LE THÉÂTRE EST-IL UN MÉDIA?

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LE THÉÂTRE EST-IL UN MÉDIA ? cahier spécial


AU THÉÂTRE, TOUT EST EN TRAIN D'ARRIVER C'est arrivé (la chose qui). Ça arrive (la chose là). Cela va arr iver (la chose inconnue). Le théâtre est un art de la conjugaison. Ce que soupèse la mémoire, ce que vit l'instant, ce que prévoit confusément l'action. Le théâtre n'est pas un média, au sens où il ne ferait que reportage de l'événement ayant eu lieu. Le théâtre est un média, au sens où il fait chronique d'un passé et d'un devenir, dans le présent de la (re)présentation. Une archive vivante, quoi. Qui, parfois, anticipe sur le cours des choses. Vendredi 21 janvier 2011, au théâtre de l'Agora d'Evry, en région parisienne, Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar présentaient avec leur compagnie, Familia Productions, le spectacle Amnésia, créé un an plus tôt à Tunis. Lequel s'est avéré parfaitement prémonitoire, et résonne étrangement, en ces jours de janvier 2011, quand le soulèvement tunisien a fait fuir Ben Ali et invente sa propre révolution. Sans aucun artifice scéno-

graphique (ni vidéo, ni nouvelles technologies), le spectacle de Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar réfléchit la situation d'un pays que nos dirigeants, pressés d'y passer leurs vacances, refusaient de voir comme une « dictature univoque ». Le théâtre, dans sa fonction dramaturgique, vaut donc comme média, ou, peut-être, comme contre-média (il n'est pas indifférent que, la plupart du temps, la représentation théâtrale commence quand s'achève la grand-messe des journaux télévisés de 20h). Il n'est pas, pour autant, un média de l'immédiat. Le f iltre de l'écriture, de la composition, des répétitions, de la mise en scène, permet de distiller la prégnance de l'événement. Le théâtre joue un peu le rôle qui fut celui, jadis, des colporteurs. Mais notre perception du monde est aujourd'hui contaminée par la multiplicité des écrans et des sources d'information qui nous arrivent. Sans

Le théâtre, dans sa fonction dramaturgique, vaut comme média, ou, peut-être, comme contre-média.

céder à la tentation du zapping, le théâtre doit rivaliser avec cette arborescence éclatée qui constitue notre quotidien de citoyens-consommateurs. Hybr ides, forcément hybr ides, les scènes contemporaines se sont mises à mélanger le texte, le mouvement, le son, les images, pour impliquer le spectateur dans ce qu'on pourrait qualifier d'action du sens (après une conception dramaturgique qui donnait la primauté absolue au sens de l'action). Nous en sommes là, à tenter de reconnaître ce que nous ne connaissons pas encore, qu'imparfaitement. Cela tombe bien : le monde est inachevé. A Montpellier et à l'initiative du metteur en scène Julien Bouf f ier, faisant extension jusqu'à Villeneuve lez Avignon (à l'est) et Perpignan (au sud) en étroite connivence avec le TILT festival, le jeune festival Hybrides s'attache à pister les voies d'un « théâtre documentaire », en prise avec le monde. « Revue indisciplinée », Mouvement s'est donné en soustitre ces quelques mots : « artistes, créations, esthétique et politique. » Autant dire que la rencontre entre Hybrides et Mouvement allait de soi. Elle se matérialise par cette première édition d'un cahier spécial, dans le croisement et la continuité de nos chemins respectifs, médias séparés, mais unis d'une même volonté de capter le réel dans l'épaisseur (et parfois la légèreté) de ses représentations. Mais alors, de quoi le théâtre est-il le média ? De lui-même. De nous-mêmes. Du monde même. D'un espace-temps où tout (mémoire, présent, avenir) serait en train d'arriver. Jean-Marc Adolphe

En couverture : Les Témoins, de Julien Bouffier (étape de travail, juillet 2010). Photo : Marc Ginot.

Adolphe, Eric Demey, Charlotte Imbault, Claire Kueny, Bruno Tackels, Dominique Vernis

Cahier spécial / MOUVEMENT n° 59 (avril-juin 2011) réalisé en coédition avec le festival Hybrides3, avec le soutien du Centre national des écritures du spectacle / La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, et du Médiator - Scène conventionnée à Perpignan.

MOUVEMENT, la revue indisciplinée 6, rue Desargues - 75011 Paris - France tél. +33 (0)1 43 14 73 75; www.mouvement.net

Coordination : Jean-Marc Adolphe et Charlotte Imbault Conception graphique : Sébastien Donadieu Edition : Pascaline Vallée Partenariats/publicité : Alix Gasso Ont participé à ce numéro : Jean-Marc

Mouvement est édité par les Editions du Mouvement, SARL de presse au capital de 4 200 €, ISSN 125 26 967 Directeur de la publication : Jean-Marc Adolphe. © mouvement, 2011. Tous droits de reproduction réservés Cahier spécial Mouvement n° 59. Ne peut être vendu.

Le festival Hybrides3 est proposé par la compagnie Adesso e sempre en collaboration avec le Théâtre Jean Vilar, L'Agora - cité internationale de la danse, le Centre chorégraphique national de Montpellier Languedoc-Roussillon, la Chapelle, Kawenga, le Trioletto, le Rockstore, le Café de l'esplanade, la Salle 3, le Centre national des écritures du spectacle / la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, le TILT festival/ Théâtre de l’Archipel Perpignan. Le festival Hybrides est soutenu par la Ville de MontpellierF. Numéros de Licences : 2-1038343 / 31038344 Directeur : Julien Bouffier Administratrice : Nathalie Carcenac Coordination : Fatiha Schlicht tél. 06 33 37 18 81 /

adessoesempre.com Le festival Hybrides remercie les artistes de la Cie Adesso e sempre et les bénévoles présents au festival. La Compagnie Adesso e sempre est subventionnée par le ministère de la Culture / Drac Languedoc-Roussillon au titre des compagnies conventionnées, la Région Languedoc-Roussillon, le Département de L'Hérault, la Ville de Montpellier.

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Haïti, janvier 2010. Photo : Frédéric Sautereau.

OÙ ÉTIEZ-VOUS LE 11 SEPTEMBRE 2001? L’actualité pure reste un tabou pour la scène : le théâtre a nécessairement besoin d’un temps retard pour rapporter ce qui a eu lieu. Mais comment la réalité du monde peut-elle documenter le plateau ?

Who’s Afraid of Representation? de Rabih Mroué. Photo : Samar Maakaroun.

Dès son origine, le cinéma s’est préoccupé de produire des documents qui relayent la réalité ambiante qui l’entoure, au point d’en faire un genre, le documentaire, qui n’a cessé de gagner ses lettres de noblesse aux côtés de la production de f ictions. Le travail des frères Lumière est même intégralement fondé sur ce travail de collectage de documents immédiats. Leur vision géniale, qui consiste à faire rentrer dans le champ de la caméra la vie qui l’entoure, a largement nourri la manière de « rapporter les faits » dans le journalisme du XXe siècle. Dans la Grèce antique déjà, les premiers « historiens » étaient des témoins directs qui racontaient ce qu’ils avaient vu. Ils étaient en effet sur les champs de bataille, comme guerriers (tout citoyen l’était), et rapportaient les événements auxquels ils avaient assisté, en les consignant par écrit. Mais pour les consigner, il faut bien que s’écoule le temps de la consignation. On ne peut écrire l’horreur dans le temps même où on la vit. C’est ce délai, ce déplacement qui crée la fiction. Le poète est celui qui s’empare des matières brutes. Son travail consiste en un détour, qui s’éloigne de la réalité immédiate, par la médiation du récit. Mais derrière cette nécessité de la médiation et du détour, revient souvent, lancinante dans l’histoire, la tentation de la restitution directe : Parler de l’événement en temps réel, à mesure qu’il se produit. Réintégrer le journaliste dans le travail du dramaturge. Ce fantasme a toujours été à l’œuvre dans l’esprit des artisans du théâtre. Dès l’origine. Les dramaturges grecs écrivent ce qui vient d’arriver à la cité, pour qu’elle le comprenne mieux. En même temps, ce fantasme est un tabou. Un tabou et un rêve impossible. Un rêve impossible parce que le théâtre, nécessairement, a besoin d’un temps retard, d’un délai pour rapporter ce qui a eu lieu. L’homme qui rapporte les histoires humaines, l’historien, est d’abord le témoin de ces histoires – c’est d’ailleurs le même mot en grec… Les tragédies rapportent les événements par la bouche du messager, personnage central du théâtre. Il vient dire, ici et aujourd’hui, sur scène, les bruits et les fureurs de ce qui s’est passé, làbas, hier. Ce décalage est nécessaire, incompressible. Plus grave, plus pressant : il est nécessaire, politiquement nécessaire. La seule fois où un poète s’est autorisé à le réduire à néant, ce fut la guerre civile. Le poète Phrynichus a mis en scène un dramatique épisode qui venait juste d’avoir lieu – le « sac de Millet », une ville d’Ionie colonisée par les Athéniens, et réduite en cendres par les Perses, avec un art de la barbarie poussant la cruauté jusqu’aux limites de l’imagination. En réveillant cette douloureuse humiliation, la tra-

Comment le théâtre peut-il parler de ce qui se déroule dans le monde au moment de sa représentation ? gédie eut un effet terrible : « Tout le théâtre fondit en larmes », et la cité sombra dans le désordre. Pour le punir, les Athéniens lui infligèrent une terrible amende, et interdirent aux poètes d’écrire sur l’actualité chaude et immédiate. Tous les dramaturges ont obéi à cette prescription, y compris Shakespeare, qui écrit ses tragédies historiques trente ans après la fin de la guerre des Roses. Nous sommes encore aujourd’hui sous le coup du « syndrome de Millet ». L’actualité pure est un tabou pour la scène, et malheur à ceux qui transgresseraient la règle… C’est que le théâtre a besoin de temps pour digérer ce qui advient. En le faisant passer sur la scène sans médiation, il se condamne lui-même à disparaître. Il y a bien sûr quelques heureuses exceptions. Le Groupov, avec Rwanda 94, raconte le génocide des Tutsis sous toutes ses coutures, y compris en conviant une « vraie » rescapée sur la scène. Dans ses « Journaux Théâtraux » (JT), Julien Bouf f ier, avec sa compagnie Adesso e sempre, aborde frontalement cette question : « comment le théâtre peut-il parler de ce qui se déroule dans le monde au moment de sa repréUn homme debout, de Jean-Michel Van den Heyden. Photo : Loupix.

sentation ? » Il répond en affirmant la nécessité de s’approprier la forme du « journal » quotidien, pour le faire muter sur la scène, lui hybride qui peut tout accueillir : l’écrit, le témoin direct, l’écrit construit à partir du témoin direct, les images satellites en temps réel, les réseaux sociaux et tous les dispositifs technologiques qui permettent de rapprocher la parole de tous ceux qui sont loin (1). Comment rendre compte, et en temps réel, par exemple de la catastrophe qui ébranle Haïti ? Le metteur en scène Elie Commins reprend cette question à son compte en s’emparant de la parole développée sur Twitter à l’occasion de catastrophes naturelles ou de crises sociales. Il a notamment construit un spectacle sur les émeutes de Téhéran, au moment des élections de juin 2009, en s’appuyant sur les innombrables messages que les Iraniens s’envoyaient durant les événements. Mais remarquons au passage que ces messages écrits en direct sont mis en scène de façon différée ! Il semble bien que le théâtre résiste encore à cette logique de « duplex théâtral » généralisé. Pour contrer cette difficulté, les artistes peuvent également quitter la scène et rejoindre la


L’enjeu d’un théâtre documentaire est de réagir vite, mais aussi de durer, de tenir le fil des questions soulevées. rue, pour en faire leur miel théâtral. C’est ce que fait depuis des années Sébastien Barrier, en marge du collectif GdRA, en traînant les guêtres du céleste Ronan Tablantec, un navigateur breton improbable qui bourlingue dans les mots et sort de sa malle cabossée les objets témoins de ses multiples tours de monde. Ce conteur des temps urbains fait rentrer dans son histoire tous les événements qui affectent l’espace public où il se pose. Sa capacité à intégrer l’imprévu, son sens de la répartie, son incroyable capacité à faire vivre les (fausses) histoires de ceux qui l’écoutent (vraiment) en font un véritable écrivain public. Sa gouaille provocante et tendre à la fois transforme la grisaille du monde en récit fabuleux. Ses apparitions font de lui un grand poète de

l’immédiat, doublé d’un clown politique qui se joue de toutes les cruautés de la réalité. Vouloir faire du théâtre un média est une gageure impossible, mais nécessaire. Plus que jamais les artistes d’aujourd’hui sont conscients de ce paradoxe et l’éprouvent sans cesse dans leur travail. Saisir le monde au ras du réel, tout en sachant qu’il passe à la scène, et qu’il faudra donc composer avec ses lois, ses exigences, qui supposent détour et patience du temps. Sur un plateau en effet, il est des choses que l’on n’a jamais pu montrer : le combat, le crime, la catastrophe – autant de drames qui affectent les hommes, mais qui ne peuvent être livrés qu’en coulisses, hors-champ, sur les champs de batailles, à moins que ce soient les champs

UN THÉÂTRE D’ACTUALITÉ Entretien autour des Témoins, avec Julien Bouffier. Depuis plusieurs années, vous vous intéressez à ce que l’on nomme « l’actualité », aux événements du présent le plus immédiat, et à la manière dont le théâtre peut s’en emparer. Vous en venez donc à vous interroger sur le journalisme, et sur le lien qu’il peut y avoir entre ce travail et celui des fabricants de fiction... « A l’origine de ce processus, il y a cette volonté d’en finir avec les histoires anciennes pour construire notre théâtre, et pour faire vivre une scène qui parle vraiment la langue d’aujourd’hui. J’ai beaucoup de mal avec l’idée que les auteurs classiques révèlent les questions de notre société

actuelle. J’y vois des détours et des circonvolutions inutiles, malgré la beauté de ces langues. On pourrait vous objecter qu’il existe des textes contemporains qui s’emparent pleinement des questions de notre temps. « J’y ai cru un temps, mais il n’y en a pas tant que cela ! En France, peu de dramaturges écrivent en serrant au plus près les événements qui nous entourent. Et il y a sans cesse la tentation de les contourner par un travail formel et stylisé sur la langue. D’où mon désir de travailler avec d’autres supports, pour retrouver plus d’immédiateté, et gagner en précision sur ce que je veux raconter de notre société. Dans Les Vivants et les morts, un romancier

d’épandage, ou de ruines. Porter sur la scène le drame humain comme jamais il ne s’est montré, cela porte un nom : c’est l’obscène – la tâche que se donnent aujourd’hui de plus en plus d’artistes. L’obscène au théâtre, comme dans la vie, fait ce qui ne se fait pas : montrer là, devant nous qui sommes rassemblés, ce qui ne se montre pas, mais qui se raconte, avec force tours et détours. L’obscène au XXe siècle connaît un cas limite, que l’on a pu voir au Festival d’Avignon, et qui a pris le nom de « syndrome de Rwanda 94 » : dans un spectacle du Groupov, une femme rescapée du génocide vient raconter son histoire, son sauvetage, son miracle. Sur scène, elle ose l’obscène absolu et vient la dire, cette histoire impossible, cette histoire négation de l’histoire ; elle vient la redire, tous les soirs que Dieu fait et défait, à l’écoute de son témoignage. Limite absolue de l’obscène : l’acteur-témoin, le témoin acteur de sa propre vie, qui vient redire, rejouer, relancer, balancer, dénoncer, invoquer, exorciser une vie impossible sur le plateau du théâtre. Quels sont ces mots obscènes qu’elle ose dire sur la scène ? Les siens (de femme res-

et cinéaste, Gérard Mordillat, s’empare de la question ouvrière et décrypte le drame d’une usine qui ferme ses portes. Je cherche ailleurs, en puisant dans l’actualité directe, qui ne cesse de nous raconter des histoires. Avec les questions qu’elle soulève : quel événement fait l’actualité ? Que signifie l’actualité ? Comment envisager son caractère mouvant ? A-t-elle un sens, puisqu’elle change en permanence ? Contrairement au journalisme de reportage, qui produit des « papiers chauds » (contrairement aux « froids », écrits avec le recul de l’analyse), le théâtre ne peut avoir lieu dans le feu de l’action. « Oui, comme s’il fallait attendre que le corps soit froid pour en parler sur une scène… Tout l’enjeu est de se donner les moyens d’un véritable travail théâtral tout en étant dans l’immédiateté. « C’est bien ce défi que nous avions relevé à la Chartreuse de

Villeneuve-lez-Avignon, les deux années précédentes, en proposant des “Journaux Théâtraux”. Chaque jour, pour ces “JT”, il s’agissait de trouver de l’information, de créer une histoire et de la restituer le soir sur le plateau. Nous avons prolongé cette recherche avec Les Témoins, dont une première version a été présentée à la Chartreuse durant le Festival d’Avignon 2010, et que nous déclinerons durant cette 3e édition d’Hybrides. Dans notre projet, cette mise en perspective à travers le temps qui passe est essentielle. Les Témoins n’ont pas pour vocation de se focaliser exclusivement sur cet événement. Il s’agit plutôt d’une sorte de média qui se décline en différents épisodes, traitant de multiples questions qui se constituent en feuilleton. Par exemple, l’arraisonnement de la flottille au large de Gaza par les Israéliens montrent bien que l’image devient rapidement une arme. Comment le théâtre peut-il la relayer ? »

capée) ? Ceux d’une autre (cette femme qui revient d’un monde dont on ne revient pas) ? L’obscène, on le voit, est un défi, un cri inaudible lancé au théâtre. Que bien peu osent relever tant il est dangereux. Dans notre monde alentour, l’obscénité rode, elle est là, partout, mais elle n’apparaît comme obscène qu’à partir du moment où quelqu’un la rapporte, et ne la réduit pas au silence assourdissant de l’événement. Quand ce dernier passe dans la parole du plateau, les choses arrivent nécessairement du mauvais côté, du gauche – sinistre apparition d’une parole incarnée qui ose montrer sur la scène ce que l’image seule réussit aujourd’hui à nous cacher de partout. Fiction télévisuelle obscène : imaginons, un seul instant, des mots, des vrais mots posés sur ce qui se montre à vingt heures, dans tous les foyers télévisuels du monde. Rêvons d’un journal télévisé qui dise le nom de ce qu’il montre, à commencer par les noms gommés des cadavres, de tous ceux dont on informe prétendument les images, sans en oublier un seul. Alors arrive l’obscène sur la scène. Même la liste complète des noms propres des otages français retenus dans le monde, nous ne la possédons pas. Dès sa première édition, le festival Hybrides s’est posé ces questions. Comment la réalité du monde peut-elle documenter la scène du théâtre ? La réponse en passe nécessairement par le choix des thèmes, et par la volonté de ne pas les traiter par métaphore. L’enjeu est bien d’affronter, d’endurer la réalité, et de trouver la juste façon de traiter les questions délicates, au cœur sensible de notre société : l’expérience de la prison, la puissance du phénomène télévisuel, le trouble des nouvelles communautés qui prennent corps dans la valeur du travail à l’ère technologique, le drame de l’immigration et le mythe du retour au pays, la place des artistes au MoyenOrient, les catastrophes dites « naturelles », ou encore les émeutes et les révoltes de la jeunesse. Autant de thèmes qui collent en effet à nos préoccupations actuelles. Avec cette nouvelle difficulté : la définition qui commande à l’actualité suppose la réactivité, mais aussi la fragilité de l’événement, qui n’a pas vocation à durer, mais à laisser la place à l’événement du lendemain. Pour les artistes qui s’emparent de cette question du théâtre documentaire, il va de soi (mais il est important de le redire) que le répertoire du théâtre passé ne permet pas d’être à la hauteur des questions posées par notre époque. Hamlet est un chef-d’œuvre, mais il ne permet (vraiment) pas de parler de Wikileaks, de la révolution tunisienne, des guerres ethniques, de l’islamisme ou de la crise financière mondiale.

Who’s Afraid of Representation? de Rabih Mroué. Photo : Houssan Mchaiemch.

Tout l’enjeu d’un théâtre documentaire est bien de réagir vite, mais aussi de durer, et de tenir le fil des questions soulevées. C’est ce que proposent les acteurs et performeurs Yan Duyvendack et Omar Ghayatt, respectivement suisso-hollandais et égyptien, avec Made in Paradise, un spectacle puissant qui fait bouger les lignes et grincer nos préjugés, même inconscients. Au f il d’une vingtaine d’épisodes, les deux hommes racontent l’histoire de leur rencontre, la violence des clichés qui empoisonnent forcément la relation de travail, et les difficultés chroniques d’un lien forcément conflictuel. Nous ne pourrons en voir que cinq, il s’agit donc de voter, à la suisse, et comme personne n’est d’accord, c’est la version d’autorité, à l’égyptienne, qui finit par compléter le choix. L’épisode en tête de toutes les sélections s’intitule : « Où étiez-vous le jour du 11 septembre 2001 ? » Après le récit du Suisse, banal et empathique, l’Egyptien raconte la liesse qui s’empare de son quartier du Caire, avec moult détails, criants de vérité. Brutalement, il décroche, dévisage les spectateurs massés en cercle autour de lui : « Vous m’avez cru ? Vous m’avez cru. Vous avez cru que je vous racontais mon histoire ? Cette histoire est la seule que vous pouvez croire, venant d’un musulman. » Chaque spectateur prend sa question dans l’estomac, perçante comme un couteau. Quelques minutes plus tard, les deux acteurs nous demandent ce que nous savons de l’Islam… Et les gens parlent, vraiment, de cette question centrale dont nous savons si peu de choses, ici au nord de la Méditerranée.

Tapi dans l’ombre de la programmation d’Hybrides, il y a ce doute réel, lancinant : pourquoi – pour quel sens – faire encore du théâtre ? Et il y a cette proposition de travail, qui n’est pas une réponse, mais plutôt cette évidence : l’humanité meurt un peu moins à se raconter, à se porter sur les scènes, par le mauvais côté. Ce n’est pas l’évidence du théâtre, mais la certitude, justement, que le théâtre n’est pas évident, sans réelle transparence, jamais acquis, toujours en train de se perdre, pour le pire, avec cette insistance impérieuse : il faut y revenir, y résister, reconquérir encore aujourd’hui ce monde du faux et y camper, provisoirement, pour un instant, les détresses de chacun de ceux qui font le monde – le vrai, dit-on. Regarder la modernité en face, c’est accepter sa redoutable obscénité. La représentation du déchirement humain oblige au déchirement des représentations. Si la scène prend la responsabilité de parler vraiment de la guerre et de nos catastrophes continues, elle doit assumer que la guerre pénètre dans nos phrases, dans nos formes et nos manières de dire. La modernité entendue de cette oreille arrive encore une fois du mauvais côté. Elle nous fait entendre le monde comme après un bombardement. Il est obscène, et il faudra bien l’entendre, et s’en faire les reporters. Au plus près de l’événement, au plus près de la scène. Bruno Tackels 1. Remarquons au passage que nous avons affaire ici à l’exact contraire de la définition de l’aura du théâtre telle que Benjamin l’avait magnifiquement saisie : l’apparition d’un lointain, aussi proche soit-il.


La compagnie Arcinolether à Beyrouth. Photo : D. R.

Alger Terminal 2 de Rachid Akbal, mise en scène Julien Bouffier. Photo : Régine Abadia.

LA CATASTROPHE PERMANENTE « La guerre a toujours existé. Elle est destinée à être la compagne de l’homme », écrit Le Clézio. Elle est même devenue un spectacle mondial, face auquel le théâtre, entre mythe et histoire, s’inscrit dans la chair du monde.

Vingt ans déjà. Le 17 janvier 1991, un déluge de bombes américaines pleuvait sur Bagdad. Et CNN, lucarne du « in real time », en assurait mondialement la diffusion simultanée. Même plus besoin des écrans du cinéma, ni même d’acteurs, pour ce scénario post-hollywoodien au titre accrocheur : Tempête du désert. Un f ilm d’action qui fut à Lawrence d’Arabie ce que le cinéma parlant fut au muet. La naissance d’une industrie. Le storytelling de la guerre, avec produits dérivés sur consoles vidéo. Plus besoin de dialogues, même les images sont de synthèse, le nouvel ordre mondial est binaire : le premier qui ne tue pas est mort. Depuis que les grands enfants du Pentagone ont sacrifié leurs soldats de plomb au profit des effets spéciaux, le laser game de la guerre a ses fabricants d’images, recrutés parmi les scénaristes de La Guerre des étoiles. C’est qu’il faut vendre le spectacle et ses colifichets. Bataille des quotas. Le tiers-monde a aussi sa propre industrie cinématographique, et veut son quart d’heure de gloire sur CNN. En pleine frénésie technologique, l’âge des cavernes profite de la démocratisation de la vidéo et se découvre un scénariste hors pair, Oussama Ben Laden. A la surprise générale, c’est un f ilm afghan, Twin Towers, qui rafle le prix de la mise en scène en septembre 2001, premier acte d’un long feuilleton planétaire, Al-Qaida. Comme le disait Régis Debray, « l’art militaire suppose une visibilité, et exige un public. Notre nouveau milieu technique optimise les retombées publicitaires de l’acte meurtrier, avec le lignage de l’instant, la dramatisation, l’effacement du collectif, le manichéisme. War is War, de The Erasers. Photo : D. R.

« Notre nouveau milieu technique optimise les retombées publicitaires de l’acte meurtrier. » (Régis Debray) On ne joue pas devant une salle vide, et un poseur de bombes sans preneurs de vues, c’est un épistolier sans timbre, ou un acteur sans public. Quand c’est le simulacre qui fait l’acte, et la caméra, la manifestation, le monde entier s’offre en théâtre d’opérations, pourvu qu’il soit câblé. » (1) Illusion, cependant, que dans ce théâtre d’opérations, tout serait à vue. Comme l’écrivait déjà Henri Barbusse après la Première Guerre mondiale : « La pleine bataille est trop grande pour qu’on la voie autrement que par les signes qu’on lit. » (2) A une époque où n’existaient ni cinéma, ni télévision, ni Internet, la tragédie grecque, ce « théâtre d’avant la psychologie », « au carrefour du mythe et de l’histoire » (3), assurait déjà la chronique des conquêtes et défaites, en personnifiant l’action. S’il s’agit « d’inscrire la politique et l’histoire dans la chair du monde » (4), le théâtre peut bien rivaliser avec les mass-medias. La fin du XXe siècle ne manque pas de pièces nées du fracas des bombes. Napalm, d’André Benedetto, et V comme Vietnam, d’Armand Gatti, créés en 1967, s’inscrivaient ainsi dans un théâtre de l’engagement, en lien avec les luttes anti-impérialistes de l’époque. On pourrait encore citer Rwanda 94, du Groupov ou Les Cercueils de zinc (1992), « essai

d’effraction » magistralement adapté par DidierGeorges Gabily des témoignages recueillis par Svetlana Alexievitch sur la guerre d’Afghanistan. Les guerres sont multiples, leur théâtre incessant, et pas toujours sous les projecteurs. Ne parlons pas même des coulisses politiques de ces « ballets diplomatiques » dont on sait combien ils sont ourdis par de piètres intrigues. Parlons de ce qui est tu, dans la permanence de conflits qui n’en finissent jamais vraiment, comme au MoyenOrient. Invitée à Hybrides3 en partenariat avec Kawenga , la compagnie franco-belgo-libanaise Arcinolether s’attèle depuis 2006 à un Projet Liban qui se nourrit d’archives vidéos et sonores pour révéler autant les stigmates du conflit dans une ville comme Beyrouth que la vanité des perceptions iconographiques qui en sont issues. Loin des clichés s’écrivent des humanités blessées. Dans Alger Terminal 2, Rachid Akbal et Julien Bouffier évoquent l’horreur des « années noires » en Algérie à travers le périple de Kaci, venu à Alger retrouver son fils, sans cesser d’être hanté par le souvenir d’Aïcha, son amour de jeunesse tuée dans un massacre à Relizane. Nous sommes entrés dans un monde de « catastrophe permanente » : « La guerre a commencé, personne ne sait où ni comment. En fait, elle a toujours existé, il y a eu des trêves, l’illusion de la paix, mais elle est destinée à être la compagne de l’homme », écrit Jean-Marie Gustave Le Clézio (5). La guerre n’a même plus besoin d’être ouvertement guerrière. Dans War is War, la compagnie The Erasers mixe le cinglant jonglage des métaphores de la guerre contemporaine, qu’elles soient langagières (la propagande commerciale), visuelles (le choc des images), scientifiques (les armes biologiques), ou tout simplement… divertissantes (les jeux vidéo). La guerre est hybride, mais le festival Hybrides, lui, n’est pas en guerre. Il en dévisage juste les leurres. Jean-Marc Adolphe 1. Régis Debray, « La juste mise en scène », allocution lors du colloque Mises en scène du monde, au TNB de Rennes, en novembre 2004. Mises en scène du monde, édition Les Solitaires Intempestifs, 2005. 2. Henri Barbusse, Ce qui fut sera, 1930. 3. Georges Banu, Avant-propos. Tragédie grecque. Défi de la scène contemporaines. Etudes théâtrales n° 2, 2001. 4. Myr iam Revault d’Allonnes, Merleau-Ponty, La chair du politique, Michalon, 2001. 5. J.M.G Le Clézio, La Guerre, Gallimard, 1970.


PLATEAUX HORS LIGNE Plus d’une décennie après l’entrée dans le siècle Internet, les formes théâtrales se font à peine l’écho de cette révolution technologique à laquelle les pouvoirs publics portent avant tout un intérêt industriel.

Where is My Privacy de Mette Ingvartsen. Photo : Great investment.

Plus tard j’ai frémi au léger effet de reverbe sur « I feel like a group of one » [Suite Empire] de Renaud Cojo. Photo : Pierre Planchenault.

Comment nier aujourd’hui que l’essor d’Internet a modifié nos vies, nos rythmes, nos comportements, notre langage, les représentations de l’intime, des structures sociales, du pouvoir politique, etc. ? Pour autant, le théâtre semble s’être assez peu transformé au contact d’Internet. Comme s’il lui opposait une certaine indifférence, ou plus encore, une forme de résistance. Franck Bauchard est directeur artistique de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon et responsable du Centre national des écritures du théâtre depuis 2007. Avec Emmanuel Guez, il a initié le dispositif des « sondes », qui explore les effets de l’environnement numérique sur le théâtre, avec, en son centre, la question de l’écriture. « Ce projet a suscité des effets contradictoires d’enthousiasme et de vives résistances. Le théâtre est encore trop souvent considéré comme une réserve d’indiens, alors que la scène se renouvelle de plus en plus grâce aux arts, aux technologies et pratiques culturelles de notre époque. Si l’on prenait la mesure de ce phénomène, on pourrait plus activement défendre la nécessité d’un théâtre public dans une société en mutation », avance-t-il. Renaud Cojo présentera à Hybrides Suite Empire, spectacle écrit pour partie en résidence à la Chartreuse, prolongation de Et puis j’ai demandé à Christian de jouer l’intro de Ziggy Stardust (présenté au festival TILT à Perpignan), qu’il approfondit en mettant l’accent sur le développement des réseaux sociaux. Il conf irme au sujet d’Internet : « Le théâtre a du mal à se saisir de ce phénomène. Il y fait parfois allusion, mais de manière anecdotique. A l’inverse, les danseurs se sont rapidement approprié la nouvelle langue qu’il génère. » Penser, par exemple, aux Morts pudiques de Rachid Ouramdane, qui s’appuyait sur les représentations de la mort issues de la Toile, au travail technologico-médiatique d’Annie Abrahams, ou encore aux expériences interactives imprégnées de « Youtube » de Mette Ingvartsen. Bien sûr, il n’y a pas d’obligation – pour plagier Rimbaud – d’être « absolument moderne ». « Mais il s’agit de susciter des rapports de conscience visà-vis des mutations de notre environnement et de réhabiliter le théâtre comme un lieu fort de l’expérimentation, poursuit Franck Bauchard. Aujourd’hui, l’ordinateur et Internet agissent sur la pratique de l’écriture. Beaucoup d’auteurs règlent eux-mêmes la question du passage du texte à la scène. On ne peut pas faire comme si cela n’existait pas. » En effet, sans que cela suscite pour autant une forme ou une esthétique particulière, le théâtre contemporain ne peut échapper aux mutations de son temps, et aucun auteur, acteur, metteur en scène, affirmer qu’il pratique son art aujour-

Les Morts pudiques de Rachid Ouramdane. Photo : Patrick Imbert.

« L’immédiateté d’Internet, en dehors des performances, peine à rentrer sur scène. » (Renaud Cojo) d’hui comme hier. « C’est comme si on le savait mais qu’on ne le savait pas intellectuellement », analyse Franck Bauchard. Renaud Cojo, lui, a conscientisé ces mutations : « Je ne cherche pas à produire de commentaire définitif sur les réseaux sociaux mais plutôt à faire entrer la langue Internet sur le plateau. » Suite Empire propose ainsi au spectateur d’ouvrir des fenêtres successives, comme l’internaute sur un écran d’ordinateur, dans une navigation aléatoire qui rejoint le goût naturel du metteur en scène pour le hasard, la spontanéité, les associations d’idées surréalistes ou burlesques, le fragmentaire... Prendre en compte Internet n’oblige donc pas à peupler le plateau d’ordinateurs, à créer un cyber-théâtre. Mais au moins à ne pas faire comme si le phénomène n’existait pas. « En 2005, s’est opérée au festival d’Avignon une cristallisation d’un conflit supposé entre le théâtre de texte et le théâtre d’image, constate Franck Bauchard. Et le texte reste aujourd’hui le levier de la résistance au numérique. » Renaud Cojo appuie : « Le théâtre français a une histoire qui accepte mal cette idée de rupture : on éduque nos comédiens dans des conservatoires. Le terme est

fort. Les théâtres flamands et nord-américains, qui sont plus jeunes, intègrent mieux ces mutations. » Mais au-delà de la traditionnelle opposition entre tradition et modernité, la compatibilité du théâtre et d’Internet pose question. « En dehors des performances, Internet mène davantage à la présentation qu’à la représentation et l’immédiateté et peine à rentrer sur scène. La question du participatif, la constitution d’un discours fragmenté, l’absence du corps dans le virtuel posent également problème. » Pourtant, Internet pourrait aussi permettre de retourner à un mode de création plus collectif et de retrouver des énergies antérieures à l’apparition de l’imprimé. Ou encore de donner naissance à des pièces qui pourraient ne pas être imprimées. « L’ordinateur induit une matérialité différente de l’écrit, reprend Franck Bauchard, de nouvelles formes de narration, un autre apport documentaire à l’écriture… » Autant de champs à investiguer qui exigeraient des pouvoirs publics qu’ils ne concentrent pas exclusivement leur soutien sur les industries numériques. Eric Demey


Les Témoins de Julien Bouffier (étape de travail, juillet 2010). Photo : Marc Ginot.

DES MÉLANGES QUI CARBURENT La complexité du réel appelle des compositions scéniques qui échappent à la dictature univoque du sermon théâtral. Le festival Hybrides, tout comme le TILT festival, portent témoignage d'un monde pris comme work in progress. Katastrophê de l’Agrupación Señor Serrano. Photo : Agrupación Señor Serrano.

« A quoi bon venir au monde si ce n'est pour tenter d'accroître la conscience de l'humanité ? », écrivait Hannah Arendt. Le théâtre est l'un de ces palimpsestes où les écritures du monde s'effacent et se réécrivent, work in progress de nos humanités agissantes. Le théâtre, sans doute, est un laboratoire où des choses se racontent autant qu'elles s'éprouvent, dans un jeu qui dessine sans cesse une frontière entre f iction et réel. Julien Bouffier, metteur en scène de la compagnie Adesso e sempre et instigateur à Montpellier du festival Hybrides, est d'une génération contemporaine d'un temps qui a vu se disloquer les grands blocs idéologiques, et où, dans l'ébrèchement des fables qui leur servaient de digues, les vagues du capitalisme outrancier ont tenté de réduire l'individu à une part de marché mondialisé. Sans doute ne s'agit-il plus, pour qui est de cette génération et voudrait cependant résister au nouvel ordre planétaire, de ne plus se fier aux grands sermons révolutionnaires, mais de venir témoigner, dans l'engagement d'un acte théâtral et citoyen, d'une complexité du réel qui est simultanément porteuse de promesses et de régressions. Alors, dans Les Témoins, Julien Bouf f ier met en scène « des citoyens bouleversés par l'état du monde ». Ceuxci sont acteurs, auteurs, vidéastes, plasticiens, musiciens, chercheurs. Ils se regroupent pour fonder un journal af in de « comprendre le monde ». Dans la dynamique d'un théâtre-média, la chaîne de l'information est ici le levier qui permet de « réinterroger la représentation et son mode de fabrication ». L'auteur ne remet plus son autorité dans le seul marbre du texte livré à la scène, il devient compositeur-monteur de fragments hybrides. Si Julien Bouffier utilise depuis quinze ans la vidéo dans ses spectacles, c'est, dit-il, parce que « l'écran est une peau morte qui sait, malgré tout, faire croire. Le mariage entre théâtre et vidéo induit deux espaces poétiques différents, et donc deux temporalités différentes. » Cet écho qui peut faire caisse de résonance est encore à l'œuvre et à la manœuvre dans Un homme debout, témoignage de vérité sur la vie carcérale de Jean-Marc Maty, mis en scène par Jean-Michel Van den Eyden, que redouble, en lui adjoignant d'autres points de vue et d'autres regards, le vidéaste

Kurt d'Haeseleer. Et, dans La Mystérieuse Histoire de Lambert le leptosome, Anne-Sophie Dionot dit avoir recours à la vidéo et à l'immersion sonore « pour interroger le monde dans lequel nous vivons autant que la place du public dans une salle de théâtre ». Voulant questionner « la matérialité de l'image » en proposant sur scène un véritable « cinéma du direct », la compagnie grecque The Erasers (dont les interventions passées se sont affichés sous divers pseudonymes, tels The Instructors, The Spectors ou encore The Curators) mêle aussi, dans le but de « créer une expérience globale », musique improvisée, performance, Internet, techniques d'installation… : « Nous sommes allés au-delà des champs du soundscaping (paysage sonore) et du VJing (performance visuelle en temps réel) et nous travaillons sur le flux d'images vidéo en temps réel. » On verra cependant que, grâce à l'action de la performance, cette immédiateté joue sur bien des couches mémorielles, loin de « l'info-spectacle » ! Si une vérité s'y cherche, la scène reste un espace à métamorphoses. « Ce que captent les caméras se transforme avec un logiciel spécifique de façon à ce que la projection qui en résulte acquière un nouveau signifiant », explique ainsi la compagnie catalane Agrupación Señor Serrano, qui présente à Montpellier et Perpignan Katastrophê, qui mélange allègrement la performance, la danse, le théâtre physique et le théâtre d'objets avec des vidéoprojections et l'usage de technologies interactives. Cette « fable infantile », qui narre l'histoire d'une vallée et des tribus qui l'occupent, se propose de mettre en tension violence naturelles et violences humaines. Selon le metteur en scène Álex Serrano Tarragó, initialement formé au design industriel afin de fonder à Barcelone une fameuse plate-forme de création contemporaine (Area Tangent), « les catastrophes sont une des clés qui permettent d'interpréter le monde moderne, ses gloires, ses peines, ses nécessités, ses peurs et espérances ». Outre Julien Bouffier, le travail de la compagnie Agrupación Señor Serrano a retenu l'attention de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon (où une première étape de création a été accueillie en juillet 2010) et de TILT à Perpignan, partenaires de la troisième édition du festival Hybrides.

Avec la vidéo, l’auteur de théâtre devient compositeur-monteur de fragments hybrides.

Katastrophê d’Alex Serrano et Pau Palacios (répétition). Photo : Agrupación Señor Serrano.

Cette évolution des formes scéniques recoupe en effet l'intérêt de programmateurs attentifs et curieux. Maurice Lidou, directeur adjoint délégué aux musiques actuelles et arts numériques du théâtre de l'Archipel de Perpignan, qui dirigeait auparavant elmediator, scène conventionnée pour les Arts croisés dont est issu le festival TILT en témoigne : « Lorsqu’on m’a demandé en 1995 de travailler sur le projet Médiator dans la continuité de mon expérience aux Transmusicales de Rennes, j'ai tout de suite intégré la notion d'arts numériques. J’en suis venu assez naturellement à m’intéresser à d’autres formes de création, d’abord chorégraphiques. Et puis en accueillant, lors de la première édition du festival TILT en 2001, un spectacle de Julien Bouffier, j'ai commencé à m'intéresser à ces formes théâtrales où le texte n'occupe plus la place centrale, mais est un des éléments de la dramaturgie. En discutant avec Franck Bauchard (responsable du Centre national des écritures du spectacle à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon) et Julien Bouffier, je me suis décidé cette année à sauter le pas, en associant TILT au festival Hybrides. Cette dynamique prend tout son sens alors que va ouvrir, à l'automne prochain, le théâtre de l'Archipel à Perpignan, qui a vocation à devenir une scène nationale, et dont la programmation sera pluridisciplinaire. » Dominique Vernis


HYBRIDES3 À MONTPELLIER du 26 mars au 2 avril 2011

SPECTACLES Le 26 mars à 18h, les 28 et 31 à 21h, et le 2 avril à 21h, Salle 3

Allumage de Marc Baylet-Delperier / Cie Immatérielle Production Sur scène, un seul interprète, un seul chanteur : Philippe Hérisson. L’auteur part du récent Eloge du carburateur de Matthew B. Crawford pour emmener le spectateur. L’espace sera métallurgique, les moteurs vrombiront, des rêveries filmiques opéreront autour de la légende de la route. Le 26 mars à 20h et le 27 à 16h, Studio Cunningham - L’Agora

Le 27 mars, lieu à confirmer, le 28 à 21h, Lycée Mermoz et le 30 à 22h, Fac de sciences, le 2 avril à 22h30, cour du Théâtre Jean Vilar

MANIFESTEment mes. Julien Bouffier Pilote de l'épisode 1 des Témoins, ce projet ausculte l'actualité pour tenter de la représenter sur un plateau. Le sujet est choisi quelques semaines avant les représentations. Ce premier épisode nous interroge sur le réel pouvoir du peuple, à la lumière des évènements en Côte d'Ivoire, en Tunisie et des grèves contre la réforme des retraites.

Who’s Afraid of Representation ?

Les 28 et 29 mars à 19h, La Chapelle

de Rabih Mroué et Lina Saneh Partir d’un fait divers libanais : un homme qui tue un matin un de ses collègues et l’associer à la mutilation, à l’exhibition des artistes du body-art. Rabih Mroué confronte individu et communauté pour mieux affirmer la position de l’« artiste », mot qui au Liban est souvent employé comme une injure.

Side effects

Le 26 mars à 22h, Théâtre du Hangar et le 29 à 21h, Rockstore

War is War par The Erasers Faire du cinéma en direct : voilà toute l’ambition de The Erasers, une compagnie grecque invitée pour la toute première fois en France. Utilisant l’audio comme nouveau langage visuel, ils performent la guerre et la déclinent en cinq champs. Guerre des mots, de l’image, biologique, technologique et enfin de notre propre présence physique.

de Yan Duyvendak Yan Duyvendak interroge une fois de plus les images télévisées. Sa performance autour du zapping – sur scène, quatre chambres équipées de téléviseurs présentant chacun une émission différente – expose le réel désenchanté. L’impact des mythes télévisés – néfaste – sur l’intimité et la vie de chacun est pointé. Les 29 et 30 mars à 19h, Théâtre Jean Vilar

Alger terminal 2 de Rachid Akbal, mes. Julien Bouffier / Cie le Temps de vivre Des sacs pleins de terre, une lumière crue, la voix grave de Marguarida Guia : la scénographie transporte dans l’imaginaire de Kaci, franco-algérien. Bloqué à l’aéroport d’Alger, il convoque ses souvenirs. Un message d’amour et d’espoir pour l’Algérie.

Le 30 mars à 18h35, Amphi 5.06 Université des sciences

Le 31 mars et le 2 avril à 21h, La Chapelle

Un ou Une qui de loin voit ton regard et devine l'odeur hypothétique d'un chou-fleur ontologique

Katastrophê

Primesautier Théâtre C'est quoi un étudiant en science aujourd'hui ? C'est par cette question, volontairement ouverte et naïve que Antoine Wellens (auteur-metteur en scène), Virgile Simon (acteurmetteur en scène) et Jean Constance (sociologue) abordent cet atelier de théâtre documentaire. Le 30 mars à 20h30, Trioletto

La Merveilleuse Histoire de Lambert le leptosome de Anne-Sophie Dionot / Cie de l’Ecobalisse / Crous de Montpellier Leptosome : du grec leptos, étroit et soma, corps. Le morphotype du leptosome serait associé aux cas de schizophrénies. A partir de ces données, les étudiants de l’atelier théâtre du Crous construisent l’histoire de Lambert, jeune homme un peu trop grand, un peu trop maigre, qui découvre un jour la classification par morphotypes du psychiatre Kretschmer. Le 31 mars et le 1er avril à 19h, espace Bernard Glandier

Un homme debout de Jean-Michel Van den Eyden / L’Ancre Jean-Marc Mahy n’est oas comédien. Il a 36 ans et est un ancien détenu. Le metteur en scène Jean-Michel Van den Eyden lui donne la parole dans une forme proche de la performance. Raconter des instants vécus, faire voir la réalité des prisons, interroger le parcours d’un délinquant. JeanMarc Mahy reste debout et parle. Cette parole singulière et généreuse est accompagnée d’autrespoints de vue et regards, grâce autravail du vidéaste flamand Kurt d’Haeseleer…

d’Àlex Serrano et Pau Palacios / Agrupación Señor Serrano Tremblement de terre ? Eruptions volcaniques ? Des maquettes habitées par des oursons Haribo font l’objet d’expérimentations chimiques pour donner corps aux catastrophes. Peut-on assimiler violence humaine et violence naturelle ? A vous de juger ! Basée à Barcelone. L’Agrupación Señor Serrano mise sur l’innovation dans ses créations scéniques. Elle a recours à la danse, au théâtre visuel, à la performance et à la vidéo interactive, autour de dramaturgies basées sur l’expérimentation et le mélange des langages. Le 1er à 21h et le 2 avril à 19h, Théâtre Jean Vilar

Plus tard j’ai frémi au léger effet de reverbe sur « I Fell Like a Group of One » [Suite Empire] de Renaud Cojo Je est un autre, en pire. Renaud Cojo, dans sa nouvelle pièce, prend à bras-le-corps les troubles de l’identité et le voyeurisme générés par les nouvelles technologies. Entrent en scène le masque de catch mexicain, la Lucha libre et le site Chartroulette (service en ligne de chat vidéo connectant deux utilisateurs au hasard). Prêts pour une «google fight»? Le 2 avril à 20h, CCN de Montpellier

]domaines[ d’I-Fang Lin et Christian Rizzo - rencontre performative Depuis 2008, année de leur première collaboration, I-Fang Lin et Christian Rizzo sont liés par le goût. Après Mon amour et I-Fang Lin / Christian Rizzo, les deux danseurs-chorégraphes se réunissent autour de la cuisine. Du marché à la table, il y a plus d’un pas : une danse joviale et conviviale. A vos assiettes !

JOURNAL Chaque jour (sauf 27 mars et 1er avril), Kawenga Le journal Empreinte, réunions, sous la houlette de Bruno Tackels, pour élaborer le journal d'Hybrides3.

RENCONTRES Le 26 mars à 13h, Fnac Ouverture du festival. Le 27 mars à 14h, salle Béjart, L'Agora Conférence Le théâtre est-il un média ? Le 1 avril à 9h30 à 13h, Kawenga Rencontre professionnelle autour de arts numériques. Présentation du projet Ahlan Wa Sahlan / Cie Arcinolether (chantier de création).

Le 2 avril à 15h, Café Babel Les langues minoritaires.

AFTERS Le 26 mars à 23h, Café Babel After d'ouverture avec Forget Marilyn de Vanessa Liautey. Fête de lancement du numéro 59 de la revue Mouvement.

Et j'ai demandé à Christian de jouer l'intro de Ziggy Stardust de Renaud Cojo Renaud Cojo, fan de Bowie et particulièrement de l'albumconcept Ziggy Stardust, manie avec humour et dextérité l'image de la rock star, son double et ses clones.

CCN de Montpellier - Les Ursulines, boulevard Louis Blanc Studio Bernard Glandier Compagnie Didier Theron, , 155, rue de Bologne Trioletto, 75, avenue Augustin Fliche Salle 3, 5, rue Reynes La Chapelle, 170, rue Joachim du Bellay Studio Cunningham - l’Agora Les Ursulines, 18, rue Sainte Ursule Kawenga, 21, boulevard Louis Blanc Théâtre Jean Vilar / café Babel, 155, rue de Bologne Lycée Mermoz, 717, avenue Jean Mermoz Faculté des sciences - Université Montpellier II, place Eugène Bataillon Rockstore, 20, rue de Verdun FNAC, Centre commercial le Polygone, 1, rue Pertuisanes Café de l’Esplanade, 21, boulevard Sarrail

Ouverture de la billetterie le 1er mars

Bureau du festival - 1, rue Joubert, Montpellier - tél. 04 67 66 69 40 Théâtre Jean Vilar - 155, rue de Bologne, Montpellier - tél. 04 67 79 56 99

Pass Festival (5 spectacles) Plein tarif : 50 € / Tarif réduit : 35 €

Le 1er avril à 23h, Café Babel Forget Marilyn de Vanessa Liautey.

Place à l’unité Plein tarif : 13 € / Tarif réduit : 10 € Tarif réduit : groupes ou comitésd’entreprises à partir de 10 personnes, retraités et demandeurs d’emploi sur présentation d’un justificatif récent.

ATELIERS Tarifs particuliers Du 28 mars au 1er avril, de 10h à 13h, studio Maurice Fleuret, à L'Agora, Cité nationale de la danse Emulation par The Erasers. Ateliers de pratique, ouverts à tous pour découvrir ces artistes au travail.

du 17 mars au 19 mars 2011

Le 17 mars à 21h, Elmediator,

Location et réservation

Tarifs

ET AUSSI... LE TILT FESTIVAL À PERPIGNAN SPECTACLES

Lieux

Le 31 mars à 22h30, La Chapelle Le 1 avril à 23h30, Théâtre J. Vilar Solo de Margarida Guia.

er

Le 1er avril à 9h30 à 15h à 18h, Café Babel Journée professionnelle autour d'un théâtre hybride documentaire.

INFOS PRATIQUES

26 mars, 20h, et 27 mars, 16h, Agora, Studio Cunningham, Rabih Mroué et Lina Saneh, 9 €, Réservations uniquement sur montpellierdanse.com ou billetterie au 0 800 600 740 (appel gratuit) 30 mars, 18h45, Université Montpellier 2, Amphi 5.06, Primesautier Théâtre, Entrée libre, Jauge limitée ; réservation conseillée au 04 67 41 50 09 2 avril, 20h00, CCN de Montpellier LanguedocRoussillon, Studio Bagouet, I-Fang Lin et Christian Rizzo , 6 €, Réservations uniquement sur montpellierdanse.com ou billetterie au 0 800 600 740 (appel gratuit)

Le 19 mars à 19, la Casa musicale,

Katastrophê de la compagnie Señor Serrano Retrouvez pour un soir la pièce de la compagnie espagnole, conte aux faux-airs enfantins sur l'homme et les catastrophes dites « naturelles ».

INSTALLATIONS Le 18 mars à 19h, la Casa musicale,

Breaking Miranda Warning de Eli Commins et Stéphane Perraud A partir de témoignages accessibles sur les réseaux sociaux d'Internet, Breaking tisse le récit d'un événement de l'actualité, sur la base des expériences de ceux qui en sont les témoins directs ou les protagonistes.

Du 10 février au 19 mars, Forum de la Fnac, Station to station de Philippe Auliac, Chansons contestataires : borne multimédia du Hall de la Chanson

CONCERTS Le 18 mars, Elmediator June et Lula / Stromae / Crookers

Le 19 mars, Elmediator We Have Band / Toxic Avenger / The Subs / The Japanese Popstars / Kavinsky + guests Bang My Tilt

RENCONTRES Dès le 1er février sur www.myspace/tiltfestival « La vie qu'on vit », Clip'n'Remix 2011. Le 18 mars à 14h30, Forum de la Fnac, « A quoi sert une chanson si elle est désarmée ? »

INFOS PRATIQUES Billetterie et accueil à Elmediator, du mardi au vendredi de 14h30 à 18h30 et les samedis de 16h à 19h. Elmediator, Avenue du Général Leclerc, 66000 Perpignan tél. 04 68 51 64 40 / elmediator.org


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