Mémoire Oslo

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L‟opéra, l‟homme et l‟île (crédit photo : Craig Dykers)

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INTRODUCTION ..................................................................................................................................... 5 PREAMBULE ......................................................................................................................................... 13 I - FJORD CITY : UNE REVITALISATION DE LA FRANGE MARITIME NORDIQUE ...................................... 16 I. 1) UN PHENOMENE GLOBAL REVISITE ..................................................................................................... 16 I. 1) a. La friche portuaire : un espace d’expérimentation pour le renouveau urbain ....................... 18 I. 1) b. Un espace intemporel et ultra-lisible ..................................................................................... 19 I. 2) « FJORD CITY » : DU COLLAGE SCANDINAVE AU « TOUT-INTEGRE » ........................................................... 23 I. 2) a. Un rêve de densité en contradiction avec l’idéal d’Oslo ? ...................................................... 24 I. 2) b. La promenade du Fjord : un dispositif paysager hybride ........................................................ 29 I. 3) « THE BLUE, THE GREEN, THE CITY IN BETWEEN ».................................................................................. 31 I. 3) a. Le droit d’accès à la nature : le fantôme de l’ « allemannsretten » ....................................... 31 I. 3) b. Reconstruire le vide, recréer les limites : une logique quasi insulaire pour l’Opéra ................ 32 II - L'INTEGRATION DE L'OPERA AU SEIN DE NOUVELLES STRATEGIES SPATIO-CULTURELLES POUR LA ZONE BJØRVIKA ................................................................................................................................... 36 II. 1) - BJØRVIKA, UN CŒUR INTERNATIONAL DANS UN TISSU LOCAL ................................................................ 36 II. 1) a. Conflit d’échelle et triple fracture avec la ville historique Bjørvika ........................................ 38 II. 1) b. Du Downtown virtuel au réseau de perles ............................................................................. 41 II. 2) THE CREATIVE CITY ? ..................................................................................................................... 43 II. 2) a. Bjørvika 2018 : les plateformes qui interagissent avec la ville .............................................. 47 II. 2) b. Un projet pilote norvégien « Zone Culturelle intensive » ....................................................... 49 II. 3) PILIER D’UN PAYSAGE CULTUREL REACTIVE .......................................................................................... 50 II. 3) a. La connexion de l’Opéra avec la « matrice » culturelle existante et à venir .......................... 50 II. 3) b. L’opéra comme programme factice pour Oslo ...................................................................... 52 III. LA TECTONIQUE DE L’ICEBERG ........................................................................................................ 54 III. 1) LE CONCEPT DE LIKEHT ET DU FOLKEDIG : UNE ANTHROPOLOGIE DE LA FORME ............................................ 56 III. 1) a. La plateforme qui émerge du fjord : une architecture de l’engagement ............................. 59 III. 1) b. Connecteur du nouvel axe culturel Est-Ouest : l’objet contextuel et participatif .................. 62 III. 1) c. Du flagship à la scène urbaine .............................................................................................. 65 III. 2) L’OPERA COMME EXPERIENCE COLLECTIVE ......................................................................................... 68 III. 2) a. Le monument social ............................................................................................................. 68 III. 2) b. De l’objet isolé au dispositif paysager : la dimension topographique de l’opéra ................. 71 III. 2) c. Une synergie des acteurs publics et privés ........................................................................... 73 III. 3) UNE INFRASTRUCTURE CULTURELLE QUI TROUVE UN ECHO A PLUSIEURS ECHELLES ....................................... 74 III. 3) a. A l’échelle locale : recréer l’expérience de rencontre entre la ville, le fjord et les Arts ......... 74 III. 3) b. A l’échelle régionale : une infrastructure support de la ville linéaire .................................... 77 III. 3) c. A l’échelle globale : pourquoi faut-il à la fois plier et déplier Oslo ? ..................................... 78 CONCLUSION ....................................................................................................................................... 80 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................................... 82 INDEX DES NOMS CITES ........................................................................................................................ 85 INDEX DES AGENCES D’ARCHITECTURE/DESIGN CITEES ................................................................................. 86 INDEX DES TERMES NORVEGIEN UTILISES .................................................................................................. 87 INDEX DES QUARTIERS D’OSLO CITES ....................................................................................................... 87

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Introduction

Le sujet d‟étude de ce mémoire se base sur l‟idée « d‟infraculture », un néologisme utilisé pour parler des infrastructures culturelles et de leurs effets sur un territoire. L‟édifice culturel en soi ne sera donc pas traité, au profit de son intégration dans un contexte plus global. Deux axes principaux d‟analyse sont abordés : d‟une part les effets de l‟édifice sur un territoire donné, d‟autre part, l‟influence de son contexte sur la programmation de ce même bâtiment. Ainsi, ce mémoire a pour objectif de comprendre comment l‟opéra d‟Oslo s‟inscrit dans un contexte de reconversion urbaine tout en renouant avec la culture scandinave profonde. Les facteurs ayant nourri sa programmation permettent de mieux comprendre comment atteindre cette dualité. Agissant comme un « objet contextuel », l‟opéra d‟Oslo transcende plusieurs niveaux d‟études : il représente à la fois une réflexion sur l‟image de la ville et de sa culture, une mise en application de la reconfiguration d‟espaces industriels et leur relation à la ville historique, mais aussi le passage d‟une volonté politique de promotion culturelle à la matérialisation d‟un édifice. Mette en évidence les termes « édifice interface » et « monumentalité relative » permet de saisir l‟essence de cette « infraculture » et ainsi d‟appréhender les mécanismes de transformations urbaines et les volontés politiques qui ont donné naissance au projet de l‟opéra d‟Oslo. Cette recherche amène à replacer la réalisation dans le contexte paysager et politique spécifique à la Norvège, pays dans lequel l‟influence de l‟Etat Providence sur la vision de la culture et la relation homme/nature est très particulière. Pour cela, l‟étude du sujet s‟appuie sur une analyse croisée des visions macro et micro des effets d‟inter-influences qui lient territoire et édifice, politique et forme.

Les premières études sur les fronts de mers ont débuté dans les années 60 et ont rapidement été mises en pratique à cette même époque. Les revitalisations d‟espaces portuaires sont des phénomènes dont l‟étude et la théorisation ont perduré jusqu‟à aujourd‟hui, les villes du monde entier restant confrontées à cette problématique. Une mise à niveau préalable de l‟histoire de la 5


pensée des « waterfronts » a été nécessaire pour ne pas repartir sur des problématiques déjà ressassées. Ce contexte théorique a été utilisé comme outil pour la réflexion et non pas comme sujet d‟étude en lui-même (ce dernier étant déjà largement documenté). Ces études mènent a reclasser ces espaces présents dans le monde entier en « modèles ». Ces modèles sont euxmême définis par rapport à des critères spécifiques, celui d‟Oslo n‟étant pas recensé puisque trop récent. Dans une autre mesure, l‟opéra d‟Oslo, largement acclamé par la critique (Prix de l‟Union Europééenne pour l‟architecture contemporaine de Mies van der Rohe en 2009) a bénéficié d‟une couverture médiatique impressionnante. L‟agence norvégienne Snøhetta qui est à l‟initiative de ce projet s‟était précédemment illustrée en remportant le concours de la Bibliothèque d‟Alexandrie en 1992 (inaugurée en 2002). Malgré ce succès qui lui a ouvert les portes de l‟international à l‟époque, ce n‟est pas sans surprise qu‟elle remporta dans sa ville natale d‟Oslo le concours anonyme pour le futur opéra en 1999 (inauguré en 2008). Le « micro » projet de l‟opéra d‟Oslo s‟inscrit contextuellement dans le « macro » projet de la revitalisation de l‟espace portuaire de la ville. Il n‟existe a priori pas de relation directe évidente entre ces deux objets d‟étude, mais c‟est sans compter que l‟opéra est lui-même inclus dans un projet de rénovation plus vaste intitulé « Fjord City ». Discuté depuis les années 80 par le conseil de la ville, ce dernier vise justement à réinvestir les anciens espaces portuaires, laissés à l‟abandon, et à les utiliser dans une logique de promotion culturelle.

On touche ici aux prétentions de ce mémoire : si ces trois objets d‟étude (revitalisation de l‟espace portuaire, l‟opéra d‟Oslo et Fjord City) ont déjà été utilisés dans le cadre d‟analyses distinctes, les relations les liant n‟ont jamais été décryptées et encore moins replacées dans le contexte historique et anthropologique norvégien. Le projet Fjord City et l‟opéra d‟Oslo évoluent aujourd‟hui dans une sphère complexe puisqu‟ils sont à la fois les produits d‟une société mondialisée mais également les fruits d‟une spécifité culturelle nationale. Il en va de même pour l‟agence Snøhetta qui possède un statut ambigu en Norvège : n‟ayant jamais vraiment adhéré au consensus moderniste très ancré dans le pays, l‟agence s‟est construite une identité atypique depuis plus de trente ans, se voulant mi-scandinave mi-internationale. Qu‟elle ait été choisie pour poser la première pierre de Fjord City n‟est pas anodin. 6


Dire que la Norvège tourne une page de son histoire avec ce projet, et par extension son opéra, n‟est pas éxagéré. Pour cette même raison, il est important de déceler les facteurs qui ont permis d‟aboutir à ces changements, c‟est-à-dire déterminer quel est le ratio entre la conservation du modèle norvégien et les concessions faites vis à vis de cette culture. Deux caractéristiques du pays sont fortement liées dans cette étude : d‟une part, celle d‟une identité jamais vraiment définie pour Oslo, d‟autre part la question de la densité de population. Cette dernière est sur toutes les lèvres mais reste profondément taboue, de peur de rompre avec une tradition de la dispersion et du sauvage très ancrée dans la pensée collective. Fjord City est une machine patiente, parfois peureuse, qui se met en branle sans vraiment connaître l‟aboutissement qu‟elle souhaite atteindre. C‟est justement parce que le projet commence réellement à prendre forme, notamment à travers l‟opéra, que des premières conclusions concrètes peuvent être tirées. Enfin, d‟une manière plus transversale, la mise en perspectives de trois images pour le projet Fjord City semble importante : la vision rêvée, celle abandonnée et enfin celle réalisée sont utiles pour appréhender Oslo à travers ce kaléidoscope et mieux comprendre l‟éclosion de l‟idée de cet opéra ainsi que les embranchements qui ont permis d‟aboutir à sa forme actuelle. La question de la monumentalité apparaît dès lors qu‟on replace l‟impact d‟un édifice culturel au sein d‟un projet plus global. Si son aspect et l‟image qu‟il véhicule sont primodiaux, la façon dont ce dernier se place vis-à-vis de son environnement (naturel comme urbain) et cherche à connecter plus qu‟à se montrer, l‟est encore plus. C‟est pour cette raison que le terme « relatif » vient se greffer à celui de « monumentalité », en prenant garde de ne pas l‟utiliser comme un synonyme de « subjectif » ou « imparfait » mais bien dans son sens premier, à savoir « qui constitue ou qui concerne la relation entre deux ou plusieurs termes »1. Ainsi, une monumentalité se construit par un ensemble de déterminations extérieures (propres à sa situation géographique et à son héritage culturel) qui viennent nuancer son statut. Un des points importants de cette recherche est justement de qualifier ces déterminations extérieures.

André Lalande, « Vocabulaire technique et critique de la philosophie », volume 2 : N-Z, Quadrige / Presse Universitaire de France, réédition de 1997 1

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C‟est donc avec cette double approche que l‟on abordera la question de la monumentalité relative de l‟opéra d‟Oslo en rapport au projet dans lequel il s‟inscrit, Fjord City, et plus globalement au contexte culturel norvégien actuel. Dans un souci de clarté et pour faciliter la communication des idées, de nombreux schémas réalisés pour l‟occasion viennent ponctuer les pages de ce document (une annotation « A.B » identifie les schémas produits et les photographies réalisées par l‟auteur par rapport aux autres documents extraits de sources diverses). Une compréhension géographique de la situation d‟Oslo et de l‟agencement de certains de ses quartiers est nécessaire pour suivre correctement le cheminement de la réflexion.

La nature des documents compilés pour ce mémoire est assez hétérogène : les recherches en amont se sont principalement appuyées sur des écrits théoriques et historiques à propos des « waterfronts » en général, sur la ville d‟Oslo et sur les communications officielles et administratives du projet Fjord City en particulier. Dans un second temps, un voyage à titre personnel à Oslo a permis de réaliser un travail cartographique, photographique et surtout « sensoriel » au sens large de la ville et de son opéra. Sur cette base concrète, la suite de la recherche s‟est basée sur la consultation d‟articles d‟architecture norvégiens et suédois. Enfin, le ciment permettant la consolidation de ces fondations se matérialise par une étude plus attentive de documents à caractère anthropologique sur la culture norvégienne.

Les motivations ayant amené à traiter de ce sujet sont multiples. Tout d‟abord, j‟ai pu effectuer une étude préliminaire de l‟opéra d‟Oslo au cours de ma dernière année de cycle Licence : j‟ai ainsi pu mettre en perspective ces connaissances techniques avec la question de l‟édifice culturel et de son territoire, puis voir dans quelles proportions certains aspects formels de l‟opéra trouvent une résonnance à d‟autres échelles. Ensuite, le fait que mon année d‟échange universitaire se soit déroulée en pays scandinave (à Copenhague, Danemark) proche de la Norvège m‟a permis d‟effectuer un voyage complet d‟une semaine à Oslo en Avril 2011 où j‟ai pu glaner un grand nombre d‟informations sur le terrain, particulièrement à l‟université d‟architecture et de Design d‟Oslo (Arkitektur og designhogskolen 8


AHO). Avec l‟aide de Jonas Gunerius Larsen, un ami norvégien étudiant à l‟école de Copenhague, j‟ai pu obtenir une autorisation m‟octroyant un accès sans restrictions à la bibliothèque de l‟établissement osloïte. Parcourir l‟ensemble de la ville, du fjord aux collines m‟a permis de mieux cerner la dimension paysagère d‟Oslo et de comprendre comment celle-ci influence concrètement les pratiques quotidiennes des habitants. J‟ai également pu prendre connaissance de documents officiels sur le projet Fjord City à l‟Hotel de Ville. Leur analyse à froid avec une certaine prise de distance et de position intellectuelle m‟a fourni une compréhension globale des enjeux du projet. En parallèle, j‟ai parcouru à vélo et en bateau la totalité des onzes kilomètres de côte et constitué un bagage d‟impressions et de documentations graphiques des différents lieux voués à cette mutation architecturale imminente. La plupart des sources utilisées ont été directement traduites avec l‟aide d‟amis norvégiens résidant à l‟école de Copenhague (Kunstakademiet Arkitekskole) ainsi que d‟un logiciel de reconnaissance optique de caractères (ROC). Ces deux instruments combinés m‟ont permis d‟obtenir une riche source de connaissance, relue et validée par des « locaux », avantage précieux pour éviter tout contre-sens. Ce travail de relecture a également été engagé avec les documents trouvés sur le site officiel de la ville. A noter sur ce point, l‟effort impressionnant de l‟administration pour communiquer clairement les tenants et aboutissants du projet sur Internet. Enfin, j‟ai pu suivre deux conférences de l‟agence norvégienne Snøhetta qui a réalisé l‟opéra d‟Oslo. Une première au Centre de Design et d‟Architecture Norvégien (DogA) lors de mon voyage en avril 2011 et une seconde à la Royal Danish Academy of Fine Arts à Copenhague le 6 septembre 2011. Ces deux moments furent de réelles opportunités pour approfondir les éléments concrets et autres anecdotes amassés, et plus précisément son processus de construction, les dialogues qui ont été nécessaires avec la ville et la façon d‟aborder la question culturelle à Oslo. La position défendue à travers ce mémoire est donc basée majoritairement sur une expérience personnelle de l‟opéra et de la ville d‟Oslo, mise en parallèle avec une position plus théorique sur la question de l‟infrastructure culturelle scandinave.

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Le plan s‟articule autour de trois grandes parties possédant chacune son angle de perception : Fjord City, le quartier historique Bjørvika et l‟opéra d‟Oslo. Ce glissement de point de vue du macro vers le micro permet d‟analyser comment une idée directrice pour la ville se décline sur plusieurs échelles, au final étroitement liées. L‟articulation du plan du document est en regard du thème même de l‟étude : un contexte qui influence la programmation de l‟édifice et, en retour, l‟édifice qui traduit une perception de ce territoire. Dans la première partie, les enjeux d‟une mutation d‟espaces portuaires sont rappelés succinctement, pour revenir ensuite sur la généalogie du projet Fjord City. A partir de la proposition retenue, il s‟agit de mettre en évidence dans quelle mesure elle ravive des questions cruciales pour Oslo. La seconde partie se concentre sur le quartier historique de Bjørvika, une des zones qu‟englobe Fjord City. C‟est dans cette zone que l‟emplacement de l‟opéra se trouve, en raison de son caractère historique et unique pour la ville. Les enjeux de connexion et de mise en réseau culturel de l‟opéra avec les projets futurs sont mis en avant. Enfin, la dernière partie est centrée sur une analyse croisée entre forme, politique et paysage, avec en toile de fond l‟évolution du contexte architectural norvégien. Le décryptage de l‟opéra d‟Oslo est ici rendu sur plusieurs échelles de lecture : du quartier à la ville puis à l‟international, tout en proposant un point de vue orginal sur la tentative de transformation d‟une pratique élitiste (l‟opéra) en une expérience collective.

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Ce diagramme simple récapitule l‟approche de l‟analyse, à savoir un zoom depuis l‟ensemble du projet Fjord City jusqu‟à l‟opéra en particulier. Les thèmes transversaux (paysage, trame et culture) aux travers desquels s‟exprime cette fameuse spécifité norvégienne sont associés à ces différentes visions.

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Préambule

Oslo est un lieu vraiment à part : bercée par un désir poignant de changement jamais assouvi, car trop indécise sur la route à prendre, cette ville cherche sa voie entre un repli timide sur ses racines scandinaves et une ouverture décomplexée à l‟international. Cette capitale intégrée à l‟Europe (ou du moins à sa zone économique) reste classée à la 97ème place des villes les plus peuplées d‟Europe avec ses 500 000 habitants. C‟est une ville diffuse, dépourvue d‟un réel centre et toujours à la recherche d‟une identité, parce que jamais vraiment planifiée dans son ensemble. Contrairement à d‟autres agglomérations d‟Europe du Nord, Oslo a été le théâtre de transformations singulières ces dernières décennies avec pour raison principale les enjeux liés au pétrole. Aujourd‟hui le projet de reconfiguration de l‟espace portuaire Fjord City souhaite donner à Oslo un nouveau rayonnement à l‟échelle internationale. Comme dans de nombreux cas similaires, l‟engouement pour le projet est lié à sa capacité à revitaliser un espace clef du fjord à l‟aide d‟une architecture nouvelle et à venir tisser des liens au cœur de la vieille ville. Le plan de redéveloppement de la « Ville Fjord » une fois terminé s‟étalera ainsi sur onze kilomètres de côte. Les bords de mer en milieu urbain ont été et sont toujours des lieux clefs des villes, aux visages changeants et à la gestion délicate. Leur ambigüité réside dans leur champ d‟effet : s‟il a un affect très fort pour la vie des citoyens proches, il possède également un rayonnement qui dépasse très nettement l‟échelle locale. La nature de ces anciens ports industrialisés dans la ville post-industrielle est assez problématique. De façon générale, les parcelles sont sous-utilisées voire abandonnées, séparées physiquement, socialement et économiquement de l‟activité de la ville. Ces espaces en attente sont les illustrations manifestes de la révolution industrielle qui transforma ces « berceaux » des nations, reflet de leur prospérité, en espaces paralysés. Si à l‟époque on pouvait estimer la bonne « santé » d‟une ville par sa capacité à faciliter l‟accès des bords de mer aux industries, aujourd‟hui l‟attention est à la culture, au rayonnement, au tourisme. Les nouveaux enjeux de ces

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zones sont à présent de relier le front de mer à la ville en développant les stratégies de localisation des zones urbaines émergentes et leurs connexions avec la ville existante. L‟espace géographique important de Fjord City joue également sur la nature de sa reconversion. En effet, un redéveloppement massif implique un impact plus lourd sur les infrastructures de transports tels que les réseaux routiers ou la localisation des stations ferry. Le fait que d‟immenses parcelles deviennent soudainement disponibles pour de nouveaux projets entre en conflit avec l‟échelle de la ville historique : ces sites seront alors plus souvent dédiés à des bâtiments culturels de grande ampleur (musée, bibliothèque, stade nautique, opéra) qui, par l‟attrait qu‟ils sauront susciter, viendront combler un espace aujourd‟hui inanimé. D‟une manière générale, la revitalisation des fronts de mer est un défi moderne et une opportunité sans équivalent pour les villes de repenser leur environnement. Le caractère historique unique de ces zones et leurs délimitations spatiales en font des endroits de prédilection pour de nouveaux projets urbains. A juste titre, Marshal Richard rapproche ces particularités à une culture propre : « Culture, as such, it is the expression of the people and the waterfront is an expression of what we are as a culture ». 2

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Marshal Richard, dans “Waterfronts in Post-industrial Cities”, Spon Press (2001)

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(en haut) vue aérienne d‟Oslo, cadrage sur FjordCity (en bas) vue de l‟opéra au mois de Mars (crédit photo Craig Dykers)

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I - Fjord City : une revitalisation de la frange maritime nordique

La situation économique du pays depuis la fin des années 1960 n‟est pas anodine à ce sujet : la découverte de réserves de gaz et d‟hydrocarbures le long des côtes norvégiennes a créé un véritable boom économique qui ne s‟essouffle toujours pas de nos jours. La Norvège présente un des standards les plus élevés au monde, élément qui ne peut être mis de côté dans le cadre de notre analyse. Pour quelles raisons le projet Fjord City se détache-t-il des réalisations similaires engagées depuis les années 1950 et quelles sont les spécifités inhérentes aux fondements de l‟opéra d‟Oslo ? Pour répondre à cette question, il faut prendre en compte la double portée de ce projet qui souhaite renouer avec une culture norvégienne basée sur l‟accès à la nature, tout en se positionnant comme une capitale au rayonnement européen assumé.

I. 1) Un phénomène global revisité A partir des années 1950, de grandes villes portuaires comme Boston, Baltimore ou encore San Francisco initient un mouvement de recomposition des anciens espaces portuaires (Boston fait ainsi l‟objet d‟un projet de reconversion du secteur d'Union Wharf dès 1956). Le modèle qui va s'imposer est une réaffectation de l'interface entre ville et bord de mer, basée sur de nouveaux usages pour ces sites. Les activités portuaires seront ainsi pour la plupart délocalisées et les espaces ainsi récupérés transformés pour abriter de nouvelles fonctions dans le prolongement des centres-villes. Ce phénomène est accentué dans les années 1960 par le mouvement de préservation historique, un des premiers à reconnaitre la beauté des franges maritimes abandonnées aux Etats-Unis. La montée du mouvement écologique dans la même période va également permettre la résurrection de ces sites, notamment à travers de longs processus de décontamination (pour idée, le projet de décontamination de la zone pour l‟opéra d‟Oslo nécessita le traitement de 60 000 tonnes d‟eau polluée). Cette démarche est officiellement reconnue avec le « National Environmental Policy Act » en 1969 et le « Water Quality Improvment Act » en 1970. 16


Le caractère attractif de cette frange maritime (waterfront) est alors utilisé pour attirer des programmes liés à l‟activité touristique. A travers cette reconversion et cette ouverture sur l'eau, l'objectif est de redynamiser les centres-villes, de rehausser l'image de marque de la cité et d'offrir des activités susceptibles d'attirer de nouveaux flux (tourisme, voyages d‟affaires, conférences,

congrès). Ce

mouvement

qualifié de

« waterfront

revitalisation »

va

progressivement se diffuser en Amérique du Nord puis dans le monde et va être considéré comme un modèle efficace pour valoriser les anciens espaces portuaires au cœur des villes. Dans le cas de l‟Europe, de nombreuses zones portuaires proches de la mer du Nord ont tourné le dos à leur ville dans les années 1960, se concentrant essentiellement sur leur économie fluviale et leur qualité de transport à l‟échelle inter-régionale. Cette tendance s‟est accentuée durant les années 1970 pour finalement s‟inverser dans les années 1980. On peut remarquer depuis quelques années que les opéras sont (re)devenus des icônes populaires de ces développements urbains en bordure de mer, comme le montre la construction du Esplanade Opera House à Singapour en 2002, suivi de l‟Opéra de Copenhague en 2005 ainsi que celui de Valence dans la même année. Bien sûr cette tendance n‟est pas nouvelle : comme l‟historien Eric Hobsbawm le précise dans son ouvrage « The age of Capital, 1848-1875 », le XIXème siècle voit les opéras devenir un point clé dans le dessin des villes comme à Paris en 1860 avec l‟Opéra Garnier ou encore à Vienne en 1869 avec l‟opéra d‟Etat. Fastes et extravagances seront alors véhiculés à travers ces opérations, ceci pendant un siècle. La réalisation de John Utzon et Ove Arup à Sydney l‟est aussi mais dans une moindre mesure. Au contraire de ces réalisations, celles du XXIème siècle ont pour mot d‟ordre « l‟intégration » et souhaitent avant tout mieux se coupler à une situation urbaine déjà complexe tout en attirant un large public.

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I. 1) a. La friche portuaire : un espace d’expérimentation pour le renouveau urbain Les zones industrielles et portuaires du front de mer "historique" sont des espaces d'expérimentations pour le renouveau urbain qui caractérise les villes post-industrielles à la fin du XXème siècle. Leur reconversion est un objectif ambitieux dans la mesure où il ne s'agit pas seulement de récupérer stratégiquement des espaces devenus obsolètes mais aussi de définir une nouvelle qualité urbaine. Pour cela, il est nécessaire de rajouter des espaces pour accroître la qualité de vie des riverains, et redéfinir une image de la ville aux niveaux national et international. La vocation portuaire a fait la grandeur de la ville d‟Oslo et constitue une base culturelle à laquelle la population est fortement attachée. Hélas, les rapides mutations dues à la révolution industrielle ont brouillé de nombreux repères. Le flou est d'autant plus grand que les changements n‟ont pas vraiment été intégrés par les habitants, étant donné que le port s‟est peu à peu cloisonné, devenant de moins en moins accessible. Maintenant que ces espaces se réouvrent à nouveau, le statut de ces sites est fortement questionné. Faute d'une image de substitution, ces friches constituent un véritable traumatisme identitaire pour la ville dont les habitants, en percevant dans l'espace autrefois si actif une image de désolation, développent une véritable nostalgie vis-à-vis de l'activité passée. Le rôle de « l‟infraculture » est donc de recréer un imaginaire qui renvoie à une mémoire collective culturelle. Si la vocation portuaire d‟Oslo était la raison d'être de cette ville, aujourd'hui le port n'est plus le moteur du développement économique, mais apparaît comme un vecteur de flux parmi d‟autres comme le tourisme. Au-delà d‟un essor économique, c‟est une nouvelle identité que réclame Oslo : « We have no crime, no traffic problems, no pollution and no congestion. The only problem we have is a lack of identity, and our health which prevent us from imagining anything that could bring radical and significant changes »

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précise Elin Borrud,

architecte à l‟agence MNAL et professeur à la Oslo School of Architecture (OSA). Le défi pour la ville d‟Oslo est en premier lieu de redonner une lecture de ces espaces clés pour la ville tout en canalisant les flux générés par ces opérations. Elin Borrud, architecte à l‟agence MNAL et professeur à la Oslo School of Architecture (OSA), propos recueilli par l‟auteur à l‟école même, le 10 avril 2011 3

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I. 1) b. Un espace intemporel et ultra-lisible « Entre immobilité et mouvement » : ces deux termes ont été repris et analysés à travers l‟ouvrage « Changing Urban Waterfronts : A Fixity And Flow Perspective » 4 pour mieux cerner les enjeux des reconversions de bords de mer. On les retrouvera plus tard dans l‟ étude pour parler de la programmation de l‟opéra. Elaborer une pensée sur la base de l‟ « immobilité et du mouvement » permet de mieux saisir l‟ambiguïté et la complexité qui caractérisent le processus de changement d‟un front de mer. On comprends alors que ces projets englobent, d‟une part, des éléments « immobiles » (l‟environnement construit, les infrastructures mais également les différentes pratiques culturelles), et d‟autre part des éléments qui fluctuent et évoluent à leur périphérie (personnes, connaissances, processus de transformation, mémoire des lieux). « Les fronts de mers sont des endroits clés où les échanges et mouvements de personnes, nature, biens mais aussi capitaux "entrent et sortent" de la ville, et là où ils laissent leurs marques sur le territoire » 5. On parle d‟espace intemporel en ce qui concerne le bord de mer d‟Oslo car les projets qui s‟y développent doivent s‟adresser aussi bien aux fondements historiques de la ville qu‟à son futur, mais également parce que ces espaces ont été et seront toujours un élément constitutif de son histoire. On comprend également que les enjeux pour Oslo résident dans sa capacité à venir reconnecter une ville entière dans une logique de promenade continue (« flow ») et de réalisations architecturales ponctuelles (« fixity »).

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DESFORT, Gene; LAIDLEY, Jennifer; STEVENS, Quentin; SCHUBERT, Dirk, Transforming Urban Waterfront, 2011

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La singularité d‟une frange maritime réside également dans la force visuelle qu‟elle véhicule, via l‟extrême lisiblité de son développement. Les réalisations qui la bordent sont autant de signaux, pour le visiteur comme pour l‟habitant, forgeant l‟image de la ville. Pour la cité, c‟est une façade qui ne dort jamais et par laquelle l‟architecture se fait vitrine nationale avec des réalisations « exemplaires » (au sens de « communicatives ») et le plus souvent iconiques. Bien entendu, cette lisibilité et cette proximité de la côte attirent forcément les promoteurs particuliers qui y voient un atout économique majeur. En ce sens, le projet Fjord City à Oslo doit-il être perçu comme une expression de la culture norvégienne ou bien tel un énième projet de gentrification côtière ?

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(En haut) L‟hotel Rica Seilet à Modle (Norvège) (En bas) Le projet de Renzo Piano pour le Musée d‟Art Moderne à Oslo

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La découpe des onzes zones de Fjord City se calque parfaitement sur le développement historique de la ville (schéma de A.B)

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I. 2) « Fjord City » : du collage scandinave au « tout-intégré » Dès les années 1980, l'exemple de Montréal se démarque du modèle des waterfronts et ouvre une nouvelle voie de recomposition en rupture avec les schémas tertiaires et spéculatifs classiques. L'opinion publique joue un grand rôle grâce à des consultations déterminantes qui influent directement sur l‟avenir du projet. Le projet Fjord City à Oslo, débuté en 2002, s‟inscrit dans le prolongement de ces concertations publiques en y ajoutant une réelle prise en compte de la question culturelle comme outil de planification. Oslo est avant tout une « ville des possibles » car sa formule entre une intensité urbaine forte et une densité faible, une nature proche ainsi qu‟une économie nationale puissante, laisse la porte ouverte à une multitude de projets. L‟aspect essentiel est de réussir à réunifier les différents fragments de ville qui s‟articulent le long du fjord. Si l‟on ajoute les dimensions du projet au changement radical d‟économie, on obtient une très grande disparité des espaces et un réel problème d‟identification à ces derniers. L‟idée n‟est pas pour autant de recréer une homogénéité radicale entre les espaces - « The imperative of the internal cohesion of cities is nostalgic » 6 - mais bien de retisser un lien en suivant le tracé de la côte. En venant implanter de façon ponctuelle des nouvelles infrastructures qui trouvent à la fois une relation locale (zone d‟implantation) et globale (Fjord City), on obtient en quelque sorte un réseau de perles où chacune assure la transition avec la suivante. L‟opéra d‟Oslo est une de ces « perles ». Parler du « collage scandinave », c‟est avant tout mettre en avant le caractère séquencé qu‟induisent ces opérations et la singularité des différentes zones qui forment le fjord dans son entier. Onze zones ont ainsi été découpées pour former le grand puzzle de Fjord City. Au-delà d‟un simple phasage nécessaire au bon déroulement de l‟opération, ces onze zones incarnent un aspect spécifique du Fjord : déjà par leur situation actuelle (quartier historique ou commerçant, espace résidentiel, espace portuaire) et ensuite, par les futures fonctions qui leur ont été assignées. De plus, on constate que le découpage des zones se calque parfaitement sur l‟histoire du développement de la ville (voir document ci-contre). Adam Kurdahl, « ByggeKunst : the Norwegian review of Architecture, n°4 (2001) », partenaire de l‟agence Space Group basée à Oslo et qui a remporté le futur projet de la gare d‟Oslo 6

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Dans cette même idée, le « tout-intégré » est un idéal où toutes ces zones viendraient se compléter l‟une à l‟autre dans une relation quasi-symbiotique. Le risque de cet idéal serait une « trop grande » autonomie du bord des fjords qui, parce qu‟il est si complet et auto-suffisant, deviendrait une enclave en tournant le dos à la ville.

I. 2) a. Un rêve de densité en contradiction avec l’idéal d’Oslo ? Oslo est une capitale européenne qui n‟affiche pas encore une identité clairement affirmée : son image est toujours partagée entre un modèle diffus et un modèle dense. Le délaissement des espaces portuaires dans les années 1980 raviva justement ce débat, ce qui donna lieu en 1982 au concours « The City and the Fjord : Oslo looks to the year 2000 ». C‟est un des moments clé dans l‟histoire d‟Oslo où la question de la densité près du fjord a été énoncée. Des propositions telles que celle de l‟agence Nicolin Studio Architettura, fortement influencée par le modèle américain, proposent une densification extrême du Downtown. (Voir image 1) 20 ans plus tard, en 2001, c‟est à travers la Triennale d‟Architecture d‟Oslo que le débat est engagé de nouveau : l‟agence MVRDV y participe et marque les esprits avec son projet « Pine City » qui évoque la possibilité de réactualiser le paysage norvégien en repensant la densité dans une nature sauvage, le tout à travers une nouvelle politique de concentration. Dans ce projet, le fjord et les forêts avoisinantes d‟Oslo sont ainsi colonisés ponctuellement par des structures denses et verticales aux programmes mixtes (voir image 3). La vision de l‟opéra par MVRDV s‟accorde sur ce même principe fort de structures verticales, empilées même (voir image 4). Le projet est plutôt mal reçu, principalement en raison de la perception qu‟il donne : faire de la nature sauvage norvégienne un terrain de jeux pour l‟Europe. La proposition est recevable d‟un point de vue global mais pas local : « It‟s not a vision for Oslo, but for the Rhur ». 7

Elin Borrud, architecte à l‟agence MNAL et professeur à la Oslo School of Architecture (OSA), propos recueilli par l‟auteur à l‟école même, le 10 avril 2011 7

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1

2

3

4

(1) Proposition de l‟agence Nicolin Studio Architettura pour le concours « The City and the Fjord: Oslo looks to the year 2000 » (2) Proposition de l‟agence Norvégienne Space Groupe pour la densification de Bjørvika (3) « Pine City »de MVRDV où la colonisation de la nature sauvage Norvégienne (4)Projet de l‟opéra d‟Oslo selon MVRDV

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La base même de tous les projets envisagés pour Oslo est ici mise en question ; en effet, il faut déterminer comment accorder les différentes visions et contraintes pour engendrer des réalisations cohérentes : doivent-elles être démesurées ou conservatrices ? Respectueuses de la nature et contemplatives ou, au contraire, aventureuses jusqu‟à s‟intégrer complètement au paysage ? Le discours tenu par l‟équipe de MVRDV tient quasiment de la prophétie (comme nous le verrons dans la suite de nos recherches) lorsqu‟elle justifie la nécessité d‟appliquer cette politique de concentration à de grands projets pour le futur d‟Oslo : « [about density] […] it can finance new islands in the Bay that enlarge the waterfront-capacities of the city. They can swallow and concentrate current harbour activities. It becomes then imaginable to build a vertical container terminal above a ship-dock instead of spreading it around the existing coastline […] they form new programmed "hills" in the city, accentuating the existing topography ». Une autre proposition de densification a marqué les esprits : celle de l‟agence norvégienne Space Group qui souhaitait densifier l‟intérieur de la baie en venant implanter des tours et des infrastructures culturelles à même le Fjord. (Voir image 2 page précédente) A la clôture de ce concours, la question de l‟identité osloïte n‟est toujours pas résolue. Une question prépondérante reste en suspens : « Should the capital, in regards of its iconic meaning, celebrate nature or better, Wilderness, emptiness and public space more that colonizing it only ? ». 8 Le projet actuel de Fjord City s‟est construit sur un imaginaire constitué de la somme de ces propositions jamais réalisées. C‟est ainsi qu‟en 2002, le conseil de la ville d‟Oslo adopte définitivement le plan élaboré par le Oslo Waterfront Planning Office (OWPO). La proposition retenue tranche avec cette idée de densité au profit d‟une relation paysagère proche de la culture norvégienne (voir image 5)

Harm Tilman, propos recueillis au cours d‟une interview avec Thomas mcquillan dans Oslo‟s waterfront and urban territory: dynamics of transformation 8

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(en haut) l‟étendu du projet Fjord City avec l‟opéra au centre (schéma deA.B) (en bas) Le plan de Oslo Waterfront Planning Office pour la zone Bjorvika, adopté par la ville en 2002 (crédit photo OWPO)

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1

2

(1) Landskapsfabrikken, Portalomåde Lærdalstunnelen, Vue sur Engabreen, glacier Svartisen, route de Lofoten (2) Gisle Løkken, 70°N Architectes « vue intérieure d‟un refuge pour cycliste » Grunnfør, route de Lofoten, 2005 (crédit photo 70°N Arch.) (3)Projet « Détour », Leirford, Nordland

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I. 2) b. La promenade du Fjord : un dispositif paysager hybride On parle de dispositif paysager hybride afin de mettre en relation le projet de routes touristiques nationales avec la promenade de Fjord City. « Nasjonale Turistvegar » est un programme national de mise en valeur de l‟espace naturel norvégien mis en place à partir de 1994. Le but est de réactiver le potentiel touristique latent de ces vastes domaines en les dotant de nouveaux projets architecturaux ponctuels. Dix-huit espaces dispersés sur le territoire norvégien font ainsi l‟objet de cette politique de remise en valeur de l‟espace norvégien, et six sont aujourd‟hui réalisés. Plus dispositifs qu‟infrastructure, ces réalisations viennent s‟asseoir sur des caractéristiques proches du paysage (topographie, climat etc.). Le résultat est une architecture la plupart du temps minimaliste qui, plus que de chercher la démonstration, cherche « le » geste qui en dira plus sur ce qui l‟entoure : que ce soit par une ligne droite dans le ravin (voir image1), un toit ou même un cadre sur le paysage (voir image 2) c‟est l‟intensité du paysage alentour qui prime sur l‟intention architecturale. La promenade de Fjord City constitue-t-elle le 19ème projet de ce plan ? Dans les faits, ce terrain possède les caractéristiques propres lui permettant d‟intégrer le programme national. Ses enjeux spécifiques sont aussi simples à énoncer que difficiles à concrétiser : comment créer une promenade en milieu urbain mais tournée vers une nature intacte ? Et dans cette même logique, l‟opéra se veut-il le promontoire du fjord qui l‟encercle ? « On the waterfront, material forms of nature, such as water and land, intersect with each other with great fluidity. And human attempts at manipulating the complex relationships among these components have left urban waterfronts not as pristine places, but as prime examples of the ways in which inseparable human and biophysical processes have produced "socio-nature" ». 9

9

(Desfor, G. and Laidley J. (Eds). (2011). Reshaping Toronto‟s Waterfront. Toronto: University of Toronto Press.)

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1

2

(1) Hytte synderen Havøysund, (cabane de pécheurs à Havøysund (crédit photo Magne Meland) (2) The blue, the green, the city in between (schéma de A.B)

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I. 3) « The blue, the green, the city in between » Cette appellation décrit très concrètement la situation géographique d‟Oslo : prise entre un fjord non domestiqué et un impressionnant parc forestier, la ville s‟étale de façon libre entre ces deux grandes frontières naturelles (voir image 2). Sa situation urbaine actuelle est comparable au modèle italien de la « citta diffusa » où l‟étalement urbain continue de progresser sans aucune forme définie. La densification est une solution qui n‟a encore jamais été réellement exploitée (cf. un rêve de densité p.25), et c‟est précisément à travers Fjord City qu‟elle est amenée à être repensée. Tout le paradoxe de ce projet repose sur le fait que ce modèle est défini comme économiquement et politiquement nécessaire pour la ville mais, dans le même temps, profondément éloigné de la culture de l‟étalement et de l‟élément isolé chers aux norvégiens (voir image 1). Fjord City n‟a pas d‟autre choix que de se construire au milieu d‟intérêts divergents en développant un modèle original, hérité d‟une relation avec le paysage : « Nordic is simultaneous closed and limitless as we experience in forest, fjord and among skerries, thus Nordic from embodies tension rather than character. As a result, Nordic comprehension is based not on a logical category but on the sense of dynamic interplay. In the North, we live among things instead of in confrontation with them ». 10

I. 3) a. Le droit d’accès à la nature : le fantôme de l’ « allemannsretten » Traduit littéralement par « droit de tout un chacun », ce terme se décline dans tous les pays scandinaves pour exprimer l‟idée de droit commun à pouvoir jouir de la nature et de ses bienfaits. L‟émergence de l‟allemannsretten dans les pays nordiques s‟explique principalement par trois raisons majeures. Tout d‟abord, par la grande proximité des peuples nordiques avec une nature omniprésente. Plutôt qu‟un droit de propriété individuel strictement appliqué, il s‟agit ici d‟une vision communautaire des droits sur la nature. De manière simple : permettre à tous de profiter des 10

Norberg-Schultz, “Nightlands: Nordic Building”, 1996

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richesses de la nature. Le dépeuplement des vastes espaces naturels facilite l‟exercice de ce droit, évitant ainsi une oppression quelconque des individus. La Norvège contrebalance son manque de richesses culturelles par une surabondance de paysages variés, impressionnants et majestueux. « […] L‟identité nationale norvégienne se cristallise peu à peu autour d‟un mode de vie fondé sur la proximité, le respect et l‟amour d‟une nature essentiellement montagneuse et subarctique qui exige de ceux qui tentent d‟y survivre une débauche de courage, de force et d‟endurance » 11. Cette spécifité nordique du rapport à entretenir avec les espaces sauvages permet l‟émergence de la notion de nature comme patrimoine commun à partager et à protéger. L‟absence d‟ojbectif colonisateur vis-à-vis de cette nature au profit d‟un rôle contemplatif (traverser en préservant et non en détruisant) influence grandement le rapport entretenu entre l‟architecture et le paysage dans ces régions. La construction doit se faire l‟étendard de cette vision culturelle et évoluer dans un registre allant de l‟effacement partiel à la disparition totale, toujours au profit des paysages et non pas de l‟urbanisation à outrance. Cette idée est fondatrice dans la suite du développement de l‟étude de Fjord City et de l‟opéra en son sein. En terme annecdotique, le projet « Common Lands » est une plate-forme d‟artistes qui s‟est créée en 2008 pour questionner l‟impact de « l‟allemannsretten » pour Fjord City.

I. 3) b. Reconstruire le vide, recréer les limites : une logique quasi insulaire pour l’Opéra L‟idéal insulaire est très fortement lié à la culture norvégienne cultivant la notion de retraite en milieu naturel. Seul, par petit groupe ou en famille, il est courant pour le peuple norvégien de passer une semaine dans un chalet perdu dans la forêt pour s‟y ressourcer. A la fin de mon séjour à Oslo, je me suis ainsi retrouvé, à ma grande surprise, à flâner quasiment seul en plein centre ville. Un habitant m‟a alors expliqué que cette période était culturellement propice à « l‟exode forestière » en famille et que chaque année à cette époque, la ville se retrouvait déserte. Thomas Hylland Eriksen, Typisk norsk: Essays om kulturen i Norge (Typiquement norvégien: Essais sur la culture en Norvège -1993), p.38 11

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Quelques îles sont présentes près du rivage du fjord et servent également à satisfaire ce désir de fuite vers le naturel : les habitants les plus fortunés y élisent domicile pendant l‟été tout en restant proche du centre économique d‟Oslo. Cette proximité avec la nature est vraiment frappante : il ne faut pas plus de quinze minutes en métro pour rejoindre les collines et dix minutes en bateau pour accoster sur son île. La presqu‟île de Bygdøy est l‟exemple le plus frappant de cette contiguïté : située dans le prolongement de la balade du fjord, il suffit de la longer à vélo pour découvrir une presqu‟île sauvage complètement coupée de la ville. Les habitants surnomment sa côte Ouest « Paradisbukta », littéralement « la baie paradisiaque ». Ainsi, on comprend mieux que reprendre possession de l‟espace qui longe le fjord, c‟est renouer très fortement avec une culture du sauvage qui a toujours existé en Norvège. La ligne de démarcation du fjord est presque trop présente, elle ouvre sur un ailleurs désiré tout en réaffirmant ses limites. La solution vers laquelle tend Fjord City à l‟aide des réalisations parsemées sur son territoire est donc bien de dépasser cette ligne arbitraire pour venir progressivement installer un juste milieu : un pied sur terre, l‟autre dans l‟eau. Une étude géographique du site révèle cette situation particulière. (voir carte ci-dessous)

Les zones hachurées sont celles qui ont été construires au-delà de la limite du littoral, dans l‟eau donc (cadastre de la zone Bjorvika réutilisé et complété par A. B)

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A ce sujet, on pourrait revenir un instant sur le chapitre précédent qui nous informait sur les propositions non retenues pour Fjord City (cf. p26). Les intentions de l‟époque soulignent encore plus qu‟aujourd‟hui ce désir d‟insularité, de venir mettre cette fois les deux pieds dans le fjord avec des projets de logements « flottant » au milieu de la baie, ou encore un mini-complexe de tours plongées dans la baie, reliées entre elles par ce qu‟on distingue comme une passerelle. L‟opéra à l‟époque n‟était pas situé au même emplacement qu‟aujourd‟hui mais avait déjà la moitié de sa base sur l‟eau lui aussi. La tactique était clairement exprimée : « heavy linear structures spanning east-west across the end of the bay, and atmospheric islands along the waterfront » 12. La notion de « vide » correspond donc à cet espace de démarcation volontairement transformé en espace public, en promenade pour pouvoir développer l‟activité du fjord. Aujourd‟hui, c‟est un véritable complexe culturel qui cherche à se réattribuer le fjord en franchissant cette ligne et qui replace la culture norvégienne au plus près de son paysage.

Propos tirés d‟une interview des agencies d‟architecture PLAN B, K.C.A.P et TER dans ByggeKunst: the Norwegian review of Architecture, n°4 (2001) 12

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Connexions physiques, visuelles et mentales entre le Fjords et les îles avoisinnantes (Schéma et photos réalisé par A. B sur site )

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II - L'intégration de l'opéra au sein de nouvelles

stratégies spatio-culturelles pour la zone Bjørvika

II. 1) - Bjørvika, un cœur international dans un tissu local La ville d‟Oslo a fait du quartier Bjørvika le fer de lance de son projet Fjord City pour plusieurs raisons : d‟abord parce qu‟il est en quelque sorte considéré comme le berceau de la ville, ensuite parce qu‟historiquement il entretenait une relation économique et social réel avec le fjord. Faire de cet endroit le centre du projet est donc logique. En tout, c‟est plus d‟une dizaine de chantiers lancés en parallèle dès 2010 dans cette zone pour réinvestir le port comme haut-lieu culturel. En parlant de cœur international dans un tissu local, il faut mettre en lumière le paradoxe suivant : vouloir densifier massivement l‟entrée du port d‟infrastructures culturelles tout en promouvant une image de la ville historique conservée intacte. Au-delà d‟un simple problème de « façade », c‟est au niveau des connexions entre l‟existant et les futurs projets que se joue la réussite de cette opération. Les statistiques prévoient une d‟augmentation de la population d‟Oslo d‟environ 100 000 habitants d‟ici 2020. En plus de devenir un symbole culturel, Bjørvika va considérablement se densifier. Cette zone deviendra ainsi l‟endroit le plus dense en logements de toute la Norvège, mais également le plus cher étant donnée sa proximité avec la gare centrale et le terminal du ferry. Un double défi à relever donc. « Changing demographics and a growing social awareness led to increased political and architectural interest in providing cost-effective, sanitary, and comfortable residential space to the growing urban population in general and the working class in particular. This was known as boligsaken ("the housing cause") in Norwegian popular culture and continues to play a role to this day. »13

Frederik Kjelman, agence Transformator, propos tirés d‟une interview dans ByggeKunst: the Norwegian review of Architecture, n°4 (2001) 13

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« Heavy linear structures and atmospheric islands »

Développement de Bjørvika de 1623 à aujourd‟hui (les 3 premières cartes ont été obtenue au bjørvika informasjonssenter à Oslo, le dernier document est un schéma de A. B)

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II. 1) a. Conflit d’échelle et triple fracture avec la ville historique Bjørvika Bjørvika est le berceau historique de la ville d‟Oslo : fondée en 1100 en raison de sa position stratégique près du fjord et de la proximité de la rivière Aker, la ville s‟est rapidement développée jusqu‟au XVème siècle grâce à son activité portuaire. En 1624, un incendie ravage l‟intégralité de la ville et marque la fin de l‟ère médiévale à Oslo. C‟est au Nord-Ouest de l‟emplacement initial qu‟elle sera reconstruite à la demande du roi Christian IV, en adoptant un nouveau plan directeur quadrillé (une typologie qui influencera directement le projet Fjord City). La ville entre dans l‟ère industrialisée en 1840 et continue de se développer économiquement et géographiquement jusqu‟en 1854, date à laquelle apparait la première ligne de chemin de fer qui va séparer Bjørvika du Fjord. Le trafic maritime s‟accentue de façon significative dans les années 1950-1960 et oblige la ville d‟Oslo à multiplier le nombre de terminaux accueillant un flux grandissant de visiteurs : le quartier de Bjørvika perd ainsi sont statut de « port principal » après un leadership de presque 900 ans. A cette même époque, le réseau routier est développé de façon significative près du fjord pour répondre à une présence de plus en plus forte d‟engins motorisés (Bjørvika porte encore les stigmates de cette expansion non-planifiée). Ce n‟est qu‟en 1988 que le conseil de la ville décide d‟une nouvelle urbanisation de la zone Bjørvika et que les opérations portuaires seront dorénavant relocalisées de façon ponctuelle sur l‟intégralité du fjord. Rien ne changera franchement avant 1999, date à laquelle fût décidée la construction du futur opéra d‟Oslo. Pour les raisons historiques énoncées, les sites portuaires modernes sont adjacents à la vieille ville et ne possèdent aucune connexion aussi bien physique que sociale avec la ville moderne. Un des principaux enjeux est donc de refondre ce lien. Dans une époque où les principales préoccupations sur la ville sont, d‟une part, l‟étalement urbain et, d‟autre part, la désertification des centres historiques, le redéveloppement des bords de mer vise à reconstruire le vide, à recréer des limites distinctes. Barrières et limites sont des thèmes abordés de façon récurrente dans le projet d‟Oslo (aux niveaux physique, historique, social et même métaphorique), ils se sont révélés générateurs pour le cas précis de l‟opéra. Ce projet de reconversion de bord de mer s‟adresse aussi bien au futur qu‟au passé. Passé, parce que ces zones s‟adressent à une structure économique et sociale désuète (anciennes zones portuaires). Futur, car elles procurent à la ville une opportunité de se reconnecter avec son bord de mer. A cause de sa taille et de sa complexité, ce site requiert de 38


nouvelles innovations en termes de « mécanisme » urbain. La limite est une notion que le front de mer remet en avant en réponse à la dissolution des frontières et lignes de démarcations traditionnelles, causée par une urbanisation trop rapide et par la globalisation en général. Les enjeux politiques qui lient la création de l‟opéra au projet Fjord City sont évidents dans la mesure où la mutation des anciennes zones portuaires est guidée par la volonté de recréer des espaces culturels. Trois grandes fractures sont à solutionner au sein du projet : la voie de chemin de fer, l‟autoroute et le terminal pour cargo. Les réponses trouvées s‟appuient sur plusieurs actions concrètes : tout d‟abord, une régénération de la grille historique de Bjørvika qui se traduit par la création d‟axes Nord-Sud débouchant directement sur le Fjord ; également, une nouvelle connexion par la rivière Aker, vue comme une façon de réconcilier la vieille ville aux berges en s‟appuyant sur une relation historique étroite ; enfin, la nationale E18 qui empêchait toute relation entre la vieille ville et le fjord sera détournée d‟ici 2012 et passera sous la mer. Le projet de l‟opéra d‟Oslo a ainsi dû évoluer sur le modèle d‟une grille à double entrée : un premier axe horizontal qui traduit une réappropriation du Fjord en promenade, une expression du paysage d‟Oslo ainsi qu‟une nouvelle forme de relation entre l‟Ouest et l‟Est de la ville ; un second axe vertical qui s‟appuie sur une grille historique et la recréation du lien entre la rivière Aker (autour de laquelle s‟est développée Bjørvika) et le fjord. (Voir schéma page suivante) C‟est dans cette même optique qu‟est en train de se déployer le projet de la future gare d‟Oslo prévue pour 2020 (par l‟agence norvégienne SpaceGroup). Développée sur un axe cartésien, la future gare s‟étire en bande pour venir reconnecter perpendiculairement le fjord et l‟opéra en venant se greffer au schéma horizontal déjà établi. La trame urbaine posée au XVIIème siècle continue d‟influencer les projets contemporains : au cours de discussions avec des étudiants de l‟université d‟Oslo, j‟ai compris que le projet Fjord City est ainsi considéré par de nombreux architectes et politiques norvégiens comme une action aussi cruciale que la reconstruction de la ville sur la rive gauche après le grand incendie de 1624. Lors de mon voyage à Oslo, j‟ai pu constater que ce schéma restait encore idyllique tant les accès à l‟opéra relevaient de la solution de secours. La nationale étant toujours en activité, il est possible d‟accéder au port uniquement en empruntant diverses passerelles qui enjambent la route. Aucune organisation pratique, esthétique et simple n‟est pour l‟instant à l‟ordre du jour. 39


Un modèle pour Bjorvika sur une grille à double entrée, document tiré de ByggeKunst: the Norwegian review of Architecture, n°4 (2001), réutilisé et complété par A.B

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II. 1) b. Du Downtown virtuel au réseau de perles - Aker Brygge : « Downtown virtuel » ou le non-évènement. Les balbutiements du projet Fjord City datant du début des années 1980, une première phase pilote de réalisation a été lancée dès 1986. Le quartier d‟Aker Brygge est porteur de cette anticipation : l‟idée est de créer un tout nouveau centre dynamique étant donné que celui de la ville historique est inexistant. A l‟époque, la question culturelle n‟était pas aussi importante qu‟aujourd‟hui, et c‟est donc une zone de logements haut de gamme ainsi que des boutiques de luxe qui s‟y développent. Une dizaine d‟années plus tard, le bilan est plutôt amer : cette zone qui devait s‟imposer comme centre dynamique s‟est transformée en enclave inutilement dense et réservée aux plus fortunés. Le souvenir de cette opération ratée est présent dans la mémoire collective des citoyens d‟Oslo. C‟est donc avec une approche plus populiste que les opérations de la zone Bjørvika sont engagées. L‟infrastructure culturelle, absente du projet Aker Brygge, incarne ce nouveau désir d‟une intégration plus large de la population au renouveau de la ville. Le risque d‟un « Aker Brygge 2 » n‟est pourtant pas totalement supprimé compte tenu de la très forte pression foncière imposée sur le sol de Bjørvika comme le fait remarquer Bik Van der Pol dans son texte « Speculation » : « We failed on so many accounts at Aker Brygge! We are running the same risks in Bjørvika, and we can avoid making the same mistakes again. We need to be populist. The area has to be for everyone, and it has to make money ! » 14

Panoramique sur Aker Brygge depuis la colline qui sépare cette zone et celle de Bjorvika (crédit photo A.B)

Extrait du texte “SPECULATION” par Bik Van der Pol / Texte issu d‟une conversation avec un groupe de spécialistes et de citoyens d‟Oslo tenue le 28 Novembre 2009. Une version de ces discussions fut imprimée dans le journal Klassekampen, édition du 1er Mai 2010. 14

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(en haut) vue sur Aker Brygge (crĂŠdit photo A.B) (en bas) le rĂŠseau de perles Fjord City (document A.B)

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II. 2) The Creative City ? - Culture et décentralisation En Norvège, un effort tout particulier est maintenu quant à la démocratisation et la décentralisation de la culture au sens large : cet élan n‟est pas anodin compte tenu de la densité de population du pays et du nombre de villages éparpillés sur le territoire (14 habitants/km² en comparaison des 112 habitants/km² pour la France). La configuration géographique (fjords, monts, vallées sinueuses) du pays a largement contribué à la dispersion de sa population ainsi qu‟à un étalement urbain limité. De plus, Oslo n‟a commencé à être perçue comme une centralité émergente qu‟à la fin du XIXème siècle, lors de sa séparation avec la Suède. Cela a grandement contribué au phénomène de morcellement du territoire, la culture norvégienne elle-même n‟étant pas reconnue en tant que telle avant la fin de cette union forcée avec son voisin scandinave. Aujourd‟hui, la densification culturelle de Bjørvika nous amène à penser qu‟un chapitre se tourne : dans un contexte mondialisé, l‟Etat norvégien souhaite créer un nouveau rayonnement pour la capitale en concentrant les effets en un seul endroit. La question à laquelle les autorités sont amenées à répondre est : comment ce projet peut-il réussir à projeter une culture - qui historiquement se construit dans la distance et le retrait - en un seul point, Oslo, et plus précisément Bjørvika ? Charles Landry, écrivain et urbaniste, cherche à mettre en exergue depuis les années 1980 l‟importance de la culture propre à chaque ville et de la créativité dans la transformation urbaine. « The Creative City » est un terme lancé en 1981 par le groupe « Comedia » qu‟il a créé et qui souhaite donner un nouvel axe de recherche sur les solutions à formuler pour aider les villes à faire face aux multiples reconversions urbaines dans leur avenir. En mettant en perspective la question de la décentralisation culturelle norvégienne et la prise en compte de la culture comme outil de planification urbaine, comment cette dernière peut-elle devenir une solution innovante pour insuffler une dynamique positive dans des espaces délaissés, tout en faisant la promotion d‟une culture nationale ?

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Selon Charles Landry « Davantage d‟imagination dans la planification et de créativité dans la gouvernance sont des innovations nécessaires pour améliorer la dimension culturelle pour le maintien de l‟esprit européen des villes et des régions » 15. Ces écrits datant du XXIème siècle montrent bien qu‟aujourd‟hui la culture influence (et même doit influencer) les planifications urbaines. Ce point de vue renforce aussi l‟idée d‟une nécessaire valorisation de l‟identité locale (ici, celle de Bjørvika). L‟identité locale, dans le contexte de la globalisation, acquiert un intérêt particulier au même titre que les arts qui sont à considérer comme « le seul bien local qui permet de visualiser la différence entre villes »

16,

en d‟autres termes, le « capital image » de ces

dernières. Cette notion de capital image est largement récupérée par les politiques norvégiennes qui, comme partout en Europe, souhaitent drainer de plus en plus de visiteurs dans leur ville en invoquant leur caractère historique et authentique. Dans le cas précis de la présente étude, il faut plutôt chercher à comprendre comment cette logique de promotion culturelle influence de façon intrinsèque le développement de la zone Bjørvika, et plus particulièrement dans le cadre des connexions et des trajectoires partant de la ville historique pour aboutir au fjord.

15

LANDRY, Charles, The Creative City. A Toolkit for Urban Innovators (2000), Earthscan Publications Ltd. Londres.

16

R. KUNZMANN, Klaus, Medium-sized Towns, Strategic Planning and Creative Governance, 2004

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Deux séquences d‟approche pour le Fjord (des passerelles au-dessus de la ville) (en haut) Plate-forme au dessus de la nationale E18 pour atteindre l‟opéra (crédit photo A.B) (en bas) Plate-forme au dessus des rails de la gare, vue sur Bar Code (photo A.B)

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(en haut) Trois plateformes urbaines pour Bjorvika (schéma A.B) (en bas) Vue du toit de l‟opéra sur le projet « Bar Code » de MVRDV (photo A.B)

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II. 2) a. Bjørvika 2018 : les plateformes qui interagissent avec la ville « Les séquences d‟espaces ouverts qui lient la place de la gare centrale à celle de l‟opéra sont aussi importantes que l‟opéra lui-même » 17 Le schéma spécifique de la zone Bjørvika est celui de trois plateformes urbaines qui dialoguent entre elles (voir schéma ci-contre) : celle de la gare qui est aujourd‟hui le principal nœud de communication du pays, celle des futurs logements et enfin celle à caractère culturel, représentée principalement par l‟opéra mais aussi d‟autres réalisations (bibliothèque, musée, aquarium). A travers ce schéma simple « en tranches », il y a l‟envie de mettre la culture au centre des échanges au sein de la ville tout en séquençant l‟approche du fjord. Il est évident que ce schéma en bandes parallèles a été pensé comme le prolongement de la trame historique de la vieille ville plus à l‟Ouest. Cette logique de raccord est d‟autant plus fondée lorsqu‟on constate que Bjørvika est la seule zone du projet Fjord City à être à cheval entre deux zones historiques (cf. document p.23). C‟est également une occasion pour réajuster les disparités entre quartiers est-ouest à l‟aide d‟un remaniement global. La polémique porte aujourd‟hui sur la capacité ou non de la « bande » de logements à devenir le relais des flux en provenance de la gare vers le fjord. Le projet « Bar Code » de MVRDV se compose comme une série de tours aux volumes proches de la brique de « Lego », ne laissant que de minces espaces pour circuler et encore moins voir le fjord depuis la gare. La hauteur des tours contraste singulièrement avec celle relative des projets alentours, particulièrement celui de l‟opéra. Cet attrait foncier est actuellement accusé de mettre à mal le séquençage imaginé pour Bjørvika (voir photo ci-contre) et donc de ruiner une fois de plus l‟accès tant recherché au fjord. Ce schéma en bandes parallèles devient intéréssant quand il est superposé avec une trame plus aléatoire, celle des espaces publics.

17

extrait des revendications sur le programme de l‟opéra par le Conseil de la ville d‟Oslo.

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Trois quartiers pour une même politique « Zone Culturelle Intensive » (schéma A.B) (en rose) les espaces dit « de transition » / (en bleu) les espaces publics majeurs / (en vert) les parcs et espaces verts

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II. 2) b. Un projet pilote norvégien « Zone Culturelle intensive » La question de l‟espace public est ici capitale parce qu‟elle intervient directement dans la connexion des différentes plate-formes précédemment évoquées. On parle de projet pilote pour la zone de Bjørvika dans la mesure où ce sont de nouveaux outils de planification culturelle qui sont ici testés. Une des idées phares de ce projet est le concept de « Zone Culturelle Intensive ». Concrètement, du fait de l‟étendu de la zone et du dynamisme recherché, des points stratégiques ont été ciblés pour fournir un maximum de flexibilité, permettant ainsi le déploiement d‟événements ponctuels (voir schéma ci-contre). Au-delà d‟un simple aspect théorique, des proportions physiques ont été imposées dans ces zones pour les infrastructures à caractère culturel (une hauteur minime avec une flexibilité programmatique à l‟intérieur). La relative hauteur de l‟opéra (33 mètres de haut) et l‟extraordinaire superficie de son toit libéré de tout programme imposé sont des exemples parfaits pour illustrer cette politique. D‟une manière générale, c‟est la mise en place d‟un réseau de places publiques qui est recherchée à travers cette appellation. Ce projet de « Culture Implementation Program » en cours d‟évaluation a Oslo à déjà commencé à être copié dans d‟autres villes du pays : Odda sur la côte Ouest et Narvik au Nord sont en train d‟évaluer une utilisation similaire de l‟outil culturel pour planifier de nouveaux projets urbains. « From the 1970s, the focus was on „accessibility‟ - emphasizing not only ease of physical and geographical access but also the capacity of an art form to inspire interest, understanding, enjoyment and, where possible, participation. Accordingly, „the extended cultural concept‟ was introduced into the jargon of cultural policy ». Au fond, c‟est l‟événement qui souhaite être utilisé comme stratégie dans le processus mental de transformation de la zone Bjørvika. Ainsi, quelques mois avant leur démolition, de nombreux entrepôts de la zone portuaire ont été réutilisés pour être le théâtre d‟événements temporaires alliant concerts, performances et expositions. Avec plus de vingt événements de ce type, plusieurs milliers d‟Osloïtes ont pu réinvestir leur port avant même que les opérations de revitalisation prennent place sur le site. Cette politique de l‟événement est aujourd‟hui affichée comme faisant partie intégrante des futurs projets de Bjørvika.

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« Temporary activities and events can create an experimental zone, which will produce involvement and mobilization in the Fjord City of the future. The Fjord City‟s developmental areas can provide attractive spaces for this purpose. » 18

II. 3) Pilier d’un paysage culturel réactivé II. 3) a. La connexion de l’Opéra avec la « matrice » culturelle existante et à venir En accord avec l‟idée directrice de Fjord City souhaitant que l‟ensemble des nouvelles réalisations à caractère culturel représente un véritable « network of pearls », l‟opéra a pour vocation de s‟intégrer dans une matrice culturelle évoluant entre passé et futur, s‟appuyant sur les édifices historiques de la ville et sur les réalisations à venir jusqu‟en 2018. Toute la difficulté de cette connexion pour l‟opéra est de s‟affirmer en tant qu‟objet phare dans la ville sans pour autant réduire le rayonnement propre des projets alentours. C‟est encore une fois dans cette optique que la notion de monumentalité relative intervient. Cet idéal de connexions culturelles vient se heurter à plusieurs problèmes. D‟une part, la concentration des infrastructures culturelles risque de transformer la zone en « parc des expositions » où chaque projet se démarque des autres pour au final amoindrir l‟effet global. Peut-être frustré de ne pas avoir assez mis la culture en avant par le passé, le conseil de la ville d‟Oslo donne son feu vert à une quantité impressionnante de projets depuis la naissance de l‟idée Fjord City, et ce, même si leurs intentions respectives s‟entrechoquent. Le nouveau musée Munch ainsi que le projet de logements adjacent (voir en 2 sur la carte) sont vivement critiqués par les Osloïtes qui voient à travers ces décisions la création d‟une barrière visuelle avec le parc proche. Le musée de ce même parc reste ainsi coupé de la zone d‟influence de l‟opéra. Ramenée à une vision globale, la somme de ces éléments indique que c‟est la continuité de la promenade du Fjord qui est mise à mal.

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Agency for Planning and Building Services, “Fjord City Proposal, short edition” 2007, p.23

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La matrice culturelle existante et à venir (schéma A.B) (1) Extension du Musée National d‟Oslo par Kleihues + Schuwerk (inauguré en 2010) (2) Musée Munch à l‟arrière de l‟opéra d‟Oslo par Herreros Arquitectos (projet actuellement contesté, date d‟inauguration non-communiquée) (3) Bibliothèque Deichman par Diagonale / Lund Hagem Arkitekter and Atelier Oslo (ouverture en 2012) (4)Musée Historique et culturel par Space Group (date d‟inauguration non-communiquée)

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Le concept fort d‟un bord de fjord continu et simplement ponctué de réalisations exemplaires ne semble pas vraiment intégré ici. Pire encore, c‟est un schéma assez flou pour la zone qui se profile avec la question primordiale des trajectoires se trouvant relayée au second plan.

II. 3) b. L’opéra comme programme factice pour Oslo Avant toute chose, il est important de rappeler que la Norvège ne possède pas une tradition particulière pour l‟opéra contrairement à de nombreuses villes européennes. Ceci s‟explique du fait que cette nation n‟a jamais possédé de cour royale ou d‟aristocratie, identifiées comme le moteur principal de cette tradition. Pour preuve, on recense à peine une représentation ou deux par an au Christiana Theater (plus tard renommé National Theater) à Oslo de 1880 jusqu‟en 1950. Le trop faible intérêt du public pour l‟opéra empêchait en effet toute régularité dans la programmation. La demande n‟augmenta que faiblement en 1953 à la création du Ballet National de Norvège. Les discussions concernant la création d‟un nouvel opéra national ont commencé en 1889 et ce n‟est finalement qu‟en 1999 que le concours est officiellement lancé par le « Norwegian Ministry of Culture and Church Affairs ». Le bâtiment, lui, ouvre le 12 avril 2008 (alors qu‟en 2007, les statistiques montraient que seulement 7% de la population avait assisté à un opéra au cours des douzes derniers mois). Parallèlement, ce sont 46% des personnes interrogées qui désignent aujourd‟hui le nouvel opéra comme premier lieu à visiter en arrivant à Oslo (selon une enquête parue dans Oslopuls le 27 juin 2010). La preuve de la représentativité de l‟édifice est donc considérée comme tangible, deux ans après l‟inauguration. A ce stade de notre développement, il est naturel de se demander quelles ont pu être les motivations ayant poussé à la création du bâtiment (en rapport au faible intérêt porté à cet art jusqu‟alors). Un questionnement fondé puisqu‟aujourd‟hui encore, l‟Etat couvre 80 à 90% des frais de cette institution. De là à dire que, compte tenu de la démographie et de l‟histoire culturelle du pays, un opéra est la dernière chose dont aurait besoin Oslo, il n‟y a qu‟un pas. Alors pourquoi ce choix étonnant au final ? La Norvège ne souhaiterait-elle pas réaffirmer son rayonnement culturel à l‟échelle mondiale en prenant l‟opéra comme prétexte plutôt que de souhaiter combler un vide dans son histoire des 52


Arts ? Cette possibilité est forte, d‟autant plus que l‟opéra est aujourd‟hui rentré dans le vocabulaire de l‟icône populaire. L‟agence Snøhetta était probablement familière de cette situation lorsqu‟elle a émis sa proposition au concours.

- Le promontoire de l‟opéra de Sydney opposé à l‟encaissement de l‟Opéra d‟Oslo Une fois le concours remporté par l‟agence, le choix de son implantation fut longuement débattu entre le parti de la droite norvégienne désireux de rapprocher le futur opéra des quartiers Ouest de la ville et celui de centre-gauche qui souhaitait amorcer la première phase de Fjord City en implantant l‟Opéra sur le fjord, à Bjørvika. Pour mieux comprendre la spécifité du site de l‟opéra d‟Oslo, il est intéressant de le mettre en parallèle avec celui de l‟opéra de Sydney. L‟emplacement de l‟opéra de Sydney fut aussi longuement discuté que celui d‟Oslo. En tout, ce n‟est pas moins de neufs terrains qui furent retenus à l‟origine. Son emplacement définitif à la pointe de Bennelong ne représentait qu‟une possibilité parmi d‟autres, certes spectaculaire, mais considérée à juste titre comme relativement excentrée, mal desservie et peu appropriée pour accueillir un opéra. C‟est seulement après de longues discussions avec le comité du RAIA (Royal Australian Institute of Architects) que le site sera finalement adopté. John Utzon parle en ces termes du site qu‟il a défendu : « C‟est un site peut être sans égal au monde qui remplit toute les exigences - dimension, espace, beauté - essentielles pour le type de bâtiment qui va y être construit ». Pourrait-on en dire autant sur le site de l‟opéra d‟Oslo ? A priori non, les deux emplacements s‟opposant même fondamentalement : si l‟opéra de Sydney vient se dégager de la ville pour s‟insérer sur un bras de terre, l‟opéra d‟Oslo lui s‟insère au plus près du tissu urbain historique et dans l‟encaissement de la baie. Il est temps à présent de se concentrer sur le descriptif du programme pour l‟opéra d‟Oslo. Les conditions relatives à sa création ont été scrupuleusement rédigées par le Conseil de la ville d‟Oslo et soulignent des aspects précis que la proposition devra résoudre. Parmi ces revendications, il est spécifié que le futur opéra d‟Oslo, et plus précisément les espaces publics qui s‟y rattachent, devra intensifier de façon significative la relation entre le centre et le port après transformation, tout en préservant les vues sur le fjord et le paysage en général. Les séquences 53


d‟espaces ouverts reliant la place de la gare centrale à celle de l‟opéra sont aussi importantes que l‟opéra lui-même. Un accent particulier devra également être mis sur la façon dont le public accède à l‟opéra. De plus, l‟expérience du visiteur devra être guidée par une série de « cadrages à caractère scénique significatif » sur le paysage d‟Oslo et la manière de rejoindre les sections dédiées au public. Une volonté de double « mise en scène » de l‟édifice et du visiteur est donc fortement exprimée, l‟un donnant à l‟autre les conditions physiques de son ouverture sur l‟environnement proche mais également sur le monde des Arts. Un autre aspect sensible du programme rédigé : l‟opéra devra faire référence d‟une manière libre à l‟héritage maritime, et plus généralement à la culture de la Norvège et au paysage naturel unique. Enfin, le choix des matériaux et le soin apporté aux différents détails devra être un exemple du savoir-faire inhérent à la culture norvégienne et plus largement, scandinave. Cette liste exhaustive des critères à remplir par l‟opéra aide à mieux apréhender les motivations qui ont poussé le choix de ce programme, à savoir utiliser un modèle mondialement reconnu (l‟opéra) en venant lui greffer un vocabulaire propre à la culture norvégienne (ou du moins qui en donne une interprétation moderne).

III. La tectonique de l’iceberg Dérivé du grec, « tekton » signifie « charpentier » ou plus généralement « celui qui construit ». Ainsi, la tectonique n‟est pas juste un concept qui relie architecture et croûte terrestre mais bien un rapport exacerbé à la matière. La comparaison avec l‟iceberg est ici faite pour le rapport ambigu entre ce qui est vu (ou appréhendé) et ce qui est ressenti, ce à quoi l‟opéra renvoie dans la culture scandinave : seulement 10% émergés pour 90% imergés. L‟analogie avec l‟image d‟un glacier dérivant sur le fjord d‟Oslo reste difficile à effacer des esprits. Bien que l‟agence Snøhetta repousse clairement l‟idée d‟avoir voulu concevoir un monument sculptural, la référence à une masse gelée reste évidente. Une plaque se dérobant à l‟eau, comme l‟expression de deux plaques terrestres qui, faute de se rapprocher par le mouvement de l‟écorce terrestre, ont finalement dû s‟imbriquer. 54


Island & Groenland, série « Above Zero » par Olaf Otto Becker, tirage 15x11

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Pour anecdote, l‟agence tire son nom de la montagne Snøhetta, la plus haute de Norvège, la petite histoire voulant que l‟intégralité de l‟équipe doive la gravir une fois par an. Cela en dit long sur le caractère fédérateur et l‟importance de l‟expérience collective que revêt ce genre d‟exercice. Kjetil Thorsen (fondateur de l‟agence) a également étudié avec Gunther Domenig, architecte autrichien résolument « contre-moderniste » à la recherche de formes mouvantes plus que statiques.

III. 1) Le concept de likeht et du folkedig : une anthropologie de la forme - Du Mouvement Moderne à l‟Etat Providence La notion d‟égalité (« likeht » en norvégien) est extrêmement présente depuis 1905, date à laquelle l‟Etat Nation Norvégien acquiert la souveraineté en se libérant de son union forcée avec la Suède. Terme omniprésent dans les processus culturels, il détermine la présentation officielle de l‟identité nationale et, pour de nombreux norvégiens, il qualifie leur société. Le concept a toutefois un sens particulier pour le pays : comme Marianne Gullestad l‟explique dans son ouvrage, l‟égalité est à prendre comme une « mêmeté » 19. Pour cela, « likhet » désigne aussi bien l‟égalité au sens d‟une valeur égale et mêmeté comme une identité ou similitude culturelle. Les deux notions sont ainsi aisément confondues dans la notion d‟égalité. Il existe une réelle dimension esthétique et morale dans ce terme : les norvégiens ont un goût prononcé pour ce qui est populaire (« folkedig » en norvégien), l‟idée qu‟au-delà du statut social et des différences de rémunération, on considère son voisin comme « l‟un des nôtres ». On comprend ainsi mieux l‟absence de tout type de féodalité au cours de l‟histoire norvégienne. La Norvège est considérée par sa population comme une société homogène dans laquelle les individus se ressemblent, partagent le même mode de pensée et vivent leur vie plus ou moins de façon identique. On peut toutefois nuancer cette vision idyllique de l‟intégration en rappelant que l‟égalité culturelle si représentative de ce pays est vraisemblablement le résultat de politiques

« Kultur og hverdagsliv: På sporet av det moderne Norge » que l‟on traduit par « Culture et vie quotidienne: Sur les traces de la Norvège moderne » 19

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d‟assimilation nationales très strictes appliquées aux minorités ethniques : les Sames (ou Lapons), les Kven, les Juifs et les Tatars. Cette dimension anthropologique est complétée par une réalité architecturale qui est celle du mouvement Moderne et de son énorme impact sur la société norvégienne au début du XXème siècle. Plus que cela, il s‟est taillé une place de choix au cœur de la culture populaire : une architecture fonctionnelle et sensée pour un peuple en quête de rationalité. L‟intérêt économique fondé par une production standardisée allié à l‟aspect égalitaire de l‟opération a profondément séduit la Scandinavie, à tel point que les architectes norvégiens l‟ont repris à leur compte sous le nom de « Funkis » (« Fonctionnel » en norvégien). En comparaison, le Post-modernisme qui incarnait l‟excès et l‟exagération a été très mal reçu tant il était assimilé dans l‟esprit norvégien à un vocabulaire d‟élite, spéculatif même, autant de valeurs étrangères à la culture sociale démocrate du pays. La « vérité » moderniste au sens d‟une structure facilement déchiffrable est ainsi assimilée à une forme d‟honnêteté appréciable. Cette tendance se vérifie encore aujourd‟hui où la plupart des architectes norvégiens se revendiquent aisément du Modernisme et nient toute influence Postmoderne. En un sens, la Norvège s‟est figée dans un consensus général qui a limité le développement de positions architecturales alternatives (ou du moins de toute position théorisée) dès la fin des années 1920. Ce mode de fonctionnement se retrouve aujourd‟hui dans la culture populaire qui prône l‟homogénéité des modes de vies et l‟adoption d‟un modèle culturel unique. Au milieu des années 1980, l‟architecture Moderne norvégienne a de plus en plus de mal à séduire : souvent dépeinte comme ennuyeuse par ses propres citoyens, elle ne suscite que très peu d‟enthousiasme. C‟est à cette même époque qu‟émerge l‟agence Snøhetta avec des projets n‟appartenant à aucun mouvement clairement identifiable (cf. Drommen om Drammen, 1985, premier projet remporté par l‟agence). L‟agence irrite par les prix qu‟elle remporte tout en maintenant cette position architecturale floue, s‟autorisant à sortir du cadre Moderniste à tout moment pour créer la surprise. Le concours de la bibliothèque d‟Alexandrie en 1992 révèle d‟ailleurs l‟agence en la propulsant sur la scène internationale. Le point à retenir ici est le statut particulier que revêt l‟agence sur son propre territoire : le fait que la ville d‟Oslo ait choisi une agence qui a su braver le consensus moderniste « imposé » pour ériger le futur opéra et donc, la première pierre de Fjord City, est un signe d‟ouverture fort adressé à l‟international. 57


Vers l‟esplanade supérieure de l‟opéra « Ascension, transition, continuité » (crédit photo A.B)

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III. 1) a. La plateforme qui émerge du fjord : une architecture de l’engagement «The human body, as he moved through space, has to accommodate all types of things, it‟s not only intellectual but physical, and for us, moving on a plate surface is one thing but moving on a tilted surface that could be misunderstood and you have to engage with the space ». 20 Bien loin de la proposition très dense formulée par l‟agence MVRDV, le nouvel opéra d‟Oslo s‟incarne au travers d‟une plate-forme publique qui émerge du fjord et qui crée une extension du paysage environnant. Ce même plan incliné donne forme à un nouvel élément urbain à la fois architectural et topographique. Lorsque le design de l‟opéra fut accepté par la commission et communiqué à la population, un des journaux norvégiens titra « L‟accès au toit de l‟Opéra devrait-il être fermé ? Des gens pourraient tomber et se faire mal ! ». Cette question fut reprise à travers un référendum adressé à l‟ensemble de la population qui répondit à 80% « Laissez le toit de l‟opéra accessible, nous n‟avons pas besoin d‟être tenus par la main ». L‟ idée clé à retenir de cette anecdote, c‟est l‟attrait que représente l‟expérience collective en architecture. Et c‟est bien là toute la force du projet qui trouve sa légitimité dans la pratique (au sens premier du terme) quotidienne de la foule. La question de la forme devient importante sur ce point : ce qu‟on entend par la différence entre un monument sculptural et un monument « social », c‟est justement la capacité de la forme à générer une interaction et pas seulement une simple contemplation. Au-delà de l‟image d‟une montagne à gravir représentée par cette plate-forme immaculée, il faut retenir l‟ascension et l‟implication du corps que demande l‟opéra. La véritable force de cette plate-forme inclinée, c‟est de proposer une lecture différente du bâtiment selon les échelles : depuis le bord de mer ou encore depuis le ferry qui arrive au port, on perçoit la pente comme linéaire, comme si un plan incliné était venu scinder le volume avec précision alors qu‟une fois sur le toit lui-même, on est frappé par les ruptures et autres accidents qui jalonnent la pente. Les décalages sont parfois si minimes qu‟en n‟y prenant pas garde, on peut facilement trébucher au détour d‟un niveau surélevé de quelques centimètres ou perdre l‟équilibre sur un pan plus pentu que le précédent. Ce parcours de l‟eau vers le niveau supérieur 20

Craig Dykers (Snøhetta), conférence à la Carleton University (23 Mars 2011)

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de la toiture révèle des expériences kinesthésiques riches où l‟on rencontre marches et failles, et dont la perception est légèrement brouillée par l‟éblouissement due à la réflexion de la lumière sur le marbre de Carrare. Cette attention portée aux décalages savamment « déconstruits » n‟est pas anodine : dans une interview de Bart Lootsma, le fondateur de Snøhetta Kjetil Thorsen confesse être un grand admirateur de Daniel Libeskind et de son travail sur la dynamique des formes. Il existe donc une différence majeure entre la vision lointaine du bâtiment qui relève de la forme pure et lisse à l‟expérience physique « in situ » où la forme perçue comme évidente plus tôt se décompose en une série de plaques à l‟agencement complexe. C‟est précisément cette richesse issue de l‟accident et de la fracture qui rend chaque visite exclusive (tout comme on ne gravit jamais une montagne en utilisant les mêmes appuis). Le terme « accident » n‟est pas usurpé étant donné que le toit se transforme en réelle patinoire dès qu‟il gèle et qu‟avec une pente de 18% le scénario d‟un visiteur glissant avec force jusque dans le fjord n‟est pas à exclure. Le toit de l‟opéra doit ainsi être parcouru non pas comme un élément architectural mais bien comme un paysage naturel qui comporte son lot de risques et d‟émerveillements, le visiteur doit donc regarder où il pose les pieds : « When you can walk on something, you feel you own it »21 (voir image 1) Susciter « l‟engagement » avec l‟architecture revient à créer les conditions matérielles qui permettent à tout type d‟usager (occasionnel comme quotidien) de s‟approprier l‟espace (une démarche qu‟on retrouve dans le travail de l‟agence Haptic Design qui traite de ces questions d‟appropriation liée à la déformation (voir image 2). - La démarche de l’agence Snøhetta : « Build on the edge » Il est clair que l‟Opéra d‟Oslo joue avec la notion de limite en floutant les lignes de démarcation entre le bâtiment, la ville et les éléments naturels (majoritairement le fjord donc). En adoptant un design qui fait directement référence à un iceberg, le bâtiment disparait dans l‟eau mais jamais au même endroit compte tenu des différentes conditions climatiques (par exemple si le fjord gèle, ou encore si la ligne de dépôt des algues varie, agissant ainsi comme mémoire d‟une limite obsolète) (voir image 3)

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Interview de Craig Dykers du 23 Mars 2011 à la Carleton University

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(1) Sur le toit de l‟opéra (crédit photo Jiri Havran) (2) “Found Space Tiles – Wall Surface Element defined by the body” par Touchy-Feely Haptic Design (3) Les pieds dans l‟eau (crédit photo A.B) 61


Cette démarche se résume assez simplement avec la formule de Craig Dykers, l‟un des partenaires principales de l‟agence Snøhetta qui parle de « soft edge ». Il est intéressant de mettre en résonnance cette conception de la limite floue pour l‟opéra avec celle de la ligne de démarcation du projet Fjord City, une ligne qui sépare ce qui est du côté de « l‟intérieur » de ce qui est du côté de « l‟extérieur » : d‟une part la nature sauvage, de l‟autre la ville avec au centre cette envie de liaison se heurtant à la réalité physique du fjord. Tracer une ligne c‟est délimiter un avant et un après et, en ce sens, l‟implantation de l‟opéra s‟est faite à cheval sur cette ligne avec une partie de la structure qui plonge dans le fjord et une autre qui reste connectée au sol. Parler de « soft edge » ou ligne douce, c‟est également traiter du rapport d‟influence réciproque et dynamique qui lie l‟architecture au paysage. L‟opéra ne revendique aucune autorité ou droit particulier sur le fjord mais au contraire cherche à s‟effacer en laissant l‟eau redéfinir constamment les limites de son territoire.

III. 1) b. Connecteur du nouvel axe culturel Est-Ouest : l’objet contextuel et participatif L‟opéra tire sa force de la trame urbaine dans laquelle il s‟inscrit. Ainsi, on peut partir du postulat que la ville d‟Oslo est un environnement naturel au même titre que le fjord ou que les collines encerclant la ville, et qu‟il s‟agit d‟utiliser ces pré-requis urbains pour extirper la substance de l‟opéra. C‟est pour cette même raison que la reconstruction d‟un canal délimitant l‟accès à la plateforme de l‟opéra fut établie pour redonner cette sensation de quitter la terre pour se revendiquer d‟une nouvelle trame, celle du fjord. De cette manière, l‟opéra renoue avec l‟idéal insulaire explicité plus tôt dans l‟étude (cf. p.33). Historiquement, la ville d‟Oslo était séparée économiquement et socialement entre Est et Ouest, exactement à la limite de la rivière Aker (la partie Est étant plus pauvre que la partie Ouest). Le dévelopement de la zone Bjørvika, et en général de Fjord City, est basé sur la génération d‟un axe culturel allant dans le sens d‟une reprise de dialogue entre les deux parties : recréer un centre dynamique comme jonction sur cette démarcation historique.

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(1) Haut de l‟esplanade, regards vers la ville (crédit photo A.B) (2) L‟opéra et l‟axe culturel Est-Ouest + hauteurs de la zone (schéma A.B) (3) Haut de l‟esplanade, visiteur regardant le Fjord (crédit photo A.B)

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Le discours de l‟agence Snøhetta sur sa réalisation nous amène à considérer l‟opéra comme un « objet contextuel » dans la mesure où l‟emplacement choisi et sa relation au paysage d‟Oslo sont des facteurs qui sont intervenus directement sur sa forme. Cette volonté de renouer deux parties de la ville entre elles s‟est ainsi concrétisée par une surface inclinée qui recouvre l‟ensemble de l‟édifice. « The connection between the city on the west and the landscape east was of extreme importance to how the building was shifted, from one position to another. We started placing a wall exactly on the border line between the water and the ground. The ballet factory is placed on the "Oslo ground"; the public program is located "in the water ». 22 Objet contextuel également parce qu‟il permet de voir la ville à une échelle intermédiaire, une vision à mi-hauteur. Dans la plupart des cas, on contemple la ville soit du point de vue du piéton, en contre-plongée, ou bien d‟un point haut rendant une vision écrasée. Une fois en haut de la plate-forme, on se retrouve à un niveau qui nous permet de prendre de la distance par rapport à la ville sans pour autant la dominer. C‟est une des manières par laquelle l‟opéra maintient cette idée d‟horizon tenu, sur la ville comme sur le fjord. La disposition du programme de l‟opéra renvoie également à cette idée de partage entre la ville Est et Ouest : le mur d‟enceinte de la salle de l‟auditorium est construit exactement à la limite entre l‟eau et la terre. Ainsi, la partie arrière de l‟opéra qui comprend les studios de répétition et le cœur administratif est posée sur le sol d‟Oslo tandis que la partie publique du programme trouve sa place sur l‟eau. On revient ici à la logique insulaire de l‟opéra précédemment énoncée qui consiste à donner à tous les habitants d‟Oslo sans distinctions le même accès au fjord. Comme souligné précédemment dans le chapitre sur la connexion de l‟opéra avec la matrice culturelle, le véritable enjeu de ces axes culturels Est-Ouest tient avant tout à l‟agglomérat de nouveaux bâtiments culturels échafaudés sur la zone Bjørvika.

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Kjetil Trædal Thorsen, interview du 23 Mars à la Carleton University

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III. 1) c. Du flagship à la scène urbaine Le flagship est un phénomène urbain qui correspond à la « multiplication des équipements culturels […] agissant comme des symboles de dynamisme et de créativité permettant aux villes d‟attirer les flux touristiques, de subventions et de compagnies » 23. Ce qui est remarquable, c‟est que la notion de flagship a été introduite pour la première fois avec le projet de rénovation du waterfront de Baltimore : le Inner harbor area (c‟est dire à quel point flagship et bord de mer sont liés). Néanmoins, c‟est le formidable succès du Musée Guggenheim à Bilbao qui va entraîner la généralisation de cette notion. Une infrastructure flagship est souvent assimilée à un monument, parce que dans sa définition même, c‟est un élément qui tranche avec le milieu urbain. « Au contraire, dans la monumentalité contemporaine, ce qui démarquera un bâtiment "monumental", c‟est la manière dont il contraste avec les autres bâtiments dans son traitement architectural, sa forme ou sa grandeur. Il devrait être objet de contraste dans la ville, il y est nécessaire même ». 24 La question à développer plus précisément ici concerne le modèle et son exportation. En effet, si Bilbao a su créer la surprise en devenant un des flagships les plus marquants des années 1990, un transfert à l‟identique de son modèle (particulièrement à Oslo) se révélerait un échec. Pourquoi ? Tout simplement parce que ce dernier doit trouver une manière de se connecter à la culture locale : « Un modèle connu simplement transféré risque de ne pas s‟inscrire dans le milieu local, de ne pas être approprié ni par la population qui y réside, ni par la population qui fréquente ce milieu. Il n‟y a de projet que s‟il y a un dépassement de la recette ». 25 La dangerosité du flagship, c‟est que si cette politique d‟attractivité fonctionne vraiment, il y aura évidemment risque de pression foncière aux alentours et de ce fait atteinte à une forme d‟équité, d‟accès à l‟infrastructure culturelle. Comme vu précédemment ; l‟exemple du toit de l‟opéra d‟Oslo vient éliminer ce risque en ravivant une conception égalitaire de l‟accès à la culture. Ici, on

23Gille

Delalex, chapitre « le réseau flagship, émergence d‟une nouvelle infrastructure culturelle globale » repris dans « Imaginaire d‟infrastructure » de Dominique Rouillard, ed. L'Harmattan (2009) 24

Marc Augé, « Ville, forme, symbolique, pouvoir, projets », chapitre « Entre événement et mémoire », p18

Nicolas Genaille dans « Le concept de fagship, un projet d‟image en direction de l‟attractivité », issue du recueil PUCA « Attractivité des territoires : regards croisés » ed. Acte des séminaires Fev-Juillet 2007 25

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1

2

(1) L‟opéra d‟Oslo comme scène urbaine (schéma A.B) (2) Photo prise lors de la représentation de Carmen de 2009 (crédit Nancy Bundt)

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souhaite continuer cette réflexion en traitant de la capacité de l‟opéra à se transformer en « scène urbaine » (voir image 1) Du fait de l‟absence de programme défini pour le toit, ce dernier est peu à peu adopté comme une plateforme d‟expression ouverte à tous. Etant donné que l‟opéra se place au milieu d‟une constellation d‟infrastructures culturelles en développement, sa nouvelle centralité en fait un promontoire idéal pour rassembler les foules. La spécifité de l‟opéra réside également dans sa capacité à « s‟extérioriser » : à l‟occasion d‟une représentation du spectacle « Carmen » en avril 2009, l‟affluence était telle que le nombre de demandes dépassait la capacité du grand auditorium. Devant cet enthousiasme inattendu, l‟administration décide alors de projeter le spectacle sur grand écran à l‟extérieur et ce n‟est pas moins de 7000 personnes qui ont pu bénéficier du spectacle assises sur le toit dans le froid (voir image 2). L‟anecdote est d‟autant plus marquante que l‟année suivante c‟est Carmen qui se jouait « en live » sur le toit de l‟opéra et retransmis à l‟intérieur. « La monumentalité n‟est pas un monument, ni un moment mais l‟éphémère d‟un moment qui peut créer la durée, l‟éternité ». 26 Ce que propose l‟opéra d‟Oslo au final, c‟est un flagship au modèle singulier et innovant, une structure qui tranche parfaitement avec le milieu urbain pour mieux s‟y fondre dans les pratiques qui s‟y développent et une forme assez captivante pour attirer les foules mais qui disparait littéralement une fois occupée par la masse du public. On est bien loin du modèle architectural auto-référentiel incarné par le Guggenheim de Ghery à Bilbao.

26

Marc Augé, « Ville, forme, symbolique, pouvoir, projets », chapitre « entre événement et mémoire », p18

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III. 2) L’opéra comme expérience collective III. 2) a. Le monument social « We very quickly question that: what is a monument? Why do we need a monument? How do you define a monument in contemporary cities? We felt very strongly that a traditional monument would not be appropriate for a city like this and especially for a function that meant to drop people together. Rather than create a sculptural monument, we‟ll create a social monument, a monument in which the identity of the building was not so radically retrievable in the mind but your memory of an experience that you had there will be very powerful ». 27 En Avril 2008, une polémique éclate une semaine avant l‟ouverture de l‟opéra au sujet du groupe choisi pour jouer lors de l‟inauguration. Le groupe de rock initialement choisi est fortement critiqué par les « amoureux de l‟opéra », jugeant cette musique déplacée pour un tel événement. Ce n‟est qu‟une histoire parmi d‟autres qui illustrent le conflit opposant élitisme et populisme depuis les premiers débats sur la construction de l‟opéra d‟Oslo. L‟agence d‟architecture Snøhetta s‟est ainsi emparé de ces questions pour les intégrer au processus de création en répondant « nous voulons que le bâtiment tisse lui-même les liens entre ces deux à-priori sur un édifice culturel de cette importance. Une institution telle que l‟opéra appartient à une certaine élite, mais le bâtiment, lui, n‟y fera pas référence ». Il s‟agit ici de briser les clivages en démystifiant la pratique de l‟opéra, de rompre les codes et d‟attirer une nouvelle population peu habituée à cette pratique culturelle. Le fait de pouvoir marcher directement « sur » l‟opéra permet à un grand de nombre de personnes de l‟inclure dans leur pratique quotidienne et ainsi, progressivement, de les amener à désinstitutionnaliser le lieu : « By providing the ability for people to stick their dirty shoes and just walk on the opera it changes your feeling of the place that you‟re at ». 28 Ce que l‟opéra souhaite également refléter, c‟est la tendance générale des politiques nordiques contemporaines à se construire sur un sens de la communauté et du bien commun : « The final primary element of the design is therefore the method of creating a new sense of monumentality

Aase Kari Mortensen (Snohetta team), conference du 6 Septembre 2011, Kunstakademiet Arkitekskole, Copenhagen.(propos recueillis sur place par l‟auteur) 27 26

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linked to the Norwegian political framework ». 29 Avec une forme qui cherche à se fondre dans le paysage naturel tout en reconnectant avec un paysage cette fois-ci urbain, une pratique désacralisée du programme qu‟il abrite, l‟opéra rompt avec la tradition pour s‟accorder sur de nouvelles politiques intégratrices souhaitant toucher une plus large audience. Finalement, c‟est dans la pratique que l‟opéra réactive et réaffirme l‟héritage culturel du « likhet » en encensant le quotidien. Tranchant définitivement avec le slogan moderniste du « less is more », ici « More people make more ». 30 La verrière de l‟opéra, vu comme une « fenêtre qui s‟ouvre sur le monde », est un signal fort qui souhaite rendre lisible le contenu même du bâtiment. Ce modèle du promontoire vitré est une constante dans le travail de l‟agence Snohetta qui joue sur ce rapport d‟intériorité/extériorité flou. On pense au Sandvika Cultural Center (inauguré en 2003) (voir image ci-dessous), théâtre dédié à la scène amateur et situé à la limite d‟Oslo qui, à la manière de la Casa de Musica à Porto s‟ouvre généreusement sur la ville. Le caractère « voyeuriste » de ce modèle est quelque chose de tout à fait assumé puisqu‟il fait lui-même partie d‟un procédé qui vise à susciter la curiosité et l‟intérêt des passants. Sur le toit de l‟opéra, on peut épier les actions qui se déroulent à l‟intérieur avant de décider d‟entrer dans l‟aquarium de glace. Il est également possible d‟observer à l‟arrière du bâtiment l‟activité intense qui règne dans les salles de décors et de costumes par ce même jeu de baies vitrées. A défaut de préserver la « magie » de la performance, ici c‟est encore une fois le caractère égalitaire Nordique qui s‟exprime en exhibant les artères du théâtre, une manière de célébrer les artisans dans l‟ombre, la partie immergée du monde de la performance.

(a gauche) la cube de verre de l‟opéra d‟Oslo (Snohetta) (à droite) la salle de concert du Sandvika Cultural Center ouverte sur la ville (Snohetta) 29

Kjetil Traedal Thorsen dans “Snohetta Works”, edition Lars Müller

Expression de Ingerid Helsing Almaas dan son entretien avec Craig Dykers, tiré de « Conditions : Norske Arkitektkonkurranser, n°283 (2007) » 30

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(1) Diagramme d‟assemblage des plaques de marbre du toit de l‟opéra (schéma tiré de “Snohetta Works”, edition Lars Müller ) (2) Détails d‟assemblage, rupture et accidents (crédit photo A.B) (3) Coupe transversale de l‟opéra (schéma Snohetta)

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III. 2) b. De l’objet isolé au dispositif paysager : la dimension topographique de l’opéra « The Norwegian Landscape is usually restless […] a particular relationship between building and landscape (…) can be described by the ambiguity between resistance and interplay. Both the larger landscape and the individual site can put up a fierce resistance to cultivation and construction. At the same time, terrain and vegetation offer rich possibilities for adding qualities to human building. Some would say that this ambiguity, give by the meeting between man and landscape, is given general expression in the Norwegian culture. The cleft vision is often seen as a basic part of the authentic Norwegian character ». 31 Après avoir traité la capacité de ce « walk-on opera » à susciter un engagement du corps dans l‟espace, il faut se focaliser sur un second aspect, à savoir sa capacité naturelle à devenir un dispositif paysager grâce à ses qualités topographiques. L‟architecture n‟est plus conçue comme un objet isolé mais véritablement comme un dispositif pouvant engager un rapport de réciprocité avec un contexte plus large, jouant à la fois le rôle d‟espace intérieur et extérieur. Dans ce contexte, comment l‟opéra s‟efface de lui-même pour révéler le « genius loci »du fjord ? Cette façon de construire « dans » le paysage pour mieux s‟effacer en son sein est un procédé récurrent dans le travail de l‟agence Snøhetta. Leur projet du Musée Petter Dass reprend cette thématique de la disparition de l‟architecture en venant se glisser entre deux morceaux de roche littéralement incisés (voir page suivante). Coincé entre ces deux blocs, le volume est orienté vers un lac qui est magnifié par une unique baie vitrée. Les formes varient entre le projet de l‟opéra et celui de ce musée mais cette stratégie d‟effacement au profit d‟une célébration du paysage norvégien est similaire. Dans les deux projets également, on retient une approche particulièrement axée sur la matière : dans le cas du Peter Daas Museum, les roches juxtaposées sont utilisées comme façades : seule une vitre les sépare de l‟intérieur du musée. Dans le cas de l‟opéra d‟Oslo, c‟est l‟imbrication complexe du marbre qui souhaite recréer ce caractère réel de la matière, comme si l‟opéra lui aussi n‟était qu‟un rocher glacé dérivant sur le Fjord. Sur ce point, il est intéressant de constater comment la question de l‟ornement est ici utilisée pour se rapprocher d‟un contact naturel avec la matière : au contraire d‟un mimétisme

Ola Bettum, “Building and UrbanDevelopment in Norway– a selection of current issues, Jens Fredrik Nystad Editor, 2009 31

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dépourvu de sens, c‟est ici l‟artifice qui permet au corps de se repositionner dans une approche sensible vis-à-vis du paysage. Une des ambigüités de l‟opéra réside dans sa manière de se détacher de son environnement, visuellement et matériellement, tout en positionnant son entourage au premier plan. Un peu à la manière d‟une incision, pas celle chirurgicale mais bien celle qui laisse une marque, l‟opéra devient le promontoire d‟une ville. Dans un registre plus trivial, le toit de l‟opéra est souvent comparé par les habitants d‟Oslo à une plage ou une île enneigée, un vaste espace où l‟on se retrouve sans but précis si ce n‟est pour prendre le soleil en restant allongé sur le marbre. Pendant les heures creuses de la journée, les renfoncements du toit de l‟opéra sont de véritables enclaves, ensoleillées et loin du tapage sonore. Cet endroit incarne au final deux idées à priori contradictoires : celle d‟un objet ciblé et isolé qui pourtant donne l‟impression d‟être infini. « None of this projects blur the boundaries between architecture and landscape, rather they inhabit that boundaries through their instability, or lack of fixity, constructing as a space by oscillating back and forth across it ». 32

Peter Daas Museum de l‟agence Snohetta , inauguré en 1996 (crédit photo Morten Vank)

Joseph Pollack, Fiddling for Norway – Revival and Identity, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1997 32

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III. 2) c. Une synergie des acteurs publics et privés

Toujours dans la dimension collective de l‟opéra, un des axes prépondérants est la collaboration entre les domaines privé et public et surtout la manière dont leur entente a enrichi le projet. La manifestation la plus parlante de cet échange est le travail continu qui a été engagé avec des artistes lors de sa conception. Un comité des Arts a été formé aussitôt le planning du projet adopté, avec pour but d‟accorder des subventions à un nombre limité de projets annexes associés à l‟opéra. Bien loin du symbolique 1% artistique réservé à la création architecturale publique par la législation française, c‟est par une série de concours lancés par le comité des Arts que des artistes ont pu travailler en étroite collaboration avec l‟agence Snøhetta. Ce système de concours imbriqué est intéressant à plus d‟un titre puisqu‟il créé la mise en relation de plusieurs sphères artistiques (architectes, designers, artisans) et dynamise l‟implication dans le projet. Le design du toit est ainsi le résultat d‟une coopération entre l‟agence et trois artistes norvégiens (Jorunn Sannes, Kalle Grude et Kristian Blystad). D‟autres projets ont été reçus à la suite de concours internationaux à travers lesquels les artistes travaillaient de façon autonome (comme pour le design de la scène principale). L‟exemple de la sculpture qui flotte à quelques dizaines de mètres de l‟opéra est également intéressant : réalisée par Monica Bonvicini, elle représente une transposition en trois dimensions de la peinture « Sea of Ice » de Caspar David Friedrich, célèbre peintre romantique. Cette sculpture représentant le naufrage d'un bateau écrasé par des blocs de glace ravive le thème de la nature toute puissante. Clin d‟œil ou non à la la portée dramatique et romantique de l‟opéra lui-même (la période romantique en Norvège étant directement reliée à l‟idée de nature sauvage), l‟œuvre originale est assumée comme référence pour l‟édifice.

(à gauche) Le tableau „Sea of Ice » (titre original allemande “Das Eismeer”), peinture à l‟huile, 18231824 (à droite) La sculpture de Monica Bonvicini flottant dans le Fjord

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Olafur Eliasson, artiste contemporain danois, a lui-même participé en dessinant une partie du hall d‟entrée, conférant une fois de plus une touche « internationale » au bâtiment. Car il est bien question d‟ouverture ici, dans le sens d‟intégrer l‟édifice à un réseau dans sa programmation même. L‟effet de couverture médiatique qui accompagne ces coopérations est évidemment important mais reste toutefois cohérent dans la gestion de l‟événement précédemment évoqué (cf « projet pilote norvégien » p50). Même au-delà de cette politique médiatique, c‟est une manière pour la Norvège de réaffirmer une partie de son histoire culturelle.

III. 3) Une infrastructure culturelle qui trouve un écho à plusieurs échelles Comme on le précisait en ouverture du mémoire, toute la richesse et complexité d‟une infrastructure culturelle comme l‟opéra d‟Oslo réside dans la grande disparité de ses champs d‟effets.

III. 3) a. A l’échelle locale : recréer l’expérience de rencontre entre la ville, le fjord et les Arts – Un modèle émergent pour l‟infrastructure culturelle scandinave ? L‟appréhension à une échelle locale de l‟opéra est bien sûr basée sur des dispositifs paysagers et infrastructurels (comme souligné tout du long de cette réflexion) mais également sur une orchestration savante du dramatique (terme utlisé ici au sens de « poignant » ou « émouvant »). Bien que le sujet d‟étude porte sur la monumentalité « relative » de l‟opéra, on ne peut transiger sur sa qualité de modèle, dans le sens où il témoigne d‟un regard atypique sur l‟infrastructure culturelle scandinave du XXIème siècle. Ceci étant acquis, sur quel socle repose ce modèle ? D‟abord, sur une célébration de l‟espace public s‟exprimant à travers la générosité des espaces « sans programme » : « The main issue here was to generate something so public that if you find 74


Le toit de l‟opéra comme célébration de l‟espace public (crédit photo Thoës Anders)

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anything you might want to have at home, we have to get rid of it ».

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L‟accès au toit libéré de

toute contrainte est l‟instrument qui place les visiteurs au centre d‟une mise en scène qu‟ils orchestrent eux-mêmes. C‟est un modèle toujours en évolution car différent selon les saisons, les événements. En somme, la ville d‟Oslo s‟est dotée d‟un véritable baromètre d‟activité. Ensuite, sur une politique de transparences et de transitions : le contraste saisissant de l‟opéra entre son aspect extérieur gelé et la chaleur dégagée par son hall en bois renvoie à une tradition profondément scandinave du « hygge » (littéralement du « bien-être » au sens de « cosy ») : l‟intérieur du batiment est séquencé de manière à proposer une atmosphère de plus en plus feutrée à mesure que l‟on pénètre dans le lieu, tout en laissant entrevoir quelle sera la prochaine étape. Un certain rapport de séduction entre le visiteur et l‟opéra s‟opère aux différentes étapes de la visite : avant même d‟avoir mis le pied à l‟intérieur et au fil de sa découverte. Enfin, le modèle repose sur cette idée de la forme pure (au sens « d‟honnête » dans un vocabulaire moderniste), parce qu‟elle est à la fois facilement compréhensible par une large partie de la population et suffisament abstraite pour entretenir une relation poétique avec le fjord. L‟opéra est en ce sens assez peu évocateur sur la fonction qu‟il abrite et c‟est pour cette même raison qu‟il suscite envie et curiosité.

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Thorsen Kjetil, propos recueillis dans BluePrint Magazine, June 2008, p35-42

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III. 3) b. A l’échelle régionale : une infrastructure support de la ville linéaire

Tout au long de cette étude ont constamment ressurgi des questions clés, et en tout premier lieu, celle de la densité. Considérée comme antagoniste à la culture norvégienne de l‟étalement, elle paraît cependant inévitable aujourd‟hui pour susciter le dynamisme et l‟intérêt dans un contexte globalisé. De la même manière, la question de la connexion entre les différentes entités qui composent le projet Fjord City est primordiale : chacune des zones en mutation possède des caractéristiques propres qui doivent être utilisées tels des leviers, afin d‟agir comme des relais, permettant l‟apparition de transitions cohérentes (comme étudié dans le chapitre « identité et plateformes croisées »). De même, l‟élan général est clairement dirigé vers une réactivation de la trame historique d‟Oslo, basée sur un quadrillage régulier. Tout semble indiquer qu‟une fois de plus Oslo ne fera pas le choix de la densité, même à travers une réalisation phare comme celle de l‟opéra. Bien sûr les projets se multiplient le long du fjord mais ils entrent dans une logique plus globale se rapprochant de celle de la ville linéaire, avec une densité paradoxalement étalée. Ce réseau est considéré comme linéaire car c‟est en tant que longue bande à densifier que le fjord est repensé, se voulant un modèle de développement simple, lisible et surtout compréhensible par tous. Au même titre que les autres infrastructures culturelles du fjord, l‟opéra s‟inscrit dans une logique de rationalisation de sa zone. Une forme élancée à gravir qui existe pour repenser la ville par rapport à ce point défini : prendre l‟opéra comme base tangible pour remettre en perspective la ville qui existe et imaginer celle qui se profile à l‟horizon. C‟est bien l‟enjeu clé de ces réalisations qui, plus que d‟établir de nouveaux repères géographiques pour l‟agglomération, marquent la fin d‟un modèle et instaurent un renouveau trop longtemps repoussé. Du point de vue régional, l‟opéra incarne également un modèle de réalisation hybride qui concilie la notion d‟icône urbaine avec celle de nature intacte. Cette conciliation des deux mondes, bien que péniblement obtenue au gré des pérégrinations politico-économiques du projet Fjord City, est en passe d‟être adoptée par d‟autres régions norvégiennes.

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III. 3) c. A l’échelle globale : pourquoi faut-il à la fois plier et déplier Oslo ? Cette situation de « pliure-dépliure » est très symbolique. En effet, l‟opéra représente la première pierre d‟une nouvelle porte d‟entrée pour Oslo étant donnée sa position géographique : la construction est exactement située à la « pliure » entre la ville et le reste du monde. Par analogie avec le pli, une idée double est mise en avant. Tout d‟abord, grâce à sa configuration idéale, Oslo détient aujourd‟hui la possibilité d‟initier un redéveloppement basé sur plusieurs fondements. Parmi eux : un changement de voie radical, une ouverture à l‟international incarnée par le rêve de densité (déploiement) et sur l‟optimisation de ses ressources naturelles, de son territoire (repli sur soi). Ces mêmes réflexions peuvent s‟appliquer à l‟opéra qui est à la fois un modèle générique (en tant qu‟icône populaire) et spécifique à la culture norvégienne. De même, ce qu‟il « replie » sur lui, ce qu‟il condense, c‟est une identité qui veut aujourd‟hui être mise en avant par Oslo. Un bâtiment à lui seul ne peut pas incarner ce mouvement, cette dynamique et c‟est pour cela qu‟il ne constitue qu‟un élément de la grande logique de Fjord City. Son caractère exemplaire donne l‟impulsion nécessaire mais le réseau infraculturel qui se met en place autour en sera le relais. Se déplier, peut être aussi au sens de « se décomplexer », principalement car cette identité longtemps recherchée est le fruit d‟une absence de décisions fortes de la part du gouvernement. L‟identité d‟Oslo, au fond, a toujours existé. Elle s‟exprime en un rapide coup d‟œil jeté depuis les collines jusqu‟au fjord, mais les conditions nécessaires pour que cette image soit captée correctement n‟étaient jusque là pas réunies. La présente étude a démontré que l‟opéra n‟a pas réinventé de concept, il a juste réussi à cristaliser des pratiques et des comportements enracinés depuis longtemps dans la culture norvégienne en concrétisant des idées uniquement couchées sur le papier durant des décennies. Fjord City est à ce titre un moment clé, permettant de dégager des opportunités et créer l‟espace nécessaire pour qu‟Oslo se réinvente. Se déplier, enfin, parce que l‟espace généré par l‟opéra est tel qu‟il permet à la culture et au paysage norvégien d‟être partagé, à travers un langage universel : celui du corps et du regard. En ce sens précis, l‟opéra d‟Oslo est la marque d‟une identité naissante dans une ville anonyme.

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Conclusion L‟intérêt de prendre un édifice comme l‟opéra d‟Oslo pour objet d‟étude, c‟est qu‟il peut être perçu comme un prisme au travers duquel il est possible de se projeter dans différentes histoires pour Oslo. En tant que réalisation concrète, il pèse aujourd‟hui de tout son poids sur la ville en tant qu‟ élément riche en potentiels de connexions et de mises en perspective des éléments qui l‟entourent. La position prise dans ce mémoire consistait à dérouler une histoire constituée des trois acteurs principaux d‟un Oslo contemporain : l‟opéra, Fjord City et son territoire. Parce qu‟il y a quelque chose qui relève de l‟alchimie entre ces trois éléments, leur mise en relation a permis de mettre en évidence des questions primordiales longtemps laissées en sommeil par la population et plus particulièrement ses dirigeants : le besoin de trouver une identité, de tutoyer la densité ou encore la nécessité de s‟ouvrir à l‟extérieur sont autant d‟angles d‟attaque ayant permis de développer et de modeler une vision à long terme. Les premiers résultats sont tangibles : une forme de désinhibition fondée sur le partage d‟un modèle culturel au détriment d‟un repli complexé sur son territoire voit le jour. Il ne demande à présent qu‟à se répandre. Bien que conséquente, l‟analyse développée tout au long des pages de cette étude n‟est pas pour autant exhaustive sur tous les points. Il est vrai que les thèmes abordés peuvent sembler vastes (politique, paysager, formel, comportemental) mais ils sont pourtant tous parties prenantes dans la constitution d‟un nouveau modèle : respectant les fondamentaux de la culture norvégienne tout en prenant acte des contraintes de la société du XXIème siècle, l‟opéra d‟Oslo est le produit d‟un métissage audacieux déjà pensé en amont avec Fjord City. C‟est une œuvre issue d‟un habile compromis entre plusieurs visions, certes divergentes, mais qui, au final, renforcent son statut d‟icône urbaine. Les questions soulevées à travers ce mémoire sont toujours en mouvement puisque c‟est le propre même du projet Fjord City : une machine dont les grandes lignes sont planifiées en amont mais qui se heurte à de nombreuses contradictions au fur et à mesure de sa concrétisation. L‟approche généalogique proposée pourrait s‟enrichir au moyen d‟une étude sur le devenir de ce nouveau modèle propre à Fjord City. Le développement de la notion d‟indécision politique pour Oslo serait un plus sur ce point : sur la base de ce modèle, considéré probant, Oslo va-t-elle continuer à développer frénétiquement d‟autres projets pour la côte quitte à laisser de côté son 80


idéal d‟une nature intacte ? La notion d‟égalité et d‟accessibilité qui se concrétise via une logique d‟espaces publics n‟est-t-elle pas illusoire compte tenu de la pression foncière qui plane de plus en plus sur les régions côtières ? Et sur des questions plus architecturales, quelles seront les valeurs intrinsèques des futures infrastructures culturelles de Fjord City ? Iront-elles dans le même sens que celles de l‟opéra ou bien s‟en détourneront-elles ? La posture originale de l‟agence Snøhetta trouvera-t-elle un écho dans la pratique des autres agences chargées de poursuivre l‟œuvre Fjord City (sachant que la moitié des projets en cours ont été attribués à des agences norvégiennes) ? L‟avenir nous le dira. D‟un point de vue plus pragmatique, un travail plus fouillé auprès des agences d‟architectures basées à Oslo aurait pu être engagé afin d‟alimenter le kaléidoscope des visions souhaitées pour la ville. Il aurait également été intéressant de se documenter sur les projets d‟infrastructures culturelles engagés dans d‟autres régions de la Norvège. Comme expliqué dans ce dossier, la culture est profondément décentralisée dans le pays, et si Oslo a pu saisir sa chance d‟évoluer, d‟autres villes ont probablement entrepris le même travail de fond. Comparer les réalisations respectives aurait permis de vérifier si le modèle Fjord City est destiné à perdurer et à se propager ou bien à rester un cas unique. Enfin, un travail plus approfondi sur l‟évolution des routes touristiques norvégiennes aurait amené un éclaircissement bienfaiteur sur les politiques à l‟échelle nationale, permettant une comparaison sur le plan régional de la balade du fjord et de l‟opéra comme dispositif paysager.

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Bibliographie Textes d’auteurs : BORJA, J. & CASTELLS, M. Local and global : Management of cities in the information age, ed. Earthscan, Londres BOULLIER Dominique, La ville événement, foules et publics urbains, collection « La ville en débat » dirigé par DONZELOT Jacques 2010 BREEN, Anne et RIGBY, Dick, Waterfronts, cities reclaim their edge, édition McGraw-Hill Inc MARDAGA, Pierre, Ville, forme, symbolique, pouvoir, projets (1989) France, ed. Institut Français d‟Architecture DESFOR, Gene. et LAIDLEY Jennifer, Reshaping Toronto‟s Waterfront, ed. Toronto: University of Toronto Press (2011) DESFORT, Gene; LAIDLEY, Jennifer; STEVENS, Quentin; SCHUBERT, Dirk, Transforming Urban Waterfront DESFOR, Gene, Transforming urban waterfronts: Fixity and flow, (2011) FLORIDA, Richard, The Creative Class (2004), Basic Books, New York GENAILLE, Nicolas, Le concept de fagship, un projet d‟image en direction de l‟attractivité », issue du recueil PUCA « Attractivité des territoires : regards croisés » ed. Acte des séminaires Fev-Juillet 2007 JEUDY, Henri-Pierre et BERENSTEIN Jaques, Corps et décor urbain, les enjeux culturels des villes, édition L‟harmattan Paris, 2006. KIIB, Hans, Harbourscape, édition Aalborg University Press 2007 LANDRY, Charles, The Creative City. A Toolkit for Urban Innovators (2000), Earthscan Publications Ltd. Londres. MARSHALL Richard,Waterfront in Post-Industrial Cities, (2001) MEYER Hans,City and Port, édition International Books (1999) MILLSPAUGH, Martin, Waterfront as Cataclyst for the City Renewal R. KUNZMANN, Klaus, Medium-sized Towns, Strategic Planning and Creative Governance, 2004 ROUILLARD, Dominique, « Imaginaires d‟Infrastructure », édition L‟Harmattan Paris, 2009 SAN MARTIN, Ignacio, Recreational Waterfronts in Central and Northern Europe : Implications for Urban Waterfronts

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Textes théoriques/critiques : BAKKE, Marit, Centralized Decentralization in Norwegian Cultural Policy ,The Journal of Arts Management, Law, and Society, Volume 24, Issue 2, 1994 BETTUM, Ola, Building and UrbanDevelopment in Norway– a selection of current issues, Jens Fredrik Nystad Editor, 2009 E. LIEN, Marianne et MELHUUS Marit, La Norvège vue de l‟intérieur GOERTZEN, Chris, Fiddling for Norway – Revival and Identity, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1997 GOSSELIN, Gabriel, Le savoir-être norvégien, regard anthropologique sur culture norvégienne, ed. L'Harmattan (Broché - 3 mai 2000) HAYFORD O‟LEARY, Margaret, Culture and Customs of Norway, Collection: Culture and customs of Europe. Éditeur : Santa Barbara, 2010. NORBERG-SCHULZ, Christian, Genius Loci, paysage, ambiance, architecture (traduction francaise de 1981 par Pierre Mardaga) NORBERG-SCHULZ, Christian, Nightlands: Nordic Building, Cambridge, MA – MIT press, 1996 ØYSTEIN, Sørensen et STRÅTH Bo, The Cultural Construction of Norden Oslo (1997), Oslo University Press.

Conférences : Conférence du 6 Septembre 2011 à la Royal Danish School of Fine Arts, Copenhague Conférence du 10 Avril 2011 à la DogA (Centre de Design et d‟Architecture D‟Oslo) Interview de l‟agence Snohetta du 23 Mars 2011 à la Carleton University (http://www.youtube.com/watch?v=CiQrbyW6HDk)

Ouvrage à caractère général : “ SNØHETTA Works”, edition Lars Müller, Juin 2009 The new city within the city, publié par City of Oslo, Agency for Planning and Building Services

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Revues : ByggeKunst: the Norwegian review of Architecture, n°4 (2001) (dans son intégralité) LOOTSMA, Bart, « Artificial Mirages », Snohetta Works, editions Müller, 2009 KELLY, Peter, dans BluePrint Magazine, June 2008, p35-42 SIMENC Christian, projet détour « La nature observée », ArtNord, la revue de l‟actualité artistique nordique et balt, n°10, , p42-44 TVILDE, Dag, Oslo‟s waterfront and urban territory: dynamics of transformation”, revue Territorio de Dipartimento di architettura e pianificazione del Politecnico di Milano “Oslo, powered by nature”, published by Norway Export, annual report 2009/2010 Dagsavisen newspaper (quotidien norvégien), articles variés Nordic Statistical Yearbook 2010, Copenhagen, Norden, 2010 (rapport) Oslopuls, quotidien Norvégien

Sites électroniques consultés : « Oslo Opera House Competition”, (http://www.arch.ksu.edu/shapiro/den_norske_opera_competition.htm – consulté le 25 Août 2010 www.bjorvika-info.no, Bjørvika informasjonssenter http://www.bjorvikautvikling.no/ (Développement historique du port d‟Oslo) www.turistveg.no http://commonlands.net/index.php?/about/info/ (http://www.vegvesen.no/_attachment/176196/binary/333813) http://www.creativecity.ca/se-newsletters/special-edition-5/2-f.html (familiarisation avec le vocabulaire propre aux infrastructures culturelle, notamment grâce à ce site qui détail avec minutie les enjeux à venir pour l'infrastructure culturelle au Canada http://www.comedia.org.uk/ http://www.waterfrontoronto.ca/about_us/scope_and_scale (site internet dédié au waterfront de Toronto, comparaison avec d‟autre projet similaire dans leur échelle notamment) http://www.snohetta.com/ 84


Expositions « Man Made Environment » à la Danish Architecture Center (DAC)) à Copenhague, visitée courant Mars 2011

INDEX des noms cités AUGE, Marc, éthnologue et anthropologue français BLYSTAD, Kristian, artiste norvégien BONVICINI, Monica, artiste norvégien BETTUM, Ola, BORJA, Jordi, écrivain/théoricien BORRUD, Elin, architecte à l‟agence MNAL et professeur à la Oslo School of Architecture (OSA) CASTELLS, Manuel, écrivain/théoricien DAVID FRIEDRICH, Caspar, artiste peintre allemand DELALEX Gille, architecte français, professeur à l‟école d‟Architecture Paris-Malaquais DESFORT, Gene DE VIBE, Elen, urbaniste norvégienne DOMENIG, Gunther, architecte autrichien DYKERS, Craig, partenaire principal de l‟agence Snøhetta ELIASSON Olafur, artiste/plasticien Dano-Icelandais FELBERG, Knut, professeur à l‟école d‟Architecture d‟Oslo (AHO) GENAILLE, Nicolas, ancien étudiant à l‟Université d‟Urbanisme de Paris GRUDE, Kalle, artiste norvégien GULLESTAD, Marianne, anthropologiste norvégienne GUNERIUS LARSEN, Jonas, étudiant à la Danish Academy of Fine Arts HELSING ALMAAS, Ingerid, partenaire de l‟agence 70°N Architects HYLLAND ERIKSEN, Thomas, professeur norvégien d'anthropologie, écrivain et penseur. KARI MORTENSEN, Aase, partenaire de l‟agence Snøhetta KURDAHL, Adam, partenaire de l‟agence Space Group LANDRY, Charles, écrivain/urbaniste anglais (fondateur du groupe COMEDIA) LALANDE, André, philosophe français 85


LAIDLEY, Jennifer LIBESKIND Daniel, architecte polonaise naturalisé américain LOOTSMA, Bart, historien/critique d‟architecture hollandais MARSHAL Richard, urbaniste/théoricien américain MCQUILLAN, Thomas MUNCH, Edouard, peintre expressionniste norvégien NORBERG-SCHULTZ, Christian, architecte/historien/théoricien norvégien OTTO ELLEFSEN, Karl, directeur de l‟école d‟Architecture d‟Oslo (AHO) OVE, Arup, architecte/ingénieur anglo-danois POLLACK, Joseph R. KUNZMANN, Klaus, professeur d‟urbanisme allemand ROUILLARD, Dominique, architecte/docteur en histoire de l‟art et professeur à l‟école d‟Architecture Paris-Malaquais SANNES, Jorunn, artiste norvégien THORSEN, Kjetil, fondateur de l‟agence Snøhetta TILMAN, Harm, rédacteur de la revue « De Architect » UTZON, John, architecte danois VAN DER POL, Bik, artiste norvégien

INDEX des agences d’architecture/design citées Agence SNØHETTA Agence, Nicolin Studio Architettura Agence, MVRDV Agence, SpaceGroup Agencies PLAN B, K.C.A.P et TER Oslo Waterfront Planning Office (OWPO) Agency for Planning and Building Services Touchy-Feely Haptic Design

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INDEX des termes norvégien utilisés Funkis = fonctionnel Drommen om Drammen Hygge = bien-être, « cosy » Likeht = égalité au sens de « mêmeté » Folkedig = populaire Allemannsretten = “ bien commun“ utilisé pour parlé du droit d‟accès à la nature

INDEX des quartiers d’Oslo cités Bygdøy Paradisbukta Bjørvika Rivière Aker Odda Aker Brygge Narvik Christiana Theater

HISTORIQUE DE L’OPERA D’OSLO : 1998: Proposal put before Parliament for the building of a new opera house on the Vestbane site. No majority obtained for the proposed site. 1999: Three construction sites are proposed: Vestebane, Bjørvika and the Folketeater building. On June 15tha parliamentary majority votes to build a new opera house in Bjørvika. 2000: Opening of an international Architect competition. 240 submissions received from all around the world. On June 22nd the Architect company Snøhetta is declared winner with the project “04321”. 2001: The pilot project for the new Opera House is prepared. 2002: The Government bill on the new Opera House is put before Parliament and approved on June 16th. Preparatory on-site work commences. 2003: Foundation works commences on February 17th. 2004: The foundation stone is laid by H. M. the King on September 3rd. 2005: The Stage Tower, the Opera‟s highest point is completed on May 11th. 2006: Weather-tight building status achieved in February, internal installation work commences. 2007: The construction works to be commissioned autumn/winter. 2008: Building scheduled for testing, takeover and inaugural performance (autumn). 87


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