Théodora est une ancienne comédienne, probablement prostituée. Son énergie et sa force morale lui ont valu d’être épousée par Justinien et de revêtir la pourpre impériale. A l’empereur affolé, elle déclare en substance : « La pourpre est un beau linceul pour mourir ! ». L’empereur alors se ressaisit. L’eunuque Narsès, dont la carrière politique démarre réellement à ce moment, détache les chefs des Bleus, en les achetant, de la Révolution en cours. Avec leur aide, le général Bélisaire, prestigieux chef de l’armée d’Orient, qui rentre à peine d’une campagne victorieuse contre les Perses, encercle l’Hippodrome avec des contingents de Germains et y massacre, selon les sources, entre 30 000 et 80 000 Rebelles. Le 19 janvier Hypatios est exécuté. Le pouvoir des factions est dompté jusqu’à la fin du règne de Justinien. Rassuré sur son pouvoir, Justinien se lancera dès lors à la reconquête de l’Occident romain, envahissant le royaume ostrogoth du défunt Théodoric le Grand. 683 à 690 : Le premier grand Soulèvement d’esclaves et d’ouvriers agricoles arabes est écrasé à Koufa. Al-Mukhtar ibn Abi Ubayd al Thaqafi fut le premier Révolutionnaire islamique qui a mené une Rébellion avortée contre les califes omeyyades, qui ont régné sur le monde musulman après le meurtre du quatrième calife Ali ibn Abu Talib. Al-Mukhtar est né en 622, fils d’un martyr d’une des premières guerres islamiques et grandit à Médine, alors sous les ordres de Mohammed. A l’instant de mourir, en 632, le prophète a achevé par les armes l’unification de la péninsule arabe. C’est un guerrier qui ne rechigne pas à donner la mort. Il aime les femmes et ne s’en cache pas. Mais bien qu’il ait eu neuf femmes légitimes, il ne laisse aucun fils survivant susceptible de lui succéder à la tête des croyants. Il se reconnaît faillible et ne se veut en rien différent des autres hommes. Il consacre par ailleurs beaucoup de temps à la prière et dédaigne les richesses de ce monde.

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Le prophète n’ayant pas désigné de successeur, ce sont ses plus proches compagnons qui élurent le premier calife. Tout était confusion à Médine après la mort du prophète. Le lien qui unissait les compagnons était brisé, les partis rivaux cherchèrent à s’emparer du pouvoir. Ils étaient au nombre de trois : Ali et les siens comptaient sur leur proche parenté avec Mohammed ; les Médinois désiraient en finir avec la domination des étrangers, mais ils étaient divisés ; les intimes du prophète, le triumvirat d’Abu Bakr, Omar et Abu Ubayda, qui avaient déjà pris part au gouvernement n’entendaient pas l’abandonner. Abu Bakr remplace le messager d’Allah au terme d’une brève lutte de succession. Il prend le nom de khalîfa (calife), d’un mot arabe qui veut dire lieutenant ou remplaçant. Ce premier calife a 59 ans. Il figure parmi les plus anciens compagnons de Mohammed. Il est aussi le père d’Aïcha, la femme préférée du prophète. Abu Bakr n’appartient à aucune des grandes familles de La Mecque, ce qui lui vaut d’être accepté par toutes. Seul Ali, le gendre du prophète, déplore l’élection d’Abu Bakr. Ses ressentiments causeront plus tard la scission entre les musulmans orthodoxes de confession sunnite et ceux de confession chiite. Avec l’aide de l’énergique Khalid ibn al-Walid, Abu Bakr maintient l’unité de la communauté musulmane, menacée par les rivalités de clans et quelques faux prophètes. Dès 633, un an après la mort de Mohammed, ses disciples ont déjà conquis et soumis la totalité de la péninsule arabe. Sous le règne du premier calife, quelques troupes de bédouins pillards entament des incursions hors de la péninsule arabe, en direction des empires perse et byzantin. Elles bénéficient de l’instabilité politique de l’empire perse (après la mort du roi Chosroès II en 628, pas moins de huit souverains se succèdent en l’espace de trois ans). La conquête arabe prend tournure lorsqu’une troupe de cavaliers sous le commandement de Khalid ibn al-Walid pénètre en territoire perse et s’empare en 633 de la ville de Hira (Irak actuel). Khalid envoie une énorme quantité de butin au calife. Pour la première fois, les musulmans, jusque-là astreints à une relative austérité, entrevoient le profit à gagner des conquêtes lointaines. Le vieil Abu Bakr meurt

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cependant trop tôt pour en cueillir les fruits. Avant de rendre l’âme en 634, après deux ans de califat, il désigne Omar pour lui succéder. Sa fille Hafsa avait été l’une des épouses du prophète, ce qui fait qu’Omar était donc, comme Abu Bakr, beau-père du prophète. Les rafidites furent qualifiés de râfida pour avoir rejeté la plupart des compagnons du prophète (le verbe rafada signifie refuser, rejeter), ainsi que l’imamat d’Abu Bakr et d’Omar. Ils se sont subdivisés en quatorze sectes : la mouhammadiyya (ils prétendirent que celui qui était en charge du califat était Mouhammad Ibn ‘Abdoullah Ibn Al-Hasan Ibn Al-Husayn, qui avait demandé à ce que la succession soit pour Abu Mansûr – et non pas un homme de Banoû Hâshim – de même que Moïse avait recommandé Yoûsha’ Ibn Noûn, au détriment de ses fils et de ceux de Aaron), la kaysâniyya (autour d’un certain Kaysân : espoir que le Mahdi annoncé par AlMukhtar n’était en réalité que soustrait aux yeux du monde et vivait caché ; dans un proche avenir, il sortirait triomphant de sa cachette, réunirait ses partisans, écraserait ses ennemis pour établir le pouvoir du véritable islam et « comblerait la terre de Justice et d’Equité » ; On voit ainsi véritablement pour la première fois prendre forme la notion d’attente du Mahdi, caractéristique du chiisme), la Oumayriyya, la housayniyya, la nâwasiyya, la ismâ’iliyya (secte d’« athées » qui se réclament des philosophes persans et croient en la prophétie de Zarathoustra et de Mazdak, issu d’Ismaïl ; « Les Épîtres des Frères de la pureté » était très consulté à cette époque et il servait d’encyclopédie de référence sur divers sujets, instituant des réformes économiques et sociales – des copies de cette encyclopédie furent brûlées par les docteurs sunnites – : l’idée centrale de cette encyclopédie était que l’être humain était perdu dans l’ignorance et qu’il fallait l’instruire par la philosophie et par une connaissance graduelle pour retrouver le Guide spirituel afin de cheminer sur le droit chemin, c’était aussi un hymne à la Tolérance, à l’union par des liens Fraternels, préconisant une pluralité de voies pour accéder au salut ; persécutés, les ismaéliens continueront à vénérer secrètement leur imam tout en déployant un prosélytisme – da’wa – très actif d’abord au Moyen-Orient puis à travers tout le monde musulman), la qarâmadiyya, la moubârakiyya, la choumaytiyya, la

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‘ammâriyya, la mamtoûriyya, la moûsawiyya et la imâmiyya (imamites), la qat’iyya, la kouraybiyya. Omar fut assassiné le 23 novembre 644 par un esclave chrétien du gouverneur de Bassora (en Irak), simple instrument d’une conspiration beaucoup plus large (les chiites lui reprochait d’avoir alloué aux épouses du prophète, en particulier à Aïcha et Hafsa, des subventions supérieures à leurs besoins). Selon la tradition, il eut le temps sur son lit de mort de nommer un conseil (chûrâ) composé de six membres, les six plus anciens compagnons du prophète encore en vie. Ce conseil désigna Othman comme successeur. Othman faisait partie de la grande famille mecquoise des Omeyyades (Omayya, grand-oncle de Mohammed, appartenait à la tribu des Quraychites, tribu dominante à La Mecque au temps du prophète ; après s’être opposé à celui-ci, il l’avait rejoint au dernier moment) qui prendra définitivement le pouvoir avec l’accession au califat du cinquième calife, Muawiya (avec lequel le califat devint héréditaire). Il fut le gendre de Mohammed, puisqu’il épousa deux de ses filles, Ruqayya et après la mort de celle-ci, Umm Kulthum. Son califat fut une longue crise. On lui reprocha son népotisme (le fait de favoriser les siens et des proches) et le fait qu’il imposa sa recension coranique (compte-rendu critique d’une œuvre, ou édition critique d’un texte au cours de laquelle on étudie les éditions précédentes en discutant leurs variantes) souleva contre lui les lecteurs du Coran. C’est l’opposition chiite qui fut la plus virulente à son égard : pour le chiisme, le califat d’Othman n’est qu’une succession d’actes arbitraires : il fit interner à Rabadha, près de Médine, Abu Dharr (l’un des plus proches compagnons du prophète) à la demande de Muawiya, et sa gestion des biens publics a aussi été mise en cause (on lui reprocha d’avoir prélevé sur le trésor public des sommes considérables pour les distribuer à ses quatre gendres). Les troubles qui conduisirent à son assassinat commencèrent à Koufa en 32-33 de l’hégire. Les manifestants obtinrent la déposition du gouverneur. L’Egypte entre également en Rébellion. Le calife accepte une entrevue avec les chefs des Insurgés égyptiens, et accède à toutes leurs demandes. Mais à El-’Arîch, sur le chemin du retour vers l’Egypte,

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les Insurgés interceptèrent un messager d’Othman portant une lettre demandant de liquider les chefs de l’Insurrection. Othman affirma que c’était un faux, mais les Insurgés assiégèrent la maison du calife à Médine. Ali garda une neutralité malveillante. Aïcha s’éclipsa sous prétexte d’un pèlerinage urgent à La Mecque. Dans les derniers jours de juin 656, des hommes pénétrèrent dans la maison du calife, dirigés par l’un des fils d’Abu Bakr, Mohammed ben Abî Bakr, qui assassina le calife, tandis que sa femme fut blessée. Son corps fut enterré avec la plus grande discrétion. Ce meurtre allait ouvrir, dans l’islam, un des schismes les plus redoutables de son histoire. Quand celui-ci fut assassiné par des opposants qui portèrent au pouvoir Ali (coalition hétéroclite qui comprenait tous ceux qui à un titre ou à un autre étaient mécontents du califat précédent), cousin et gendre de Mohammed, tous ceux qui étaient liés à Othman crièrent vengeance, notamment l’Omeyyade Muawiya, qui était alors gouverneur de Syrie. Le règne d’Ali (656-661) commença dans la confusion et se termina dans la confusion. À la suite de quelques combats, Ali fut écarté du pouvoir en Syrie par un arbitrage, et Muawiya fut proclamé calife par les Syriens en 661. La bataille qui se mit en place fut une double protestation contre un déni de justice. Pour les partisans de l’ancien calife, le meurtre d’Othman est un meurtre, et les assassins doivent être poursuivis. Pour les partisans d’Ali, le califat d’Ali est quelque chose qui lui revient de droit (en tant que gendre et cousin du prophète). C’est lui qui était en droit de se plaindre, puisqu’il a été longtemps lésé du califat. La bataille du chameau est une des batailles entre les premiers musulmans, opposant le clan des Quraychites majoritaires à La Mecque aux fidèles d’Ali. Elle a lieu en décembre 656, près de Bassora. À l’issue de cette bataille, Ali est vivant et les deux chefs de l’insurrection morts. Mais personne n’est vraiment vainqueur : le côté légendaire du récit de cette bataille laisse entendre qu’Allah a soutenu Aïcha qui en sort confortée dans ses prétentions et son soutien à la famille Omeyyade. Muawiya exigeait qu’on lui livre les meurtriers d’Othman en vertu du Coran 17.35 qui défend de tuer qui que ce soit, sauf à un juste motif, et dans le cas où quelqu’un est tué injustement, accorde le droit de vengeance à son plus proche parent. Ali répondit que Othman ayant été

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tué par le Peuple indigné de ses actes arbitraires, les assassins ne devaient pas être soumis à la loi du talion œil pour œil, dent pour dent). A Siffîn, après des semaines d’escarmouches en juin/juillet 657, Muawiya fit hisser des feuillets du Coran sur les lances de ses troupes, invitant ainsi à résoudre la question en consultant le Coran. On eut alors recours à la procédure de l’arbitrage pour résoudre le différend. Les arbitres devaient examiner si ce dont on avait accusé Othman était ou non des actes arbitraires en opposition avec la Loi divine. Le verdict de Dûmat al Djandal fut qu’Othman n’avait pas commis de prévarication (manquement d’un responsable aux devoirs induits par sa fonction). Mais il ne fut pas promulgué officiellement. Il donnait raison à Muawiya. Ali protesta; proclamant que la sentence était contraire au Coran et à la Sunna et qu’il ne s’y soumettrait donc pas. Des réactions face à ce conflit datent les grands clivages de l’islam. Les mu’tazilites se firent l’avocat de la neutralité et de l’abstentionnisme que tant de docteurs sunnites prônèrent par la suite comme la seule attitude possible en cas de guerre civile (fitna). Les chiites, eux, représentent l’aile modérée des partisans d’Ali. Les kharidjites (du verbe arabe kharadja, sortir) avaient suivi Ali dans son combat contre les partisans du précédent calife, Othman. Mais ils lui en avaient voulu d’avoir accepté un arbitrage avec ses ennemis au lieu de les combattre et de les écraser et s’étaient retournés contre lui. C’étaient des partisans extrêmes d’Ali, puis des opposants farouches. Ali avait dû les combattre sur les bords du Tigre, au nord de l’Irak. Le 24 janvier 661, le calife Ali est assassiné par ces musulmans dissidents de la secte des kharidjites devant la mosquée de Koufa, en Mésopotamie. Avec le gendre du prophète disparaît le dernier des quatre califes dits orthodoxes, après Abu Bakr, Omar et Othman. Pendant ce temps, son rival, le gouverneur de Damas, Muawiya, en avait profité pour soumettre l’Égypte, l’Irak et la péninsule arabe, soit la plus grande partie de l’empire musulman. A la mort d’Ali, Muawiya se voit confirmé comme nouveau calife. Ainsi, dans les vingt années qui ont suivi la mort de Mohammed, pas moins de cinq califes se sont succédé à la tête des musulmans dont trois ont été assassinés. Le quatrième, Ali, a suscité la scission des kharidjites, aujourd’hui

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marginale, et celle des chiites. Ali ayant été assassiné par les Kharidjites, ses anciens partisans, plus rien ne s’opposa ensuite au règne des califes omeyyades. Le cinquième calife, Muawiya, gouverne en se faisant assister par la shoûrâ, un conseil qui réunit les sheikhs ou princes arabes. Muawiya a eu le loisir, comme gouverneur de la Syrie, d’apprécier l’administration byzantine. Il abandonne donc les villes saintes de Médine et La Mecque, trop éloignées des riches régions conquises par les musulmans, et établit la capitale de l’empire arabe à Damas, capitale de la Syrie. A la différence des quatre premiers califes, peu sensibles au luxe des grandes villes hellénistiques, les Omeyyades profitent pleinement des richesses qui affluent de toutes les provinces conquises par les cavaliers musulmans : tributs des vaincus et lourdes taxes payées par les chrétiens au titre de la « protection » (dhimmi en arabe) que leur assurent les musulmans. Vers 670 Muawiya Ier envisagea l’idée de désigner son fils Yazîd comme son successeur et fit avaliser sa décision par le conseil. Il institue de ce fait la dynastie héréditaire des Omeyyades, du nom de son aïeul Omeyya, lié à la famille du prophète. C’en est fini du principe électif qui avait présidé à la nomination des califes (cela vaut d’ailleurs aux Omeyyades de se voir contester, par certains historiens traditionalistes, la qualité de califes pour n’être considérés que comme des rois – malik en arabe). C’est en 668 qu’il ordonna aux habitants de Damas de prêter serment de fidélité à Yazid. Seules quatre personnes se refusèrent à prêter ce serment, dont Al-Hussein, fils d’Ali. Cependant, à partir des années 680, une série de troubles internes faillirent mettre fin à cette dynastie, mais elle réussit toujours à reprendre le dessus. Muawiya obtient du fils aîné d’Ali et de Fatima, la fille du prophète, qu’il renonce à ses droits, Al-Hassan s’exécute. Mais son frère cadet Al-Hussein persiste quant à lui à rejeter l’autorité de Muawiya. Après la mort de son père et son accession au pouvoir, Yazid voulut forcer les quatre récalcitrants à lui prêter serment d’allégeance et de les faire tuer s’ils refusaient. Après avoir essuyé plusieurs refus Yazid

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envoie un détachement armé à La Mecque où résidaient ces quatre personnes. L’un d’eux Abd Allah ben az-Zubayr organisa une troupe de bédouins qui firent prisonnier l’envoyé de Yazid et le tuèrent. À la suite, Abd Allah se fit proclamer souverain de La Mecque. Hussein refusa de prêter serment à Abd Allah (680) sans doute à cause de sa participation aux côtés d’Aïcha dans le combat contre Ali lors de la Bataille du chameau. En 680, à la mort de Muawiya, les notables de la ville chiite de Koufa, en Mésopotamie, voulurent mettre sur le trône Al-Hussein, second fils d’Ali. Ils furent écrasés à Karbala par une armée omeyyade. Les opposants à Yazid résidant à Koufa invitèrent Hussein à venir les rejoindre. Yazid envoya un de ses lieutenants pour réprimer la population de Koufa. Hussein qui ignorait cette répression partit de La Mecque vers Koufa. Sur le chemin, Hussein et sa famille firent halte à Karbala. Le lendemain ce fut la bataille de Karbala et la mort d’Hussein. Ils rencontrent l’armée du gouverneur omeyyade, ibn-Ziad. Ce dernier ne fait pas de quartier. Il attaque sans scrupule la troupe d’Al-Hussein, quoique celui-ci soit par sa mère Fatima le petit-fils du prophète. Al-Hussein est tué. La mort du fils d’Ali (et petit-fils de Mohammed !) consomme la rupture entre musulmans sunnites et chiites. Les premiers se réfèrent à la sunna (mot arabe qui désigne la tradition musulmane), les seconds se définissent comme les partisans d’Ali, gendre du prophète, d’où leur nom, qui signifie partisan en arabe. Il n’est pas étonnant que cet événement soit le thème central et le point de départ du chiisme, ce mouvement qui cristallisera la Révolte contre le pouvoir au nom des idéaux coraniques. Au delà de la querelle dynastique dont il est à l’origine et de sa dimension ethnique, le chiisme portera toujours en son cœur cet idéal inaccessible de vertu et de justice. Toute son histoire sera une suite de variations sur le thème de l’idéal confronté aux vicissitudes du pouvoir. Quand Yazid Ier, le deuxième calife omeyyade, pris le pouvoir en 680, un grand nombre de musulmans furent insatisfaits de son gouvernement, mais surtout ils refusaient cette succession héréditaire de mauvais musulmans et gouverneurs. Les adversaires du régime l’accusaient d’impiété pour diverses raisons, notamment les faits qu’il ait usurpé la place et versé le sang de la famille du prophète, qu’il ait été

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trop indifférent à l’Islam et à ses règles, notamment en négligeant de convertir les populations conquises. Il est vrai que les Omeyyades ont longtemps préféré faire payer aux non-musulmans des impôts (capitation et impôt foncier) plutôt que de les convertir. Soucieux de préserver leurs revenus, les califes se gardent d’encourager les conversions à l’islam ! Ils se montrent ouverts à l’égard de leurs sujets chrétiens et juifs. Cependant les successeurs d’Abd al-Malik choisirent une solution plus souple : on encouragea les conversions, et pour les convertis, la capitation (le jizya est levé sur les non-musulmans – dhimmis vivants en terre d’Islam, c’est-à-dire les « protégés » ou soumis, comprenant les juifs, les chrétiens, les zoroastriens, considérés par l’Islam comme les « Gens du livre » et qui étaient largement majoritaires dans les territoires nouvellement conquis par l’Islam ; cet impôt était relativement faible par rapport à l’impôt légal imposé aux musulmans seulement – au lieu du service militaire ; la pratique des premiers musulmans indiquent clairement qu’il s’agit d’une cotisation pour la protection des minorités, remboursable lorsque la protection ne pouvait être assurée) fut remplacée par l’aumône légale du croyant ; mais l’impôt foncier fut maintenu sur leurs terres (sous prétexte que celles-ci n’étaient pas converties). En 683, le notable Quraychite Abd Allah, Souleva en Arabie les deux villes saintes de La Mecque et Médine, et étendit son pouvoir jusqu’à Bassora, en Irak. De plus, divers groupes kharidjites suscitaient des désordres en Arabie méridionale, en Iran central et en HauteMésopotamie, notamment par le biais de Soulèvements des Berbères contre la domination arabe. En 685 une première Révolte fut acceptée par les Azraqites qui, après s’être séparé des Ibâdites restés dans la région de Bassora, allèrent dans le Fars iranien. Ils furent poursuivis par les armées du calife omeyyade Abd al-Malik sous les ordres de l’émir al-Hajjaj. Leur nouveau chef fut tué et les Azraqites disparurent (699). Dès les débuts de la conquête musulmane du Maghreb, les Kharidjites avaient des représentants qui essayaient de se rallier les populations berbères. Les Berbères habitués à un système Communautaire et supportant mal la domination arabe, trouvaient dans

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le kharidjisme un cadre idéologique à leur Révolte, car, en effet, pour le kharidjisme, tous les humains sont Egaux (surtout devant Allah, donc il ne peut y avoir de calife et encore moins de malik/roi). Une des tendances, l’ibadisme s’est beaucoup développée et existe encore actuellement en plusieurs variantes régionales. Fondée par Abd Allah ben Ibâd, elle garde un caractère d’intransigeance politique et de rigorisme moral. Toutefois, les Ibadites se montrent beaucoup plus souples dans les relations avec les autres musulmans. Par exemple il leur est interdit de les attaquer par surprise sans les avoir invités à se rallier. L’ibadisme est contre toute forme de violence, même s’il faut pour cela accepter un peu d’injustice. Du point de vue politique, en Islam, selon les Ibadites, le pouvoir est Communautaire et exclut tout hégémonisme, et notamment celui qui consiste à dire que le pouvoir doit appartenir à la lignée du prophète. Le pouvoir en Islam est le rassemblement de toute l’Oumma (la nation musulmane). Les musulmans désignent ceux capables de les diriger, sans distinctions d’ethnie, de couleur, de rite ou de lignée. En Islam, c’est la Démocratie qui permet l’émergence. Les Ibadites, dans leur rapport avec le pouvoir, respectent l’ordre et l’obéissance, même si le pouvoir est injuste, à condition qu’il n’ordonne pas la non-croyance, ni l’interdiction de prier pas plus que l’obligation de boire du vin, car dans ces conditions, ils n’obéiraient pas. S’il est injuste d’une autre manière, les Ibadites se limitent aux conseils et à la prévention, sans faire de Révolution sanglante si celle-ci doit conduire au chaos ou à une guerre civile. Cependant, dans l’ibadisme, il y a eu deux Révolutions « Blanches » sans effusion de sang, pour changer le régime. La première à Tripoli, pour destituer le gouverneur représentant les Abbassides. La seconde, la désignation légale et Pacifique d’Abdou Rahman Ibn Rostom, fondateur de la dynastie des Rustumides en Algérie, durant laquelle les différents courants de pensée ont cohabités en Paix. Bassora et sa région connaissaient des troubles suscités par les kharidjites eux-mêmes en proie à des divisions internes. Koufa et le reste de l’Irak connaissaient aussi une situation perturbée. En 685, Al-Mukhtar ibn Abî `Ubayd voulut venger la mort d’Hussein. Les nouveaux convertis à l’islam considérés comme des musulmans de seconde zone s’allièrent à ce mouvement, notamment des

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esclaves et des ouvriers agricoles arabes. Marwân (684-685) envoya une armée sous le commandement d’Ubayd Allah ben Ziyâd pour combattre Al-Mukhtar. Abd al-Malik (685-705) renouvela les ordres donnés par son père, mais l’armée resta un an bloquée en apprenant qu’Al-Mukhtar avait réussi à prendre le pouvoir dans tout l’Irak. Heureusement pour les Omeyyades, les divers groupes Insurgés n’avaient aucune union entre eux. Abd Allah fut vaincu par le calife Abd al-Malik, tandis qu’Al-Mukhtar était écrasé en dehors de Koufa en avril 687 par les troupes omeyyades du frère d’Abd Allah, qui gouvernait Bassora. Pour autant, en 695 éclatait une autre Révolte kharidjite. La tradition sunnite se plaît à souligner, comme un nouvel exemple de la fureur sanguinaire des kharidjites, la sauvagerie avec laquelle furent massacrés, dans la mosquée de Koufa, les musulmans. Toutes ces agitations kharidjites eurent pour conséquence d’affaiblir le califat omeyyade et de préparer le succès de ses adversaires abbassides. Considérés comme des Kharidjites modérés, les Ibadites (Ibadiyyun) n’en furent pas moins pourchassés par les califes Omeyyades puis par les Abbassides. Certains se réfugièrent au Maghreb où, loin de toute autorité centrale contraignante, ils purent fonder leurs propres royaumes (dont les citésétats du Mzab algérien sont une lointaine survivance). D’autres Ibadites se replièrent quant à eux dans les montagnes de l’Oman (le Djabal Akhdar), au Sud-est de la péninsule arabique. Leur histoire ancienne demeure en partie obscure, toujours est-il qu’ils parvinrent assez rapidement à constituer de solides états dans l’arrière-pays, depuis leur capitale de Nizwa (vers 750). Ils purent alors faire venir leurs coreligionnaires encore installés à Bassora en Irak, là où le mouvement avait été autrefois fondé. L’avènement des Abbassides, descendants d’Abou al-Abbas, oncle du prophète Mohammed, fut l’aboutissement d’un complot rassemblant, au nom de la famille du prophète, de nombreux opposants à la dynastie des Omeyyades. Cependant, c’est Abou Mouslim, le chef d’une armée de nouveaux convertis de la région orientale de l’Iran nommée Khorasan, hostiles à l’aristocratie arabe, qui porta Abu al-Abbas asSaffah au pouvoir. La décisive victoire du Grand Zab (nom d’un

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affluent du Tigre) en 750, suivie du massacre des Omeyyades, laissa aux Abbassides un empire immense, qui allait de l’Atlantique, à l’ouest, à l’Indus, à l’est. Malgré les Révoltes que suscitèrent les anciens alliés favorables à des descendants d’Ali, frustrés de la victoire, l’empire abbasside connut très tôt son apogée. Les nouveaux califes, parmi lesquels se distinguent Haroun al-Rachid (786-809), le fastueux calife des Mille et Une Nuits, et surtout al-Mamoun (813-833), le promoteur des études scientifiques, autour de la maison de la Sagesse à Bagdad, se voulaient les chefs des croyants mais ils gouvernèrent en despotes. Ils s’appuyèrent sur l’armée khorasanienne et sur la caste des secrétaires persans, dirigée par le vizir et les docteurs de la Loi (fuqaha). La vie économique était brillante. Le Moyen-Orient, au carrefour de trois continents, jouait pleinement son rôle de zone transitaire entre l’Extrême-Orient chinois et indien d’une part, les mondes byzantin et franc de l’autre. De nombreuses routes caravanières et fluviales ou maritimes sillonnaient l’empire et convergeaient vers Bagdad, apportant les soieries de Chine, les épices et le bois de l’Inde, les fourrures et les esclaves de l’Asie du Nord, les esclaves encore d’Afrique orientale et du monde slave (d’où le nom). Ces échanges, souvent aux mains de nonmusulmans, reposaient sur un système bancaire très élaboré. L’artisanat, stimulé par la consommation des grandes villes, fournissait à son tour des produits pour l’exportation (tissus, papier). Si le changement de califat avait apporté l’égalité ethnique, l’essor économique favorisa la constitution d’une nouvelle classe dirigeante qui supplanta la noblesse arabe devenue inutile par l’arrêt des conquêtes. Un fossé séparait du Peuple cette classe formée de propriétaires fonciers, de marchands, de secrétaires, de lettrés, de chefs militaires, et les mécontentements sociaux s’exprimèrent souvent par des oppositions religieuses : chiisme, zoroastrisme. Le souverain et la cour vivaient loin du Peuple, dans le luxe et selon un cérémonial inspiré de l’étiquette sassanide. Aux côtés du calife, véritable monarque absolu, le vizir assurait la direction de l’administration. Celle-ci était devenue de plus en plus complexe : les directions administratives se multiplièrent, et un grand nombre de

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secrétaires, souvent d’origine iranienne, s’y affairaient. Ces derniers furent largement à l’origine de l’essor des lettres et des sciences, qu’encourageaient les grands califes Haroun al-Rachid et al-Mamoun. Pourtant, les campagnes étaient méprisées et dominées foncièrement et fiscalement par les villes, qu’animaient le commerce et l’artisanat. Ainsi, le régime fut très tôt affaibli par des crises de succession (810813; 861-870), par la grande Révolte de Babek, qui secoua tout l’ouest de l’Iran de 816 à 839, et par la volonté d’autonomie des provinces. En 813, une série de défaites (à Bassora et aux portes de Bagdad) des armées de Bagdad, de nouvelles mutineries dans la troupe, et une Révolte de la population de Bagdad ont obligé Al-Amîn à se replier dans les palais. Le 1er septembre 813, le palais fut pris d’assaut par les troupes de Al-Ma’mûn. Al-Amîn fut décapité, sa tête, le sceptre et le manteau du prophète ainsi que l’anneau du califat furent envoyés à AlMa’mûn. Al-Mansûr pensait que le pouvoir des Abbassides ne devait pas être contesté. En cumulant les fonctions religieuses et royales, il reproduisait le schéma du pouvoir omeyyade s’aliénant ainsi les chiites qui avaient pourtant été les instruments de la prise de pouvoir par Abu al-Abbas et réclamaient le califat pour leurs imams. En 755, Abû Muslim, qui avait été le fer de lance des abbassides pour leur prise de pouvoir, fut assassiné par Al-Mansûr. Les habitants du Khorasan en particulier ressentirent cet assassinat comme la négation de leur rôle dans le renversement des Omeyyades. Ceci provoqua de nombreuses Révoltes et en retour une répression de plus en plus dure. À Bagdad, une armée sous les ordres d’Ibrâhîm ben Al-Mahdî, fils du calife Al-Mahdî, s’empara de Koufa, une autre s’empara de Madayn aux portes de Bagdad. Dans le même temps un groupe de kharidjites mène une Révolte dans le Sawâd. Ibrâhîm voulut attaquer ces nouveaux adversaires, mais ses généraux sympathisaient avec eux et la troupe réclamait sa solde. Après avoir payé ses soldats sur les trésors de Bagdad, il s’est dirigé vers Wâsit qu’il a prise. La Révolte Kharidjite fut contenue. Témoin des pressions que subissait son Peuple, Babak rejoignit le

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mouvement de la Khurramiya, incorporant les idées universelles de Liberté, d’Indépendance et d’Egalité. La Khurramiya (Révolte religieuse) était dirigée par le persan Babak, fils d’un marchand d’huile, au nom du mazdéisme et du mazdakisme. Il mit ainsi en pratique le partage des terres et le morcellement des grandes propriétés musulmanes, et enseigna une doctrine qui permettait le meurtre et le Libertinage. Ce mouvement était interethnique et était un mouvement de Contestation et de revendication pour la Liberté contre le pouvoir des califes. La présence de musulmans, à tendance chiite, dans ce mouvement confirme cette assertion. Le calife Al-Mu’tasim désigna un général d’origine perse, nommé Afchîn, pour aller combattre contre Babak. Afchîn eut un premier succès contre une armée de Babak et il envoya les têtes de cent officiers ennemis au calife. Babak eut alors l’idée de demander le soutien de l’empereur de Byzance. Celui-ci entra en campagne en Cilicie et repris la ville de Tarse. Al-Mu’tasim fit alors appel aux villes de Mossoul, de Samarra, de Bagdad et de tout l’Irak, Il réunit une armée de cent mille hommes pour reprendre le territoire de Tarse. Malgré les risques, Afchîn remonta les défilés et parvint à mettre le siège devant la forteresse de Babak. Après de nombreuses escarmouches et tentatives d’assaut la forteresse tenait toujours. Babak finit cependant par demander à parler avec Afchîn. Lui laissant son fils comme otage il demanda à rester dans la forteresse jusqu’à ce que la grâce du calife lui soit accordée par une lettre scellée. Babak profita de la nuit pour s’enfuir avec quelques hommes. La grâce du calife arriva dix jours plus tard. Dans sa fuite Babak a été trahi par un de ses anciens partisans. On alla chercher Babak et on l’amena au palais monté sur un éléphant, afin que le Peuple pût le voir. Le calife lui fit ensuite couper les mains et les pieds par des chirurgiens, ouvrir le ventre et couper la gorge. Le corps mutilé fut pendu au gibet, dans Samarra, et la tête, après avoir été promenée dans toutes les villes de l’Irak, envoyée dans le Khorasan, où `Abd Allah ben Tâhir la fit exposer également dans toutes les villes ; elle fut ensuite plantée sur un poteau, à Nichapour. Le frère de Babak, fut envoyé à Bagdad, où le gouverneur, le fit exécuter de la même manière. Cette période de 816 à 839, pendant laquelle Babak mena la Révolte, fut très importante pour la conservation de la langue et de la

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culture perse 869 / 883 : Rébellion des Zandj, mouvement communiste antireligieux écrasé en Arabie. Avec le déclin de la puissance abbasside, à partir de la seconde moitié du IXè siècle, se multiplièrent les Révoltes politico-religieuses (celle des Zanj, des chiites et des qarmates), tandis que les régions périphériques échappaient progressivement au contrôle de Bagdad. La Rébellion des Zandj est une Révolte d’esclaves noirs contre le pouvoir des Abbassides entre 869 et 883 dans le sud de l’Irak, dans la région de Bassora. Les contingents très importants de main-d’œuvre servile ont contribué à la stagnation économique et sociale du monde musulman. Ils ont causé aussi de nombreux troubles. C’est ainsi qu’à la fin du IXè siècle, la terrible Révolte des Zandj (ou Zenj, d’un mot arabe qui désigne les esclaves noirs, Zangi-bar – d’où Zanzibar – signifiant depuis l’Antiquité la « Côte des Noirs »), dans les marais du sud de l’Irak, a entraîné l’empire de Bagdad sur la voie de la ruine et de la décadence. Beaucoup de propriétaires de la région avaient acheté des centaines d’esclaves noirs originaires de l’Est de l’Afrique, le Zandj (où on les avait capturés, achetés ou obtenus des états soumis, à titre de tribut), pour travailler à l’irrigation de leurs terres, en espérant que leur ignorance de la langue arabe les rendrait particulièrement dociles. En Mésopotamie, furent déportés une masse considérable de captifs noirs, ceci dans le vaste cadre d’un trafic qui allait prospérer pendant plus d’un millénaire, du VIIème au XXème siècle. Ils étaient affectés à la construction de villes comme Bagdad et Basra. Arrivés en terres arabo-musulmanes, les captifs africains allaient se Révolter. Les Zandj considérés comme des sous-humains par les Arabes, avaient la réputation, une fois réduits en esclavage, de se satisfaire assez rapidement de leur sort, donc particulièrement destinés au servage. Ainsi, l’essor de la traite transsaharienne et orientale fut aussi inséparable de celui du racisme. Les Arabes employaient le mot Zandj dans une nuance péjorative et méprisante : « Affamé, disaient-ils, le Zandj vole ; rassasié, le Zandj viole ». Dans ce pays, les Noirs étaient

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affectés aux tâches les plus rebutantes. Parqués sur leur lieu de travail dans des conditions misérables, ils percevaient pour toute nourriture quelques poignées de semoule et des dattes. Les Africains laisseront éclater leur haine avec l’objectif de détruire Bagdad (Cité de la Paix en arabe), la cité symbole de tous les vices. Armés de simples gourdins ou de houes et formés en petites bandes, ils se Soulevèrent dès l’an 689. Cette première Insurrection se produisit au cours du gouvernement de Khâlid ibn Abdallah, successeur de Mus’ab ibn al-Zubayr. Cette Insurrection, de faible ampleur, menée par de petites bandes se livrant au pillage, est réprimé aisément par l’armée du gouvernement de Khalid ibn’Abdallah. Les prisonniers sont décapités et leurs cadavres pendus au gibet. Ceci ne les dissuadera pas de fomenter une seconde Révolte mieux organisée. L’Histoire rappelle souvent que les conditions les plus brutales d’asservissements ne sont pas les plus propices à la Révolte. Particulièrement dans le cas d’esclaves, déracinés de leur terre, de leur culture, sans perspectives de fuite vers leur pays d’origine. Les Révoltes importantes ne se nourrissent pas que de désespoir, elles ont besoin de perspectives. Cette Insurrection eut lieu cinq ans plus tard, en 694. Elle fut plus importante que la première, et surtout mieux préparée. Les Zandj avaient un chef, un certain Rabâh (ou Riyâh ?), surnommé « Shîr Zandjî » (« le Lion des Zandj »), qui les travailla par une certaine propagande. Cette fois, les Zandj furent rejoints par d’autres Noirs déserteurs des armées du calife, des esclaves gardiens de troupeaux venus du Sind en Inde et aussi d’autres originaires de l’intérieur du continent africain. Les Insurgés infligèrent dans un premier temps, une lourde défaite à l’armée du calife venue de Bagdad, avant d’être battus. Les armées arabes furent néanmoins obligées de s’y prendre à deux fois pour les écraser. Quant à la troisième Révolte des Zandj, elle est la plus connue et la plus importante. Elle secoua très fortement le bas Irak et le Khûzistân, causant des dégâts matériels énormes et des dizaines (certaines sources parlent de centaines) de milliers de morts. En septembre 869, sous les ordres d’un chef charismatique, Ali Ibn

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Mohammed surnommé « Sâhib al-Zandj » qui veut dire le « Maître des Zandj », prétendant descendre d’Ali, le quatrième calife, et de Fatima, la fille de Mohammed, plusieurs centaines d’esclaves se Soulevèrent contre le gouvernement central, basé à Samarra. L’homme était d’origines assez obscures, mais avait visiblement pu approcher les classes dirigeantes de son époque. Il était également un poète talentueux, instruit, versé dans les sciences occultes et socialement engagé dans des actions d’aide auprès des enfants. Il leur apprenait à lire et à se familiariser avec des matières comme la grammaire et l’astronomie. Ali Ibn Mohammed n’était pas zandj, mais allié providentiel des Africains. C’était un chef arabe qui réclamait l’Egalité de tous les humains, sans distinction de couleur. Cet ancien esclave blanc avait longtemps Fraternisé avec des asservis de toutes origines. Le discours d’Ali Ibn Mohammed, soulignant leur condition injuste et leur promettant la Liberté et la fortune, était renforcé par son adhésion à la secte des kharidijiques : il réclamait la suppression des barrières de classe, fondant un état communiste. Les conditions de vie abominables des esclaves les décidèrent à prendre parti pour la Révolte, que d’autres suivirent au nom d’un islam plus pur (une grande partie de l’armée, envoyée contre lui, ayant embrassée sa cause). Cette Rébellion sort donc du commun des Révoltes serviles. Elle a un chef instruit, un projet politique, un horizon social qui combine la Liberté, sous la bannière de l’Egalité. Ali Ibn Mohammed avait déjà fomenté plusieurs Soulèvements dans d’autres régions du pays, avant de réussir, à la tête des Zandj, la plus grande Insurrection d’esclaves de l’histoire du monde musulman. C’est donc sous son commandement, que les Zandj se Soulevèrent à nouveau lors de ce que la mémoire arabe retient comme étant la terrible guerre des Zandj. On distingue nettement deux périodes dans cette Insurrection. La première (869-879) est la période de l’expansion et de la réussite pour les Insurgés, le pouvoir central n’étant pas en mesure, pour des raisons intérieures et extérieures, de les combattre efficacement. A la tête d’une petite troupe, Ali avait investi un château. Là se trouvait des esclaves, il les emmena et dans les marais trouva encore une centaine d’autres esclaves. Les Révoltés s’organisent, se procurent des

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armes, et se fortifient dans des camps installés dans des endroits inaccessibles, d’où ils lancent des raids. Après un grand nombre d’embuscades et de batailles qui tournent à leur avantage (car les esclaves Libérés augmentent sans cesse l’armée des Insurgés), ils s’emparent temporairement des principales villes du bas Irak et du Khûzistân (al-Ubulla, Abbâdân, Basra, Wâsit, Djubba, Ahwâz etc.). Les troupes abbassides réoccupent sans mal ces villes que les Zandj ont prises, pillées et quittées. Mais elles sont incapables d’étouffer la Révolte, ou d’infliger une défaite décisive à un ennemi présent partout et nulle part. Une forte armée partie de Bagdad sous le commandement du général Abu Mansur, fut taillée en pièces par les Africains. Ces derniers vont également battre et mettre en fuite les quatre mille hommes de l’armée commandée par le général turc Abu Hilal. Un millier de ses soldats sera massacré tandis que de nombreux prisonniers ramenés par les Zandj seront à leur tour, mis à mort. Et comme le pouvoir de Bagdad eut d’autres problèmes plus urgents à résoudre, la question des Zandj pendant plusieurs années passa au second plan. Les Insurgés s’emparèrent de 24 navires de haute mer qui remontaient vers Bassora. Cette Révolte avait fini par être populaire. Les Zandj réussirent à gagner la sympathie de nombreux paysans Libres et même de pèlerins de passage. Le Soulèvement prit rapidement de l’ampleur, les Bédouins et des mercenaires se joignant à la Révolte, et les Rebelles remportèrent des batailles contre les forces du calife. Ils bâtirent également une ville, Al-Mukhtarah, siège de leur commandement militaire et administratif, et prirent plusieurs autres villes importantes, notamment Al-Ubullah, port sur le Golfe Persique. Après s’être affranchis, ils organisèrent un embryon d’état avec une administration et des tribunaux. Dans cette nouvelle entité Autonome, ils appliquaient la loi du talion aux Arabes vaincus et aux soldats turcs, qui étaient réduits en esclavage et objet de trafic. Solidement installés, ils frappèrent leur propre monnaie, organisaient leur état tout en essayant de nouer des relations diplomatiques avec d’autres mouvements contemporains comme ceux des Qarmates de Hamdan Qarmat. En fait la période était favorable à l’expansion et à la réussite pour les Insurgés. Bagdad la capitale était livrée à un indescriptible désordre,

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après le meurtre du calife Al-Mutawaki. Les officiers turcs de la garde prétorienne avaient imposé à sa suite, entre 870 et 874, quatre califes sans réel pouvoir et entièrement à leur merci. Dans de nombreuses provinces, les populations pauvres et souvent affamées défiaient épisodiquement l’autorité des gouverneurs. Quant aux régions situées sur les hauts plateaux du Kurdistan, sur les fars, au sud de l’Iran et le Sind au bord du golfe d’Oman, elles s’étaient tout simplement déclarées indépendantes du califat et dirigées par la dynastie de Ya qab al-Saffas (863 – 902). Il faut dire aussi que la zone des marais du bas-Irak, appelée le Khûzistân, était presque impénétrable. Ses nombreux canaux en interdisaient l’accès à de gros bâtiments capables de transporter des troupes. Cette région offrait également des refuges aux Révoltés, qui pouvaient apparaître aussi facilement qu’ils décrochaient devant un adversaire dérouté. Les Zandj tiendront pendant près de 14 ans, avant d’être écrasés en 883, par une coalition de troupes envoyées par les califes locaux. Le nouveau calife Al-Mu’tamid confia à son frère, Al-Muwaffaq, une nouvelle armée qui fut défaite en avril 872. Entre 872 et 879, alors qu’Al-Muwaffaq combattait l’expansion de la dynastie au pouvoir en Iran, les Rebelles prirent d’autres villes et s’établirent dans le Khuzestân. La seconde période (879-883) n’est qu’une lente agonie avant l’écrasement final. À cette époque, les Zandj devinrent le principal souci du califat de Bagdad qui agit méthodiquement, nettoyant tout sur son passage, laissant les Zandj s’enfermer dans la région des canaux, où ils subirent un siège en règle. Une seconde offensive organisée en 879 aboutit à la reprise des villes conquises et en 883, grâce au renfort de troupes égyptiennes, Al-Muwaffaq écrasa cette Révolte. Malgré une Résistance acharnée pendant plus de deux ans de siège, l’ardeur des combattants africains devait progressivement retomber. Ali Ibn Mohammed qui s’était proclamé Mahdi, descendant du prophète, avait fini par mettre en place des structures très hiérarchisées et particulièrement inégalitaires (principe de la trahison communiste, de ceux qui savent, et que les autres suivent les ordres). Rompant avec les principes qu’il affichait au départ de leur aventure, Ali Ibn Mohammed

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faisait des Noirs les principales victimes reléguées au bas de l’échelle sociale. Malgré ses intentions Egalitaires affichées au début de l’Insurrection, Ali fera que dans son organisation sociale, les richesses et les titres soient réservés à ses seuls compagnons blancs. Ceci explique que les Zandj finirent par ne plus savoir pourquoi (et finalement pour qui) ils se battaient. C’est l’exemple même de la trahison des idéaux, même chez les meilleurs, avec les plus bonnes intentions au départ : dès que le pouvoir est là et concentré, il fait tourner les têtes et corrompt les âmes les plus pures ! En face, les troupes adverses accueillaient les déserteurs à bras ouverts, avec honneur, en les comblant de cadeaux à la vue des assiégés. Et pour saper encore plus le moral des combattants, ils poussaient vers leurs défenses des embarcations remplies de têtes de leurs compagnons tués. Finalement, Ali Ibn Mohammed fut tué et Al-Muwaffaq écrasa cette révolte et retourna à Bagdad avec la tête d’Ali. Bien que la plupart des Résistants africains préféreront la mort les armes à la main plutôt que la reddition, ses plus proches compagnons et officiers seront faits prisonniers et transférés à Bagdad où ils seront décapités deux ans plus tard, alors que certains membres de sa famille finiront leurs jours en prison. Cependant, Al-Muffawaq frère du calife Al-Mutamid qui avait si longtemps combattu les Zandj, décida de gracier beaucoup d’entre eux qu’il incorporera dans les armées du calife, rendant ainsi hommage à la bravoure et à la combativité des Africains. Le résultat de ce conflit meurtrier fut la disparition des chantiers qui avaient vu le martyre des esclaves noirs, avec l’abandon des entreprises de dessalage des terres du marais. Et après cela il n’y eut presque plus jamais de culture de la canne à sucre dans cette région. En fait l’esclavage productif des Africains dans ce pays fut au demeurant un désastre. Par la suite, les esclaves noirs furent souvent remplacés par des esclaves slaves grâce au commerce des Radhanites. Quant aux différentes Révoltes des Zandj, elles auront sonné le glas d’une manière générale, à l’exploitation massive de la main-d’œuvre noire dans le monde arabe. Ces Révoltes restent également dans la mémoire arabe, comme les évènements majeurs ayant sérieusement ébranlé les fondements mêmes de ce qui restait de l’empire de

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Mésopotamie et marqué le début de son déclin, bien avant le coup de grâce, qui sera porté par les envahisseurs mongols au XIIIème siècle. Si ce mouvement très particulier tient une place absolument à part, parmi les très nombreuses Insurrections dans l’histoire du Moyen Âge musulman, c’est parce qu’il a mis fin à l’unique essai dans le monde musulman, de transformation de l’esclavage familial en esclavage colonial. 899 : Révolution Arabe et formation de l’état communiste des Qarmates à al-Hasa. Aux VIIIè et IXè siècles, de nombreuses Révoltes ont donc lieu en Iran et en Mésopotamie, se réclamant de l’héritage mazdakite et donc d’un Egalitarisme radical. Des Révoltes contre la misère causée par les impôts trop élevés ont également lieu en Arménie. Esclaves et parias de toutes sortes se Soulèvent aussi contre la misère dans les campagnes, c’est le mouvement des Zotts (Tsiganes) de Basse-Mésopotamie. Le Xè siècle va fondre ces mouvements désordonnés, hétérogènes, en un vaste mouvement homogène : le Qarmatisme, qui se confondra à ses débuts avec le mouvement fâtimide, s’étendra de l’Iran et du Golfe persique, jusqu’à l’Égypte et à l’Afrique du nord, avec des ramifications jusqu’en Espagne. Tout le monde musulman s’en trouvera secoué. La prédication longtemps clandestine des Ismaéliens put se faire au grand jour dès lors que le califat abbasside perdit tout moyen de la réprimer. Des missionnaires (duat) syriens et irakiens jusqu’alors plutôt actifs dans les quartiers pauvres des grandes villes réussirent à obtenir la conversion de plusieurs tribus bédouines qui se mirent à leur service. Ainsi débuta le mouvement des Qarmates (vers 875). Le fondateur de la dynastie fâtimide, Ubayd Allah al-Mahdi, était un imam chiite des Ismaéliens venu de Syrie qui se prétendait descendant du prophète Mahomet par sa fille Fâtima az-Zahrâ, et son gendre Alî ibn Abî Tâlib, le quatrième calife renversé par les Omeyyades. Son surnom signifie « celui qui est guidé par dieu ». Ubayd Allâh al-Mahdî qui s’était installé au début à Kairouan, parvint à se rallier de nombreux partisans chez les Berbères et à étendre son autorité sur une grande partie du Maghreb, du Maroc à la Libye. Suffisamment puissant pour contester l’autorité du calife de Bagdad, il choisit une autre capitale en

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fondant la ville de Mahdiyya sur une presqu’île du Sahel tunisien il se proclama lui-même calife en 909. Ceci devait d’ailleurs encourager l’émir de Cordoue à faire de même en 929, établissant un califat omeyyade en Espagne. À la différence des autres autorités musulmanes, les Fâtimides acceptèrent quiconque dans leur administration, non sur des critères d’appartenance tribale, ethnique ou même religieuse, mais principalement sur le mérite et la compétence. Les membres des autres obédiences de l’Islam étaient admis aux plus hautes fonctions, et cette Tolérance était même étendue aux Juifs et aux Chrétiens qui en étaient capables. Toutefois, à la différence des Qarmates, ils semblent avoir assez rapidement abandonné leur discours Egalitaire pour une classique politique de puissance. Mais c’est aussi une période où l’immense empire est secoué par une série incessante de Soulèvements, seules ses cinquante premières années ayant été relativement stables. Sous les Abbâssides, les grands bénéficiaires de l’essor économique et social sont la classe des marchands et les milieux de la cour. Les marchands profitent de l’essor commercial dû au développement de grandes métropoles, de l’afflux d’or, de l’augmentation du crédit et de la hausse des prix. Les palatins ponctionnent les richesses par l’impôt et par leurs liens avec les banques. Mais alors que les villes voient se déployer des fastes inouïs, les masses populaires s’appauvrissent et les salaires sont loin de suivre la hausse des prix. Les écarts de revenus étaient considérables. Si on considère qu’au IXè siècle une somme de 360 dinars par an suffisait à faire vivre une famille, un soldat en touchait 500, un dignitaire religieux quelques milliers (avec lesquels il devait aussi payer son personnel) et un vizir plusieurs centaines de milliers. Mais au delà de cette inégalité, nombreux étaient ceux qui n’arrivaient pas à accéder au strict minimum (« Les simples ouvriers ou employés en tout cas étaient loin de toucher toujours pareilles sommes »). Le sunnisme entame avec la période du califat abbasside la période de son organisation définitive. Dès le IXè siècle, on déclare « closes les portes de l’ijtihâd » (effort d’interprétation et d’élaboration de la loi) et

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on fait « de l’imitation fidèle (taqlîd) des anciens et des docteurs la base même de la foi ». Dès lors, le sunnisme tend à devenir une religion conservatrice alors que le chiisme dans sa version ismaélienne est une religion d’espoir et de Contestation, une idéologie apte à servir les intérêts des classes dominées. Jusqu’au Xè siècle, les corporations d’artisans sont étroitement contrôlées par l’état, poursuivant le modèle instauré par l’empire byzantin (le ministerium, ou collegium). Mais peu à peu les corporations se détachent du pouvoir des gouverneurs et de leurs agents. Elles deviennent de véritables confréries disposant de leur propre organisation et tendant à s’opposer de plus en plus au pouvoir. Ces confréries ont des rites d’initiation, des serments secrets, des chefs élus (que l’on nomme « maîtres »), des conseils composés de ces chefs et une doctrine, aussi bien mystique que sociale. Pour comprendre l’émergence du mouvement qarmate, il faut également le situer sur le plan religieux, ici étroitement entremêlé au plan social. Les Qarmates sont des chiites d’obédience ismaélienne. Les ismaéliens, parfois considérés comme des extrémistes (gholât) ont une lecture non littérale du Coran et considèrent que celui-ci a un sens caché qui ne peut être approché que par de longues études sous la tutelle d’un maître. Comme les autres chiites, ils croient également à l’existence d’un imâm caché (mahdi) La venue de celui-ci doit annoncer la fin des temps et l’avènement du royaume de dieu sur terre. Dès 875, une propagande messianique annonçant la venue prochaine du mahdi se répand dans les milieux ruraux et bédouins. Le trait dominant de la propagande colportée par les missionnaires est la revendication de l’Egalité sociale (encore qu’on en exclut les esclaves) et d’une vie Fraternelle, avec communauté des biens. En 899, une crise doctrinale éclate chez les ismaéliens : ainsi naquit dans le Sawâd le mouvement qarmate, dont le chef sera Hamdân Qarmat Ibn al Ash’ath, secondé par son beau-frère Abdan. Hamdân Qarmat aurait été un laboureur vivant dans le Sawâd de Koufa (zone humide et irriguée de la Mésopotamie), Révolté contre les injustices sociales de l’empire abbasside, converti à l’ismaélisme en 874 par le dai (missionnaire) Hussain al-Ahwazi. À la mort de ce dernier, il reprend sa mission avec

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pour assistants son beau-frère Abdan bin al-Rabit, qui rédigera leurs premiers textes, et Zikrawayh bin Muhrawayh. Il prêche avec un succès certain dans la région de Koufa. Entre 886 et 894, il envoie Abû sa`yid al-Jannabi (???-913) en mission vers le Yemen et Bahreïn, futur siège de l’état qarmate. Des ouvriers, des pâtres et des esclaves se Révoltent dans de nombreuses régions de l’Empire Arabe pour instaurer un régime communiste et mettent la doctrine de l’imâm caché au service d’une Révolution sociale. Ils s’emparent des idées de Qarmat qui avait fondé, en 890, en Mésopotamie, une communauté politique et religieuse, les Qarmates. Partie des régions pauvres du Golfe Persique, la Révolution triomphe dans l’Arabie Orientale et gagne de grandes parties de la Syrie, de la Mésopotamie et de l’Inde Septentrionale. Elle permet, en 899, aux Qarmates de fonder un état Autonome à al-Hasa, sur le Golfe Persique. Rassemblant les tendances Protestataires de ces IXè Xè siècles qui correspondent à un moment d’extrême développement commercial, industriel et urbain, regroupant en un mouvement d’ensemble les Grèves, les crises sociales et les Révoltes, le qarmatisme développe une doctrine originale, insistant sur la Liberté individuelle, le rejet de la loi formelle de l’Islam et l’affirmation du caractère relatif de tout système de relations humaines. Il se distingue aussi par son aspect moderne et novateur. Non seulement les idées qu’il défend sont contradictoires avec celles de la classe dirigeante mais elles se distinguent également d’une simple nostalgie d’un passé plus heureux. La conception de la religion des ismaéliens met en avant la dimension rationaliste de l’Islam. Par sa volonté, dieu s’est manifesté sous la forme de la Raison universelle véritable divinité des ismaéliens, dont l’attribut principal est la Science. Dès lors, l’âme s’efforce sans cesse d’acquérir la Science, afin de s’élever à la nature de la Raison. Sa transcription dans le champ politique par les Qarmates et la rencontre avec les Luttes des artisans ont donné lieu à la première idéologie socialiste. Peu avant la mort de Qarmat, la Révolution est détournée par des dirigeants ambitieux (dont Al-Mahdi, qui fondera sa propre dynastie, les Fatimides, en Afrique du Nord) et des fanatiques religieux. Communiquant avec le centre du mouvement ismaélien uniquement par

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lettres, et du fait de la culture du secret entretenue par la crainte de la répression abbasside, c’est vers 890 seulement que Hamdân Qarmat a connaissance des prétentions d’al-Mahdi à l’imâmat (et à la création de la dynastie fâtimide), qu’il refuse d’accepter. Hamdân Qarmat disparait peu après lors d’un voyage vers Kalwadha près de Baghdad dont il ne revient pas. Son beau-frère Abdan est assassiné en 899 à l’instigation de Zikrawayh qui feint un temps la fidélité au premier des Fâtimides, avant de prendre contre lui la tête des troupes qarmates. Abû Said al-Jannabi (???-913), né à Jannaba sur la côte de Fars (Iran), formé par Abdan, il est envoyé entre 886 et 894 au Yémen et dans la province de Bahreïn s’étendant le long de la côte occidentale du Golfe persique depuis Bassora jusqu’aux îles Awal (actuel Bahreïn), englobant le Koweït, Qatif et le Qatar. Soutenu par le clan de Rabi d’Abdul Qafs, il capture l’oasis de Qatif et arrive en 900 à Hajar (alHasa), siège du gouverneur abbasside. Après avoir repoussé les armées du calife, il prend enfin l’oasis en 903 et y installe son quartier général. Abû Said fonde alors un état (903-1077) aux prétentions Egalitaires – mais néanmoins esclavagiste – parfois qualifié de communiste, où il régna pendant une vingtaine d’années, assisté d’un conseil de direction composé de hauts fonctionnaires, état qui contrôla pendant un siècle la côte d’Oman. La communauté de Bahreïn se distinguait nettement par ses particularités. Au dualisme gnostique et à l’ésotérisme inspiré du néoplatonisme commun à tous les courants ismaéliens, ils joignent un programme social Révolutionnaire et Utopiste qui prône la redistribution des terres et la mise en commun des biens, répondant aux attentes de populations souffrant de l’inégalité économique qui s’est aggravée sous les Abbassides. Ils recueillent à cet égard aussi l’héritage du mazdakisme. Les influences persanes préislamiques ont pu comprendre une composante manichéiste. Abu Said est tué en 913 ; son fils Abul Kassim règne trois ans avant d’être assassiné par son jeune frère Abu Tâhir (907-944) en 916 lors d’une Révolte. Al-Hasa devient capitale de l’état qarmate en 926. A la mort d’Abu Saïd en 913 et jusqu’au milieu du XIè siècle, l’Etat qarmate fut placé sous la direction d’un gouvernement collégial qui réunissait ses descendants ainsi que ceux de ses premiers partisans. La

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vitalité économique de cet état était assurée par les butins des campagnes militaires qarmates, par les droits de douane perçus sur tous les navires qui empruntaient les routes maritimes du golfe arabopersique, ainsi que par les droits de protection payés par les caravanes du pèlerinage. L’excédent qui était dégagé de ces diverses opérations, ainsi que l’achat de plusieurs milliers d’esclaves noirs, permit l’épanouissement de cette société dont l’ordre et la justice suscitèrent l’admiration d’observateurs non-qarmates : les habitants, en effet, ne payaient ni impôts ni dîme, et toute personne qui s’était appauvrie ou endettée pouvait obtenir un prêt qu’elle pouvait rembourser lorsque sa situation s’était rétablie ; les prêts n’étaient jamais productifs d’intérêts, et toutes les transactions commerciales locales se faisaient au moyen d’une monnaie de plomb purement symbolique. La réparation des maisons était faite gratuitement par les esclaves des dirigeants, et des moulins étaient entretenus par le gouvernement pour moudre gratuitement le blé pour les habitants. Enfin, à partir de l’époque d’Abu Saïd, les prières, le jeûne et les autres pratiques musulmanes furent abolies, mais un marchand étranger fut autorisé à construire une mosquée à l’intention des visiteurs musulmans. Paradoxe à l’état pur, l’organisation sociale des Qarmates du Bahreïn était donc, pour résumer, une sorte de State esclavagiste, s’appuyant sur une économie parasitaire à l’extérieur et pratiquant à l’intérieur une forme de communisme, le tout sous les ordres d’une dynastie dont la doctrine religieuse avait pour conséquence la laïcisation de la société. Les Qarmates n’ayant pas encore vu apparaître leur imam, ils semblent avoir été dans l’attente millénariste de la conjonction de Saturne et de Jupiter liée au cycle mazdéen, qui eut lieu le 27 octobre 928. Après une décennie de paix, Abu Tâhir va lancer des expéditions dévastatrices contre le Sud de l’Iraq et des attaques contre la caravane irakienne des pèlerins allant ou revenant de La Mecque. L’état qarmate du Bahreïn sera une menace constante pour le califat abbâsside et ses voies de communication vers le Sud. En 927, il menace même Baghdâd et parvient jusqu’en Djézireh, qu’il ravage. Deux ans plus tard, le 12 janvier 930, Abu Tâhir mène une expédition contre La Mecque ; il massacre les pèlerins, saccage la ville 17 jours durant, et emporte la

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Pierre Noire, arrachée à la Kaaba (qu’ils ne rendirent qu’en 951, brisée en sept morceaux : après la mort d’Abû Tâhir, les Qarmates du Bahreïn, après avoir rejeté des offres antérieures tant abbâssides que fâtimides, acceptèrent contre certains avantages et une importante somme versée par les Abbâssides de restituer la Pierre Noire à la Kaaba), afin de marquer de façon tangible la fin de l’ère musulmane et l’avènement de l’ère religieuse finale. Peu après, les Qarmates reçurent leur mahdi en la personne d’un perse d’Ispahan, à qui Abu Tâhir aurait remis pour un temps le pouvoir. Il aurait proclamé l’abolition de la shariah (loi coranique) et ordonné de prier tourné vers le feu plutôt que vers La Mecque. De manière générale, ils semblent être allés loin dans l’abolition des rituels, comme le montre le peu de respect d’Abu Tâhir pour le hadj (« aller vers », pèlerinage : c’est pour les musulmans le pèlerinage aux lieux saints de la ville de La Mecque en Arabie saoudite). Les rites comme la prière du vendredi et les jeûnes n’étaient pas pratiqués à al-Hasa et toutes les mosquées avaient été fermées. Le mouvement qarmate ne disparaîtra qu’au XIIè siècle. En tout état de cause, la doctrine qarmate reste assez largement méconnue, compte tenu du manque de sources et du caractère ésotérique de sa littérature (comme de toute la littérature issue de l’ismaélisme). Un fait est du moins certain : c’est l’intérêt porté par les auteurs de la secte aux classes artisanales et au monde du travail en général, à ses techniques et à son organisation. Ils exaltent la noblesse du métier manuel. La durée exceptionnelle de l’épisode qarmate montre qu’il n’était pas inéluctable que les classes dominantes l’emportent toujours. Il montre aussi que les aspirations Egalitaires et la volonté Révolutionnaire ne sauraient être considérées comme des produits de la Renaissance mais qu’ils sont constitutifs de l’Histoire des Peuples et présents dans toutes les civilisations. Certains considèrent que des idées qarmates auraient indirectement influencé l’Occident, par exemple l’hérésie Cathare : le mouvement qarmate fait irrésistiblement songer aux mouvements millénaristes, communistes et Révolutionnaires qui sont apparus en Europe à la fin du Moyen-Age, et dont l’Anabaptisme est resté le plus célèbre (les adeptes

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refusent la soumission de la religion au prince : c’est à Zurich, dans l’entourage de Zwingli, que l’anabaptisme est né par rejet de l’église d’état et par envie d’Autonomie des sociétés. En effet, les anabaptistes veulent nommer eux-mêmes leur pasteur et se séparer institutionnellement du monde : le pasteur est élu Librement par la communauté et n’est pas investi du sacerdoce – fonction des augures, ces personnes qui étaient censées prédire l’avenir en interprétant notamment le vol des oiseaux, puis on est ensuite passé de ce sens à celui de fonction à caractère sacré ; on parle ainsi de sacerdoce d’un prêtre, ou encore de sacerdoce pontifical –, la séparation du monde est totale aussi bien religieusement que politiquement, un anabaptiste ne peut pas remplir de charge civile – droit de glaive –, il ne doit jamais prêter serment). Depuis les croisades, le Haut-Languedoc était tourné vers l’Orient, et les comtes de Toulouse étaient comtes de Tripoli ; un commerce actif rapprochant par mer les trois croyances, chrétienne, juive, mahométane, il en résultait un syncrétisme de doctrines et de croyances ; enfin les mœurs et la foi équivoques des chrétiens en Terre Sainte, « corrompus » par le voisinage des « infidèles », avaient influé d’une manière notable sur les provinces du Midi. Pour d’autres, les grades d’initiations de ses confréries sont probablement à l’origine de la franc-maçonnerie occidentale. L’ismaélisme des Qarmates, influencé par le mazdakisme, se distingue par son messianisme, son millénarisme et le radicalisme de sa Contestation de l’inégalité sociale entre les humains Libres et de l’ordre religieux exotérique. On peut voir dans la propagande qarmate la source première du thème des trois imposteurs. Cet ouvrage clandestin contre les religions officielles, qui jouit d’une grande popularité dans l’Europe du XVIIIè siècle, aurait parmi ses sources les plus anciennes des instructions concernant la propagande envoyée au début du Xè siècle à Abu Tâhir, lui expliquant comment réfuter Moïse, Jésus et Mahomet en montrant leurs contradictions. Ce Traité des trois imposteurs ou Livre des trois imposteurs (Moïse, Jésus et Mahomet) est un ouvrage anonyme dénonçant la religion comme une tromperie ayant pour but le contrôle du Peuple et accusant les deux prophètes juif et musulman ainsi que le messie chrétien

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d’imposture délibérée. Il jouit d’une célébrité certaine dans l’Europe du XVIIIè siècle où plusieurs versions circulaient clandestinement, dont une rédigée en français, plus connue sous le nom de La Vie et l’esprit de M. Benoit Spinoza ou L’Esprit de Spinoza. Bien qu’une des versions porte la date de 1598 et que des rumeurs prétendent qu’un tel traité aurait existé dès le milieu du Moyen-Âge, le premier Traité des trois imposteurs pourrait n’être apparu qu’au XVIIè siècle. Il semble néanmoins certain qu’il repose sur des sources orales et écrites antérieures dont certaines sont très anciennes : Philon, Contra Celsum d’Origène, textes qarmates. La thèse des trois imposteurs, connue en Europe dès le XIIIè siècle, a été attribuée à diverses personnes suspectées d’athéisme ou accusées de blasphème ou d’hérésie. Parmi les noms proposés comme auteur de l’idée ou de l’ouvrage : Averroès, Frédéric II, Boccace, Pomponazzi, Machiavel, l’Arétin, Michel Servet, Jérôme Cardan, Giordano Bruno, Tommaso Campanella, Vanini, Hobbes, Spinoza, le baron d’Holbach, pour s’en tenir aux plus célèbres. Il a d’ailleurs été récemment démontré que ce Traité des trois imposteurs / Esprit de Spinoza était pour partie composé d’extraits traduits et juxtaposés provenant des Dialogues de Jules César Vanini, de l’Ethique et du Traité théologico-politique de Spinoza, du Léviathan de Hobbes, ainsi que d’autres ouvrages appartenant à la tradition intellectuelle du Libertinage érudit – tous ces fragments, qui sont bien sûr reproduits sans indication d’origine, formant un collage soigneux de textes allant dans le même sens. Beaucoup de spécialistes ont donc conclu à l’inexistence de ce livre, qui n’aurait été qu’une sorte de fantasme Collectif auquel le siècle des Libertins érudits, et lui seul, aurait prêté une réalité éditoriale. Notons que l’on trouve parmi les diatribes antireligieuses de Nietzsche ce passage qui est tout à fait dans l’esprit du Traité des trois imposteurs du XVIIIè siècle : « La “loi”, la “volonté de Dieu”, le “livre sacré”, l’ “inspiration” – des mots qui ne désignent que les conditions qui permettent seules au prêtre d’arriver au pouvoir et de s’y maintenir –, ces idées se trouvent à la base de toutes les organisations sacerdotales, de tous les gouvernements ecclésiastiques et philosophico-ecclésiastiques. Ce “saint mensonge”, commun à Confucius, au livre de Manou, à Mahomet et à l’Eglise chrétienne, se retrouve chez Platon. “La vérité est là” : cela signifie partout où l’on

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entend ces mots, le prêtre ment… ». Parmi ceux qui furent les premiers soupçonnés en Europe d’avoir tenu ces propos ou même de les avoir développés en un traité blasphématoire à l’égard des religions juive, chrétienne et musulmane, figure l’empereur du saint empire romain germanique et roi de Sicile Frédéric II Hohenstauffen (ou son secrétaire Pierre des Vignes). En 1239, il fut accusé par Grégoire IX (qui l’appela même l’Antéchrist ; il fut excommunié deux fois) d’en avoir exprimé l’idée blasphématoire en déclarant que Moïse, Jésus et Mahomet était les plus grands imposteurs de l’humanité. Par ses contemporains, il avait été surnommé stupor mundi (l’émerveillement du monde), au point qu’on attendait même son retour après sa mort (son personnage était alors confondu avec celui de son grand-père Frédéric Barberousse). En effet, il avait reçu une éducation multiculturelle et parlait neuf langues : le latin, le grec, le sicilien, l’arabe, le normand, l’allemand, l’hébreu, le yiddish et le slave. Il accueillait des savants du monde entier à sa cour et portait un grand intérêt aux sciences et aux arts. Athée notoire, fasciné par la culture arabe, l’empereur accueillait beaucoup de philosophes arabes à sa cour, qui était un centre actif de la Liberté de pensée, de la science rationnelle, de l’indifférence religieuse et de l’hostilité à la papauté (il arriva même à un partage équitable, avec son ami le sultan al-Kamel, de Jérusalem pour les trois religions du livre). Or le comparatisme religieux du Traité, qui condamne d’un même mouvement les religions juive, chrétienne et musulmane ainsi que l’esprit de libre examen hérité du rationalisme antique fait penser que le livre a une origine arabo-musulmane. Ainsi, l’ouvrage à l’époque de l’empereur fut attribué à Averroès, dont la philosophie rationaliste était faussement considérée comme athée. Si le XIIIè siècle a pu étudier sous le même rapport les trois monothéismes (et le mensonge qui leur est consubstantiel), c’est parce que l’apparition de l’islam en tant que dernière religion révélée imposait l’analyse comparée de ses dogmes et de ceux du christianisme et du judaïsme. Le mélange des trois monothéismes en Andalousie, du VIIIè au XIIIè siècle, est aussi une autre cause de cette facilité avec laquelle la comparaison des religions s’offre à l’esprit des musulmans. Aux yeux de l’Occident médiéval, c’est ce comparatisme, combiné sans doute

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avec l’esprit de libre examen des opinions hérité du rationalisme antique, qui a fait passer la philosophie arabe pour une philosophie athée. De là naquit en particulier la légende d’un Averroès incrédule, à qui l’on attribua le mot suivant, fort proche du thème du De tribus impostoribus : « Il y a trois religions […] dont l’une est impossible, c’est le christianisme ; une autre est une religion d’enfants, c’est le judaïsme ; la troisième est une religion de porcs, c’est l’islamisme ». En fait, comme l’affirme Renan, « chacun glosait à sa manière et faisait penser à Averroès ce qu’il n’osait dire en son propre nom ». Le Traité est un exposé systématique d’irréligion, d’inspiration déiste. Il fait d’abord l’étiologie (école philosophique de l’Antiquité qui s’intéressait à l’étude des causes) de la religion, énumérant tous les motifs qui poussent les humains à s’écarter de la « droite raison » et dénonçant « ceux à qui il importait que le Peuple fut contenu et arrêté par de semblables rêveries ». Ensuite, il s’attaque aux trois supposés prophètes et aux textes sacrés. La Bible est critiquée comme un tissu de fragments cousus ensemble en divers temps, ramassés par diverses personnes et publiés de l’aveu des rabbins, qui ont décidé, suivant leur fantaisie, de ce qui devait être approuvé ou rejeté, selon qu’ils l’ont trouvé conforme ou opposé à la loi de Moïse. Pour autant, on peut faire remonter l’origine du Traité à des arguments de propagande religieuse employés par Abu Tahir AlDjannabi (907-944), troisième souverain du royaume qarmate de Bahreïn. Il aurait dit : « En ce monde, trois individus ont corrompu les humain : un berger (Moïse), un médecin (Jésus), et un chamelier (Mahomet). Et ce chamelier a été le pire escamoteur, le pire prestidigitateur des trois ». C’est la donnée même de la légende des « Trois Imposteurs », fixée ainsi vers 1080 au plus tard (soit au moins cent cinquante ans avant son apparition dans la Chrétienté occidentale). Ce traité comporte un épisode de la vie de Mahomet qu’on retrouve dans plusieurs ouvrages du XVIIè siècle. Voici cet épisode : afin d’abuser le Peuple, Mahomet avait demandé à l’un de ses compagnons de se dissimuler dans une fosse, d’où l’homme parlerait, invisible, afin de faire croire au Peuple que la voix de dieu s’exprimait en faveur de Mahomet. Mais un jour, ce dernier, « se voyant suivi d’une foule imbécile qui le croyait un homme divin », et craignant que son complice

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ne révèle l’imposture, accabla celui-ci de promesses et « lui jura qu’il ne voulait devenir grand que pour partager avec lui son pouvoir, auquel il avait tant contribué ». A force d’arguments et de cajoleries, il finit par le persuader de se cacher à nouveau dans la fosse aux oracles. « Trompé par les caresses de ce perfide, son associé alla dans la fosse contrefaire l’oracle à son ordinaire ; Mahomet passant alors à la tête d’une multitude infatuée, on entendit une voix qui disait : “Moi, je suis votre dieu, je déclare que j’ai établi Mahomet pour être le prophète de toutes les nations ; ce sera de lui que vous apprendrez ma véritable loi, que les Juifs et les Chrétiens ont altérée.” Il y avait longtemps que cet homme jouait ce rôle, mais enfin il fut payé par la plus grande et la plus noire ingratitude. En effet, Mahomet, entendant la voix qui le proclamait un homme divin, se tournant vers le Peuple, lui commanda, au nom de ce dieu qui le reconnaissait pour son prophète, de combler de pierres cette fosse, d’où était sorti en sa faveur un témoignage si authentique, en mémoire de la pierre que Jacob éleva pour marquer le lieu où dieu lui était apparu. Ainsi périt le misérable qui avait contribué à l’élévation de Mahomet ; ce fut sur cet amas de pierres que le dernier des plus célèbres imposteurs a établi sa loi ». L’origine de cette histoire, qui constitue l’essentiel du passage consacré à Mahomet dans le Livre des trois imposteurs, est bien entendu d’origine arabe. On trouve en effet un récit analogue dans l’Histoire générale du grand historien arabe Ibn al Athir (1160-1233). Des extraits de ses Annales ont été reproduits, en appendice, par le baron de Slane dans sa traduction de l’Histoire des Berbères d’Ibn Khaldoun (1332-1406) ; ces extraits racontent que « lors du siège de Tinmal par le réformateur marocain Ibn Tumart (1078-1130), qui se proclama le « Mehdi » [mahdi] des Almohades vers 1121, plusieurs milliers d’habitants périrent. Comme les principaux habitants voulurent un raccommodement avec l’émir des musulmans, le Mehdi prit des mesures contre eux et en 1125 il eut recours aux services d’un de ses agents nommé Bashir al Wansharisi. Ibn Tumart montra un feint étonnement et demanda à Bashir ce qui lui était arrivé. Dans une scène qui remplit d’admiration les assistants, celui-ci répondit […] que dieu lui avait communiqué une lumière par laquelle il pouvait distinguer les hommes prédestinés au paradis d’avec les réprouvés, gens voués à

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l’enfer. Bashir prétendit même que dieu avait ordonné à Ibn Tumart de faire mourir les réprouvés et que pour prouver la vérité de ses paroles, il avait fait descendre plusieurs anges dans le puits. Après avoir entendu ces paroles, tout le monde s’y rendit. Ibn Tumart fit alors une prière et prononça ces mots : “Anges de Dieu ! Bashir al Wansharisi dit-il la vérité ?” Des individus qu’il avait fait secrètement cacher dans le puits répondirent oui. Ayant reçu ce témoignage, Ibn Tumart se tourna vers le Peuple et lui dit : “Ce puits est pur et saint, car les anges y sont descendus ; aussi ferions-nous bien de le combler pour empêcher qu’il soit souillé par des ordures”. Alors tous les assistants s’empressèrent d’y jeter des pierres : le puits fut comblé. C’est là, d’après Ibn al Athir, une des façons dont Ibn Tumart raffermit complètement son autorité et se débarrassa de 7000 individus qui lui avaient donné ombrage ». D’après Ibn al-Athir, à son époque (c’est-à-dire entre la fin du XIIè siècle et le début du XIIIè siècle), il circulait au Maghreb plusieurs versions de la même histoire. Par le jeu du changement continuel propre à la mémoire des récits, il est fort probable que l’imposture d’Ibn Tumart racontée dans le monde arabe soit devenue en Europe l’imposture de Mahomet lui-même, sans qu’on sache à quel moment précis le change s’est produit. La translation géographique et narrative de cette anecdote livre donc aujourd’hui la dernière preuve de l’origine arabe de la légende De tribus impostoribus. Jamais, sans doute, une légende n’aura eu une telle force pratique dans l’Histoire. En effet, le blasphème des Trois Imposteurs procédait pour la première fois à l’attaque du judaïsme, du christianisme et de l’islam sur un même front, autorisant par conséquent le passage de la critique des formes particulières de la religion au combat contre son essence universelle. La place de ce traité mythique dans l’histoire de la philosophie n’est donc pas univoque : il est certes le produit d’esprits qui aspiraient à s’affranchir du pouvoir temporel et spirituel des religions, mais il a aussi contribué, en tant que tel, à produire cette aspiration (et l’énergie qui fut dépensée à le rechercher n’est pas le moindre signe de ce besoin impérieux de Liberté). Il a ainsi ouvert la voie de l’athéisme véritable : non pas celui, trop timoré, d’un Diderot ou

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d’un La Mettrie, mais celui de Jean Meslier (1664-1729), auteur d’un formidable Mémoire tout entier consacré à la démolition des cultes, ou celui du marquis de Sade (1740-1814), dont la fureur antireligieuse a couvert tant de pages. Cet athéisme là portait en lui bien plus qu’un refus métaphysique des dogmes religieux : il était une égale et furieuse réprobation de tout ce qui se présente comme une entrave à la Liberté native de l’humain, qu’il s’agisse d’une tyrannie d’ordre religieux, politique ou intellectuel. En un mot, cet athéisme portait en lui la Révolution. Toujours est-il que c’est bien la civilisation arabe qui a fourni à l’athéisme européen cette arme cruciale, la première qui fut employée dans une guerre de plusieurs siècles contre les illusions et les infamies de la religion. Et il est plus que jamais nécessaire de le rappeler aujourd’hui, en un moment où les suppôts des imposteurs se disputent la direction des foules sur les lieux mêmes de leurs premiers forfaits.

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Chapitre IV

Le paradis terrestre, pas né des derniers Déluges • Moa : Mais tu sais, tout ce que j’ai pu te dire jusqu’ici sur notre nouveau monde merveilleux (mais imparfait car la perfection, surtout avec les humains, n’existe pas) n’est que l’aboutissement final de longues Luttes mais aussi d’expériences originales. • Esperanta : Ca me paraît assez clair qu’Utopia n’est pas sortie de nulle part ! Mais encore ? Y a-t-il eu des essais concluant qui s’en approchaient fortement ? • M : Oui bien sûr, mais ils furent plus ou moins de longues durées, selon les troubles que cela pouvait provoquer auprès d’ordres établis que ce genre d’exemple dérangeait, surtout car cela leur faisait de l’ombre et montrait que l’on n’avait pas un besoin vital des structures habituelles de domination et de pouvoir ! Tu veux que je t’explique un peu plus ce qu’il en fut ? • E : Ah oui, ça je veux bien, car tu m’as expliqué la naissance des dogmes, mais pas trop la vie avant, ni comment certains ont vécu autrement ! • M : En plus, tu verras, ça pourrait prêter à « sourire » (jaune) si il n’y avait pas eu autant de morts, de vies brisées et de civilisations rétrogradantes pour l’Humanité. • E : Hein ? Des civilisations comme la Mésopotamie (le berceau de la civilisation), l’Indus, l’Egypte ? Nous leur devons tout ! • M : Oui, mais elles furent rétrogradantes dans le sens où quand tu vois ce que des Esclaves, des exploités du système (où une ration de survie et deux mètres carrés suffisait comme subsistance), Collectif des 12 Singes

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arrivèrent à faire, imagines un peu si nous avions été Utopiens sans interruption (tout est, ou aurait du moins du être, dans l’évolution) à quel degré de Bien-Vivre et de Bonheur nous serions aujourd’hui. Et je ne te parle même pas de la pire catastrophe que l’Humanité ait connu, l’alliance néfaste de la religion institutionnalisée (pouvoir spirituel) et de l’autorité décisionnelle (pouvoir temporel). Ces deux là ont toujours tout fait pour maintenir les Humains dans l’ignorance, pour ainsi créer le besoin de gouvernance dans la compréhension de soi (la religion c’est l’opium du Peuple, disait Marx) et dans la vie avec les autres (soi-disant nous étions trop bêtes pour savoir nous organiser). Si il n’y avait pas eu d’Esclave, si tout le monde avait été également pourvu (non pas par les hasards de la vie, ça on n’y peut rien) en terme de facilité d’autonomie (une terre, une maison, des activités), si l’Humanité avait Collaboré et Mutualisé (plutôt que de jouer aux petits soldats et piller les autres)… E : On mettrait Paris en bouteille ! M : Aussi, c’est sûr qu’avec des si on pourrait refaire le monde, mais ce que je veux dire c’est que chacun (Libre, Egal et Frère) aurait alors d’autant Participé au Progrès (le vrai, l’utile et bénéfique, pas gadget) et à l’Emancipation Artistique, Intellectuel, Technologique de l’Humanité ! E : Vu sous cet angle je suis bien d’accord avec toi. M : Rien qu’entre l’Antiquité et la Renaissance, nous avons « perdu » milles ans (en terme de confort pour tous), exception faite des Arabes et Orientaux en général qui ont préservés et développés les connaissances des Grands Anciens. Malheureusement pour l’Occident, l’église de Rome a privé les populations de l’érudition, et du confort, préparation sine qua non pour accepter une vie de repentir (« bien fait pour nous » depuis qu’Eve a croqué le fruit de la connaissance du Bien et du Ma[â]l[e] et que les Humains furent chassés du Paradis pour atterrir dans la dure réalité) et approuver de dépendre d’autorités, tant religieuses pour le salut de notre âme (seuls les prêtres sachant comment rester, ou redevenir, pur dans se monde de brute - qu’ils entretiennent), que dirigeantes pour supporter de vivoter Collectif des 12 Singes


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avant (peut-être, seulement si l’on était resté bien sage, et encore) le Grand Pardon (de quoi ? d’avoir survécu comme on le pouvait dans ce monde sans foi ni loi ???). E : D’accord, j’ai compris, ne t’emballes pas trop Moa non plus. Et dis-moi alors comment c’était ! M : La Terre et l’Humanité, c’était mieux avant ! E : Je reconnais bien là la grand-mère à moustache, ok c’était nickel avant (dans tous les sens du terme, les pollutions de toutes sortes étant limitées), mais encore ? M : Pour commencer, de Homo Habilis à Homo Sapiens Sapiens, deux millions d’années d’évolution biologique et culturelle se sont écoulées. La calotte glacière avançait et reculait depuis 2,5 millions d’années : les instincts de survie et d’adaptation sont donc passés dans nos gènes car nous sommes les enfants de la glace. De nombreuses Révolutions Humaines primitives furent dues aux changements climatiques et donc environnementaux. Notre naissance en tant qu’Humain est d’ailleurs du au froid qui sévissait jusqu’à l’Afrique : les forêts devinrent alors des savanes car la glace éponge l’eau marine donc il y eu moins de pluie. Nos aïeux singes n’eurent plus d’arbre pour être protégés (car nous n’avons pas de grosses dents et nous sommes faibles par rapport aux autres animaux) : il nous fallait donc être plus réactif en nous adaptant (car nous étions à découvert et visible par tous) et en développant une véritable intelligence Collective de la peur des prédateurs mais du courage de la force du groupe. E : C’est sûr que face aux lions, guépards et autres carnassiers nous ne faisions pas le poids. M : Ni auprès de nos proies ! Il ne faut pas oublier que l’Humain était charognard avant d’avoir le courage et la force de chasser (utilisation de pierres). Lorsqu’il se nourrissait de viande, cela amenait beaucoup de protéines donc le cerveau commença à se développer. Celui-ci est proportionnellement 7 fois plus gros que d’autres mammifères, mais presque autant que le chimpanzé et les babouins (eux s’en servent surtout dans l’organisation de leur société et leurs rapports individuels). E : Oui, enfin, on n’a plus rien à voir avec eux non plus ! Collectif des 12 Singes

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• M : Que si ! Nous ne sommes pas des cousins éloignés des singes, nous sommes les derniers d’une grande famille, celle des singes sans queue. Bref, pour en revenir à nos modes de vie d’avant sédentarisation, quand il faisait chaud et qu’il y avait donc beaucoup de fruits et de gibiers, les hommes chassaient et les femmes cueillaient : il n’y avait pas de stock, car l’on n’en avait pas besoin pour des communautés réduites d’une trentaine d’individus, et cela fonctionna pendant 100 000 ans (certains le pratiquent encore aujourd’hui, les veinards). Le sauvage est un type qui ne saccage pas. Il prend dans la nature ce dont il a besoin. Lorsque le sauvage estime que ses besoins sont satisfaits, il s’arrête d’avoir une activité de production. Par conséquent, il ne va pas couper inutilement des branches d’arbres, ni flécher pour rien un gibier : c’est ce qu’on appelle être maître de ses besoins et Respectueux de la nature. • E : C’était l’Age d’Or cette époque : tu manges quand tu as faim, mais tu cueilles ou chasses juste ce qu’il te faut, après c’est la sieste pour digérer. • M : Et oui, la société primitive contrôlait absolument son milieu ! Mais elle ne le contrôlait pas pour construire le capitalisme, c’està-dire pour accumuler, pour produire au-delà des besoins, elle produisait jusqu’aux besoins et elle n’allait pas au-delà : c’était des sociétés sans surplus. • E : D’accord, chacun se débrouillait pour se nourrir et ça marchait plutôt bien. Mais quels étaient les rapports entre les individus ? Il y avait des obligations genre sur l’exemple, la nécessité de donner et de recevoir ? • M : La base était l’échange et la réciprocité ! Il y avait une obligation d’échanger, des biens ou des services, comme celle d’échanger les femmes pour respecter les règles matrimoniales (et d’abord la prohibition de l’inceste). Mais l’échange des biens qui se passait tous les jours, c’est celui de la nourriture principalement (d’ailleurs on ne voit pas très bien ce qui pourrait circuler d’autre). Quelles sont les personnes englobées dans ce réseau de circulation des biens ? Ce sont principalement les parents et la parenté, ce qui implique non seulement les

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consanguins mais aussi les alliés, les beaux-frères... En effet, c’est le réseau qui définit ce qu’on pourrait appeler les assurances sociales. Sur qui un individu d’une société primitive peut-il d’abord compter ? C’est sur sa parenté. La manière de montrer qu’on escompte, éventuellement, en cas de besoin, l’aide des parents et des alliés, c’est de leur offrir de la nourriture, c’est un circuit permanent de petits cadeaux. Ce n’est pas compliqué; il suffit d’envoyer porter une petite quantité d’aliment (quasiment symbolique, ça ne constitue pas un repas) à telles personnes. Ce sont presque toujours des parents ou des alliés, parce qu’on sait qu’eux-mêmes feront la même chose, on pourra compter sur ces gens là, en cas de besoin, de catastrophe... ce sont les assurances, la sécurité sociale. C’est une sécurité sociale qui n’est pas d’état, elle est de parenté. Mais il ne viendrait jamais à l’idée d’un sauvage d’offrir quoi que ce soit à quelqu’un dont il n’a rien à attendre. Ca ne lui viendrait pas même à l’esprit ! C’est pour cela que le champ des échanges est rabattu, pas exclusivement mais principalement, sur les réseaux d’alliance et de parenté. E : Mais comment chaque unité de production se socialisait avec les autres ? M : Les sociétés primitives étaient des sociétés indivisées (et pour cela, chacune se voulait totalité une) : société sans classes – pas de riches exploiteurs des pauvres –, sociétés sans division en dominants et dominés. Il n’y avait pas d’organe séparé du pouvoir. E : C’est-à-dire ? Il n’y avait pas de chef ? M : C’est même plus profond que ça ! Les sociétés primitives n’ont pas d’état parce qu’elles le refusent, parce qu’elles ne veulent pas de division du corps social en dominants et dominés. La politique des « Sauvages » (va savoir qui l’était le plus entre eux et les proto-Emancipés), c’est bien en effet de faire sans cesse obstacle à l’apparition d’un organe séparé du pouvoir, d’empêcher la rencontre d’avance fatale entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir. Dans la société primitive, il n’y a pas d’organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n’est pas séparé de la société, parce que c’est elle qui le détient, comme Collectif des 12 Singes

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totalité une, en vue de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l’apparition en son sein de l’inégalité entre maîtres et sujets, entre le chef et la tribu. Détenir le pouvoir, c’est l’exercer ; l’exercer, c’est dominer ceux sur qui il s’exerce : voilà très précisément ce dont ne voulaient pas les sociétés primordiales, voilà pourquoi les chefs y sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l’inégalité, refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu’à renoncer à cette Lutte, qu’à cesser d’endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission et sans la Libération desquelles ne saurait se comprendre l’irruption de la domination et de la servitude, elles savaient qu’elles y perdraient leur Liberté. E : Je comprends pas ton truc ! Comment pouvaient-ils avoir un chef sans pour autant qu’il abuse du pouvoir qui lui était donné ? M : Il n’y a pas de chef, c’est plutôt un leader d’opinion, quelqu’un que l’on écoute et que l’on Respecte. La chefferie n’est, dans la société primitive, que le lieu supposé, apparent du pouvoir. En réalité, c’est le corps social lui-même qui le détient et l’exerce comme unité indivisée. Ce pouvoir non séparé de la société s’exerce en un seul sens. Il anime un seul projet : maintenir dans l’indivision l’être de la société, empêcher que l’inégalité naturelle entre les Humains installe la division dans la société. Il s’ensuit que ce pouvoir s’exerce sur tout ce qui est susceptible d’aliéner la société, d’y introduire l’inégalité. Il s’exerce, entre autres, sur l’institution d’où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le leader est, dans la tribu, sous surveillance : la société veille à ne pas laisser le goût du prestige se transformer en désir de pouvoir. Si le désir de pouvoir du leader devient trop évident, la procédure mise en jeu est simple : on l’abandonne, voire même on le tue. Le spectre de la division hantait peut-être la société primitive, mais elle possédait les moyens de l’exorciser. E : Mais à quoi est-ce qu’il pouvait bien servir alors ce meneur, si il n’avait pas de pouvoir ? M : La particularité des sociétés primitives c’est que la chefferie Collectif des 12 Singes


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s’institue à l’extérieur de l’exercice du pouvoir politique. En réalité, que le leader primordial ne détienne pas le pouvoir de commander ne signifie pas pour autant qu’il ne sert à rien. Il est au contraire investi par la société d’un certain nombre de tâches et l’on pourrait à ce titre voir en lui une sorte de fonctionnaire (non rémunéré) de la société. Que fait un leader sans pouvoir ? Il est, pour l’essentiel, commis à prendre en charge et à assumer la volonté de la société d’apparaître comme une totalité une, c’est-àdire l’effort concerté, délibéré de la Communauté en vue d’affirmer sa spécificité, son Autonomie, son Indépendance par rapport aux autres communautés. E : C’est même pas un meneur à ce moment-là ! M : Non, en effet ! La société primitive code, c’est-à-dire contrôle, tient bien en main tous les flux, tous les organes. Elle tient bien en main ce qu’on pourrait appeler le flux du pouvoir; elle le tient en elle, elle ne le laisse pas sortir ; car si elle le laisse sortir, là, il y a conjonction entre leader et pouvoir ; et là, on est dans la figure minimale de l’état c’est-à-dire la première division de la société (entre celui qui commande et ceux qui obéissent). Cela elle ne le laisse pas faire ; la société primitive contrôle cet organe qui s’appelle la chefferie. E : C’est plutôt un bon petit gars que tout le monde aime bien alors ! M : Il va de soi que si la communauté le reconnaît comme leader (plutôt comme porte-parole) lorsqu’elle affirme son unité par rapport aux autres unités, elle le crédite d’un minimum de confiance garantie par les qualités qu’il déploie précisément au service de sa société. C’est ce que l’on nomme le prestige, très généralement confondu, à tort bien entendu, avec le pouvoir. Evidemment, au sein de sa propre société, l’opinion du leader, étayée par le prestige dont il jouit, était entendue avec plus de considération que celle des autres individus. Mais l’attention particulière dont on honore (pas toujours d’ailleurs) la parole du leader ne va jamais jusqu’à la laisser se transformer en parole de commandement, en discours de pouvoir : le point de vue du leader ne sera écouté qu’autant qu’il exprime le point de vue de la Collectif des 12 Singes

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société comme totalité une. Il en résulte que non seulement le meneur ne formule pas d’ordres, dont il sait d’avance que personne n’y obéirait, mais qu’il ne peut même pas (c’est-à-dire qu’il n’en détient pas le pouvoir) arbitrer lorsque se présente par exemple un conflit entre deux Individus ou deux familles. Il tentera non pas de régler le litige au nom d’une loi absente dont il serait l’organe, mais de l’apaiser en faisant appel, au sens propre, aux bons sentiments des parties opposées, en se référant sans cesse à la tradition de bonne entente léguée, depuis toujours, par les ancêtres. De la bouche du leader jaillissent non pas les mots qui sanctionneraient la relation de commandement-obéissance, mais le discours de la société elle-même sur elle-même, discours au travers duquel elle se proclame elle-même communauté indivisée avec la volonté de persévérer en cet être indivisé. E : Mouais, en fait c’était un beau parleur, voila tout ! M : Tout juste ! Je dirais même qu’il était entre le crieur public et le vendeur à la sauvette ! E : Hein ? Un blablateur ? M : On ne peut pas être reconnu comme leader si l’on n’est pas un bon orateur. La Communauté, qui reconnaît untel comme son leader, le piège dans le langage. Elle piège le leader dans le langage, dans les discours et les mots qu’il prononce. Il ne s’agit pas simplement du plaisir d’entendre un beau discours. Mais à un niveau plus profond et naturellement peu conscient, cela relève de la philosophie politique qui est impliquée dans le fonctionnement même de la société primitive. Le leader, le chef, c’est-à-dire celui qui pourrait être le détenteur du pouvoir, le commandant, celui qui donne des ordres, il ne peut pas le devenir, parce qu’il est piégé dans le langage, piégé au sens où son obligation, c’est de parler. Tant que le leader est dans le discours et dans ce qu’on pourrait appeler un « discours édifiant », qui est un discours qui pousse à la réflexion et non directement à l’action, il n’a pas le pouvoir ! E : Je suis un peu perdue, c’est difficile d’imaginer comment ça pouvait fonctionner. M : Une société qui n’aurait pas de leader, de type qui parle, Collectif des 12 Singes


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serait incomplète, au sens où il faut que la figure du pouvoir possible (c’est-à-dire ce que la société veut empêcher), le lieu du pouvoir, ne soit pas perdu. Il faut que ce lieu soit défini. Il faut quelqu’un dont on puisse dire : « Voilà, le leader c’est lui, et c’est précisément lui qu’on empêchera d’être le chef ». Si on ne peut pas s’adresser à lui pour lui demander des choses, s’il n’y a pas cette figure-là qui occupe ce lieu du pouvoir possible, on ne peut pas empêcher que ce pouvoir devienne réel. Pour empêcher que ce pouvoir devienne réel, il faut piéger ce lieu, il faut y mettre quelqu’un, et ce quelqu’un c’est le leader. Quand il est leader, on lui dit : « A partir de maintenant, tu es celui qui va être le porteparole, celui qui va faire des discours, celui qui va remplir correctement son obligation de générosité, tu vas travailler un peu plus que les autres, tu vas être celui qui est au service de la Communauté ». S’il n’y avait pas ce lieu-là, le lieu de l’apparente négation de la société primitive en tant que société sans pouvoir, elle serait incomplète. • E : En fait, quand le lieu du pouvoir est occupé, quand l’espace de la chefferie est rempli, il n’y a pas d’erreur possible, la société ne se trompera pas sur ce dont elle doit se méfier, puisque c’est là devant elle ? • M : Exactement ! Le danger visible, perceptible, est facile à conjurer, puisqu’on l’a sous les yeux. Quand la place est vide (et elle ne l’est jamais très longtemps), n’importe quoi est possible. Si la société primitive fonctionne comme machine anti-pouvoir, elle fonctionnera d’autant mieux que le lieu du pouvoir possible est occupé. Donc, au-delà des fonctions quotidiennes que remplit le leader, qui sont ses fonctions presque professionnelles (faire des discours, servir de porte-parole dans les relations avec les autres groupes, organiser des fêtes, lancer des invitations), il y a une fonction structurale, au sens où cela fait partie de la structure même de la machine sociale, qui est qu’il faut que ce lieu-là existe et soit occupé, pour que la société comme machine contre l’état ait constamment sous les yeux le lieu à partir duquel sa destruction est possible : c’est le lieu de la chefferie, du pouvoir, qu’elle a à rendre inexistant (et elle y réussit parfaitement). Collectif des 12 Singes

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Preuve ultime s’il en est, dès que les Primordiaux sentent que le groupe devient trop grand et donc plus difficile à gérer, il se scinde pour alléger la structure de la chefferie et limiter les tensions dues au nombre, autant que cela permet de développer de nouveaux territoires et créer de nouvelles opportunités. E : Et dans notre triste monde tragique et réel, un peu plus d’actualité, tu as aussi des exemples ? M : Je peux déjà te citer le cas de l’Indus, une civilisation très avancée, technologiquement et humainement ! E : Vas-y oui, ce qui concerne les Indes m’intéresse toujours ! M : La qualité des techniques artisanales, révélatrices du raffinement de la civilisation de l’Indus, va permettre de développer, dès le VIIe millénaire, un réseau d’échanges de plus en plus important, favorisant l’enrichissement et l’épanouissement des grands centres urbains de Harappa et Mohenjo Daro. Au IIIe millénaire, le commerce est très actif dans la vallée de l’Indus et s’effectue sur de longues distances. Pour parvenir à échanger leurs produits à une échelle internationale, les commerçants de la vallée de l’Indus développent la navigation fluviale sur l’Indus et maritime sur la mer d’Oman. Les transactions se font sur le cuivre, l’étain, l’argent, les pierres semi-précieuses (les lapis-lazuli et les turquoises) et bien d’autres matériaux. Dans les cités, de nombreuses boutiques et entrepôts, dans lesquels on a retrouvé des poids en calcaire poli ou en stéatite, attestent de l’importance de cette activité. Et en Mésopotamie, il n’est pas rare de trouver des objets originaires de l’Indus. La diffusion sur un vaste territoire de l’artisanat de l’Indus, notamment en Afghanistan et en Iran, a mis en évidence l’habileté de ses artisans. Leur art s’exprime dans la fabrication d’une céramique peinte d’une grande finesse ; le travail du métal, surtout le cuivre, pour concevoir des armes (uniquement de défense); mais aussi des miroirs, des rasoirs, des pots à fard et divers récipients. Mais le plus spectaculaire reste, sans aucun doute, les prouesses des tailleurs de pierre et des orfèvres qui fabriquent des parures en or, sur lesquelles sont montées des lapis-lazuli, des turquoises, des cornalines et de l’ivoire. Collectif des 12 Singes


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• E : Jusqu’ici, il n’y a rien d’extraordinaire, ça à l’air d’être une civilisation comme les autres. • M : Presque, sauf que c’était une culture extrêmement raffinée, avec des objets d’une grande finesse : ici, un peigne en ivoire ; là, un miroir ; plus loin, un diadème de bronze ; plus loin encore, des bracelets en faïence. Les hommes et les femmes qui vivaient là accordaient apparemment une importance majeure à la beauté et aux soins du corps. Surtout, les citadins de l’Indus avaient découverts bien avant nous la civilisation des loisirs. Les artisans des villes produisaient en grande quantité des figurines en pierre, des jeux et des jouets (spirale où l’on doit guider une boule vers le centre, comme un labyrinthe). Le cuivre et le bronze étaient également utilisés, ainsi que les pierres précieuses ou des coquillages. Cette tradition locale a été source d’inspiration partout dans le monde. • E : Effectivement, comme quoi on peut faire du business (en tout cas des échanges) sans perdre sa vie à la gagner, mais en s’amusant. • M : Mais attention ! Là-bas ce sont les femmes qui tiennent les cordons de la bourse (comme finalement partout) mais surtout qui gèrent le commerce. La civilisation de l’Indus (et plus loin des oasis, entre le Pakistan et l’Afghanistan) est basée sur le matriarcat, le pouvoir est aux femmes. Contrairement à quasiment toutes les autres civilisations de l’époque, dont les leaders fascinés par les biens de prestige sont devenus des chefs avides de trésors, il n’y a pas de monarchie, le pouvoir est entre les mains des marchands. On y pratique plutôt un véritable culte à la beauté, avec des soins et du maquillage et des objets précieux en ivoire et or. On y porte des amulettes figurant un aigle (animal céleste représentant la spiritualité et les dieux) ainsi qu’un serpent (animal terrestre représentant le matérialisme, la vie et la fertilité), que l’on retrouve aussi en Elam et en Mésopotamie. C’est une civilisation d’agriculture et de commerce, pas de conquête. La preuve en est qu’on ne trouva aucune arme (d’attaque) sur place, mais que des jouets abandonnés par des enfants. Ce peuple avait la réputation d’être sociable et peu agressif. Collectif des 12 Singes

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• E : Vraiment très intéressant tout ça ! • M : Bien sûr, je ne peux pas ne pas évoquer la Démocratie athénienne, la seule qui mérite vraiment ce titre ! A Athènes, la religion jouait un rôle prépondérant dans la vie quotidienne. Au cœur de l’Athènes Démocratique, il n’y avait pas de prêtres. Les Athéniens s’adressaient directement à leurs dieux. Le Parthénon qui surplombe toute la ville en est la preuve. Des artisans venus de toute la Grèce ont travaillé à sa construction, mais également des milliers d’esclaves. Sur les chantiers, ils étaient tous Egaux et recevaient le même salaire. Mais dans la Démocratie athénienne, c’était loin d’être le cas : à Athènes, seul un homme né Libre pouvait prétendre à des Droits civiques. Esclaves et étrangers étaient exclus de toute participation politique (les métèques, c’està-dire les étrangers venus des autres cités [du grec meto, qui a changé, et oikos, maison], doivent avoir un Citoyen athénien comme répondant d’eux et se trouvent alors sous la protection de l’état). De même que les femmes. • E : Sacrés misogynes ces Grecs ! Et les mâles alors ? • M : À la base de la Démocratie athénienne, figurent les Citoyens. C’est l’ensemble des hommes Libres de plus de 18 ans qui sont nés de père et mère athéniens et ont fait un service militaire de deux ans (l’éphébie). Ils ont seuls le droit de Participer au culte public, de siéger aux assemblées et d’y prendre la parole, de voter, d’être magistrat, de contracter un mariage légal, de posséder des immeubles. En contrepartie, ils doivent avoir fait leur service militaire, payer l’impôt et remplir bénévolement certaines charges publiques. • E : Mais d’où ça sort ce système ? puisque le peu que je me souvienne de mes cours d’Histoire, c’est bien que la monarchie (voire l’aristocratie, le pouvoir aux mains des seuls nobles, lignées de grands guerriers ayant été récompensés en terres que d’autres travaillent pour eux) était seule maîtresse en ses pays ! • M : Au -VIe siècle les cités du monde grec furent confrontées à une grave crise politique, résultant de deux phénomènes concomitants. D’une part l’esclavage pour dette (touchant principalement les paysans non propriétaires terriens), fit croître

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entre les Citoyens l’inégalité politique, la liant à l’inégalité sociale: le commerce se développant, la concurrence fit des ravages. La Grande-grèce fait concurrence aux paysans grecs, car elle peut produire des céréales peu chères (terrain mieux adapté pour l’agriculture, plaines plates..). Les paysans grecs travaillent mais ils ne peuvent gagner assez pour vivre. Ainsi ils s’endettent, finissent par être expropriés et deviennent des esclaves. Dans les villes, cette main-d’œuvre servile fait concurrence aux artisans ce qui déclenche également une vague de chômage. E : Comme tu aimes si bien à me le montrer, le monde moderne n’a rien inventé en terme de tensions sociales ! M : Malheureusement non, mais encore une fois, ce qui est navrant c’est qu’on n’a pas (jusqu’à Utopia du moins) tiré les enseignements des leçons du passé puisque bien évidemment, les mêmes causes ont les mêmes effets. D’autre part le développement de la monnaie et des échanges commerciaux fit émerger les artisans et armateurs qui formèrent une nouvelle classe sociale aisée, revendiquant la fin du monopole des nobles sur la sphère politique (tout comme au Moyen-Age avec le début des Communes contre les fiefs féodaux). Ces graves crises sociales sont suivies par des Révolutions. Les oligarques répriment ces Révolutions par des exécutions et des exils. E : Pff, comme d’hab la seule solution aux problèmes structurels entre riches/puissants et dominés (qui pouvaient aussi être riches) fut d’extirper la force de la vapeur sans toucher au feu qui couvait sous la cocote minute et qui donc se rechargerait vite ! M : Presque ! Pour répondre à cette double crise, de nombreuses cités modifièrent radicalement leur organisation politique. À Athènes un ensemble de réformes furent prises, ce qui amorça un processus débouchant au -Ve siècle sur l’apparition d’un régime politique inédit : la Démocratie. E : Pour une fois, les vraies réponses (celles courageuses en discutant et en remettant à plat les bases mêmes de la défiance/déchéance civilisationnelle) ne naquirent pas d’insurrections populaires mais de l’engagement de politiciens pour assurer l’unité de la cité ? Collectif des 12 Singes

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• M : Et oui comme quoi ! Mais faut pas se leurrer, ce n’était pas un geste gratuit, de bonté, envers le Peuple : il s’agissait plus cyniquement pour les nobles de diluer le pouvoir avec le concours du Peuple pour contrer le besoin de reconnaissance et de pouvoir des bourgeois. Artisans et commerçants de toutes les Cités unissez-vous ? Qu’à cela ne tienne : votre pouvoir sera partagé avec l’ensemble du Peuple, où vous êtes sous-représentés, et nous manipulerons les pauvres pour vous discréditer (ce sera notre « moralité » contre vos richesses exploitantes des Citoyens) ! • E : En tout cas c’était finement joué de leur part. Même si l’on peut regretter que ce soit pour des questions de luttes intestines entre factions, on ne peut qu’applaudir au résultat. Mais comment ça fonctionnait au jour le jour ? • M : L’Assemblée populaire détient l’essentiel des pouvoirs, prend toutes les décisions et nomme les magistrats chargés des fonctions exécutives. Ces dernières sont collégiales, normalement de durée limitée, et soumise à la reddition des comptes. Les débats de l’Assemblée sont préparés par un Conseil (la Boulè) et ses décisions sont exécutées par les magistrats. Ceux-ci subissent le contrôle constant de la Boulè et de l’Ecclésia. Cette dernière, Assemblée Citoyenne, vote les lois et n’importe quel Citoyen peut prendre la parole (isegoria) et proposer une motion. C’est le propre de la Démocratie Directe. Une fois votée, la loi est exposée au public sur l’Agora. • E : Et comment elle est appliquée, contrôlée ? Et surtout par qui ? • M : La dokimasia est l’examen préliminaire que subissent les futurs magistrats pour limiter les effets malheureux du tirage au sort. Cet examen permet de vérifier que le candidat est bien Citoyen, qu’il a bien l’âge minimum requis, qu’il n’a jamais occupé le poste et qu’il en est digne. Les magistrats doivent exercer leur pouvoir de manière collégiale et jamais de manière individuelle. Les magistrats et les ambassadeurs sont contrôlés à la fin de leur mandat. Les Citoyens se réunissent sur l’Agora une fois par an afin d’évaluer le travail des magistrats et punir ceux qui abuseraient de leur pouvoir : c’est la reddition de comptes. Cela permet aux Athéniens de contrôler efficacement les

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magistrats et d’éviter par la même occasion les dérives tyranniques. Ils votent au moyen d’ostracas (tessons de poterie... ou coquilles d’huîtres). Tout vote positif en entraîne un second deux mois plus tard afin de laisser le temps au Citoyen de s’amender. Un deuxième vote positif (au moins 6.000 voix sont nécessaires) entraîne l’exil pendant dix ans (d’où notre mot ostracisme, synonyme de mise à l’écart). E : Je comprendrai jamais qu’on ait perdu ce système et qu’il ait fallu attendre Utopia, plus de 2000 ans plus tard, pour revenir à ce bon sens ! M : L’humain et le système étaient ainsi, c’est bien pour ça que les Révolutions s’enchaînaient à des rythmes fréquents ! Plus près de nous, il y a aussi l’exemple de Novgorod la Grande ! E : C’est quoi et où ça ? M : Au nord-ouest de la Russie, Novgorod incarne, entre le XIe et le XVe siècle, le prestige et la prospérité d’une cité située au carrefour de l’Orient et de l’Occident. Unique en son genre, elle fonctionne comme une république indépendante. L’emplacement de Novgorod à un croisement fluvial, qui lui donnait accès aux mers Baltique, Noire et Caspienne, lui permit à partir du XIe siècle de développer une économie florissante. Echappant au pouvoir féodal de Kiev, elle développa un système de république Indépendante. E : J’adore toutes ces cités Rebelles au pouvoir central ! M : Les maîtres féodaux refusent la mainmise du pouvoir centrale de Kiev (Ukraine). Une contre-société se développe où les boyards (les meneurs) sont élus et décident devant une Assemblée Générale de tous les Citoyens. Pour être élus à l’assemblée populaire des Citoyens, les riches propriétaires terriens doivent être installés en ville. Afin de continuer à traiter leurs affaires à la campagne, l’écriture devient le moyen de communication essentiel. Paysans, artisans, marchands... hommes, femmes et enfants s’échangent des lettres. Tout le monde sait lire et écrire car il y a de nombreuses écoles, alors qu’en Europe occidentale, seules les moines et les rares lettrés sont instruits. E : Bien sûr, vu que le savoir est une force, c’était trop dangereux Collectif des 12 Singes

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de le laisser à n’importe qui (la preuve ensuite avec Gutenberg). • M : La ville est riche grâce à son commerce avec Byzance : elle va en Mer Baltique pour les transactions avec l’Europe du Nord, en Mer Caspienne pour les échanges avec les Arabes, le long du fleuve Dniepr pour le commerce avec l’Europe Centrale, et en Mer Noire pour distribuer auprès de Byzance. Elle est déjà l’équivalent de la future ligue hanséatique (la Hanse, qui signifie s’associer en vieil allemand, ou Ligue hanséatique prit naissance en 1241 par le traité formé entre Hambourg et Lubeck dans le but de protéger leur commerce contre les pirates de la Baltique et de défendre leurs franchises contre les princes voisins) car elle tient toute l’Europe du Nord. Au XIIIè siècle, Kiev tombe aux mains des Moghols mais Novgorod garde sa Liberté car d’elle dépendait le commerce. Du coup, enfin en paix avec Kiev, les habitants de Novgorod ont du temps pour s’occuper d’eux. • E : Décidément, le commerce pouvait encore créer à l’époque des sociétés différentes, Libres car riches ! • M : Tu as tout compris. Jusqu’au XVè siècle, la ville se développe en construisant des maisons en bois, structurées par des rues avec des trottoirs en bois contre la boue mais permettant le passage des charettes. La ville prend alors rapidement plusieurs dizaines de milliers d’habitants supplémentaires. Le mariage y est Libre : tu veux de moi ? je veux de toi ! Marions-nous devant témoins !!! Mais là, c’est le drame. En 1478, Ivan III, le Terrible, roi de Moscou, veut faire tomber la république Indépendante de Novgorod. Cette dernière est riche et Indépendante, elle est opposée et pire elle est un frein à l’unification du royaume russe de Moscou. Il bloque alors le commerce donc la ligue hanséatique s’effondre car les navires ne circulent plus. La cloche de l’appel des Citoyens pour l’Assemblée Générale est prise en symbole et amenée à Moscou pour célébrer la victoire d’Ivan III. • E : Pfff, les rois ont toujours eu le chic pour casser ce qui marchait bien ! • M : Bien sûr, tu penses bien que ça lui faisait de l’ombre, ce n’était pas vivable pour le système royal, à terme. C’est d’ailleurs l’occasion pour que je te parle d’autres sociétés alternatives,

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celles des pirates ! • E : Ah ouais, les pirates des Caraïbes. J’adore Johnny Depp, mais j’espère que dans ce cas-là il n’y aura pas de morts-vivants ! • M : Non, t’inquiètes, là c’est les vrais de vrais. On ne connaît pas grand-chose de leur vie quotidienne. Mais on en connaît suffisamment sur leurs îles repaires (où ils jouissaient d’une existence Libre et peu austère), pour comprendre que des zones d’autonomie temporaires existaient dès le XVème siècle. • E : Nos fameuses TAZ d’avant ! • M : Exactement, celles des ravers. Ces enclaves pirates cherchaient essentiellement à échapper à toutes formes de contrôle et d’autorité étatiques, et pour y parvenir à long terme, les individus qui s’y installèrent créèrent de nouvelles formes expérimentales de société. Des endroits (régions entières, citadelles, îles, ports...) se trouvèrent ainsi dénués de toutes contraintes hiérarchiques, et beaucoup adoptèrent même des fonctionnements relativement Démocratiques, voire quasi Libertaire, en tout cas pour l’époque. Grâce à une relative clandestinité, les pirates réussirent à établir au fil des siècles un réseau d’échanges totalement mouvant et (plus ou moins) Solidaire, dont les multiples enclaves servaient aussi bien de lieux de repos et de plaisirs que de lieux de troc/commerce, ou même de port de réparation pour les bateaux. Ainsi, entre le XVème et le XIXème siècle, la piraterie connue une période d’apogée. Principalement, parce que la navigation s’était considérablement développée, tout comme les cartes et les instruments de navigation, l’armement, les conquêtes coloniales. • E : Ouahou, dis m’en plus, j’ai toujours adoré ce genre de récits ! • M : Leurs équipages se soustrayant à l’autorité royale par leurs actes, ceux-ci savaient pertinemment que s’ils étaient vaincus par des équipages corsaires ou royaux, ils risquaient la pendaison, les galères, les culs de basses fosses ou autres délices du genre, et avaient donc tous intérêts à s’organiser de manière efficace. Pour la plupart des pirates, l’organisation se différenciait justement de celles des corsaires (ces mercenaires mandatés, grâce à une « lettre de course », par les états et royaumes pour piller les autres Collectif des 12 Singes

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nations sur les mers plutôt que de déclarer une guerre sur terre). En effet, il semble qu’au sein de l’organisation pirate (qui était évidemment spécifique à chaque équipage ou « bastion pirate »), régnait un minimum d’Egalité. Certains « capitaines » d’ailleurs, comme Misson, fondateur de Libertalia, proposait aux équipages des bateaux abordés de le rejoindre dans la piraterie ou d’être déposés sur une île avec des vivres, dans l’attente du passage hypothétique - d’un navire (il va sans dire que beaucoup de marins les rejoignaient). L’absence de châtiments corporels à bord de nombreux bateaux est également un fait notable pour l’époque. Mais l’aspect non négligeable pour ces aventuriers restait le partage du butin. Les capitaines pirates touchaient généralement jusqu’à deux parts, les hommes d’équipages, une part, et tout non-combattant (cuisinier, musicien…) une demie part ou trois quarts de parts. A titre indicatif, un capitaine corsaire pouvait percevoir 40 fois la part d’un homme d’équipage. Les principales enclaves étaient soit tenues par des pirates musulmans et des renegados (ainsi nommait-on les chrétiens européens convertis à l’islam, de gré [aventuriers, marins, anciens corsaires...] ou de force [esclave Affranchis, enfants ou adultes rançonnés, marins captifs] (Tunis, Alger, Tripoli), soit par des marins de toutes nationalités et religions (la Tortue, Hispaniola, Libertalia). Mais un seul état pirate fut recensé, la république du Bou Regreg dont l’apogée s’acheva au XVIIème siècle. Ce port marocain s’appelait aussi Salé (ou Rabat-Salé). Il était morcelé en trois zones de tensions et de commerces distinctes, et ne constituait pas à proprement dit une enclave pirate, mais bel et bien un « état pirate ». Ce qui implique que la flotte appartenait au divan (gouvernement qui prélevait environ 10% du butin), mais n’empêchait nullement l’équipage de percevoir 45% du butin à se partager. Les impôts prélevés à Salé restaient dans la ville, alors que ceux prélevés à Alger par exemple, étaient destinés aux caisses de l’Empire Ottoman. Autre point intéressant, le divan et le gouverneur-amiral étaient élus, et pouvaient être révoqués chaque année dès qu’ils cessaient de défendre les intérêts du Peuple. Quelque chose d’inimaginable en

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Europe à la même époque. • E : C’est dingue jusqu’où ils sont allé. Utopia est vraiment la somme de toutes ces expériences passées ! Et les femmes dans tout ça, mais j’imagine qu’il devait pas y en avoir sur les bateaux. • M : Hormis Mary Read ou Anne Bonny, il y eut semble-t-il assez peu de femmes pirates. D’une part dans les enclaves musulmanes cela était absolument impossible, d’autre part en Europe catholique cela ne l’était guère plus. A cette période les femmes constituaient surtout une « marchandise » très enrichissante en tant qu’esclave, de prostituée. • E : Pfff, d’autant plus qu’ils devaient être grave en rut, ces marins après de longs mois en mer. • M : Pour autant, il y a des contre-exemples, comme toujours ! Il y avait beaucoup d’enclaves autonomes et particulièrement Libertalia, rendue célèbre par Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoé. Bien sûr Libertalia, comme d’autres enclaves pirates, est entourée de mystère et de doute. L’enclave Libertalia aurait pourtant vraisemblablement existé, quelque part vers l’île de Madagascar, durant quelques années avant que ses habitantEs ne finissent exterminés par les indigènes. Et son fonctionnement, axé autour de la personnalité du capitaine français Misson et de celle de son acolyte, le prêtre défroqué, Carracoli, reposait sur l’Egalité entre individu, le Partage du butin, la mise en Commun des biens et l’abolition de la propriété comme le précise cet extrait : « Le lendemain, tout le monde se rassembla et les trois capitaines proposèrent d’instituer une espèce de gouvernement, comme l’exigeait leur sécurité. Où il n’existe pas de lois coercitives, les plus faibles sont toujours les victimes et tout tend nécessairement à la confusion. Les hommes sont les jouets de passions qui leur cachent la justice et les rendent toujours partiaux en faveur de leurs intérêts : il leur fallait soumettre les conflits possibles à des personnes calmes et indépendantes capables d’examiner avec sang-froid et de juger selon la raison et l’équité ; ils avaient en vue un régime Démocratique : quand le Peuple édicte et juge à la fois ses propres lois, on a affaire au régime le plus convenable. En conséquence, ils demandaient aux hommes de se répartir par dix Collectif des 12 Singes

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et d’élire, par groupe, un représentant à l’assemblée constituante chargée de voter des lois saines dans l’intérêt public ; le trésor et le bétail qu’ils détenaient devaient être équitablement répartis et les terres annexées dorénavant seraient tenues pour propriété inaliénable, sinon aux clauses et conditions d’une vente ». E : Ah ouais, c’est du pur Utopien avant l’heure ! M : Autre façon de faire, celle des kibboutz juifs, parfaite démonstration qu’on peut vivre Libre sans se couper du monde et bénéficier de ses bienfaits. Les kibboutzim (en hébreu, « assemblée » ou « ensemble ») sont des communautés de volontaires, localisées dans tout Israël, dans lesquelles vivent des gens venus de tous les pays, souvent issus de la diaspora juive. Il y a un siècle environ, un petit groupe de jeunes immigrants juifs originaires d’Europe de l’Est, mus par les idéaux sioniste et socialiste, fondaient sur les rives du lac de Tibériade la première kvoutza (groupe en hébreu, groupement auquel fut ultérieurement donné le nom de kibboutz, communauté basée sur l’adhésion à un même mode de vie rural). Ils appelèrent ce kibboutz Degania, qui est depuis considéré comme la mère des kibboutzim. Leur kvoutza, ils la voulaient cohérente et Egalitaire, fondée sur la propriété Collective des moyens de production et de consommation. Un cadre de vie où tous les membres prenaient les décisions de concert et à la majorité, et se Partageaient équitablement Droits et Devoirs. E : C’est vrai qu’ils ont fait fort sur ce coup là. Mais ils ne sont pas partis en couille comme tant d’autres ? M : Non. En dépit de ses revers économiques et du déclin de ses grands idéaux, l’institution du kibboutz demeure, de nos jours encore, le plus grand mouvement communautaire au monde. A l’heure actuelle, près de 120 000 personnes vivent dans les 269 kibboutzim d’Israël disséminés depuis le plateau du Golan au nord jusqu’à la mer Rouge au sud. Leurs effectifs varient entre moins de 100 membres à plus de 1000 pour certains, la majorité recensant une population de quelques centaines de membres. E : Mais ça fonctionne comment, concrètement ? M : Physiquement parlant, la plupart des kibboutzim sont conçus Collectif des 12 Singes


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sur le même modèle : au centre se déploient les édifices communs tels que réfectoire, auditorium, bureaux et bibliothèque, entourés par des jardins et les maisons de leurs membres ; légèrement décentrés sont les bâtiments et les équipements sportifs ; les champs, vergers et bâtiments industriels enfin se trouvent à la périphérie. Le kibboutz est, par définition : une communauté délibérément formée par ses membres, à vocation essentiellement agricole, où il n’existe pas de propriété privée et qui est censée pourvoir à tous les besoins de ses membres et de leurs familles. Ensuite, c’est une unité de peuplement dont les membres sont organisés en Collectivité sur la base de la propriété commune des biens, préconisant le travail individuel, l’Egalité entre tous et la Coopération de tous les membres dans tous les domaines de la production, de la consommation et de l’éducation. Sa principale force vient de l’engagement individuel de tous les membres. Les facteurs de la dimension et du profil économique jouent également dans la comparaison. L’esprit d’entreprise Collectif compte pour beaucoup, contribue à la création et à la maturation de Communautés qui réussissent sur le marché Libre. • E : Tout ça c’est des bons débuts, mais il y a l’exemple qui tue : la Suisse ! Eux ça fait un bout de temps que ça dure et y a pas plus stable et prospère comme pays !!! • M : Certes, j’allais y venir, t’inquiètes. On ne peut pas parler des systèmes pré-Utopiens sans louer le fonctionnement suisse qui nous a beaucoup appris et aidé au début ! La Suisse s’est formée au cours du temps grâce à la formation de réseau d’alliances, de pactes qui, au départ, avaient davantage un but de défense commune et de sécurité intérieure. Ces accords englobèrent de plus en plus de cantons suisses et de plus en plus de domaines au cours du temps. Selon le principe de « un pour tous, tous pour un » (qui est encore aujourd’hui la devise nationale suisse), les cantons commencèrent à traiter ensemble les accords avec de grande nations européennes. Cependant, les différents cantons présents étaient totalement souverains et il n’existait pas d’organe supra-étatique. Avec le temps, les Communes se sont regroupées en cantons qui se sont eux-mêmes réunis en une Confédération. Collectif des 12 Singes

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L’adoption par la Suisse du système Fédéraliste changea profondément le fonctionnement des cantons. Leur souveraineté repose sur le principe que tout ce qui n’est pas du ressort de la Confédération est du ressort des cantons. Les cantons sont Autonomes constitutionnellement (chacun ayant sa propre constitution), aussi bien du point de vue législatif, judiciaire et fiscal qu’administratif. Toutefois, il leur est interdit d’adopter une forme de constitution qui ne correspondrait pas aux règles de la Démocratie, à savoir qu’elle doit être accepté par le Peuple et qu’il existe une possibilité de la modifier si le corps électoral du canton le demande. Enfin, au dernier niveau (mais premier, de base, de la pyramide helvète inversée), toutes les Communes suisses ne jouissent pas des mêmes compétences ou de la même Autonomie du fait du système Fédéral suisse. Les cantons possédant, en effet, une totale souveraineté dans ce domaine, ils sont Libres de désigner les tâches et le niveau de Liberté qu’ils souhaitent soit dans leur constitution cantonale ou alors directement dans les lois cantonale. • E : Ca m’a toujours fait rêver autant qu’halluciner de voir ce genre de système si exemplaire ne pas être appliqué ailleurs, notamment dans nos républiques dites modernes, mais si éloignées de vraies Démocraties comme peut l’être l’helvète. Mais c’est pas trop le désordre en étant organisé comme ça (désolé c’est une question idiote, sachant que la Suisse est le paradis de l’ordre, mais juste) ? • M : Non, mais tu as bien raison de poser ce genre de question. Le Conseil fédéral fonctionne selon le principe de collégialité, ce qui signifie que les décisions sont prises le plus possible par consensus. Si tel n’est pas le cas, un vote a lieu parmi les 7 conseillers Fédéraux. Selon ce principe, ceux qui s’opposent à une mesure qui est adoptée par le collège doivent tout de même défendre le projet au nom de celui-ci. Le Conseil Fédéral doit également représenter équitablement les diverses régions et communautés linguistiques. La Suisse est davantage une démocratie de concordance, voire de consociationalisme : contrairement à un système qui prend uniquement ces décisions

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sur le principe de la majorité, la Suisse favorise d’avantage le système du consensus et la recherche de solution à l’amiable entre les différents grands partis politiques. E : Exactement ce qu’on arrivait jamais à faire en France, chaque parti venant avec ses solutions toutes faîtes, souvent plus idéologiques (positionnement de principe) que clairement pratiques et surtout pragmatiques. M : C’est justement une autre force du système suisse : il n’y a pas de pro de la politique. On peut définir le système de milice (mais pas connotée comme en France) comme « la prise en charge bénévole, extraprofessionnelle et honorifique d’une charge ou d’une fonction publique, peu ou pas dédommagée ». Il convient donc de noter que les députés Fédéraux n’exercent pas leur mandat comme une activité professionnelle. A ce titre, ils ne perçoivent pas un salaire mais une indemnité pour leur présence et ils ont à leur disposition, sans frais, l’accès aux transports publics. En terme d’avantage, les arguments cités en faveur du système de milice sont l’absence de forme de caste politique, le lien direct avec la population et des politiciens aux horizons professionnels divers. On peut aussi noter le faible coût d’un tel système qui représente environ 0,2% des dépenses de la Confédération mais qui est des plus efficaces car ce sont « de vrais gens » qui savent de quoi ils parlent qui co-gèrent, avec les Citoyens, le pays. E : C’est énorme ça quand même ! Et après, comment se répartissent et se jouent les rôles à chaque niveau ? M : La politique suisse se subdivise en une politique Fédérale, une politique cantonale (régionale) et une politique Communale. Successivement au cours du temps, les cantons transférèrent la gestion de la monnaie, des timbres, de l’armée ou encore la législation pénale et civile au pouvoir Fédéral. Cette sédation d’une partie des tâches cantonales (parce qu’ils le voulaient bien, non par obligation de centralisation imposée par qui que ce soit) avait pour objectif une uniformisation des normes au sein du pays mais aussi une réponse au développement économique au niveau national. Pour autant, un certain (et même grand) nombre de Collectif des 12 Singes

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domaines sont gérés uniquement au niveau cantonal comme l’éducation (sauf les universités Fédérales), la gestion des hôpitaux (sauf les hôpitaux Communaux et privés), la construction et l’entretien de la majorité des routes (sauf les autoroutes et routes nationales) et la police (contrairement à l’armée), d’autres charges sociales ou encore le contrôle de la fiscalité. Il en découle que chaque canton possède son propre parlement et leur gouvernement, mais aussi son propre système judiciaire dont les tribunaux statuent, en règle générale, dans tous les domaines. • E : Mais y a pas de risque d’émiettement de la prise de décision avec ce genre de système, car aucune structure ne peut fonctionner correctement si elle seule, isolée comme une île au milieu d’un océan plus ou moins Pacifique ? • M : Certes, surtout que l’Union fait la Force ! Au fils du temps l’apparition de tâches de plus en plus complexes (qui exigent de nouveaux moyens financiers) a poussé plusieurs communes, dès les années 1990, à se restructurer ou fusionner par mesure d’économie. Certains cantons ou régions sont regroupés dans des espaces (Espace Mitteland, Espace BEJUNE, etc.) qui leur permettent de défendre des intérêts communs, et notamment économique; mais ces espaces ne sont pas des entités politiques en tant que telles. Si au départ les Communes n’avaient pour rôle uniquement la gestion des biens communaux et un devoir d’assistance publique, la société moderne exigea de leur part d’avantage de préoccupations qui ont forcément un coût (gestion de la population, approvisionnement de l’eau, loisir et gestion des déchets entre autre). Les principales solutions choisies ont été le partage des tâches entre les Communes voisines ou éventuellement faire appel à des entreprises privées. Environs 85% d’entres elles font d’ailleurs partie d’un groupement régional à l’heure actuelle. • E : Je trouve que c’est vraiment top tous ces fonctionnements clairement Anarchistes. Mais le meilleur reste à venir avec la véritable Participation Citoyenne à la gestion des Cités (la version originale du mot politique).

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• M : Bien sûr j’ai gardé le meilleur pour la fin, histoire de ne pas rester sur sa faim, héhé ! La Démocratie Participative permet au Peuple de choisir ses élus aux différents conseils (Commune, Cantons et Confédération) et donne également la possibilité de donner son avis sur les textes législatifs ou constitutionnels décidés par ces conseils ou d’en proposer selon une réglementation précise. Une particularité de la Démocratie suisse est que le Peuple (tout Citoyen suisse majeur et capable de discernement) garde en permanence un contrôle sur ses élus en intervenant directement dans la prise de décision, car la Suisse est une Démocratie que l’on peut qualifier de Directe ou semidirecte, dans le sens où elle a des éléments d’une Démocratie représentative (élection des membres des parlements ainsi que des exécutifs cantonaux) et d’une Démocratie Directe. En effet, en Suisse, le corps électoral dispose de deux instruments qui lui permettent d’agir sur un acte décidé par l’état : il s’agit du référendum, qui peut être facultatif ou obligatoire, et de l’initiative populaire qui est le droit d’une fraction du corps électoral de déclencher une procédure permettant l’adoption, la révision, ou l’abrogation d’une disposition constitutionnelle ou légale. • E : Malheureusement, on nous disait que ce qui est possible et effectif en Suisse depuis bien longtemps, était impossible ailleurs, avec de fausses excuses de taille du pays et de culture politique. Mais la culture ça s’apprend et ça s’approprie par la pratique ! Et pour la taille du pays, faut arrêter de déconner : c’est sûrement plus facile d’organiser des référendums ou des initiatives populaires dans un « petit » pays (par la taille), mais avec l’informatique et Internet il n’y a rien de plus simple !!! • M : Bien sûr. Et même si on voyait mal les Français se déplacer trop souvent pour s’exprimer (mais surtout parce que les questions exceptionnellement posées appelaient des réponses assez évidentes et « massives », l’abstention étant dans ce cas la réponse à la non-consultation Citoyenne sur des sujets importants, où l’on ne demande jamais l’avis du Peuple !), il suffisait tout simplement de faire une opération tout les x, mais en posant toute Collectif des 12 Singes

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une série de question pour faire le point. Sinon, c’est aussi con que de convoquer une assemblée je ne sais combien de fois, tout simplement parce que rien n’est structuré et qu’on oublie tel ou tel point qui nécessite la présence du plus grand nombre. • E : Y a pas à dire en tout cas, la Suisse c’est clairement l’autre pays de la Démocratie ! D’autant plus que leurs idées reposent sur deux piliers qui au premier abord semblent contradictoires : un système politique libéral, favorisant les Libertés aussi bien Individuelles qu’économiques, et un système de solidarité pour une intégration de tous les Citoyens, issus de tous les courants politiques et sociaux, au sein de la Communauté. Ces deux principes constituent toujours à l’heure actuelle une base importante de la Suisse et un facteur de stabilité et de cohésion intérieure. • M : Tout ce que la France a toujours prôné dans les textes, sans jamais avoir osé le mettre en pratique. Exactement le contraire de ce qu’Utopia a eu le courage de faire, suivie en cela par de nombreux pays !!!

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Chapitre V

Outroduction : Voilà, c’est fini ! (enfin non, tout évolue toujours) Tout ce que nous venons d’écrire et que vous venez de lire dans ces pages est bien loin d’être une belle Utopie, irréaliste ! Depuis des siècles, et même des millénaires, des hommes, des femmes, de toutes origines et cultures, se sont Soulevés pour Défendre leurs Droits, alors qu’on ne leur imposait que des devoirs ! Nos idées ne sont qu’une réactualisation de leurs Luttes et de leurs Idéaux, partagés depuis la nuit des temps par un grand nombre d’humains et de Peuples ! A présent, le monde arrive à une nouvelle phase de mutation : la Terre est en mauvais état (et les navettes pour Mars sont loin d’être prêtes), de nouveaux pays émergent et font trembler nos fondements économiques et idéologiques (car jusqu’ici les Occidentaux étaient les plus forts et imposaient leur loi comme bon leur semblait), la Révolution numérique nous amène à grand pas vers un monde en réseau plutôt qu’un fonctionnement pyramidal qui a montré toutes ses limites ! Notre livre est loin d’un guide pratique pour une Civilisation plus Juste, mais il ouvre des pistes de réflexion. Nous sommes loin de dire que la conversion de notre société à ce genre de nouveau modèle sera forcément aisé (ce serait même plutôt le contraire, étant donné qu’il faudra aller à contre-courant de nos stéréotypes et de nos habitudes de faire et de penser). Collectif des 12 Singes

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Par contre, il est indéniable (il suffit de lire les journaux et de s’informer là où l’on peut) que nous vivons une époque de grandes mutations, économiques, politiques, sociales et humaines ! La France est un pays qui a essayé quasiment tous les systèmes politiques depuis la Révolution bourgeoise de 1789 et les problèmes sont pratiquement toujours les mêmes (l’ensemble de la société a évolué, mais les écarts sont toujours les mêmes, voire ont tendance à s’accentuer ces dernières années). Nous, Jeunes Citoyens de la génération blasée et enfants de la crise, n’avons plus confiance (depuis notre naissance) en nos « élites » et ceux (quels qu’ils soient) qui sont censés nous représenter, mais qui ne représentent au final que leurs propres intérêts et leur pouvoir pris des mains des « bénéficiaires ». Nous ne pouvons avoir confiance qu’en nous-même (ne dit-on pas d’ailleurs qu’on est jamais mieux servi que par soi-même). Ainsi, plutôt qu’une VIè république qui retombera tôt ou tard dans les mêmes travers de porcs (car le système, si il n’est pas Egalitaire, broie même les humains de bonne volonté), nous souhaitons que le prochain système de vie en société soit Anarchiste et AutoGéré par les Citoyens, ou il ne sera pas ! Nous voulons la vraie Démocratie, à l’Athénienne : le pouvoir du Peuple, par le Peuple et pour le Peuple !!! Cela demandera beaucoup d’efforts de la part de tout le monde, mais au moins nous pourrons dire que nous sommes vraiment Libres, Egaux et Frères/Sœurs !!! Nous avons tenté de vous montrer dans ce modeste ouvrage quelles ont été les tentatives radicales du changement de l’Histoire, qu’elles aient réussi ou pas. Aujourd’hui, nous estimons que les humains Citoyens ont les capacités de se prendre en main, et que de toute façon ils n’ont plus trop le choix vu les désastres annoncés si on continue de laisser faire nos dirigeants. !!! Pas no future, mais plutôt (k)now the future !!!

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18 – OUTRODUCTION : VOILÀ, C'EST FINI ! (ENFIN NON, TOUT ÉVOLUE TOUJOURS)

Si vous croyez encore candidement que le changement peut venir des urnes, ou que vous préférez rester dans la facilité d’accepter sans broncher des décisions irresponsables et inhumaines (car l’économie prime sur le politique), qu’à cela ne tienne. Une Révolution ne peut se faire tout seul (sinon c’est un coup d’état), mais alors ne vous plaignez plus d’être des Citoyens soumis à la servitude volontaire, et subissez encore pour des siècles et des siècles les Grèves, Révoltes, Emeutes et autres Révolutions de Contestation et de mécontentement. Amen !

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