Contributions à une réflexion sur les artothèques

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Première contribution à une réflexion sur les artothèques.

On ne saurait s’intéresser à l’art aujourd’hui sans avoir entendu parler, ici ou là, d’une crise de l’art contemporain. Quant à savoir en quoi elle consiste exactement, cela reste à vrai dire assez vague. Peut-être s’agit-il de désigner par-là certaine désaffection du (grand) public pour la chose, ou bien encore – et c’en serait en partie la cause – certaine difficulté dans la compréhension des œuvres. Peut-être s’agit-il de souligner combien elles peuvent paraître éloignées de la société où elles sont nées et sembler peu remplir ses attentes, consciemment ou inconsciemment formulées. Sans doute, il vaudrait le coup de se pencher sur tout cela de plus près. Afin de discerner, par exemple, si c’est bien là une spécificité de l’art contemporain aujourd’hui, ou si ce n’est pas plutôt une caractéristique qui lui serait constante, et qu’il aurait, mieux encore, en partage avec son prédécesseur historique, l’art moderne, en son temps, voire avec tout un régime déterminé des œuvres depuis le début du XIXème siècle. Il faudrait, pour ce faire, tout le travail de documentation de l’historien, et tout le travail d’enquête du sociologue. Tel n’est pas, cependant, ce que nous nous proposerons ici. Nous nous contenterons plutôt d’agir en philosophe : dans la revendication d’un pas de côté donc, et d’un regard qui ne soit pas seulement de constat, mais soit aussi prise de position (à fonction opératoire). Qu’importe en un sens la vérité objective de la proposition : il y a une crise de l’art contemporain aujourd’hui. Ce qui doit nous retenir, surtout, c’est sa vérité subjective. Une idée, fût-elle fausse, n’est-elle pas toujours une vraie idée ? Qu’elle soit vraie ou fausse, qu’elle demande à être précisée, articulée – certes ! –, n’en demeure-t-il pas moins qu’elle existe comme idée : spontanément conçue et couramment vécue ? Ainsi en va-t-il en tout cas de la proposition suivant laquelle l’art contemporain aujourd’hui est en crise. Elle doit bien avoir quelque chose à nous dire du coup – une vérité – du rapport, aujourd’hui, aux œuvres de l’art qui se déclare et qu’on déclare être l’art contemporain : quoi que ce soit exactement, oui, il y a bien un problème, aujourd’hui, sous ce rapport. Une attitude, traditionnellement, serait de le déplorer. Mais ne pourrait-on, tout aussi bien, faire ici un autre pas de côté ? Admettons en effet qu’il y ait un problème ou une crise de l’art contemporain dans les limites que nous venons de définir : comme une vérité subjective. Est-il bien sûr qu’il faille pour autant le lui reprocher ? Et si c’était, au contraire, ce qui en fait tout l’intérêt ? Question de définition de l’art peut-être. Mais justement ! Comme nous y avons déjà fait allusion, il y a un régime des œuvres, depuis le début du XIXème siècle – celui que, quant à nous, nous revendiquons encore comme le nôtre –, qui considère que les œuvres ne sont pas là pour faire beau, pour faire joli, mais pour produire du trouble. Dans ce régime des œuvres, dans ce régime de l’art, il est écrit que l’art, par définition, se doit de ne rien produire qui soit attendu, qu’il ne doit pas produire du convenu, ce que la société veut entendre, mais y apporter autre chose, qui la trouble ou qui, précisément, la mette en crise. On voit comment, petit à petit, notre propos s’est maintenant déplacé : qu’il y ait une crise de l’art contemporain, ce serait donc plutôt une bonne chose, comme un signe de la bonne santé de celui-ci. Au sens où un art qui ne fait pas crise n’est pas un art en son sens propre, à la hauteur de son concept (tel que défini du moins dans ce régime auquel nous adhérons). D’où l’on tire cette conséquence : loin de chercher à résoudre cette crise de l’art contemporain, peut-être faut-il au contraire chercher à la maintenir. Mieux encore : à la renforcer, à la faire proliférer et fructifier. Or, il nous semble

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que, dans le paysage institutionnel, en France, les artothèques ont là-dedans un rôle à saisir et à jouer. C’est le point, en tout cas, que nous voudrions ici développer. Mais ce que nous disons-là, quant au détail, reste sans doute, pour l’heure, assez énigmatique. Il convient, pour mieux le comprendre, de commencer par reprendre, sur la base même de ce que nous venons de poser, ce qui, pour la société où nous vivons, fait qu’il y a un problème ou fait qu’il y a une crise de l’art contemporain. Non pas, on le répète, du point de vue de l’historien, ni du point de vue du sociologue, mais de celui du philosophe : à partir d’une analyse des concepts, d’une étude des régimes et des jeux de vérité. C’est à cette condition seule qu’on pourra ensuite, de manière à la fois descriptive et prospective, identifier un rôle juste pour les artothèques. Voici le moment venu de faire entrer en scène deux nouveaux concepts : celui de consommation et cet autre qui l’accompagne toujours, le désir. Nul ne s’étonnera, je pense, si j’avance ici que nous vivons dans une société qu’on peut qualifier de société de consommation : c’est devenu une banalité de le dire, presque un poncif. Il n’est pas sûr cependant – la faute étant à cette banalité même – qu’on en ait à l’esprit, lorsqu’on le dit, toutes les significations ou implications en termes d’être-au-monde. Qu’est-ce en effet que la société de consommation ? Une société qui, dans l’état donné d’un développement accru des moyens de production et, plus encore, de leur productivité, organise sa survie, face au danger d’une crise de surproduction, dans l’organisation d’une consommation en flux des objets produits, et dans la stimulation sans cesse réactivée, réactualisée, à cette fin, du désir de ces mêmes objets. Pour le dire autrement, la société de consommation est une société qui a placé le désir, ou un certain type de désir au centre de sa mécanique : le désir aliéné, celui qui se crée dans l’attente – presque en douleur – et qui n’est soulagé que dans la résolution, dans la possession de ce que l’attente avait promis. Cela dit, toute la question pour nous est maintenant de savoir quelle place incombe, ou quelle place prend, dans ce schéma, cet objet dont on fera l’hypothèse qu’il n’y est peut-être pas un objet tout à fait comme les autres et qui est l’œuvre d’art. Je dis que ce n’y est peut-être pas un objet tout à fait comme les autres : car s’il est une caractéristique en effet de l’œuvre d’art, c’est qu’elle ne vient pas pour satisfaire ce désir aliéné. L’œuvre d’art n’est pas un objet qui vienne – dans le régime, du moins, que nous revendiquons – pour combler une attente, et disparaître dans ce comblement. De l’œuvre d’art, on pourrait dire qu’elle apparaît pour rien, ou du moins qu’elle n’apparaît pas pour quelque chose de précis, quelque chose qui lui préexisterait, une demande, une commande, dont elle ne serait que la réalisation et la résolution. On voit quel hiatus se crée, du coup, entre la société de consommation – cette société qui s’organise dans ce schéma où tout doit continuellement passer, dans ce grand flux, où tout ce qui est produit doit être consommé, disparaître, pour qu’on puisse produire encore et derechef – entre cette société, dis-je, et cet objet, l’œuvre d’art, qui, dans sa production même, ou dans sa création, ne se pense pas vraiment et même ne se pense pas du tout comme utilisable, recyclable, mais dans la gratuité du geste, plutôt, comme donation de soi unilatérale et en quelque chose arbitraire. D’où l’on comprend mieux en quoi consiste exactement cette crise de l’art contemporain dont, plus haut, on parlait encore vaguement. Ce qui fait crise, dans l’art contemporain, c’est le fait que l’œuvre d’art, précisément, se refuse à la consommation. Elle y résiste. Littéralement : elle y est impropre. Elle apparaît sans avoir été demandée. Ou lorsqu’elle a été demandée, cela se fait parfois, lorsqu’elle a été commandée, elle tombe immanquablement à plat. L’œuvre d’art contemporain est toujours une déception pour le désir aliéné. Elle n’apporte jamais ce que l’on attendait. Il y a, à partir de là, plusieurs solutions, ou plusieurs directions possibles. Une première serait de refuser l’art contemporain, et de se réfugier, plutôt, dans la contemplation, voire dans la réitération, même, ou la reproduction – à peu de choses près – des œuvres du passé : la

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peinture impressionniste, qui fit scandale en son temps, fait aujourd’hui recette, et si l’on ne veut pas se contenter des œuvres des maîtres, Monet, Renoir, on peut toujours, comme on sait, (re)faire de la peinture impressionniste aujourd’hui. Ou bien encore, autre de ces solutions, poussant plus loin l’audace, on pourrait tout aussi bien réitérer, reproduire, quelques œuvres, ou quelques traits, déjà devenus convenus, de l’art moderne et de l’art contemporain historique. Il n’est pas sûr que l’art contemporain aujourd’hui échappe toujours à ce danger. Un certain académisme le guette parfois, ou un certain formalisme. Cet art contemporain-là, gageons-le, n’a rien qui fasse problème : pour peu du moins qu’on en ait acquis quelque culture. Non : il faut le souligner ici : tout l’art contemporain aujourd’hui ne fait pas crise. D’autant que celui, même, qui s’entête encore à la recherche l’inédit, de l’inouï, de l’invu, se trouve confronté à des dispositifs de récupération, ou atténuation, développées par la logique de la consommation, pour rendre acceptable, sinon même désirable, ce qui d’abord ne l’était ou ne l’est pas. On en retiendra ici principalement deux : la muséification, qui esthétise et tue l’œuvre dans le moment qu’elle la sacralise ; et la réduction par un certain type de médiation, classique, qui enferme l’œuvre dans un discours, au lieu de la laisser parler et dialoguer. Triste constat, dira-t-on. Mais faut-il parler d’une fatalité ? Certainement pas ! La question qui se pose est plutôt la suivante : comment, au rebours de cette mécanique de la consommation et du désir aliéné, maintenir l’art contemporain comme crise ; comment faire en sorte qu’il ne succombe pas aux dispositifs d’annulation que sont sa muséification et/ou sa médiation classique ? Les artothèques y sont une réponse possible, peut-être, comme des contre-dispositifs. C’est du moins ce que je m’en vais maintenant essayer de montrer. Reprenons, pour ce faire, les deux dispositifs dont nous avons parlé, dispositifs par lesquels la société de consommation cherche à annuler la crise de l’art contemporain, l’intégrant à ce qu’il arrive aussi qu’on appelle parfois l’industrie culturelle : la muséification, donc, et la médiation classique. Il est clair, d’emblée, que les artothèques, dans leur définition même, s’exceptent, ou peuvent s’excepter, du danger que représente, pour les œuvres, la muséification. L’une de leurs caractéristiques essentielles, en effet, est de proposer ces dernières, les œuvres, non à l’espace d’exposition muséal, ou au white cube, qui en est une version plus récente et tout aussi sacrale, mais à l’intérieur d’un lieu particulier, le lieu d’habitation de l’emprunteur. Dans ce lieu familier, les œuvres perdent d’évidence l’aspect sacré qu’elles empruntent sinon, aspect sacré dont il faut répéter qu’il n’est jamais qu’un subterfuge, dans la passivité du spectateur/regardeur qu’il organise, pour rendre les œuvres mieux consommables. Prises en main, au contraire, intégrées dans le lieu où l’on vit, parmi les objets du quotidien, les œuvres, devenues en cela familières, deviennent aussi plus fréquentables au sens où un rapport s’établit à elles qui ne soit plus seulement un rapport de désir et de disparition, mais un rapport de dialogue, dont on a déjà laissé entendre, plus haut, que c’était un trait saillant, voire même un autre mot, pour parler de ce qu’on a plus souvent coutume d’appeler rapport critique, ou état de crise. Mais ce premier point, pour premier qu’il soit à se présenter à l’esprit lorsqu’on essaie d’appréhender la spécificité des artothèques, n’est pas compréhensible, et ne peut même fonctionner à plein, sans que l’on ait d’abord parlé, et mis en jeu, cette autre caractéristique essentielle des artothèques, sans doute plus discrète, mais non moins importante : la mise en place d’une médiation que, pour pouvoir distinguer de celle que nous avons qualifiée tantôt de classique, nous pourrions qualifier ici de médiation critique. Que faut-il entendre par-là ? Il faut entendre le fait que, dans le cadre des artothèques, peut s’établir entre l’emprunteur et le personnel, un genre de relation assez différent de celui qu’entretient aux visiteurs le personnel des musées ou des centres d’art. Cette relation est, pour ainsi dire, beaucoup plus individuelle

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(on a toujours affaire à un emprunteur particulier : pas à un groupe) et horizontale (il ne s’agit pas d’expliquer l’œuvre, du point de vue de quelqu’un qui en détiendrait la vérité : il s’agit plutôt, et ensemble, d’en discuter). On voit donc réapparaître, ici, la notion de discussion, ou de dialogue. Tout un chacun, d’ailleurs, qui travaille dans les artothèques, s’accordera à en reconnaître l’extrême importance. Or, elle est ce qui fait le fondement de ce que j’appelle une médiation critique : médiation construite sur le dialogue ou, mieux encore, construite en dialogue, la seule à même de susciter le questionnement, la pensée, et de maintenir les œuvres, du même coup, en leur état critique, en leur état de crise. On comprend mieux maintenant – du moins je l’espère – le lien que je faisais, tout à l’heure, entre ce second point et le premier, entre cette seconde caractéristique essentielle des artothèques et la première. C’est à la condition qu’ait eu lieu cette médiation critique, dans un dialogue entre l’emprunteur et le personnel, que pourra ensuite se poursuivre, et s’approfondir, dans l’intérieur du lieu d’habitation où les œuvres auront été accrochées, un dialogue, autrement dit une relation critique entre l’emprunteur et celles-ci. Bien sûr, ce que j’expose là n’est qu’en partie descriptif, et je suis aussi, simultanément, dans le prospectif. J’ai tâché de m’appuyer ici sur quelques caractéristiques existantes et constitutives des artothèques, mais c’est pour mieux montrer en quoi, dans le contexte plus large que j’ai commencé par définir, elles peuvent aussi, et peut-être même doivent, être saisies et investies, maintenant, comme des chances, comme des points forts à exploiter et radicaliser. Sans doute, il y aurait encore d’autres points forts de ce genre à relever : dans la même logique, toujours, de s’opposer à la mécanique de la consommation. Ne serait-ce que le fait que le système du prêt – dont on peut dire qu’il est, évidemment, une autre caractéristique essentielle des artothèques – déplace les choses – je veux dire : le rapport aux œuvres – dans un système de référence qui n’a plus rien à voir avec celui de la consommation et du désir aliéné. Sans nul enjeu de possession, ni appropriation, le rapport aux œuvres se trouve en effet libéré de tout rapport d’attente et d’intérêt. Le maître mot, ici, est la gratuité : la gratuité (ou quasi gratuité) du prêt entraînant la possibilité d’un maintien de ce que nous appelions tout à l’heure la gratuité des œuvres, dans leur donation de soi unilatérale et pour ainsi dire arbitraire. Un autre point d’ailleurs s’ajoute encore, qui renforce ce déplacement dans la mécanique du désir par un déplacement dans la logique de la valeur. Comme on sait, une grande partie du fonds des artothèques est – pour des raisons d’abord budgétaires – composé de multiples. Mais ce qui n’est souvent que l’effet d’une nécessité, peut aussi devenir (et nous recroisons, ici, les registres du descriptif et du prospectif) l’objet d’un choix, d’un parti pris, assumé comme tel. Rappelons, pour le comprendre, ce qu’est un multiple : un objet, une œuvre, dont il fait partie de l’essence, ou de la définition, d’exister en plusieurs exemplaires, à l’identique. De par sa nature et son histoire, il est clair que la multiple entretien du coup quelque affinité avec ce que nous avons vu être le fonctionnement des artothèques : il est de l’essence du multiple de circuler, de passer de mains en mains, d’un lieu à un autre, le réinvestissant à chaque fois, le modifiant, tout en étant aussi modifié par lui. Mais on voit également en quoi la question de la valeur de l’œuvre est posée de manière spécifique avec le multiple : objet à plusieurs exemplaires, le multiple n’a pas autant de valeur que l’œuvre unique, au sens, du moins, où il n’est pas susceptible du même fétichisme que cette dernière, comme marchandise, fétichisme dont on sait, depuis Marx, qu’il est un autre mot pour parler du désir aliéné, et la structure fondamentale du capitalisme. Bref, en choisissant de prêter des multiples, les artothèques choisissent de prêter, parmi les œuvres d’art, les œuvres qui ont le moins de valeur (au sens économique) et sont par conséquent les mieux à mêmes de s’excepter du système. Celles aussi qui, de par leur nature et leur histoire, se donnent le mieux à la circulation et à la mise en discussion. Celles qui, d’un mot, sont peut-être parmi les plus

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faciles à maintenir à l’état critique, à l’état de crise, comme objet de questionnement, comme objet de pensée. On voit donc, en résumé, où je veux en venir : interprétées dans le cadre général que j’ai commencé par poser, les spécificités des artothèques prennent soudain un relief tout particulier, qui en fait un contre-dispositif possible, dans un milieu, celui de l’art, plus que jamais exposé aux dangers de l’industrie culturelle, ou du tout culturel, fers de lance, en art, de la mécanique de la consommation et du désir aliéné. Ce n’est là, bien évidemment, qu’une première contribution à une réflexion sur les artothèques, et ces quelques remarques générales – dont je répète qu’elles se sont surtout attachées, depuis ce point de vue ou ce pas de côté que j’indiquais tout à l’heure être celui du philosophe, à replacer les choses dans leur contexte historique concret (économique, idéologique), pour mieux pouvoir les penser – sont tout à la fois de l’ordre du constat, comme je l’avais annoncé, mais aussi de la prise de position, à fonction opératoire. C’est volontiers, donc, qu’elles sont tranchées, on pourrait même dire dogmatiques. Dogmatiques, oui, mais au sens où Althusser parlait jadis de la nécessité d’énoncer de telles propositions : comme le seul moyen, les choses étant posées, et bien posées, d’en discuter réellement et de chercher, par ce dialogue, une position plus juste. Bref comme le seul moyen d’être vraiment critique.

François Coadou Janvier 2010 Commande de l’Association de Recherche et Développement sur les Artothèques

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Seconde contribution à une réflexion sur les artothèques.

Lorsqu’en janvier dernier, j’intitulais, pour répondre à la commande passée par l’ADRA, le texte que je rédigeais sur les artothèques Première contribution à une réflexion sur les artothèques, il ne s’agissait évidemment pas de prétendre, par-là, que ce fût la première contribution dans l’absolu à une réflexion de ce genre. Il n’y avait qu’à se souvenir, pour en dissiper l’équivoque, du colloque organisé à Caen, par l’ADRA, en 2000, dont les actes sont toujours disponibles et consultables avec profit. Plutôt s’agissait-il d’indiquer d’emblée que cette première contribution en appellerait ensuite une seconde. Entre les deux : un peu de temps passé et de travail, donc, de la pensée ; et surtout, au mois de mars, en marge du Salon du dessin contemporain 2010, au Carrousel du Louvre, une rencontre et discussion avec des directrices d’artothèques. Comme une manière d’avoir du retour, après un premier texte écrit du point de vue seul de la théorie : des objections peut-être, issues de l’expérience ; des demandes de précisions, à tout le moins ; et sans doute aussi de nouvelles directions de recherche. Bref, c’est dans ce double contexte – comme suite à un premier texte, et comme suite à une rencontre et discussion – qu’il convient d’aborder aujourd’hui la lecture de cette Seconde contribution : car c’est ce double contexte qui en a présidé à la conception et à la rédaction. Il en détermine avant tout la forme : adoptant, pour cette fois, un ordre moins strictement démonstratif que ce n’était le cas dans le texte précédant, mais d’un genre, tout de même, qui a montré dans l’Histoire quelque efficacité heuristique, cette Seconde contribution s’écrira en effet sous la forme de gloses. J’aurai soin, bien sûr, dans le plus pur respect de la tradition, et pour assurer la clarté du propos, d’introduire d’un rappel chaque nouveau développement.

1. De la crise de l’art contemporain, derechef. Au début de ma première contribution, j’opérais, on s’en souvient peut-être, un renversement : partant du constat de l’existence – fût-ce sous une forme subjective : c’est-à-dire comme sentiment – d’une crise de l’art contemporain, j’en venais à soutenir que, bien loin d’être quelque chose qu’on dût lui reprocher, c’était quelque chose – faire crise – qui lui était consubstantiel au contraire, et qui en faisait même tout l’intérêt. Mais il vaut peut-être la peine, pour enfoncer le clou, pour entériner une bonne fois pour toutes cette thèse, dont je sais en même temps combien elle est, au sens propre, paradoxale, d’y adjoindre ici quelques nouvelles réflexions. À commencer par des considérations sur le sens exact qu’il faut, en l’occurrence, donner au concept de contemporain. Car, pour banal que soit l’adjectif, le sens que je lui donne ici – et qui en fait quelque chose de plus : un concept – ne l’est, quant à lui, peut-être pas. Lorsque j’utilise ici le mot contemporain, je ne le prends pas en effet au sens historique : ni, évidemment, au sens large où les historiens l’emploient, lorsqu’ils parlent d’époque contemporaine, pour désigner ce qui va de la fin du XVIIIème siècle jusqu’à nos jours ; ni même au sens où on l’emploie plus couramment, chez les historiens de l’art, pour désigner une période qui commence, tantôt après la seconde guerre mondiale, tantôt à la charnière des années 50 et des années 60.

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D’ailleurs, si je m’arrête à ce second sens, qu’on pourrait qualifier de restreint, on voit tout suite à quel genre de problèmes, à le prendre au sérieux, il nous expose : car visiblement, il ne s’agit pas seulement avec lui de désigner un moment historique – dont il faut déjà souligner l’imprécision réelle, quant au choix, notamment, de l’événement qui en ferait l’ouverture – mais, plus encore, un certain type d’art, développé au cours du moment considéré. En d’autres termes, la catégorie historique semble devoir se redoubler ici d’une catégorie esthétique, mais qui ne s’avère guère plus précise lorsqu’on y regarde de plus près. Car si tout art, dans la période, ne sera certes pas dit contemporain, mais seulement une partie, comment en définir plus exactement la ligne de partage ? Et cela a-t-il même du sens d’essayer de le faire, à partir du moment où il s’agit, sinon de penser, je le crains, du moins de désigner par-là cinquante ou soixante ans maintenant de production artistique, avec toute la diversité réelle qu’un temps si long semble nécessairement devoir impliquer ? Bref, comme on voit, les problèmes, ici, tournent à l’aporie. Dans l’un et l’autre cas, au sens large comme au sens restreint, il ne s’agit, à vrai dire, lorsqu’on parle de contemporain, que d’étiquette, d’un mot qui, à force d’usage, a semble-t-il perdu toute capacité d’être concept au sens strict, c’est-à-dire toute capacité à nous faire concevoir quelque chose. En lieu et place d’idées claires, il aurait plutôt tendance, comme tel, à engendrer de la confusion. La question qui se pose alors est de savoir ce que j’entends, si ce n’est pas cela, lorsque, je parle, quant à moi, d’art contemporain. J’entends, par contemporain, non pas une catégorie historique, donc, mais une catégorie qu’on pourrait qualifier de transhistorique. Transhistorique, au sens du moins où il ne s’agit pas, par là, de désigner un ensemble d’artistes ou d’œuvres qui seraient assignables à un moment donné de l’histoire – que ce soient les deux derniers siècles ou les cinq ou six dernières décennies – mais un ensemble d’artistes ou d’œuvres, qui, quel que soit leur moment, entretiennent, ou ont entretenu, un rapport spécifique à leur temps. Je ne saurais évidemment en avancer ici l’idée, sans me référer à l’ouvrage récent de Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, issu d’un cours prononcé par lui, à Venise, en 2005, livre dont je peux adopter en partie les propositions, jusqu’à un certain point, mais pas toutes. Il est sans doute nécessaire que je m’en explique un peu maintenant. Qu’est-ce en effet que le contemporain, si l’on suit pour l’instant les propositions formulées par Giorgio Agamben ? Après avoir fait référence à l’inactuel nietzschéen, comme à une première manière de le définir, voici ce qu’il en dit : « La contemporanéité est […] une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage […]. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n’arrivent pas à la voir. » (Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris : Rivages, 2008, p. 11) Mais en quoi, demandera-t-on, consiste cette adhérence par déphasage ? Poursuivant l’exposé, Agamben le précise un peu plus loin. Cela consiste, dit-il, à « neutraliser les lumières dont l’époque rayonne, pour en découvrir les ténèbres » (Ibid., p. 21). Ténèbres qui ne sont, comme il l’ajoute alors, autre chose que des lumières qui se reculent, ou mieux : qui font défaut. C’est bien pourquoi, être contemporain, ce n’est pas autre chose, au fond, je le cite encore, que « saisir [les] temps sous la forme d’un "trop tôt" qui est aussi un "trop tard", d’un "déjà" qui est aussi un "pas encore" » (Ibid., p. 26). Jusque-là, l’explication d’Agamben est magistrale, et l’on ne saurait mieux faire que la reprendre. Mais c’est ensuite que tout se gâte, lorsque, de la prudence et de la clarté qui étaient les siennes, il semble soudain se laisser happer par les métaphores qu’il emploie, et qui s’autonomisent, jusqu’à le conduire dans les volutes d’un discours qui ne se mesure plus guère à l’aune de la réalité qu’il est censé décrire. Est-ce l’appât seul que présente la beauté de la formule ? Ou n’est-ce pas, plutôt, un effet de

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l’influence qu’exerce sur lui, forme et contenu, la pensée heideggerienne ? Est-ce une façon d’affirmer le primat, à ses yeux, de l’historial sur l’historique ? N’est-ce pas, pour enfin dire la chose tout net, l’endroit où il bascule indûment – je veux dire : sans qu’il soit nécessaire à l’objet – dans la métaphysique ? Toujours est-il que c’est l’endroit où, quant à moi, je décide de m’en séparer, pour reprendre, à ma manière, les choses là où il les a abandonnées. Saisir les temps sous la forme d’un "trop tôt" qui est aussi un "trop tard", d’un "déjà" qui est aussi un "pas encore" : on ne saurait redire ces mots sans entendre ce qui sonne en eux qui fait signe vers la philosophe hégélienne de l’Histoire. Non pas – faut-il le préciser ? – dans l’interprétation caricaturale, issue du hégélianisme de droite, qui ne voit dans l’Histoire que la réalisation progressive d’un terme, positif, qu’on pourrait d’abord cerner, mais dans l’interprétation, au contraire, issue du hégélianisme de gauche, qui voit dans l’Histoire le processus infini d’un travail du négatif. Bien sûr, je ne peux, dans l’impossibilité matérielle où je suis ici de développer ce point dans tout le détail qu’il mériterait, que renvoyer, entre autres exemples de cette dernière lecture, au petit livre très suggestif de Jean-Luc Nancy, Hegel. L’inquiétude du négatif, publié en 1997 aux éditions Hachette, ou aux notes, plus anciennes mais toujours fort éclairantes, de Lénine sur la dialectique hégélienne, lesquelles figurent au tome 38 des Œuvres publiées en 1976 par les éditions Sociales et les éditions du Progrès. Mais ne nous égarons pas de ce côté-là, et revenons-en plutôt au contemporain. J’appelle donc contemporain celui qui, requis par l’inquiétude de l’Histoire, en conçoit un déphasage, on pourrait dire encore une distance, avec le présent où il vit, qui le met tout à la fois dans le "trop tôt" et le "trop tard", à l’écart, en tout cas, de l’éblouissement de ses lumières, sous le froid brûlant des ténèbres où l’expose la conscience de ce qui manque. Et c’est en ce sens-là, par conséquent, que j’entends également parler ici d’art contemporain. Par où l’on voit bien, maintenant, combien je prends mes distances, ce faisant, par rapport à l’usage : le sens courant du terme, le sens de l’étiquette. Car, sans doute, tous les artistes de ces cinquante ou soixante dernières années ne seront pas des contemporains en ce sens-là. Les vrais contemporains, comme le dit fort justement Giorgio Agamben, sont chose rare (Ibid., p. 24). Peu nombreux sont ceux qui ont ce rapport de déphasage au présent ; peu nombreux sont ceux qui ont ce rapport d’inquiétude à l’Histoire : jusqu’à produire une œuvre qui n’était pas attendue, qui n’était pas prévue ; une œuvre qui apporte au monde de l’inouï, de l’invu ; qui y porte le trouble, qui le mette en crise. Fût-ce, je le répète, dans les cinq ou six dernières décennies. De même qu’il s’en trouvera sans doute, dans les années antérieures, pour être des contemporains, par contre, en ce sens-là : des artistes, ou plutôt des œuvres qui eurent ce rapport à leur temps (qu’on songe, de ce point de vue, à ce que je disais, dans ma Première contribution, des œuvres de l’art moderne) et/ou qui, par-delà, l’ont aujourd’hui, ce rapport, vis-à-vis du nôtre. Bien sûr, il n’en va plus tant, dans ce cas, de leur production que de leur reproduction au sens où en parle Pierre Macherey (dans « Culture et Histoire », article à paraître dans les actes du colloque La culture c’est la règle, l’art c’est l’exception, sous la direction de François Coadou, Stéphanie Loncle et Olivier Maillart), prenant appui sur le célèbre texte de Marx à propos du « charme éternel de l’art grec », dans l’Introduction à la Critique de l’économie politique : certaines œuvres du passé, même le plus éloigné, pouvant, par un phénomène tout à la fois historique et critique qui les re-produit, ou, si l’on préfère, qui les re-crée, être de l’ordre à nouveau de la contemporanéité, être porteuses à nouveau de quelque chose qui interroge notre présent ou, mieux encore, qui le bouscule. Oui, décidément, c’est en ce sens, et pour autant du moins qu’on veuille faire un usage des mots ne soit pas vain, qu’il faut parler désormais de contemporain.

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2. L’art actuel, l’art contemporain et les artothèques. Mais qu’en est-il, le concept d’art contemporain ayant été ainsi redéfini – et certes l’on voit qu’il s’agit là, par rapport à l’usage, d’une révolution plutôt qu’il ne s’agit d’une simple réforme – qu’en est-il, dès lors, des structures, comme sont par exemple les artothèques, qui, par définition, lui sont dédiées et conformées ? Ayant, pour essayer de penser les artothèques, pour essayer de penser leur fonction, déterminé leur position vis-à-vis d’un art contemporain au sens fort du terme, d’un art où l’adjectif contemporain, élevé au rang de concept, rime désormais avec mise en crise, au présent, certes, mais sans considération pour la date à laquelle l’œuvre d’abord a été produite, n’ai-je pas, en réalité, scié la branche sur laquelle je comptais les asseoir ? N’ai-je pas, pour le dire autrement, privé les artothèques, comme d’autres structures d’ « art contemporain », au sens courant du terme, et désormais affublé de guillemets, de ce qui fait ou de ce qui faisait – car peut-être faut-il maintenant en parler au passé – tout leur objet ? Non pas ! Ce n’est qu’à s’arrêter en si bon chemin qu’on pourrait le croire. Mais il nous reste encore, bien heureusement, quelques figures à exécuter sur le champ de ces manœuvres conceptuelles. Peut-être faut-il en effet, afin d’introduire ensuite avec elle une distinction, faire intervenir ici une nouvelle notion : la notion d’art actuel. Par art actuel, nous entendrons ici les productions artistiques du moment présent. La même chose donc, ou à peu près, que ce qu’on appelait jadis du nom d’« art contemporain » : des œuvres d’aujourd’hui, et quelques-unes aussi d’hier, pour peu du moins qu’elles nous semblent, du point de vue de l’Histoire de l’art en particulier, sinon même de l’Histoire tout court, de l’Histoire en général, être du même moment que nous ; pour peu qu’elles nous semblent, les unes aussi bien que les autres, appartenir au présent. C’est à cet ensemble, par conséquent, l’art actuel, que sont, à parler maintenant proprement, dédiées et conformées les structures d’ « art contemporain ». Mais avec la mission, en plus, si tant est qu’elles aient une juste conception de leur responsabilité relativement à l’art et à l’esprit, de discerner l’inactuel au sein de l’actuel, de repérer, de soutenir l’art contemporain au sens fort du terme, celui qui fait crise, et de le promouvoir (c’est un point sur lequel j’ai longuement insisté dans de ma Première contribution) en tant qu’il fait crise. Tâche éminemment difficile, au vrai, que ce discernement ! Les œuvres d’art contemporain et les œuvres d’art actuel ne ressemblent-elles pas, à première vue, comme se ressemblent chien et loup ? 3. Éloge du risque. Les gens de bon sens me répondront qu’il existe cependant un moyen bien simple pour distinguer le chien du loup : c’est de s’en approcher. D’où l’on pourrait conclure que, pour distinguer les œuvres d’art actuel des œuvres d’art contemporain, il suffirait, peut-être, de faire de même. Mais est-ce si simple ? Sans doute pas. Pour distinguer les œuvres qui sont tout entières du moment, qui y adhèrent, voire même qui y sont engluées, de celles qui, au contraire, en sont déphasées, distanciées, il ne suffit pas de les voir, fût-ce de près : il faut encore savoir les reconnaître. Sans quoi, auraient-elles même en soi tout ce qu’il faut pour nous interroger, auraient-elles même en soi ce qu’il faut pour nous bousculer, on pourrait passer à côté, cependant, sans en être le moins du monde arrêté. Il faut, pour percevoir ce qui est déphasé, avoir soi-même un peu

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de ce déphasage. Il faut, pour percevoir ce qui est distancié, avoir soi-même un peu de cette distance. Il faut, pour voir l’invu, avoir purifié son regard. Mais qu’entendra-t-on exactement par-là : avoir purifié son regard ? Mon modèle, ici, est la purification au sens où il y a purification de l’intellect, chez Spinoza, dans le Tractatus de intellectus emendatione. Je me suis jadis expliqué assez longuement là-dessus, dans un article publié en 2002 dans la revue Le Philosophoire et intitulé « L’automate spirituel. Contribution à une étude sur la formation du concept de liberté chez Spinoza ». On pourra toujours utilement s’y reporter : je ne rappellerai brièvement, ici, que ce qui nous en concerne directement. Chez Spinoza, l’intellect est fondamentalement activité. C’est là ce qui le rend propice à saisir le réel – dont il est une partie – un réel lui-même toujours en activité, ou plutôt : toujours en déploiement. Mais l’intellect, hélas, est couramment encombré, cependant, par des idées reçues, par des idées toutes faites, qui sont, autrement dit, des idées arrêtées, calcifiées, et qui font obstacle à ce mouvement. Abusé d’elles, contenté d’elles, qu’il prend pour le réel, il s’en détourne et s’en éloigne au contraire. Il perd sa belle activité pour sombrer dans la plus complète passivité. Par purification de l’intellect, on entend, chez Spinoza, l’opération qui consiste, par conséquent, à supprimer ces idées inadéquates et à y substituer des idées adéquates : des idées vives. Bien sûr, l’opération en question (suppression et substitution) prend plus précisément sens, chez Spinoza, dans le double cadre d’une ontologie et d’une gnoséologie : cadre dans le détail duquel nous ne nous retrouvons plus, peut-être, quant à nous. Mais qu’importe ici le détail : ce qui nous intéresse, c’est la manière dont nous pouvons lui dérober, à nos fins, le concept de purification. Or, donc, on comprend bien je pense, en quoi, pour ce qui nous concerne, une purification du regard et, par-delà, une purification de l’intellect ainsi que nous venons de le définir, apparaissent maintenant utiles et même nécessaires : comme moyen d’obtenir ce déphasage, d’obtenir cette distance, comme moyen de s’excepter du moment présent, de s’excepter de sa culture commune, de cette somme de choses pré-conçues et de choses pré-vues : pour se placer, plutôt, dans cette inquiétude dont on parlait plus haut. On comprend peut-être aussi (et plus évidemment, sans doute, pour peu qu’on connaisse, tant soit peu, la philosophie de Spinoza, et qu’on sache comment l’intellectuel, dans l’Éthique, se redouble et se parallélise de l’affectif) que je rejoins ici, quoi que d’une autre manière, ce que j’indiquais dans le texte précédent, s’agissant de la problématique du désir aliéné. Mais ce qui apparaît désormais, et que nous avions jusque-là manqué, c’est qu’il faut d’abord en être quitte avec lui, ou l’être en partie du moins, pour accéder à et pour désirer, bien mieux, cette autre chose qui par définition lui échappe : l’œuvre d’art contemporain. Or, qu’on me permette de le répéter, ce n’est pas là chose facile. Contre nous : non pas seulement le conformisme, le système des idées et du goût qui dominent, mais la société de consommation encore, et le capitalisme tout entier. Alors, le moyen de s’en sortir ? C’est l’éternel problème, au fond, du commencement de la philosophie : assumer la chance qu’est la nausée qui nous monte, parfois, comme un effet du trop plein de ce monde, pour décider de courir, plutôt, le risque qu’est toujours la pensée. Ce qui revient à dire qu’il s’agit donc bien toujours, en dernière analyse, d’une décision : soit l’on tient pour tel art : celui de flatterie, de la facilité ; soit l’on tient pour tel autre : celui de la crise. Et c’est, pour revenir enfin à ce qui nous occupe plus particulièrement aujourd’hui, un engagement à chaque fois personnel, ou pas, de la part de ceux qui dirigent et animent des structures comme sont les artothèques, que de chercher, ou pas, à discerner l’un de l’autre.

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Les artothèques, comme je l’ai déjà évoqué au cours de ma Première contribution, ont peut-être, cela dit, des avantages pour ainsi dire structurels à cet égard : des avantages qui les disposent, tout particulièrement, à prendre parti pour l’art contemporain et à le maintenir, de surcroît, pour ce qu’il est auprès du public : un fauteur de troubles. J’ai suffisamment développé, déjà, certains de ces avantages : à commencer par le système du prêt, qui permet d’emporter et d’accrocher les œuvres chez soi, et qui évite, ainsi, la muséification ; ou le système de médiation, critique, qui permet de les intégrer, de les assimiler, de manière non pas monologique mais dialogique. Mais je voudrais maintenant reprendre une autre de ces caractéristiques des artothèques, à laquelle je n’ai peut-être pas assez prêté attention jusqu’ici. 4. Retour sur le multiple : les artothèques et la perte de l’aura. Il s’agit de la préférence marquée des artothèques pour le multiple. Préférence dont j’ai déjà indiqué qu’elle s’expliquait en partie par des raisons économiques, ou budgétaires, mais dont j’ai indiqué, aussi, qu’elle pouvait heureusement être choisie et défendue comme un parti pris : eu égard à la position singulière du multiple vis-à-vis de la logique du désir aliéné, dont, par son peu de valeur marchande, il a tendance à s’excepter ; de la muséification, à laquelle, étant essentiellement fait pour circuler, il est rétif ; et de la mise en discussion, qu’il a tendance, au contraire, à favoriser. Il me semble cependant qu’il serait maintenant utile d’y revenir, en utilisant cette fois comme biais, un cadre conceptuel légèrement différent, et d’une puissance supplémentaire, peut-être, pour penser l’intérêt qu’il peut, en ce qui nous concerne ici, présenter. Je songe, en disant cela, au texte célèbre de Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, et à l’appareil conceptuel qu’il déploie. Dans ce texte qui date, pour sa première version de 1935 (il en connaîtra quatre en tout jusqu’en 1939), Walter Benjamin s’attache à comprendre quels effets les progrès des moyens de production, et, en l’occurrence, pour être plus précis : quels effets les progrès des moyens techniques de reproduction entraînent, ou vont entraîner, quant au statut de l’œuvre d’art, sinon quant au statut de l’art même. Bien sûr, il s’agit surtout pour lui, lorsqu’il parle des progrès des moyens techniques de reproduction, de l’invention de la photographie et du cinéma. Mais il cite aussi le cas de l’estampe et, plus particulièrement, l’invention de la lithographie au début du XIXème siècle (n’étant pas en mesure, par contre, de parler de la sérigraphie encore naissante à ce moment-là, du moins dans sa forme moderne et occidentale). Photographie, cinéma, estampes, bref, trois formes – et non des moindres ! – de ce nous appelons quant à nous le multiple. Or, donc, quels en sont les effets, à suivre Benjamin ? C’est une véritable révolution dans l’ordre de l’Histoire de l’art : à l’œuvre unique, se substitue désormais une œuvre en plusieurs exemplaires ; mais plusieurs exemplaires qui ne sont pas la copie d’un original : ils sont l’original même. Ou plutôt, d’original, n’y en a-t-il plus désormais. Et l’œuvre en perd, dès lors, toute autorité. Elle n’est plus là, telle qu’en elle-même, d’une manière absolue, dans sa solitude hautaine : elle n’existe plus que dans la multiplicité de ses manifestations et de ses circulations, à chaque fois réinvestie suivant les lieux où elle passe et les personnes qu’elle rencontre. Elle n’a plus un sens, et un seul : la voici, par un phénomène que Charles Sanders Peirce appelait la sémiose, devenue en quelque sorte polysémique. Elle est comme une proposition, qu’il reste à discuter. Tout cela, Benjamin le résume, dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, sous le nom de perte de l’aura. C’est volontiers, sans doute, qu’il emprunte ce terme issu du vocabulaire de la tradition hermétique, pour désigner le statut antérieur, et

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désormais dépassé, de l’œuvre d’art : l’époque où elle ne se donnait qu’avec retenue, unique qu’elle était, sans se donner vraiment, restant en position d’autorité, transcendante et nimbée de mystère. Mais c’est une ère nouvelle, fort heureusement, qu’inaugure pour l’art, avec la lithographie, la photographie et le cinéma, l’ère de sa reproductibilité technique : œuvres sans plus d’aura – et certes il faut s’en réjouir ! – ces œuvres multiples mettent fin à ce qu’il restait encore du lien de l’art à la religion. Elles mettent fin à la religion de l’art, dont la théorie de l’art pour l’art ne fut, à la fin du XIXème siècle, qu’un dernier et désespéré éclat. Place, désormais, à un art sans mystère, non plus transcendant mais immanent, à un art sans plus d’autorité du coup, mais qui se donne au contraire tout entier pour ce qu’il est : une production d’hommes faite pour les hommes, une proposition à discuter. On ne saurait, évidemment, s’empêcher de penser, en lisant L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, aux rapports qui existent, de ce point de vue, entre les idées de Benjamin et de Brecht : on n’est pas très loin, ici, de la conception brechtienne d’un théâtre dialectique, de celle d’une œuvre d’art, autrement dit, rendue enfin à l’Humanité, dégagée des vapeurs de la métaphysique, conception peu à peu élaborée et exposée par Brecht, au fil de l’expérience, dans ses Écrits sur le théâtre. Ce n’est pas le lieu, cela dit, de pousser la comparaison : je la développerai ailleurs, une autre fois, car elle me semble riche, cependant, d’enseignements pour ce que nous appelons les arts plastiques. Mais je reviens, pour le moment, à ce qui nous occupe ici directement : privilégiant les multiples dans la constitution de leurs fonds, les artothèques, se placent, fût-ce même à leur insu, dans une conception de l’art qui n’est pas seulement post-bourgeoise, mais aussi post-métaphysique. L’une et l’autre, d’ailleurs, la bourgeoise et la métaphysique, ayant toujours fait meilleur ménage, en réalité, qu’il n’y paraît d’abord : l’une reconnaissant bien volontiers à l’autre toute validité dans ses frontières, pour peu qu’elle n’empiète pas… Et vice-versa… Laissons cela, cependant, et allons plus loin dans le raisonnement. En proposant également des œuvres uniques au prêt, c’est-à-dire à une circulation du même type que celle qui caractérise les multiples, les artothèques les font fonctionner comme de quasi-multiples : dans une logique immanente, et non pas transcendante ; dans une logique de mise en discussion plutôt que d’appropriation ou d’adoration. Elles y étendent, pour le dire autrement, la perte de l’aura : elles les placent, elles aussi, dans cette conception post-bourgeoise et post-métaphysique, nouvelle appellation derrière laquelle, on aura bien compris, il ne s’agit pas d’autre chose, en fait, que de la conception critique dont je parlais plus haut. 5. Les trois régimes de l’art depuis le début du XIXème siècle. Le moment est peut-être venu, en effet, de faire un point, même rapide, sur ce qui constitue, d’une manière plus générale, l’arrière-plan de tout cela. Quelque chose qui apparaissait déjà, même si ce n’était alors que de façon très allusive, dans ma Première contribution, lorsque je parlais de régimes de l’art, et plus particulièrement de l’un d’entre eux auquel je disais quant à moi adhérer : ce qui sous-entendait, bien sûr, qu’il y en eût au moins un autre, ou même plusieurs auxquels, par contre, je n’adhérais pas. Cet arrière-plan, c’est l’idée que l’art, avant d’être un objet précis – telle ou telle œuvre d’art – est d’abord un concept. Un concept : c’est-à-dire une certaine manière de concevoir des objets : c’est-à-dire encore de les construire. Ce qui revient à dire, si l’on me suit bien, que telle ou telle œuvre d’art n’existe par conséquent pas, aussi bien quant au geste qui la crée que quant au regard qui la reconnaît, sans avoir d’abord été conçue ou construite : sans qu’il y ait eu un certain concept d’art au préalable.

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Or, donc, ce concept, en tant qu’il est concept, c’est-à-dire dire en tant qu’il est une production humaine, et rien d’autre qu’humaine, est nécessairement quelque chose d’historique. De sorte qu’il y a une histoire de l’art au sens où il y avait une histoire de la folie ou une histoire de la sexualité chez Michel Foucault : une histoire du concept d’art, concept qui varie non seulement d’une époque à une autre, mais qui varie, aussi, d’une aire culturelle à une autre. Il faudra un jour écrire l’histoire de l’art en ce sens-là. Tâche évidemment énorme dont j’essaie, pour ma part, de m’occuper depuis maintenant plusieurs années, et dont j’expérimente, régulièrement, des aspects auprès de mes étudiants. Je n’en présenterai ici que quelques résultats choisis – ou plutôt faudrait-il d’ailleurs parler de quelques hypothèses – dans la mesure où cela rend mieux compréhensible ce que je raconte, s’agissant de différents régimes de l’art, dont on comprend déjà mieux, du moins je l’espère, de quoi il s’agit : de différents concepts d’art, et de la position, ou situation de ces concepts à l’intérieur du cadre plus large de différents systèmes de pensée. Précisons que, selon les cas, ces régimes peuvent, tout aussi bien, se succéder diachroniquement que coexister synchroniquement. Or, il me semble, pour y revenir maintenant, qu’il y a au moins trois concepts, ou mieux : trois régimes de l’art qui coexistent synchroniquement en Occident – et, depuis lors, dans le monde globalisé – depuis le début du XIXème siècle. Premier d’entre eux, ce que j’appelle le régime esthétique. Il s’agit par-là de désigner une conception dans laquelle l’œuvre d’art, appréhendée du côté de la sensation qu’elle procure (aïsthêsis), s’envisage surtout comme une source de plaisir. Le rapport qu’on entretient à elle étant alors celui de possession et de consommation. On retrouve là, comme on voit, deux termes – possession et consommation – que j’ai utilisé ailleurs pour analyser le fonctionnement de ce qu’on pourra donc appeler, encore, une conception bourgeoise de l’art (et ce, au sens d’abord historique du mot : car c’est bien celle qui fut portée par la classe bourgeoise, depuis qu’elle a accédé au pouvoir pratique et symbolique). Deuxième régime, le régime métaphysique. Opposé – du moins subjectivement – au régime esthétique, il apparaît, dans sa forme moderne, avec le romantisme, et se poursuit dès lors avec tout ce qui en découle : post-romantisme, symbolisme, etc. Il s’agit là, pour remonter directement à ce qu’en dit l’un de ses textes fondateurs, Les fantaisies sur l’art de Wilhelm Heinrich Wackenroder (1798), d’une conception de l’œuvre d’art comme prière, c’est-à-dire encore comme moyen d’accéder à Dieu, ou, dans une forme dérivée, d’accéder du moins à des vérités transcendantes. Avec ce régime métaphysique, nous sommes dans une conception qui noue, ou qui renoue, essentiellement l’art et la religion (et l’on ne s’étonnera guère, de ce point de vue, qu’un des modèles de ce régime soit le Moyen-Âge, fût-ce, en l’occurrence, un Moyen-Âge très largement rêvé) : dans ce qu’on appellera, pour être plus précis, et j’ai déjà employé l’expression tout à l’heure, la religion de l’art. Car le sacré, ici, ne joue pas tant au niveau du contenu de l’œuvre en effet, qu’il ne joue plutôt au niveau de ce qu’on pourrait en appeler la forme : ce qui caractérise surtout l’œuvre d’art métaphysique étant qu’elle est, ou étant qu’elle se veut, un objet de culte. Mais pour ennemis déclarés qu’ils soient donc subjectivement (la haine du bourgeois, comme on sait, est un thème obligé de la pensée romantique, et la méfiance vis-à-vis de l’artiste-prophète, ou de l’artiste-mage, étranger aux réalités du monde, un thème non moins obligé de la pensée bourgeoise), et pour réputés qu’ils soient encore de l’être, ces deux régimes n’en ont pas moins quelques similitudes pourtant : le fétichisme de la marchandise, dont je parlais dans ma Première contribution, n’est-il aussi pas un fétichisme tout court, n’établit-il pas, fût-ce dans la forme de la possession et de la consommation, une espèce de rapport sacré ? Mieux encore, ces deux régimes n’ont-ils pas, objectivement, et comme on l’a déjà laissé entendre plus haut, quelques intérêts en partage ? Ne serait-ce que celui de

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reconnaître l’autre, et d’en être reconnu, pour autant qu’on reste dans ses propres limites : l’ordre du matériel pour l’un, l’ordre du spirituel pour l’autre ; l’ordre du tangible, et l’ordre de ce qui ne se touche pas. À ces deux régimes, qui ont encore pour point commun, j’allais oublier de le dire, de se penser en dehors des cadres de l’Histoire, répond encore un troisième, que j’appellerai maintenant le régime critique : un régime critique dont je peux dire, tout de suite, qu’il fait de l’inscription dans l’Histoire, au contraire, l’une de ses lignes directrices. Dans ce régime critique, donc, l’œuvre d’art s’envisage essentiellement comme un moyen de connaissance : connaissance d’une nature différente, bien sûr, de celles qu’apportent par ailleurs la science ou la philosophie, mais connaissance tout de même, d’une façon qui lui est propre, dans la forme du sensible. Mais qu’on n’aille pas croire qu’il s’agisse, pour autant, d’une connaissance absolue. Tout au contraire s’agit-il (et c’est précisément ce qui distingue ce régime critique du régime métaphysique, qui, quant à lui, était en quête d’absolu) d’une connaissance relative : relative aux hommes qui la fabriquent tout en en fabriquant les œuvres, et relative par conséquent aussi à l’Histoire, dans laquelle ils s’inscrivent nécessairement, l’Histoire qui tout à la fois les constitue et qu’ils constituent. L’œuvre d’art, ici, devient si l’on veut le réceptacle des expériences et des réflexions des hommes face à euxmêmes, face à un monde dont ils savent, en tant qu’ils l’habitent, qu’il est de part en part humanisé. Le support, ou le substrat – et c’est désormais le rôle, critique, qu’elle doit assumer du point de vue de l’Histoire en marche et de la société – de la mise en débat, la plus large possible, de ces expériences et de ces réflexions, qui certes nous regardent tous. On trouverait, je crois, les prémices de cette conception à relire attentivement Hegel (ses Cours d’esthétique, mais aussi ses Leçons sur la philosophie de l’Histoire), et on la trouve à l’œuvre, en tout cas, chez ces suiveurs ou continuateurs de Hegel que furent, au XIXème et au XXème siècle, les auteurs marxistes ou ceux, dans toute leur diversité, qu’on pourrait qualifier plutôt de marxisants. On comprend donc, maintenant, où je voulais en venir. Car c’est bien de cette même conception, ou de ce même régime que parlent Benjamin, dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique et Brecht dans ses Écrits sur le théâtre. Et c’est à ce qui en ressort que je réserve, quant à moi, l’adjectif de contemporain. Bien sûr n’ai-je présenté ici – et l’on m’en fera peut-être l’objection – que des figures : abstraites et pures. Je sais pertinemment que, par-delà, et déroulant le fil d’exemples à chaque fois particuliers, on pourrait montrer comment il arrive aussi, concrètement, qu’elles se mélangent. C’est ce qui fait, encore une fois, toute la difficulté du discernement dont je parlais plus haut. S’il est de l’ordre de la décision, comme dit précédemment, et de la prise de risque, qui sont de l’essence même de la pensée, il est toujours aussi de l’ordre de la prudence, qui, elle aussi, ne l’est pas moins. 6. Les artothèques et l’idée de collection. Tels sont les maîtres mots, en résumé, qui doivent, ou qui devraient, gouverner l’esprit de ceux qui gèrent les artothèques : ces structures d’art actuel, dont la mission, je crois, est de discerner le contemporain et de le transmettre comme tel. Tels sont, ou devraient être, les maîtres mots de ceux dont la tâche, notamment, est d’en constituer le fonds. Et c’est un dernier point sur lequel, avant de finir, je voudrais un instant m’arrêter : ce que les artothèques font advenir, par conséquent, à l’idée de collection. Qu’elles constituent un fonds, en effet, une collection publique, c’est une chose qu’il n’est pas besoin d’expliquer fort longtemps : c’est, constitutivement, une évidence. Ce qui l’est moins, par contre, si on les compare maintenant aux autres institutions du même type

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que sont les Musées ou les Fonds Régionaux d’Art Contemporain, c’est le sort qu’elles lui réservent : non pas la conservation pour la conservation, ni la conservation aux seules fins, de temps à autre, de l’exposition, mais la conservation pour une mise, aussi fréquente que possible, en circulation. Mais à cette première originalité, quant à l’idée de collection publique – et qui, certes, présente, comme c’est le cas aussi pour les bibliothèques publiques et le livre, quelque chose presque de « contre-nature » : si l’on s’attache du moins à la conservation de l’objet, plutôt qu’à la propagation du sens – les artothèques en ajoutent cela dit une autre, quant à l’idée cette fois de collection privée. Car elles proposent à tout un chacun – leurs usagers : les emprunteurs – d’en faire en quelque sorte l’expérience (avoir des œuvres d’art chez soi), tout en en subvertissant en même temps profondément le sens : car certes les œuvres d’art en question sont là, chez soi, mais ce n’est que pour une durée déterminée et sans que les emprunteurs puissent jamais avoir, à leur égard, le sentiment de posséder. Par où l’on touche, d’ailleurs, à l’un des paradoxes des artothèques : si, en effet, elles en subvertissent bien l’idée, ainsi que l’expérience, comme on vient de le voir, il arrive aussi qu’elles encouragent la collection privée. Combien d’emprunteurs, dont le rapport à l’art s’est, grâce à elles, désinhibé, ont depuis lors sauté le pas et sont devenus collectionneurs ? Et combien, même, ne furent-ils pas encouragés en cela par la politique d’édition d’œuvres d’art qu’ont, pour certaines, les artothèques ? Mais au juste, ce paradoxe, est-ce si grave ? Dans l’attente d’une révolution dont on sait désormais qu’il n’est pas souhaitable qu’elle reprenne les formes qu’elle a pu prendre par le passé, les artothèques offrent du moins – et fût-ce même par-là ! – à faire l’expérience, toujours à reprendre, corriger, approfondir, de ce qu’on appelait jadis du nom de « démocratisation culturelle » : comme une manière de préparer, dès aujourd’hui, cette démocratisation réelle, ce communisme de l’avenir dont parlait Gilles Châtelet dans Vivre et penser comme des porcs, et qui reste encore, pour une grande part, à inventer.

François Coadou Août 2010 Commande de l’Association de Recherche et Développement sur les Artothèques

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