La Fa(m)ille

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Ce livret n°2 comporte des textes personnels, issus d’ateliers d’écriture menés sous la direction de Valérie Gallard et des textes écrits pour eux-mêmes. Ils permettent de mieux comprendre le livret n°1 et de mieux situer le contexte de mon travail plastique.



La Fa(m)ille Tome 2

Mémoire DNSEP, sous la direction de Valérie Gallard École Supérieure d’Art de Lorient



Introduction Tout d’abord, je récolte mes matériaux dans les différents champs qui m’environnent. Celui de l’art, celui de l’agriculture, celui de la ville, celui de la campagne, celui de la femme et celui de l’homme... Ensuite dans l’atelier, je fais “rougir” ces formes, ces matières par des opérations afin d’en faire des couples de matériaux emboîtés, assemblés, compressés, dépecés, dénudés... avant de les plier et de les empaqueter pour le grenier. Je laisse ces sujets hybrides pendant un temps s’assécher, entreposés en tas, parfois suspendus. Durant cette période de gestation, je commence tout simplement à écrire sur la récolte, le mode d’opération, de transformation, la gestuelle de mon travail, l’outil que j’ai utilisé. J’écris sur le contexte de cet amas de matériaux en attendant que l’objet parvienne à maturation. J’isole alors la pièce qui se découvre un sens par tous ces mots qui vont se mettre à graviter autour. Il y aura l’histoire que je vais pouvoir raconter, un titre qui va s’imposer, les mots de la pièce voisine qui lui tendront la perche... Parfois, mon travail d’écriture fait directement œuvre. Ici, dans ce recueil, je vous présente ce travail narratif, contextuel, qui m’a permis de prendre du recul sur mes pièces physiques, lieu de tensions et de création aveugle. Ceci est le reste de mes réflexions que j’ai pu 3


mener, des épluchures de légumes que l’on conserve un temps dans une poubelle de bureau, dans un des placards de la cuisine et qui finissent toujours bien par nourrir les quelques poules qui vivent par là.

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Lorient, mai 2010



GÉNÉALOGIE Celle qui ne donne jamais de nouvelles et qui attend tous les mercredis soirs le coup de téléphone de sa mère à 21h. Celui qui fait comme s’il était sourd parce qu’il n’en peut plus d’entendre les voix de ses sœurs et de ses filles. Celle qui fait vivre tout le monde, sans quoi la ferme et la famille seraient tombées en ruine. Celle qui aime la compagnie de grandes dames feignant sa condition. Celui qui n’a pas marché avant ses trois ans, parce qu’on l’avait oublié dans un coin de la cuisine. Celle qui n’a pas attendu sa majorité pour se marier avec le beau garçon qu’elle avait croisé sur une route à vélo. Celui qui a fumé sa mort durant et qui s’est remis à vivre lorsqu’il a arrêté son métier. Celle qui était tellement maniaque, qu’elle inspectait la tenue de ses petits-enfants avant qu’ils aillent à l’école ou à la messe. Celui qui ne pouvait plus parler à la fin de sa vie, à cause d’un cancer. Celle qui attendait tous les matins que sa petite fille vienne déposer son vélo chez elle, afin de prendre le car bleu du Père Goupil. Celui qui avait une mèche aplatie, grisonnante, tout près de sa moustache, et qui était bien habillé. Celui qui a été enfermé dans un camp de travail en Al6


lemagne et qui écrivait des lettres pour dire que tout allait bien. Celle qui s’habillait bien pour aller voir les professeurs des écoles pour ne pas ressembler à une paysanne. La même qui faisait la fière en portant tout le temps des chapeaux pour faire semblant d’avoir de l’argent. Celui qui a été mis à la porte de sa ferme à la SaintMichel pour avoir tenté de créer une coopérative agricole même si ça faisait communiste. Celui qui a écrit un journal après la première Guerre Mondiale. Celui qui était roux et qui a légué à mon père l’armoire de famille parce qu’il était curé. Celle qui était très dure et que tout le monde craignait. Celui qui, attendant sa mort, regardait la télé et qui s’imaginait l’enchaînement des publicités comme un film, ne comprenant pas pourquoi ça passait du coq à l’âne. Celui qui n’en pouvait sûrement plus de manger des patates et qui est venu s’installer en France. Celles que j’oublie, parce qu’elles ont travaillé sans qu’on le sache, ni qu’on le reconnaisse, à élever leurs enfants et à tenir la ferme derrière les apparences sociales et sociables de leurs maris. Texte issu de l’atelier d’écriture dirigé par Valérie Gallard, Lorient, novembre 2010

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LA TERRE

Gérard, mon père, appelé aussi parmi les agriculteurs de Cesson-Sévigné “le petit-Gérard”, en opposition au “Grand Gérard”, l’autre, celui qui a de l’argent et des terres. Mon père tient une ferme appelée “la ferme du parc de Cucé” tout près de Rennes, avec Marie-France, ma mère. En échange d’un mariage avec un gars de la ville, ma mère a accepté le fait que mon père soit pauvre et qu’il ne soit pas propriétaire de ses terres. Et vice versa, n’étant pas riche mon père a accepté d’épouser une fille de la campagne. Mes parents sont des fermiers. Ma mère éduquée de manière traditionnelle a toujours accepté sa condition et a toujours su s’adapter à la modernité de la vie. Mon père, éduqué comme étant l’unique héritier du domaine agricole de Cucé, n’a jamais accepté de ne pas être totalement le patron de sa ferme, comme tous ses voisins. Puisqu’il n’a jamais eu l’entière autorité sur sa ferme, il n’est qu’à moitié homme, et sa vie est à moitié un échec. D’ailleurs, ses spermatozoïdes n’ont apporté aux ovules de ma mère que des chromosomes X, et cela par trois fois, ce qui n’assurera pas la lignée des fermiers HERVÉ.

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Lorient, 2009


AU NOM

Tandis que les peintres de la Renaissance en Italie étaient appelés par le nom de leurs mères ou bien par le nom de la ville où ils naissaient, chez moi, à la campagne, on rallonge prétentieusement son nom ou son prénom d’une particule ainsi que du lieu-dit, ou de l’appellation du village où l’on habite. Nous appartenons à la terre sur laquelle nous sommes nés plus qu’à la mère qui nous a mis au monde. Nous sommes, création du père, c’est en sa terre que nous germons, que nous poussons que l’on soit fille ou garçon. Mamie et Papi de Verlaine Mamie et Papi de Feins Yvonne de St Christophe de Valains Jeannine de Baulon Marie de la Euzanne Jean de la Patte-Mouille Joseph de Cucé Denise de Jeanne d’Arc Yvonne de la Bouexière Madeleine de Fouillard

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Lorient, 2010


L’ENCLOS INTRA-MUROS, 37 hectares Prairie des Dames Champ de Devant Champ des Lapins Butte Devant et Derrière le Bois Champ de la Patronne Les Notions Les Perrières Champ à Lorans et Macqueron Le Carême Le Domaine La Sauterelle Champ de la Mare EXTRA-MUROS, 10 hectares le Chêne Morand à Cesson-Sévigné la Planche à Chantepie “le Champ dans l’bas des David”

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Lorient, mai 2010


MAMIE DE VERLAINE As-tu été gentille avec tes parents? Est-ce que tu aides ta mère à préparer à manger? Est-ce que tu l’aides à soigner les veaux en rentrant de l’école? Tu sais, ils ont du boulot en ce moment, Moi aussi je sais ce que c’est, je suis passée par là aussi! C’est pas facile tous les jours! Il faut les comprendre! Pourquoi tu pleures? Tu n’as pas d’amies?

Je me fais du souci pour toi! Je t’ai vue tellement triste l’autre jour! Allez, il ne faut pas pleurer. J’espère que tu ne pleures pas à table devant tes parents, ça va encore leur faire du souci en plus, Si ça va pas tu viens me voir, on s’arrange toutes les deux.

Ça fait longtemps que je ne t’ai pas vu! Alors, comment ça va aujourd’hui? Tiens, dit donc j’ai vu l’autre jour une jeune fille qui te ressemblait, Elle est passée par-devant ma maison, dans le chemin! 11


Tu ne me parles jamais, Tu ne me racontes jamais rien, Moi je fais des efforts quand je vais te chercher à l’école, Je te parle de tout et de rien, Et toi tu fais toujours la gueule, Raah qu’est-ce que tu es désagréable! On a toujours l’impression que tu boudes! C’est une tête de mule votre fille! Ah, ce qu’elle m’énerve! Je n’irai plus la chercher! C’est fini, vous m’entendez!

Non, les sœurs de ton père ne viennent plus me voir! Je sais pas ce que je leur ai dit encore, Ah, elles en ont toujours après moi. Et mon fils, ça va? Ton père non plus ne vient pas souvent me voir! Enfin, il a du travail, Je sais ce que c’est.

Tes cours, ça t’intéresse? Qu’est-ce que tu fais? Tu es fatiguée! Tu as beaucoup de travail! Oui, mais c’est pas une raison, Le soir quand tu rentres de l’école, Il faut avoir le sourire pour mettre tes parents de bonne humeur! 12


Moi aussi quand j’avais ton âge, J’avais toujours le sourire à table, Je voulais toujours faire plaisir à mes parents Qu’ils soient toujours fiers de moi.

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Lorient, 2009


PAPI DE FEINS Le jardin de l’ancien agriculteur occupe les trois quarts de l’espace derrière la maison. C’est pour s’occuper ditil: « Ça occupe! ». Le reste, est une pelouse bien propre, (sans mauvaises herbes) entourée d’une petite haie de troènes ; de manière à ce que, si le voisin sort de sa maison, on puisse bien le voir. La Salle. Les trois quarts de l’espace sont occupés par la table en bois et les chaises. Le reste fait place à un canapé tout neuf des années soixante-dix. Aux fenêtres, de fins rideaux blancs sont suspendus, de manière à ce que, si le voisin sort de sa maison, on puisse bien le voir.

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Lorient, 2007


LA PHOTO CACHÉE Cadré dans un 10 par 15 centimètres, mon grand père semble étriqué. Coincé entre une énorme cuve et le bord de la photo, son corps est courbé. Brou de noix, le noir, couleur de la photo a viré avec l’humidité du grenier. Il y a peu de blancs. Mon vague souvenir a renforcé les masses sombres de la photo. Je ne me souviens plus. Sa brillance me renvoie mon reflet à la figure. La photo a dû être prise dans une cave ou une vieille grange aux murs épais. Il y avait bien ce cylindre, aussi haut que mon grand-père et si large. Il avait mis ses bottes, le pantalon rentré à l’intérieur. Son pull de petite laine, col en V ne lui serait pas le ventre comme aujourd’hui. Il souriait en regardant le ou la photographe. Ses yeux étincelaient dans l’obscurité de la pièce comme un chat en pleine nuit, noir et blanc.

Les pellicules couleur existaient déjà depuis longtemps. Ça devait être le deuxième appareil photo argentique que la famille de ma mère s’était achetée. Je me questionne quant à ce choix: pourquoi choisir de prendre des photos en noir et blanc alors que la couleur venait de se populariser? Alors que toutes les autres photos dont je me souvienne sont en couleurs. Que sont devenues les vingt-trois autres photos noir et blanc de cette même pellicule? Sur cette photo, mon grand-père est en tenue de travail, ce qu’aucune autre image n’avait montré auparavant. 15


Surpris par le flash qui tentait d’éclairer l’obscurité de la pièce, il a juste eu le temps de tourner la tête et d’esquisser un sourire pour garder la face. Pour la première fois, cette photo montre mon grand-père âgé d’une quarantaine d’années. Un homme séduisant, père de famille qui travaille. Ce n’est pas le gentil papi que j’ai toujours connu, avec son ventre bien rond, qui s’endort après chaque repas sur sa chaise, les bras croisés. Il sourit, un peu gêné. La peau de ses pommettes se tend, laissant à peine entrevoir sa bouche. Lorsqu’il rit aux éclats, sa bouche trop petite semble avoir du mal à déverser le flot d’air expiré de ses muscles détendus. Cette photo est une énigme. D’habitude, on prend la pose, le jour de la messe, en tenu propre du dimanche, après le déjeuner familial ou durant ces heures bienheureuses de l’après-midi où le corps n’est contraint à aucune activité physique. Le jardin de la ferme de mes grands-parents à souvent servi de studio, avec les haies taillées en arrondis façon château. Il n’y a aucune photo que je connaisse qui montre une vue d’ensemble de l’ancien lieu de vie et de travail de mes grands-parents. Composée, organisée, dirigée, la photo du dimanche n’est pas du tout anodine. Elle est pleine de secrets. Rassemblée, hiérarchisée, égayée, la famille prend la pose. Toujours avoir l’air respectable et respecté, faire comme si et comme tout le monde, ne pas en faire de trop. 16


Qui a osé déjouer la règle? Qui est venu chatouiller mon grand-père avec un appareil photo, pendant son travail à tel point qu’il a ri d’être surpris? Noir et blanc contre couleurs dans le jardin, le dimanche après la messe. Agriculteur souriant, jeune et séduisant imprimé en noir indélébile sur le papier photo. Je cherchais une jolie photo de mon grand-père. Je voulais faire son portail. Surprise d’avoir trouvé cette photo qui montrait mon grand-père comme jamais je ne l’avais vu, je suis allée le voir pour le complimenter. Lorsqu’il a vu cette photo dans mes mains, il a pris mon poignet qu’il a retourné et m’a repoussée en direction de là où je venais. «-Non! Non, non, non! » Plus tard, ma mère m’a expliqué qu’il ne voulait plus repenser à cette période de sa vie où il était agriculteur, c’était disait-elle « un mauvais souvenir », soit quarante-huit ans de sa vie. Cette photo semblait pourtant dire le contraire. Ce léger sourire lui coûtait comme son métier qu’il n’avait pas choisi.

Texte issu de l’atelier d’écriture dirigé par Valérie Gallard, Lorient, novembre 2010

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CHIENDENT L’œuvre monumentale de Hans Holbein Le Jeune, Le Christ Mort, a pris pour moi tout son sens grâce à mon expérience finésienne. Feins, petit village de 780 habitants dans l’Ille-et-Vilaine. Feins, c’est d’abord son étang de Boulet, la maison au carré de mes grands-parents, le papier peint moisi par l’humidité et la fine couche de suinte qui s’est déposé sur chacun des meubles de la cuisine et de la salle de bain et puis la messe le samedi soir. Ma grand-mère vernit au cirage les chaussures de mon grand-père le samedi après-midi dans l’arrièrecuisine. Sous le lavabo de céramique blanc, le placard à chaussures a ramolli au fil du temps, sous l’effet de l’Ajax. Tout est luisant dans cette pièce, depuis les murs peints, gorgés d’eau jusqu’à la toile de ciré écossaise de la table. Ma grand-mère nettoie inlassablement son foyer sans vie à l’Ajax. Tout y passe! Lorsqu’elle a fini de frotter les chaussures, elle se frotte les mains avec une brosse en chiendent qu’elle utilise aussi pour frictionner le linge. Jamais on ne lui a reproché “d’avoir cherché un trésor”*, pas une saleté noire sous ses ongles. À la blancheur de ses mains on aurait pu croire qu’elle n’a pas travailler la terre. Ma grand-mère maternelle n’a jamais cherché à devenir autre chose que ce pourquoi elle a été éduqué. À la messe, elle se place toujours dans le côté droit de la nef, au troisième rang, laissant place à la fille de Mme Garçon toujours devant. Un corps dans une boîte, une forme dans un contenu, 18


je m’étonne toujours de l’ordre des choses, de cet enchaînement vital, des vies sans pouvoir rien y changer. Enfermés dans leurs conditions, mes grands-parents sont en fait déjà morts.

Lorient, mai 2009 *expression ironique qui signifie avoir de la terre sous les ongles et par conséquent, avoir les mains sales.

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LISTE DES FENÊTRES DE LA MAISON DE MON ENFANCE De la table à manger, assise côté cuisine, ma mère à fenêtre sur la cour de la ferme: « -Mais qui est-ce qui vient nous déranger, encore? » De la table à manger, assise du même côté qu’elle, à midi, fenêtre au-dessus du visage de mon père, je ne vois que les arbres et le ciel qui m’aveugle. De la table à manger, assis face au salon, mon père surveille par la fenêtre la vie au château, des propriétaires qui habitent ici. De la table à manger, assis au même endroit le soir, les rideaux fermés, il mate la télé. La fenêtre toute neuve, qui peu après ma naissance en février, est venue combler la béance du mur de la chambre de mes parents. Hiver 1986, il n’a jamais autant neigé depuis 1963. Trois mois avant Tchernobyl, je suis arrivée. La neige s’accumulait derrière la planche qui faisait office de fenêtre, je dormais là, tout prêt du poêle.

Fenêtre de ma première chambre à barreaux verts entre lesquels une petite fille s’était glissée, une fois pour venir s’amuser avec mes jouets. Cette même fenêtre la nuit qui transparaissait derrière les rideaux bleus et qui me faisait peur, ou encore qui me surprenait lorsque quelqu’un ouvrait trop vivement la porte d’entrée et qui faisait claquer par la 20


même, ses deux battants.

Fenêtre aux volets blanc de plastique, au-dessus de la cheminée comblée, dans la chambre de ma sœur, qui une nuit de tempête, se sont ouverts tous seuls. Courant d’air: « - est-ce que tu as coupé le courant aux vaches? » Ma sœur affirme avoir entendu frapper aux carreaux, du fond de son lit, statufiée, faisant comme s’il n’y avait personne dans sa chambre. Il y a beaucoup d’arbres plantés devant sa fenêtre. D’abord, une énorme touffe de bambous, puis un très vieux magnolia tout biscornu aux branches boursouflées, et enfin un lilas du même âge que son voisin. Ma mère pense tout simplement qu’elle a fait un cauchemar.

Texte issu de l’atelier d’écriture dirigé par Valérie Gallard, Lorient, novembre 2010

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NOBLE CHARITÉ Un soir d’hiver, alors que je m’apprête à aller jouer avec ma grande sœur dans la voiture abandonnée, mon père nous appelle. C’est un soir où mes voisins ne sont pas venus nous chercher pour s’amuser ensemble. Dans la cour, mon père en côte de travail et le propriétaire en costume discutent. Ma sœur et moi disons bonjour. Le vieux propriétaire nous a invités à venir faire un petit tour à la soirée qui se tient en ce moment au château. Sa fille et ses petits-enfants reviennent d’un voyage d’études de musique, et nous sommes invitées par défaut à aller y écouter les progrès. Je refuse, ma sœur aussi. Nous sommes en “habits du soir” autrement dit “en sale” pour aller jouer dehors. J’ai mon manteau vert fluo qui était à ma grande sœur, sûrement un jogging et des bottes. Il insiste. Je refuse timidement en mordant un bout de mon manteau. Il insiste encore. Mon père, gêné m’incite à y aller finalement. Je le suis. La soirée se déroule dans l’ancienne bibliothèque du château, la plus belle pièce. Je ne me rappelle pas exactement des gens, ils semblaient nombreux, je me glissais entre les jambes, la tête baissée sentant les regards d’en haut. J’avais chaud sous mon manteau, mais j’ai refusé de l’enlever, cachée dans son épaisseur. Le propriétaire voulait m’offrir du jus d’orange et un morceau de gâteau au chocolat. Il me propose d’aller le manger en regardant la vidéo projetée dans la bibliothèque. Je m’assieds au fond, sur un banc toute seule. J’aperçois au-devant Étienne et ses sœurs qui étaient 22


en compagnie d’autres enfants. Ils ne viennent pas me parler alors que d’habitude nous jouons tous ensemble chaque soir après l’école. Je comprends que je ne suis que du monde de la nuit, et du dehors, c’est ainsi qu’il est accepté que nos milieux se côtoient. J’ai compris son regard et celui de son grand-père. De la même manière qu’il donne de l’argent aux pauvres SDF qui sont à la sortie de l’église, il fait œuvre de charité et montre son bon cœur invitant la pauvre enfant de son fermier dans sa soirée mondaine. Peut-être ont-ils ri aussi de me voir si sale? Je suis repartie très vite en longeant les murs sans dire au revoir à personne.

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Lorient, 2008


LE PÈRE

la souffrance, c’est la reconnaissance. porter la marque, les coups du travail sur son corps la blessure du travail, c’est la vraie celle devant laquelle on ne peut que s’incliner accepter à la fois sa petitesse et reconnaître la solidité de ce corps il n’y a que la pluie et le beau temps qui usent la peau la chair et le cœur restent pierres Une marque c’est un trou la peau plantée c’est l’empreinte de l’outil ou de la machine sur le corps mon père, les jambes coincées sous la faucheuse

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Lorient, 2008


LA FAUCHEUSE

a-t il voulu se suicider? il était seul dans sa grange combien ont-ils voulu s’y pendre? il était en train de l’atteler elle a voulu l’emporter ses jambes ont été aspirées il a gueulé auprès de sa dernière fille Alexandra! il a gueulé avec sa voix qui en veut au monde entier de l’avoir fait naître paysan Alexandra! de l’autre bout de la cour elle a accouru avec ses chaussons baisser la manette de l’aile gauche la faucheuse s’est relevée il a perdu connaissance peur de devoir regarder sa fille dans les yeux pour lui dire merci

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Lorient, 2008


L’ÂINÉE Lorsqu’elle était petite, ma grande sœur AnneMarie a toujours été très sage. Elle savait parfaitement s’habiller, les couleurs de ses tenues allaient toujours ensemble. Elle coloriait très bien. Lors de nos séances de dessin hebdomadaires, elle savait toujours quoi dessiner et faisait de magnifiques compositions de couleurs. Elle avait les mains fines, les ongles nettement coupés chaque samedi soir après la douche, tandis que moi, je me les taillais en triangle, avec le coupeongles. C’est pour cela que mes grands-mères lui ont conseillé de faire de la broderie, pour occuper son esprit lorsqu’elle est devenue adolescente. Elle parlait peu, n’affrontait jamais les regards des autres. Ma grande sœur porte le prénom de la défunte sœur de ma grand-mère maternelle. Cette dernière était morte très jeune. C’est la tuberculose qui l’a emportée. Elle avait un dizaine d’années. Ma grand-mère, l’une des aînés d’une fratrie de douze enfants, s’était sans doute beaucoup liée avec elle. Quoi qu’il en soit, Yvonne, la mère de ma mère, s’est beaucoup attachée à ma grande sœur. Elle est devenue sa marraine. Comme si ça ne suffisait pas. Anne-Marie, ma sœur, porte le nom d’Anne, mère de Marie, elle-même, mère de Jésus Christ. AnneMarie, ma sœur a accouché d’Hugo, le premier enfant mâle depuis deux générations dans ma famille, petitfils de mon père. Soulagement. 26

Lorient, 2008


JULIEN

- Monsieur! C’est une fille! - Mais comment on va l’appeler alors? Mon père s’imaginait sûrement faire le tour de CessonSévigné en criant “- J’ai un fils! comme son père l’avait fait pour lui-même à sa naissance. Cadet d’une famille de cinq enfants, il est né deux ans après sa sœur Jacqueline. Une fille, un garçon comme dans les familles riches. Mon grand-père était paraît-il si fier, lui qui n’était même pas propriétaire de sa ferme. Les échographies et les médecins s’étaient trompés sur mon sexe. J’ai feint d’avoir un sexe mâle, peut être en y mettant les doigts et j’ai décidé de naître fille. Jusqu’à mes dix ans, cela n’a rien changé que je sois garçon ou fille. C’est lorsque mon corps a commencé à se développer et que je me suis appropriée les codes de mon genre que j’ai perdu de l’intérêt aux yeux de mon père.

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Lorient, mars 2010


LA PETITE DERNIÈRE C’est parce que nous avions eu une aide ménagère qui s’appelait Alexandra que mon père a décidé d’appeler sa dernière fille Alexandra. Elle était mignonne, et puis son prénom sonnait indémodable. Et c’était important pour mon père, qui s’appelle Gérard, et qui en souffre depuis le sketch de Coluche. Pourtant, sa mère l’avait appelé ainsi parce que c’était le nom de son premier grand amoureux! L’aide ménagère était mignonne et ma petite sœur l’est très vite devenue aussi, des grands yeux bruns, une petite tête ronde, des bras et des cuiisses charnues. Elle adorait les chats et les petits lapins angoras de l’élevage de ma mère. On lui avait appris très jeune à faire des câlins et des caresses sur la joue. Son doudou était une vieille couche en tissus qu’on avait sans doute utilisée pour les générations d’avant et qui avait la particularité d’être infiniment douce. Un linge usé, blanchi après chaque lavage qui s’est mis au fil des années à se rouler en guenille. Elle a alors décidé de mettre dans une petite boîte ces longs tissus qu’elle avait patiemment roulés pendant toute son enfance. Je crois que c’est en l’observant grandir, que j’ai développé un rapport tactile aux matières douces, malléables, usées, molles, poilues... Je m’efforçais de photographier chacun de ces gestes et mouvements par peur d’oublier ce qu’elle avait été et par chance de pouvoir voir un être se former. Je me disais que je n’aurais sans doute pas de sitôt l’occasion d’en voir un autre se développer. 28

Lorient, avril 2010


LA MÈRE C’est ce qu’il y a de plus important la famille tu sais Dans la vie on ne peut pas toujours compter sur ses amis Un jour ou l’autre, ça se finit mal

Lorient, 2008

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LE PULL DU SOIR Il n’est pas très beau, souvent trop coloré, fait avec des restes de laine, ou trop usé parce qu’il a été récupéré d’une sœur ou d’une cousine. Par-dessus une chemise de nuit très fine, même en été, pull sans manche, il jure par sa grosseur et sa couleur. En hiver, il m’encombre de la gorge jusqu’au bras, de la dernière maille au ras du cou à mes avant-bras qui ont l’habitude d’êtres nus.

Le soir devant la télé, ma mère dans son fauteuil à demi endormi, pose sous mon cou, du bout de son bras droit l’aiguille qui retient le sac de nœuds filandreux. Pardessous ses lunettes, pour se cacher de la lumière trop vive qui reflette sur le dessus de la table, elle juge. Elle me regarde avec un sourire drôle en coin qui fait “tssii”, les yeux tristes du regard par en dessous pour me sonder. Haussement d’épaules. Elle se réinstalle dans son fauteuil face à la télé, en faisant “Ouah” comme une mourante. Elle doit avoir mal à ses articulations. Parfois, j’entend le son démesuré du bout de l’aiguille qui vient ramoner son cuir chevelu, ou frotter sa peau, là où la mouche vient de la piquer sur ses jambes, les soirs d’été. Interloquée par les bribes de mots que je perçois pendant que je visionne un film, je la regarde se battre à l’aiguille. Je l’envie de cette étreinte, ce petit bout pointu, frais en métal qui vient vous bêchez le cuir chevelu. Elle me tend une aiguille à tricoter. Un petit rire étouffé sort d’on ne sait où. Sa bouche est fer30


mée, seuls ses yeux pliés laissent deviner qu’elle est bien complice. Une dernière aiguillée* avant d’aller se coucher.

Lorient mai 2010

*expression de ma mère qui signifie faire une dernière rangée de tricot.

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LES CABANES

Christelle est dans son monde, elle est sauvage et n’est pas très sociable. Je dis Christelle, parce que c’est ainsi que l’on se rappelle de moi, enfant, dans ma famille, “Christelle sur son tas de terre”. Ce qu’elle aime, c’est en hiver, jouer sur le tas de terre derrière le hangar à génisses, à faire de la poterie. Ce tas de terre était sa maison. Il y avait la porte d’entrée sur la gauche. Il fallait y grimper. C’était le point de vue le plus haut de cette bute de terre, ensuite, descendait un petit couloir qui faisait le tour de la pièce principale en creux, tapissée de ce qu’elle appelait la “salade” et de quelques parelles. L’été, elle se lovait dans ce trou, parfois avec sa petite sœur pour aller y faire des bains de soleil sans que personne ne les voie, protéger par la muraille de terre qui les encerclait. Il y avait bien une porte par derrière qui était une sorte de toboggan de terre sur lequel elle aimait glisser. Ça lui rappelait cette autre cabane éphémère dans laquelle elle avait joué mais qu’elle n’a jamais retrouvée. C’était une fois en attendant ma mère qui était partie chercher les vaches dans le champ, j’attendais sur le chemin. En contrebas il y avait le champ, qui servait souvent d’ailleurs à mettre les génisses. Cette foisci, il n’y avait personne. Je remarquais que les jeunes vaches, avaient fait sur la butte qui monte au chemin, 33


une trace autour de trois points: ce qui restait d’un arbre coupé à raz et deux touffes de branches vertes. Au lieu d’attendre sur le chemin avec ma sœur pour faire barrière aux vaches, je suis descendue jouer sur cette terre sèche. Je me suis laissée glisser dans le creux de ces hanches de bois. D’une racine à l’autre, d’un point à l’autre, je tentais de sauter, ou bien je tombais en boule, les jambes pliées, les fesses aux pieds comme un lapin. Ma mère m’a appelé et je suis remontée. L’autre fois où je suis venue, j’avais grandi et je n’arrivais plus à m’intégrer dans cette ossature. L’été, toujours à cette heure propice au jeu, c’est à dire après l’école et le goûter ou à ce que l’on appelle chez nous à “l’heure de la traite”, je faisais beaucoup de vélo. J’aimais traverser la ferme en vélo à toute vitesse pour donner des rendez-vous à mes amis imaginaires près de la boîte aux lettres dans le chemin, derrière le pigeonnier, ou encore à l’autre bout de la cour derrière le jardin à côté de l’entrepôt de matériel de mon père. Plus jeune, je jouais dans le bac à sable que mon père avait fabriqué, juste devant la fenêtre de la cuisine. J’y construisais mes maisons ainsi que des circuits de voitures pour lesquels j’avais une fascination. J’y jouais très tard, même après la douche quand ma mère préparait le dîner avec mon pyjama et “mon pull en laine du soir”. Domaine de Kerguéhennec, Bignan 2009

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EMPOTÉE Les enseignants nous appellent les étudiants. À l’intérieur, chacun s’occupe, tripote, bidouille, tripatouille au lieu de travailler. Je ne me suis jamais intégrée dans les airs de jeux que l’on nous proposait. Et je ne l’ai jamais dit. Je reste là. J’ai toujours eu peur de ne pas pouvoir atteindre le niveau que l’on me demandait, de décevoir mes professeurs et qu’ils se rendent compte que je n’étais pas si bonne élève que ça. Je n’aime pas déplaire. J’essaye toujours de faire de mon mieux. Mais je ne suis pas la hauteur, je fais semblant de pouvoir l‘être. Mon air sérieux, de jeune fille posée cache mon inquiétude de ne pas avoir fait comme tous les membres féminins de ma famille. De moi-même je suis venue ici, à Lorient, loin de ma famille pour ne pas trop les voir réfléchir à ma condition. A quoi pouvais-je servir? Je ne sais pas travailler avec mes mains, sousentendu je ne sais pas bricoler, je suis trop fine de corps pour travailler dehors, en hiver j’ai toujours le teint livide à cause de mon foie qui n’arrive pas à produire assez d’enzymes pour attaquer toutes les tablettes de chocolat que je mange, ainsi que le blanc de mes yeux qui vire au jaune, et puis à l’école secondaire, je n’ai toujours été que très moyenne, pas de quoi envisager une brillante carrière intellectuelle. Ni manuelle, ni belle, je suis donc venue à l’école d’art. Comme me dit ma mère: « -Je m’occupe! » en attendant. En attendant qu’un jour, comme elle, je me décide à faire des enfants. Je m’entraîne pendant ce temps à la lessive, au 35


repassage, à la cuisine, au nettoyage, à gérer un foyer, jongler avec des horaires, alterner les activités journalières... Peut-être qu’un jour j’arriverai à sa hauteur à elle. Mais je mélange tout. Hier encore, j’ai fait tomber mes manches dans une casserole de sucre alors que je m’apprêtais à faire du caramel. Une fois, j’ai lavé des revues dans ma machine que j’avais ramassées avec le linge au pied du lit sans faire exprès. Je me coupe aussi souvent les doigts avec mon tricot en fil de fer et puis il y a tous les mouchoirs en tissu imbibés de rouge que j’ai fait tomber lorsque j’ai mes règles. Heureusement, mes professeurs font semblant de ne pas voir tous mes actes-manqués.

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Lorient, 2009




Table des matières La Fa(m)ille

Introduction p 3

Généalogie p 6-7 La terre p 8 Au nom p 9 L’enclos p 10 Mamie de Verlaine p 11-13 Papi de Feins p 14 La photo cachée p 15-17 Chiendent p 18-19 Liste des fenêtres de la maison de mon enfance p 20-21 Noble charité p 22-23 Le père p 24 La faucheuse p 25 L’aînée p 26 Julien p 27 La petite-dernière p 28 La mère p 29 Le pull du soir p 30-31 Cabanes p 33-34 Empotée p 35-36

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