Les Madones du trottoir de Sylvain Fourcassié

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Mes suicidés étaient ces trois-là, trois amis des confins, dans un Far West campagnard. Ils n'avaient pas supporté que leur jeunesse les lâche. D'autres, plus nombreux, optèrent pour une voie lente, mais c'est une autre histoire.

Sylvain Fourcassié, né en 1950 à Toulouse, a été conseiller culturel au Yémen, au Viêt Nam, en Syrie et au Koweït. Il vit actuellement à Paris. Il est l’auteur de deux romans : Martin, gagne ton pain (Lattès, 1987) et Les Assassins de Durruti (Verticales, 1998).

ISBN 978-2-913388-73-4

9 782913 388734

12 €

sylvain fourcassié

les madones du trottoir

Cadex Éditions

Texte au carré

S

ylvain Fourcassié évoque le parcours, brutalement interrompu, de trois adolescents des années 70. Son écriture pure de tout sens civique, tendre et fraternelle, réanime l’époque des excès, de la candeur, des audaces joyeuses et des désirs inassouvis.

Sylvain Fourcassié

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Illustrations d’Aiham Dib


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www.cadex-editions.net © Cadex Éditions, 2010 ISBN 978-2-913388-73-4

Ouvrage publié avec le soutien de la Région Languedoc-Roussillon


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Sylvain Fourcassié

Les Madones du trottoir Évocation Préface de Lydie Salvayre

Collection Texte au carré

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PRÉFACE

Au nom de quelle autorité, au nom de quelle arrogance écrire une préface ? me suis-je demandé. Au nom de l’amitié, me suis-je répondu du tac au tac, je veux dire au nom de ce qui embrasse en même temps l’affection pour un autre, le sentiment très vif que sa présence est un bienfait, et ce goût partagé de la littérature, qui est bien plus qu’un goût, qui est un mot de passe, une patrie secrète, une façon de lire et d’aborder le monde, une connivence cousue dans la passion des livres et la communauté de ceux qui n’en ont pas. Mais comment dire tout à la fois l’amitié pour Sylvain Fourcassié et celle pour son texte lesquelles, si heureusement, se conjoignent ?

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Je souffre pour ce faire d’un sérieux handicap. J’ai du mal, je l’avoue, à commenter les livres, les miens autant que ceux des autres. Je dirais même que je cultive cette incapacité. Pire, que je m’en flatte. Pourquoi ? Parce que ces débats dînatoires où l’on loue tel roman tandis que l’on vitupère sur tel autre, me font, tout simplement, horreur. Parce que juger trop vite et de trop près me semble chose pernicieuse et bête de surcroît. Parce que, toute l’Histoire nous le prouve, parce que la myopie, l’injustice et la mauvaise foi sont le lot des critiques trop promptes, enclines aux engouements et aux désengouements qui marquent les saisons. Je me tais donc, généralement, dans ces dîners-débats, et feins de n’avoir lu ni les uns ni les autres des livres dont on cause. Je joue, avec zèle, l’idiote. Pas lu pas prise. Connais pas. En moi-même je détale. Et j’avale ma langue. Ou je prononce stupidement heu… Car comment, me dis-je, comment juger d’un écrivain sans le recul qui décante les modes et les passions du temps,

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comment juger d’un écrivain si l’on n’est pas un grand critique, (j’en connais un, parfaitement), grand c’est-à-dire capable de reconnaître dans le brouhaha du présent le fameux ultrason de la flûte ? Je me la boucle donc. C’est du reste ce que je fais avec le plus, disons, le plus de naturel. Mais il est des circonstances où le désir de m’exprimer déborde. Il est des fois, de rares fois, où je sors, comme on dit, de ma réserve, où l’humeur me vient d’arracher mes bâillons. Bas la prudence, me dis-je, et vive l’amitié. *** Que deviennent ceux-là qui n’ont su renoncer aux excès, aux candeurs, aux audaces joyeuses de leur adolescence ? se demande Sylvain Fourcassié dans ce petit récit. De tels renoncements sont-ils inéluctables si l’on veut s’avancer vers un avenir adulte ?

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Pourquoi certains jeunes gens, et parmi les plus beaux, s’échouent-ils sur la frontière qui les sépare de l’âge dit de raison ? Pourquoi s’y brisent-ils ? Quels sauf-conduits leur a-t-il manqué, dûment paraphés ? Quels passeurs aux pas sûrs ? Quels mots d’amour ? Quels serrements de main qui transfusent courage ? Pourquoi Olivier, le jeune homme idéal de ce livre, se donne-t-il la mort sur un air de Wagner ? Est-ce d’avoir été orphelin d’une enfance ? De quelle étoile sombre est-il tombé pour si mal opérer ce virage qui ouvre, nous dit-on, sur la maturité ? Quelle impossibilité fut la sienne à supporter l’insupportable, comme nous avons su si bien, trop bien le faire ? Quelle faiblesse en lui, quelle douceur de fille l’empêcha d’accomplir ces accommodements qu’exige le sérieux ?

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Non, non, je dis tout à l’envers, il me faut réécrire les lignes qui précèdent, et vite. Qu’avons-nous abdiqué, nous qui lui survivons, en échange d’un passe pour une vie normée où l’on s’emmerde en paix ? Au prix de quels abandons, de quelles défaites et de quelles lâchetés avons-nous mûri ? (on dit mûri, comme les poires). De quoi sommes-nous traîtres, nous qui avons su vieillir ? De quelles candeurs, de quelles illusions, de quels espoirs et de quelles révoltes ? Alors que nous savions que notre cœur resterait à jamais celui de l’enfant que nous fûmes, pourquoi nous sommesnous évertués à le rendre mutique, ou menteur ? Il est, heureusement, pour ranimer ce cœur d’enfance, quelques indéfectibles liens. Ici, les liens du narrateur avec son frère Jean.

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Mais de quels secrets nos fraternités sont-elles faites ? s’interroge Sylvain Fourcassié. De quelles communions ? De quels alcools ? De quelles transgressions ? De quels sentiers parcourus le long de la mer catalane ? De quelles fascinations à l’endroit de ceux-là qui bravèrent la mort ? De quels deuils impossibles logés au fond de l’âme ? De quels remords rongeurs ? De quels souvenirs nostalgie dans le café de la Cubaine au bord de la Garonne ? Toutes ces questions-là, Sylvain Fourcassié, sans pathos ni tapage, les aborde. Simplement. Sobrement. Tendrement. En même temps qu’il trace le portrait d’une époque, celle de jeunes gens qui, bien qu’éloignés des modes que prescrivait la capitale, découvraient le plaisir interdit des premières Stuyvesant, carburaient à la bière jusqu’à tourner de l’œil, préféraient les arrière-salles des bars aux après-midi dansantes fréquentées par les fils de notaires, et trouvaient de la joie à s’affronter aux gens de l’ordre avec cette fierté fragile

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dont le jeune Olivier donnait, continûment, l’exemple. Époque d’un autre monde pour nos mémoires alourdies. Époque où la fadeur était honnie. Où l’enthousiasme levait les cœurs. Où l’on crachait sur les assis. Époque des rages généreuses, des sexes affamés, des soifs inextinguibles, des amitiés à la vie à la mort et des chagrins qui font mourir. Époque des défis, des provocations, des hardiesses, des grandes espérances, et du désir urgent d’être plus grand que soi. Époque si loin de nous et cependant si proche lorsque Sylvain Fourcassié la réanime, et qui remue et qui déchire et qui donne du nerf. C’est tout, écrit Sylvain. Cher Sylvain, c’est beaucoup. Lydie Salvayre

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Évocation Lorsque la cour d'appel est saisie d'un jugement qui a ordonné une mesure d'instruction, ou d'un jugement qui statuant sur une exception de procédure, a mis fin à l'instance, elle peut évoquer les points non jugés si elle estime de bonne justice de donner à l'affaire une solution définitive, après avoir ordonné elle-même, le cas échéant, une mesure d'instruction. Nouveau Code de procédure civile, article 568


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L’ERMITAGE

Le phare de Saint-Sébastien est installé à 167 mètres au-dessus du niveau de la mer et à 14 mètres du sol, par 41° 53’ 42” de latitude Nord et 3° 12’ 6” de longitude Est, au sommet du cap éponyme qui contrôle la partie méridionale du golfe du Lion, sur un domaine ressortissant à la commune de Llafranch, municipalité de Palafrugell, province de Gérone. D'une portée de 27 milles nautiques, le signal qu'il envoie est un éclair de lumière blanche chaque 5 secondes. Le répertoire des sémaphores d'Espagne lui attribue le matricule E-0470. Inauguré en 1857, sous le règne d'Isabel II, c'est un phare de première catégorie.

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Est-ce sur ces seuls éléments, à la sécheresse rassurante, qu'Olivier décida que ce serait là et pas ailleurs qu'il emmènerait son amie pour ce long week-end ? Je n'en suis pas certain. En fait, à la réflexion, je me souviens que quelques mois auparavant, Jean, mon frère, et moi lui avions décrit l'endroit avec retenue, mais sentiment : la montée depuis le petit port de Llafranch par la route bien raide à travers la forêt de pins ; plus haut, juste au-dessus du phare, balayé par les vents, l'ancien ermitage du XVIIIe transformé en cet hôtel au confort sommaire – quelques chambres austères et une salle de restaurant où des pensionnaires de tous âges, plutôt discrets, évoluaient entre le desayuno et la cena dans une atmosphère à la fois monacale, maritime et discrètement montagnarde, le long de corridors aux niches garnies de maquettes de navires à la façon des salles de garde de Moulinsart, et profitaient d'une chapelle restée en l'état, dédiée à la protection des marins et à leur mémoire,

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d'une table de ping-pong bancale, mais surtout, splendeur vertigineuse, de la terrasse plongeant à pic sur la Méditerranée. C'était il y a trente-cinq ans. Je me souviens aussi qu'un après-midi de cet été 1973 où Olivier allait nupieds sur cette même côte, il nous avait demandé de le mener là-haut. Treize et quatorze ans, dix ans plus tôt, en juillet 63 je pense, Jean et moi avions passé avec maman dans cet hôtel un été paisible, et, depuis, nous y revenions à l'occasion, peut-être pour retrouver les moments insouciants qu'adolescents nous avions connus là, mais d'abord pour nous abandonner à la griserie sans pareille que procure la conjonction inespérée de deux vertiges, le vertical et l'horizontal, falaise sur fond d'azur. Adepte de tous les vertiges et tenté par les gouffres, Olivier, de peu notre cadet, ne pouvait qu'être attiré par ce lieu.

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Quant à mon frère et moi, une histoire plus ancienne encore nous liait à ces arpents de mer. Une nuit électrique de l'été 55, disparaissait ce grand-père que Jean et moi avions à peine connu, son cœur foudroyé par l'orage. C'était en bas, à Calella, le petit port voisin de Llafranch, où la famille paternelle avait loué pour l'été à même la grève une minuscule maison de pêcheur. Depuis lors et pendant longtemps, sorte de pèlerinage profane, nous allions tous les ans à la Pentecôte célébrer le retour de l'été à Calella et descendions à La Torre, le seul hôtel du village. Enfants de l'Océan et des vagues biarrottes de la Roche percée, c'est à Calella de Palafrugell que nous avons découvert la Méditerranée. Je n'en suis jamais revenu. Pour moi cette mer-là, rien ne l'évoquera jamais comme le sentier sur la côte entre Calella et Llafranch, piqueté de hautes tiges d'agaves échoués là de mondes très lointains au bon vouloir des vents, où d'énormes lézards verts surgissaient de derrière les rochers des profondeurs

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du mésozoïque et me glaçaient le sang, rien ne l'évoquera jamais comme l'odeur des pins sylvestres dans la forêt qui monte vers l'Ermitage, de toutes les odeurs, mon odeur préférée. Cela tombe bien : le prénom auquel je réponds est Sylvain. En Espagne, c'était le temps des chemins défoncés que réparaient des peones andalous avec leurs paniers de cailloux sur la tête sous le soleil de midi, dans un mélange de poussière, d'asphalte fondu et de senteur pénétrante d'huile d'olive frite, le temps des tricornes en cuir bouilli des guardias civiles qui faisaient péter leur sous-ventrière et avaient tous les droits, y compris de vider leurs chargeurs sur ce qui leur chantait, le temps des premiers cocacola, préparation encore inconnue en France à la saveur de goudron, et celui des aventures de Davy Crockett, « l'homme qui n'a jamais peur ». Malgré notre aversion pour ce suppôt des Yankees – Jean et moi étions plutôt des fervents de Blek le Roc, le trappeur du magazine Kiwi

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qui consacrait sa musculature puissante à la défense des Sioux – nous avions pourtant sympathisé sur la plage de Calella avec un guitariste texan qui prétendait avoir composé la musique du tube à la gloire de Davy. La version française de la chanson, reprise avec succès et jupette à frange assortie par l'invraisemblable Annie Cordy, comment en oublier les paroles, dues à Francis Blanche, du petit nombre des inventeurs de ce temps et le plus jeune bachelier au monde ? Y avait un homme qui s'appelait Davy Il était né dans le Tennessee. Avec Olivier, nous n'étions pas entrés dans ces détails. Tout le temps de la visite à l'Ermitage il resta silencieux. À l'automne suivant, je ne fus pas surpris lorsqu'il nous annonça son projet. Les hasards du calendrier ménageaient un long week-end pour la Toussaint. Il se faisait

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fort de convaincre son amie, elle l'accompagnerait. Ils s'étaient rencontrés peu avant à la fac à Toulouse. Tous deux en première année, ils mâchonnaient ensemble les polycops de médecine. Assez vite, à la faveur de la besogne partagée, leur relation avait tourné à une sorte d'amitié, deux solitudes fraternisant côte à côte. C'est ainsi, je crois, qu'elle le concevait. Olivier, lui, connaissait pour la première fois le tourment amoureux. Chose banale, il y avait maldonne. Il insista. De guerre lasse elle accepta, mais au moment du départ elle se décommanda, invoquant l'existence d'un fiancé. Olivier renonça au voyage et monta dans sa chambre rue Gambetta, près du Lycée Pierre-de-Fermat. Le lundi matin, prévenu par un voisin, un ami de permanence aux urgences le découvrit sans vie, le teint cireux, shooteuse fichée au bras pendant qu'un disque tournait sans fin sur la platine. C'était, me rapporta-t-il, le Tristan de Wagner.

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Mauvaise évaluation de la dose ou acte délibéré ? Le choix de la musique – philtre magique compris – fait pencher pour la seconde, mais avec une telle évidence que le doute est permis. Accident déguisé en suicide ? Le fin mot appartient à Bosse-de-Nage, l'illustre cynocéphale qui, en toute occasion, comprimait son point de vue sur les choses par cette sobre expression : « ha ha ».

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LE DRAPEAU

Son existence publique débute par un coup d'éclat. À Saint-Girons, dans l'Ariège, l'année de l'offensive du Têt. Huit heures du matin, à l'ouverture de la grille, le concierge du lycée découvre sur le toit le drapeau vietcong en lieu et place du drapeau français. L'heure est grave. Les élèves s'attroupent. Les surveillants sont dépêchés pour les disperser. Mais l'affaire est si réjouissante que ces jeunes gens – un rien les met en joie – refusent d'obéir. L'homme de service s'active pour décrocher l'objet. La chose tourne vite à la farce. Dans un coin de la cour, un nouveau se tient à l'écart. Mains dans les poches, clope au bec, un curieux mélange d'effronterie et de jubilation un peu triste anime son visage poupin.

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Je le comprendrai plus tard, pour Olivier, cette affaire n'entretenait que des rapports ténus avec ce qu'on désigne habituellement comme un acte militant. Le drapeau du Vietcong flottant sur le lycée, c'était sa façon d'y marquer son entrée, de tester le lancement d'un style, moitié révolte, moitié provoc. Aujourd'hui je ne saurais dire mais à l'époque, dans cet établissement campagnard où l'on enseignait une langue charmante, sorte de français mêlé de tournures locales, où l'on situait avec peine Paris sur une carte, la guerre du Vietnam concernait une tout autre planète. Le tissu rouge et bleu frappé de l'étoile d'or, oriflamme superbe au demeurant, comment se l'était-il procuré dans cette commune reculée de la terre de France, au fond d'une région classée « zone d'ombre » par la télévision d'État ? Je ne pourrais jamais le lui faire avouer. Privilège de l'enfance, il tenait dur et fort à ses petits secrets comme je l'apprendrais. En tout cas, à quinze ans, à peine débar-

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qué d’on ne savait où, il était entré d'emblée dans la légende, et nous l'avions aussitôt adopté. De quelle étoile sombre était-il tombé ? Il parlait peu. Quelques bribes nous revinrent par la bande. Son affaire avait mal démarré. Elle tient du mythe antique. Encore dans les langes, un train avait fauché la voiture de ses parents à l'entrée du domaine et les lui avait ôtés. Seul, dans le couffin posé sur la banquette arrière, il en avait réchappé. Principal héritier de l'industrie familiale, Olivier avait été éloigné du village. Quinze ans plus tard, il y refaisait son entrée à la façon d'un diablotin. Patience. À sa majorité il serait rétabli dans ses droits et on verrait ce qu'on verrait. D'ici là, que faire sinon ronger son frein ? Il le ferait à sa façon, rigolarde et perverse à la fois.

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LES PITEUR

À cette époque à Saint-Gire, la mode était aux Piteur – c'est-à-dire aux Peter Stuyvesant, ces cigarettes au goût sucré qui, à en croire les amateurs, se combinait à merveille avec la chlorophylle du chewing-gum Hollywood. Jean et moi, après avoir débuté grâce à maman dans la mentholée – Kool et Salem –, étions plutôt comme l'Oncle Ho adeptes des Craven sans filtre, au terme de longues barjoteries, il est vrai, via la barbe de maïs chapardée dans les champs, les nauséeuses tiges de sureau, les minuscules mais si élégantes Minors, les marocaines Casa Sport, qui valaient surtout pour leur impeccable slogan – « la cigarette du sportif » –, les Camel sans filtre, objets de toute notre considération car soi-disant fortifiées à l'opium, les Gauloises bleues ou leur version militaire, les Troupes, les légendaires P4 – ou Parisiennes débitées en

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paquet de 4 – et le tabac de Virginie des vénéneuses mais incomparables Senior Service. Piteur, lui, tout homonyme de la marque qu'il fût, resta jusqu'à la fin un accro de la Gitane filtre. Dany, tapeur invétéré, c'étaient les CDA – Celles Des Amis –, comme on disait en le charriant, qui avaient ses faveurs. Le plus fidèle à ces paquets mous dont il écornait le bout pour faire surgir la clope – du genre féminin notons-le au sud de la Loire – était Olivier. Jamais je ne lui ai connu d'écart, sauf une fois, dans une période de dèche intense où il s'était mis aux Celtas, des tiges espagnoles remplies de bûchettes, à cinq pésètes le paquet. Olivier, pour moi, c'est d'abord une cigarette et un bec brillant de salive autour. À y repenser, je ne suis pas sûr qu'il s'alimentait, ou alors, juste des douceurs et du lait qu'il buvait à longues lampées lentes et voluptueuses, à même ces bouteilles au large goulot. Discrètement soucieux de son aspect, y compris les jours où il se vêtait, non sans affectation,

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d'authentiques loques, une frange de peau toujours à découvert entre pantalon et tee-shirt donnait à sa courte silhouette un air d'élégance débraillée. Le ventre plat, un visage aux traits mongols de poupon farceur, le parler lent, comme bavant les mots de sa bouche étroite, il était la brebis galeuse d'une de ces familles d'industriels provinciaux fleurant bon le XIXè siècle, qu'il s'était assigné de pervertir de l'intérieur. Un malfaiteur, de la plus séduisante espèce. Et nous, gredins irresponsables, nous affections de prendre à la légère ses tentatives de minage de la bonne société, trop sages à notre goût, pour le pousser toujours plus loin sur le chemin de la débauche et du crime. À ce petit jeu confortable, nous pressentions que nous finirions par être les perdants. Sans la délicieuse protection d'une mère aimante, d'un père attentionné qui vous entortillent le cœur d'estimables principes et de nobles sentiments, il nous mettrait vite fait hors-jeu dans la seule course qui compte, demeurer jusqu'au sapin

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fidèle à la rage sourde de ses quinze ans, au désespoir gai de sa jeunesse. Lui qui ne possédait rien, il avait tout pour rester un enfant. Rien d'étonnant s'il n'était convié que du bout des lèvres aux après-midi dansantes fréquentées par des fils de notaires données par ses cousines bien mises, aux prénoms fleurant bon le quattrocento toscan, plutôt rigolotes d'ailleurs, certaines qu'Olivier ne donnerait pas suite. D'emblée, il avait choisi son camp, celui des coquillards de son acabit, des habitués des comptoirs et des arrièresalles où on poussait les bobs à la passe anglaise – ivrognes de haut vol, virtuoses de la quinte floche et marlous à la manque. À Saint-Gire d'abord, puis plus tard à Toulouse. En cette vaine compagnie il cultivait sa solitude. Au lycée, il était « demi », c'est-à-dire qu'il prenait son déjeuner sur place, le partageait avec les pensionnaires

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plein régime avant de disparaître dans le paysage, ivre de liberté. Nous perdions régulièrement sa trace. Parfois, nous le retrouvions sur le tard chez Gandou, un grossiste taciturne en vins cuits et spiritueux qui assurait aussi un service de dégustation à l'intention de boit-sans-soif que la lumière des bistrots ordinaires repoussait. Là, seul, dans les senteurs vineuses de la cave, encerclé par les tonneaux, assis dans la pénombre à l'unique table, il faisait l'ouverture à trois heures de l'après-midi et la fermeture à dix heures du soir souvent. Entre-temps, il avait réglé leur sort à quelques-unes de ces jolies bouteilles torsadées de Frontignan – un nectar qui se boit comme du petit-lait – en s'aidant de biscuits dits « à la cuiller », ces pâtisseries légères, moelleuses et tendres comme le sein d'une mère, une face marron et l'autre piquetée de grains de sucre, sortes d'éponges promptes à s'imbiber par capillarité qu'on appelle aussi boudoirs. C'était son goûter. Gandou, averti de ses préférences, n'achetait que des Poult, la

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marque illustrée par un gamin joufflu en culotte bouffante. Le regard dans le vague, Olivier trempait avec concentration son boudoir dans le muscat et le glissait à la hâte dans sa bouche pour éviter que la matière ramollie ne s'échoue dans le verre. Du moins au début. La distraction aidant, au fil du temps le fond du verre devenait aussi trouble que les propos du buveur. Nous le rejoignions à la sortie des classes. En ricanant, sourire de crétin aux lèvres, sa façon à lui de nous accueillir, il nous invitait à l'imiter. Vieil ivrogne esseulé et petit garçon perdu, c'est ainsi que je verrai toujours Olivier.

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SEPT, QUATORZE, VINGT-ET-UN

Aucun des trois ne fumait le même tabac, je l'ai dit, mais leurs trajectoires, au sens balistique, ou plutôt pyrotechnique, présentaient des parallélismes flagrants. Déjà, chose peu courante à une époque où les campagnes perdaient continûment leurs jeunes pousses, Olivier, Piteur et Dany avaient opté pour le mouvement inverse en direction des champs, dans un élan dépourvu de toute référence post-soixante-huitarde je le précise. Piteur avait fui Nice – à moins qu'il n'en eût été chassé –, Olivier débarquait d'une villégiature des Landes où il avait longtemps été relégué, et Dany de la capitale, déboulant ventre à terre sur sa moto japonaise dès la dernière copie du dernier exam relevée. Familiers des excès, tous trois entretenaient avec les leurs des liens assez lâches. Tous trois nous avaient faussé compagnie dans ce qu'il est convenu

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d'appeler la fleur de l'âge, à la manière de ces fusées du 14 juillet qui explosent avant terme, sans pétarade, épargnant au public l'ignominie abjecte du bouquet final. Adorable glandeur, Piteur venait comme Dany l'été à Saint-Gire. De la fin juin jusqu'à septembre, il célébrait tous les soirs à la terrasse du Madrid, de façon consciencieuse et avec prodigalité, son nouvel échec au bac. Piteur n'était pas un forcené des études. À la longue, gagné par la lassitude, que renforçaient les quolibets sur son âge, il décida de ne plus se présenter à l'examen et se fixa à demeure à la Basterne, la maison familiale de Saint-Lizier, hiver compris. Avec son nez écrasé sur la figure, son blouson de cuir et ses boots assorties, j'adorais voir ce grand gaillard au cœur d'or, amateur de baston, dégainer le peigne en plastique qu'il se vantait d'avoir acheté « cent balles à Nicéco » – on en était encore aux anciens francs – pour

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ramener sa frange blonde en arrière. Olivier et lui étaient de lointains cousins. Un peu crade, Piteur était un fêtard et, à l'instar d'Olivier qu'il enveloppait d'une affection bougonne, un mouton noir au sein d'une famille respectable. À l’aise en toutes circonstances et dans tous les milieux, il développait un sens aigu des relations sociales. Aurait-il fini par adhérer au Rotary Club ? Rien n'est exclu. S'il s'agissait de tromper l'ennui, Piteur n'était dompté par aucun préjugé. Le plus âgé des trois – il devait avoir quatre ans de plus qu'Olivier – Piteur avait assez vite opté pour une préretraite et s'était marié avec une aimable personne, elle-même orpheline, que le destin avait placée à la tête d'une entreprise spécialisée dans le coulage de béton. Une existence tranquille, scandée de redoutables joutes alcooliques entre garçons. La dernière se termina dans le décor, car ce mauvais élève n'était pas davantage un athlète du volant. Cette nuit-là, plus en verve ou plus triste qu'à

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l'ordinaire, il avait voulu l'achever en seigneur à Toulouse, à Barcelone ou n'importe où ; au diable, mais loin de cet aimable trou. Il ne s'éloigna pas beaucoup. Grâce à la complicité d'une plaque de verglas, son parcours s'interrompit net, peu avant l'aube, sur une voie ferrée. La même qui, vingt ans plus tôt, avait autorisé la rencontre fortuite de la locomotive et de la voiture des parents d'Olivier. Dans ce trio d'hébétés, Dany était la perle. Les jours où il avait usé à mort de tout ce qu'on pouvait trouver de plus nocif sur le marché – coke, héro, opium, laudanum et champignons de toutes provenances, amphétamines variées, mandrax-whisky ou gracidin-vodka, acide lysergique et résines diverses, il était homme à ne rien se refuser –, il fixait son vis-à-vis de ses énormes yeux de taurillon. Au plus fort de l'égarement, son regard exprimait une interrogation muette qui me fascinait par l'absolu de son impénétrabilité. Doté de facilités pour les études – il

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devint médecin à vingt-trois ans – et d'un irrésistible pouvoir d'attraction sur le sexe opposé, Dany se mettait de façon régulière dans des états épouvantables, propices à satisfaire les ardentes pulsions infirmières de beautés de passage, qui n'avaient de cesse qu'elles ne pressassent le comateux contre leur sein. Pendant ce temps, je filais en parallèle un autre coton que celui des trois hébétés, tout aussi buissonnier. Par la lecture assidue de faussaires, hétéroclites et petits maîtres décadents du XIXè, je me délectais des volutes subtiles, suaves et frelatées qu'ils dispensaient et me formais, dans une posture forcenée de dérision imperturbable. Les fins d'après-midi, je les passais dans la librairie de Gaston. Poète, communiste et dandy, délicat inventeur de poèmes de casseurs d'assiettes, conteur à l'humour ravageur et généreux pourvoyeur en rencontres miraculeuses, son arrière-boutique retentissait jusqu'à la rue de nos bris de

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vaisselle. Entre bien d'autres, j'y fis la connaissance de deux objecteurs de conscience condamnés par l'État à des années de besognes d'intérêt général au fond d'une vallée proche, Philippe le franciscain et Alain le libertaire-trotskard. Depuis, bravant la dérive des continents et la fonte des glaces, le temps ne nous a pas éloignés. À la fin, Gaston ne parlait plus, rongé par un cancer de la gorge. Seule, Marie, sa fille au visage de Vénus de Botticelli, comprenait les sons qu'il éructait. Deux jours avant sa mort, à la noël 65, il me fit parvenir un message. D'urgence, il fallait que je lui rapporte l'exemplaire d'Histoire d'Ô qu'il m'avait prêté, dans l'édition Pauvert sous couverture jaune. « J'en ai besoin », m'écrivit-il. Le remords, lancinant, à jamais me ronge de ne pas l'avoir satisfait à temps. Gaston mourant, dans l'attente fébrile du réconfort qu'auraient pu lui procurer les pages innocentes de Pauline Réage, cette image me hante, m'obsède, me tourmente et me plaît infiniment.

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Comme l'histoire que me rapporta Alain. Sous les bombes américaines, dans le maquis, les soldats vietnamiens conjurant leur terreur en lisant à haute voix une traduction de Bonjour tristesse. Alain tenait l'histoire du traducteur, qui l'avait chargé, juste avant de disparaître, de remercier Sagan « pour ses pages élégantes ». Elles les avaient aidés à supporter l'insupportable. Comme cette image de Dali des jours ultimes. Dali ne parle plus. Aux yeux de tous, il est complètement gâteux. Ceci est faux, et je le prouve. Non remis de ses brûlures – il vient de réchapper d'un incendie dans son musée de Figueras –, il est très handicapé. Le seul moment où il jouit véritablement, raconte son dernier compagnon, le peintre Antoni Pitxot, c’est lorsqu’Antoni lui lit, à sa demande, le passage des Impressions d’Afrique où il est question du Nain cracheur Philippo et celui où l'Empereur demande qu'on lui amène un arlequin. Dali se fait lire inlassablement la scène, d’une beauté rousse-

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lienne très pure. Le bonheur se lit dans ses yeux écarquillés. « Dali me escucha con devoción cuando le leo el texto en francés, raconte Pitxot, a pesar de que mi pronunciación nunca ha sido demasiado buena. Cuando llega al pasaje en que el emperador pide que le traigán un arlequín o cuando leo el párrafo en el que el enano Filipo salpica de saliva a los presentes agranda los ójos demostrando el placer que le produce la narración ». Prodige de la littérature, qui sur tout a maistrie. Du même Dali, je n'oublierai pas davantage l'envoi qu'il fit un jour à son père, notaire à Figueras, avec qui les relations s'étaient dégradées. Voulant rompre une fois pour toutes avec son géniteur, il glissa une goutte de sperme dans l'enveloppe et griffonna ces mots : « à présent, je ne te dois plus rien. »

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Maintenant, voici venu pour moi le temps de me décider à faire retour en arrière, de tenter de trousser congrûment quelque chose à ma guise, une sorte d'écriture pure de tout sens civique. Le besoin est sans doute inscrit dans les gènes : pressentiment reptilien que tout disparaîtra d'un coup. Dany, Piteur, Olivier, il n'y a plus au monde une seule trace d'eux. Tout ce qui reste est en moi. ◊◊◊ Deux ans après la mort d'Olivier et celle de Piteur, survenue à quelques mois d'intervalle, je fus confronté au regard globuleux de crétin goitreux de Dany dans des circonstances insolites, par le bienfait d'une de ces épiphanies que dispense la vie. C'était en Afrique où Dany s'était éloigné pour y exercer son métier de médecin, tandis que je me pliais à de

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vagues obligations militaires. Nous avions perdu le contact depuis un certain temps. Il arrivait du Gabon, je séjournais à Abidjan. Du bord de la piscine où j'effectuais le plus clair de mon service, j'aperçus à quelques mètres derrière le grillage du jardin voisin un visage qui me parut le sien et m'approchai à le toucher. C'était bien Dany. Je le saluai à la façon habituelle, comme si je l'avais quitté la veille. Les yeux écarquillés, il me fixait intensément tandis que je lui parlais, mais on aurait dit qu'il ne parvenait pas à faire la synthèse entre ma voix et mon visage. Avais-je donc tant changé ? C'est moi, c'est Sylvain. Il demeurait si incrédule qu'à la fin, j'exhibai ma carte d'identité. Cet incident me plongea dans l'intranquillité, celle du traître à ses quinze ans. Qu'avais-je trahi de mon adolescence ? Qu'étais-je devenu ? Lâche soulagement, je me rassérénais dès que je m'aperçus que, comme à l'ordinaire, Dany – qu'on surnommait aussi la Globule ou encore le Flip, car il excellait au secouement des billards électriques – était

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parfaitement stoned. Il avait pourtant flairé en moi quelque chose de disparu. L'insouciance ? Je connaissais une période de trouble profond. Accablé par l'absurdité de ce séjour forcé, une gravité nouvelle, d'euphorie et de tristesse mêlées, s'était installée en moi. J'étais à la croisée des chemins. Mais surtout, immense événement, au terme d'une longue errance, j'avais enfin rencontré la femme de mon temps. Dany avait-il pris la mesure de ce bouleversement ? En fin de soirée, il convint de m'avoir retrouvé mais lui et moi n'étions pas dupes. Pour nous y aider et mieux nous présenter à nos nouvelles compagnes, sans trop y croire, avec détachement, nous avions fait remonter à la surface quelques exemples de nos stupidités, une façon détournée de conserver pour nous deux l'essentiel, le souvenir de vertiges acides, violents, diaboliques ou doux, naguère partagés.

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L'une de ces stupidités combinait à mon avis plusieurs éléments constitutifs de la société idéale : placée sous l'empire du hasard, cette pratique allie la passion pour le jeu et le plaisir de déglinguer son prochain, par le ressort de l'ivresse. Il s'agit d'un jeu de dés d'une crétinerie émouvante, connu sous l'appellation « 7-14-21 ». Régulièrement, le soir, au café, nous nous y adonnions ; il était rare que Piteur, Dany et Olivier manquassent au tour de table. Le principe, d'une grande simplicité, satisfaisait la faiblesse de nos exigences intellectuelles. Chaque joueur lance tour à tour trois dés. On cumule le nombre d'as sortis. Aussi longtemps qu'il tire au moins un as, le joueur relance les trois dés. Celui qui obtient 7 choisit une boisson, celui qui atteint 14 désigne celui qui la boira et celui qui arrive à 21 paye l'addition. Tout l'art réside dans la composition du breuvage, où chacun s'ingénie à déployer un luxe d'imagination, hors toute combinaison connue. Cela peut donner des mixtures comprenant à

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parts égales Ferney-Branca, sirop de Grenadine, Calvados, crème de banane, Campari, Viandox et doigt de porto. Au fil des heures, les commandes deviennent toujours plus inventives, voire meurtrières. Les parties étaient passionnées. En général, l'écroulement de l'un ou l'autre des joueurs, sinon de l'ensemble, y mettait un terme. Une nuit, à l'issue de l'un de ces « batters », au sens des marathons éthyliques pratiqués par Joël, le frère buveur de Sally Mara, Dany avait enfourché sa mobylette – il ne s'était pas encore offert la Honda que lui procurèrent plus tard ses gardes à l'hôpital – direction la maison de Moulis, sur la route de Castillon. Une patrouille des pompiers le retrouva le lendemain dans le fossé, allongé près de la mob qui pétaradait à mort, manette des gaz à fond. Bienheureux, il dormait dans le val. Dany avait lui aussi consenti à se laisser happer par une existence casanière, avec métier, femme et descen-

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dance. Mais il était resté ailleurs. Après nos retrouvailles africaines, de retour en France nous nous parlions longtemps au téléphone. Il vint me voir à Montmartre. Je lui rendis visite. Il s'était installé dans un village de la province française, du côté de Lyon, où sa profession lui imposait un statut de notable. Le soir, fier de sa chaîne Hi Fi, il s'isolait sous son casque et écoutait à fond des standards des années soixante-dix, auxquels il initiait son fils Sylvain. Resté fidèle à ses habitudes, Dany était fréquemment raccompagné à la maison par les représentants de la force publique. Il devint difficile de continuer. Un jour sa femme m'appela. Dany, m'annonça-t-elle, avait choisi de faire d'elle prématurément sa veuve. Il s'était préparé un dernier cocktail radical, de ceux dont les médecins jalousent le secret.

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À chacun ses Vaché, Rigaud et Cravan. Mes suicidés étaient ces trois-là, trois amis des confins, dans un Far West campagnard. Ils n'avaient pas supporté que leur jeunesse les lâche. D'autres, plus nombreux, optèrent pour une voie lente, mais c'est une autre histoire.

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NE CONVIENT QUE VOUS RACONTE COMMENT JE ME SUIS MIS À HONTE EN QUELLE MANIÈRE

Pour accéder au sous-sol du rade, il fallait montrer patte blanche. À la tête du client, derrière son comptoir, le tenancier, un certain Pastille, faisait ou non signe au cerbère d'ouvrir la trappe qui commandait l'échelle conduisant à cette cave où les caves n'avaient pas accès. Au milieu du clandé, on jouait là jusqu'au matin à la passe anglaise sur une table de billard très éclairée, couverte de billets de banque pliés en quatre. Tout autour, entassée dans la pénombre au milieu d'un embarras de casiers de bouteilles et de fûts de bière à la pression, une faune composite d'habitués : manouches, maghrébins, marlous et rastaquouères, quelques flics en civil à la pêche aux tuyaux – cela sans nous compter, Jean et moi, Olivier

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parfois, plus quelques faux étudiants mais joueurs authentiques. Tout ce beau monde jetait les dés la nuit entière en se rinçant la gueule à la Walsheim, dans la fraternité passagère produite par l'électricité du jeu. Le patron s'y retrouvait sur les tailles, les consommations, ainsi que sur d'autres échanges moins avouables, qui avaient pour contrepartie de laisser Pastille exploiter en paix son commerce innocent. Nous y passions souvent, dans le courant de la nuit. Olivier venait en ethnologue de la rue Gambetta toute proche, car il ne jouait pas. La passe anglaise, appelée aussi « la pastiquette », ou plus couramment « la passe », est un jeu de hasard, adaptation voyoute du craps, à la différence qu'elle ne se pratique que dans ce type de lieux. On y pousse les bobs en évitant de tomber sur les yeux de serpent, c'est-à-dire le double as, combinaison à proscrire, le 7 ou le 11, sauf lors d'un second jet. Une chose me fascinait, le rituel du

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pliage des coupures – la mise de base était de 10 francs. Le joueur plie un à un chaque billet de banque en quatre, face de Voltaire – effigie de l'époque – en haut, et les empile dans sa main en un paquet impeccable. La pratique se justifie d'abord pour la rapidité : il faut compléter vite le banco si on veut avoir sa place, mais j'y décèle aussi une façon symbolique de détourner la signification du billet, de lui conférer une fonction autre que celle, ordinaire, d'instrument d'échanges épiciers, de le muer en un sésame d'un territoire où seuls les initiés ont accès. À ce jeu, notre sort était vite fixé. Nous repartions les poches pleines ou complètement décavés. Dans les deux cas, l'issue était la même. La nuit se prolongeait dans quelque taule encore ouverte des bas-fonds de la ville où le gagnant s'efforçait de brûler en seigneur ce qu'il avait amassé. Cette élégance ne valait que pour nous, faux flambeurs mais véritables « noceurs », comme on disait

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pendant les années folles. Nous consumions notre temps en plaisirs, faute de n'en rien faire. À ces petites heures, une pointe délicieuse de désespoir au cœur, la voix caverneuse de Catherine Sauvage nous forçait le chemin. Nous nous abrutissions, parmi d'autres, de ce refrain : Dis-moi où trouver le prochain beau p'tit bar D'mande pas pourquoi, d'mande pas pourquoi Car il faut qu'on trouve le prochain beau p'tit bar Car si on trouve pas le p'tit bar J'te jure qu'on en crèvera, j'te jure qu'on en crèvera Oui j'te jure, oui j'te jure, j'te jure qu'on en crèvera Le lendemain, pour conjurer le remords, j'avais un remède. Encore flottant, je m'offrais de longs après-midis chez la Cubaine. Au bout d'un chemin abandonné, sous le pont de Blagnac, au bord de la Garonne, la grande

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dame s'était installée là avec une demi-folle et sourde, entourées de deux chiens pleins de poils qui puaient. La Cubaine. Le plus étrange débit de boissons que j'aie connu, où je n'ai d'ailleurs jamais rencontré un seul client. J'allais chez elle avec Michel et René, un couple de garçons qu'elle tenait sous son charme. Elle avait, paraîtil, été aimée de Castro, d'où le surnom. Elle passait son temps à se poivrer et partait sur d'interminables tirades véhémentes en espagnol, sans le souci d'être entendue, un torrent d'invectives qu'elle adressait à ses chiens en réalité. Les heures s'étiraient. Elle parlait de livres avec une ferveur sud-américaine et, franchi un certain stade, sous les frétillements de Michel et René, elle enchaînait sur Ava Gardner qu'elle avait fréquentée et dont elle avait adopté les lunettes noires. De loin en loin, impériale, elle envahissait la ville avec ses chiens, et plus particulièrement les bureaux de la sécurité sociale de la place Saint-Étienne, là où René travaillait et l'avait rencontrée.

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J'aimais la grande pièce quasi à l'abandon et les abords du fleuve en contrebas. Ces lieux sentaient fort l'air du large, et le chien mouillé. Je ne sais plus trop ce que nous buvions, mais du rhum fortement, des apéros genre americanos que nous confectionnions pour elle quand elle n'en pouvait mais, partie comme elle était à dévider ses pelotes colorées. Nous étions chez nous, au milieu de ses souvenirs, réels ou inventés, leur musique seule importait. En français, elle avait un fort accent parisien et ne souffrait que la compagnie des homos, hommes et femmes, à de rares exceptions près. Nous lui laissions quelques sous en partant, qu'elle ne comptait jamais. Comment, par quel concours de circonstances, la Cubaine avait-elle échoué sur ces bords incertains de la Garonne où rien ne la prédisposait à venir se poser ? Nul ne le savait. Elle entretenait avec la ville et les gens des rapports de pure séduction. Elle voulait être adorée. Cheveux courts, lunettes de soleil rondes, elle était belle et nous l'aimions.

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Grâce au même Michel, très en cour dans les lieux réservés de la ville, j'avais mes entrées aux dimanches soirs privés de l'Abreuvoir, une boîte d'homos qui embaumait Habit rouge de Guerlain, et aussi le privilège, réservé aux happy few de la pègre, de franchir la grille de la cave de Geneviève, sous l'Auberge Louis XIII, au cœur de ce quartier Saint-Rome où mon seul regret est de n'avoir pu fréquenter la Tournerie des Drogueurs, déjà disparue à l'époque. Ce cabaret de jazz, inscrit dans la légende de la nuit toulousaine, s'était substitué à une droguerie qui avait pignon sur la rue des Tourneurs, d'où l'appellation. Il était tenu par un guitariste-poète, jusqu'à son assassinat à la noël 59. Des inconnus, conclut l'enquête, bien que le lieu ne se limitât pas au seul commerce de la poésie. Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

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Notre temps était un temps d'étranges errements. Durant un mois d'horloge, au plus fort des convulsions de 68, Julian Beck et ses haschischins du Living enfiévrèrent le pavé toulousain et mirent en transe les travées du théâtre Daniel Sorano en martelant l'atmosphère de classiques chansons des rues avec leur tempo propre, bientôt suivis par la divertissante bande du Magic Circus. Ce n'était paraît-il qu'un début. Vite, à peine passé le printemps et retour d'équipées asiatiques, d'aucuns ressentirent fort l'urgence de s'adonner aux délices de la servitude volontaire, dans un mouvement, réjouissant à l'extrême, d'abandon à une armada de gourous, surgis comme moisissures au pied de chênes vermoulus. Arrivé à Toulouse après la déferlante, Olivier avait échappé à ce traquenard, mais d'autres y étaient tombés de bon cœur. De fins esprits, jusque-là pénétrants, succombèrent ainsi mystérieusement sous les charmes de Prem Rawat, alias Gourou Maharaji, petit usurpateur aux talents incertains

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et charlatan de modeste envergure, que sauvaient toutefois du médiocre de violentes pulsions hédonistes et un penchant immodéré pour le luxe, fouettés par un sens aiguisé des affaires. Moyennant quelques menues macérations, de régulières oboles, une dévotion exclusive et une soumission totale à sa personne divine, hilare, le bedonnant « Seigneur de l'Univers » leur offrait en retour la connaissance avec un C en capitale. À ce prix, il faut reconnaître que c'était donné. De mon côté, je n'étais pas en reste. Ma fâtiha du moment, c'était le chapitre de Faustroll intitulé « Pataphysique et Catachimie », dialectique à laquelle je consacrais une part importante de mon temps et de réjouissants travaux pratiques. Ainsi, le jour de mes vingt ans, mon frère avait organisé chez nous une jolie fête au cours de laquelle je fus bombardé Promoteur Préfet Magistral de l'École Supérieure de Catachimie de Saint-

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Girons-en-Couserans. Outre quelques adeptes de la Catachimie – discipline qui, dois-je le rappeler, est à l'alchimie ce que cette dernière est à la chimie –, Jean avait convoqué dans notre délicieux deux pièces-cuisine du 9, Apple street, une troupe de gitans, un prestidigitateur qui nous offrit un numéro d'inspiration rousselienne, un guitariste borgne plus quelques escrocs, falsificateurs et mythomanes, ainsi qu'un pétomane de renom. Je décernais séance tenante un premier lot de diplômes de l'ESC et reçus de maman le Littré. Ce soir-là, je décidai d'adopter comme emblème le Pedalternorotandomovens centroculatus articulosus, autrement dit le « Roulenboule », agile créature descendue par génération spontanée dans le cerveau tortueux de Maurits Cornelis Escher, et de placer l'ESC de Saint-Girons sous le signe de la terreur. Comme le béton, j'étais armé.

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VOYAGE

Olivier n'avait pas eu d'enfance. À sa majorité, son avocat lui obtint une rente, suffisante pour vivre. Aussitôt, fruit de longues recherches, il se paya l'équivalent en vrai de la Dinky Toys que sa mère, défaillante, ne lui avait pas offerte, une Porsche 356 de 1959. Avec ses treize ans d'âge, tout en rondeurs grenouillomorphes, le modèle était déjà prisé par les collectionneurs. Olivier briquait sa bagnole sans relâche. Il en était toqué. Il avait appris à conduire avec sa grand-mère exotique, la seule protectrice qu'il eût dans sa famille. Il parlait d'elle avec une moquerie affectueuse. De ses origines, elle conservait un accent canadien à écorcher les renards, et faisait fuir les passants aux commandes de son antique char qu'elle conduisait par approximation mais avec élégance. Avec elle, Olivier bénéficia d'un instructeur hors norme. Au

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volant, il faisait preuve d'une grande prudence, soucieux d'épargner la carrosserie de son joli coupé. Il s'était aménagé un repaire sous les toits d'une dépendance dans le domaine familial. Jaloux de sa solitude, il ne recevait pas. À peine installé, il insista pourtant pour nous y introduire Jean et moi. Le minuscule deux-pièces, sombre et feutré, tenait à la fois de la cabane de gamin perdue au fond de la forêt et de l'intérieur bourgeois. Olivier avait le culte des objets. Il entretenait avec eux des contacts sensuels et le voir les palper avec délicatesse et les manipuler avec précision me procurait une étrange volupté. L'aménagement était conforme à ce rapport particulier. C'était un dimanche, dans l'après-midi. Jean et moi décidâmes d'y faire une halte en rentrant à Toulouse. La veille, sans sourciller, il avait enregistré nos taquineries sur les effets, plutôt légers, de la substance qu'il nous avait donnée à fumer. Après la visite des lieux, il mit une chan-

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son de Georges Moustaki, chanteur qui avait ses faveurs, fort populaire ces années-là, en nous passant négligemment un joint. La fille près de qui je dors M'enroule dans ses cheveux d'or Comme une araignée dans sa toile. Avait-il changé de fournisseur de shit ? Nous fûmes en tout cas aussitôt plus conciliants avec ces couplets douceâtres. Les bateaux reposent encor Dans les eaux profondes du port, Épuisés par leurs longs voyages. Moi j'en appelle au vent du large, Qui me fera quitter le bord.

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Olivier jubilait. Comme un gamin, il prenait sa revanche. Je ne sais de quoi il avait chargé sa fusée mais la vérité c'est que Jean et moi, trois jours durant, nous nous repliâmes en paix rue de la Pomme dans une douce euphorie, d'une qualité recherchée depuis, mais jamais retrouvée. A posteriori, une fois Olivier disparu, il m'arriva de réentendre la chanson. Le dernier couplet, d'une naïveté un peu brutale, était transparent Je m'en irai l'âme et le corps Guidés par un commun accord De tous mes sens insatiables. J'en appelle à Dieu et à Diable Qui me feront trouver la mort.

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Entre-temps, on le sait, Olivier avait gravi plusieurs degrés sur l'échelle du pathétique avec les œuvres de Richard Wagner.

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LES MADONES DU TROTTOIR

L'été de son bac, Olivier partit sur les routes, vers cette Méditerranée qu'il ne connaissait pas, seul et léger : pas de havresac sur son dos, juste un ballot à l'ancienne, à la façon des trimardeurs. En poche, quelques biffetons pour les premiers jours. Après, on verrait. D'abord la liberté. À dix-huit ans, plus personne ne la lui volerait désormais. Griserie de la marche à pied, de découvrir enfin son corps, de rentrer dans le paysage comme dans ces albums colorés de l'enfance illustrant contes ou fabliaux qui se déployaient à l'ouverture en reliefs animés. Même ravissement. Ce que je sais, c'est qu'il s'est dirigé droit vers les ports et qu'au bout de quelques jours, il s'est trouvé dans l'obligation de s'inventer des expédients pour continuer son équipée. D'abord, il se lança avec un talent de mécréant dans la confection en série de madones multi-

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colores dessinées à la craie sur les trottoirs, mais il fut contraint de délaisser rapido cette voie sainte, la concurrence s'étant avérée trop âpre sur le marché du religieux. Exempt de toute inhibition – Olivier était apparenté à la communauté des impassibles –, il se reconvertit alors dans une valeur sûre des arts de la rue, la manche, cet instrument remarquable au service du rapprochement entre humains. Mais la vraie révélation fut cette sensation d'intense jouissance que lui procura la fauche. Il adorait ça. De tous les plaisirs, c'est à celui-là qu'il fut le plus accro, avant qu'il ne découvrît l'héroïne. Avec Jean, il entretenait une relation particulière, empreinte de la part de mon frère d'une affection indulgente, illustration de l'attirance constante de Jean pour les êtres singuliers. Souvent dotées d'une raison voilée comme roue de vélo, par leurs faits et leurs dits, ses fréquentations se détournaient de façon résolue des ornières du commun. De tout temps, Jean a eu une prédilection pour les hété-

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roclites à la manière du génial Courtial des Péreires – aérostier et inventeur comme on sait –, tous adhérents en puissance à un « club des métiers bizarres » encore à inventer, dont Jean lui-même serait l'illustre fondateur. Une après-midi, nous vîmes Olivier débarquer comme un voleur de figues dans le jardin de la maison où nous passions l'été en famille sur la côte catalane, à San Antonio de Calonge. Dépenaillé, amaigri, il allait pieds nus et avait élu domicile dans une anfractuosité de rochers sur la plage à quelques centaines de mètres en contrebas. Il n'accepta pas que nous le logions et resta là plusieurs jours à regarder la mer. Avait-il trouvé la paix ? Je me souviens de son visage radieux. Jean lui apportait à manger, un peu d'argent aussi. Le soir nous l'emmenions avec nous traîner et boire dans des lieux de nuit. À le voir en action dans les boîtes, je découvris la vivacité du plaisir que faire les sacs à main des danseuses lui procurait, en

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toute amoralité, aiguisé par la satisfaction de l'artisan devant le travail bien fait, car il était plutôt habile. Un procureur de la République aurait eu vite fait de le ramener à ses catégories habituelles : individu pervers, dépourvu de sens moral, le vice chevillé au corps – ni tout à fait tort, ni tout à fait raison, une perspective tronquée, seulement : nul ne peut s'arroger l'exclusivité de l'erreur, ni sa totalité. Jeans en loques et pull trop court, il évoluait avec une sorte de grâce dans les décors clinquants de ces night clubs, à l'écart de la vague humanité qui s'y pressait, décalé certes mais présent, sans même cette ironie qui le rendait parfois exaspérant, et donnait envie de le cogner. À y repenser, je crois qu'il avait trouvé ces quelques jourslà une forme de bonheur. La visite à l'Ermitage remonte à ce temps-là.

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CÉHÈRÈSSES

De ses jeunes années je ne sais rien, sauf le nom de la ville où Olivier demeura jusqu'à quinze ans, une cité que sauva du néant Celui qui silence, par cette nouvelle en trois lignes : Deux cents résiniers de Mimizan (Landes) sont en grève. Trois brigades de gendarmes et cent fantassins du 34e les observent. Face aux forces de l'ordre, Olivier affectait lui aussi un air imperturbable. À la façon de Vendredeuil, le héros de Georges Darien, il ne tenait en fait à rien. D'ordinaire il n'était même pas misanthrope, il s'en foutait. Dernière image de lui, je le revois ainsi braver négligemment une meute de CRS qui avaient envahi le campus, juste pour

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entrer au restau U car l'heure était venue de son déjeuner. J'étais tout près. Il s'avança, son ticket à la main, et leur demanda en un français châtié mais sans nulle arrogance de faire place et de le laisser passer. Matraque frémissante en main, surexcité, bave aux lèvres, l'un d'eux lui barra le chemin. — Dégage, pisseur d'encre ! Alentour, la troupe piaffait, la menace était réelle. Il n'insista pas mais l'expression l'enchanta. Pisseur d'encre ! Assurément, ces bestiaux valaient mieux que leur réputation. Des inventeurs authentiques, bien autrement méritants que tous ceux qui les avaient précédés ; des musiciens même, qui avaient trouvé quelque chose comme la clef de la mort ! Violette, écarlate, noir profond de la Chine, Olivier répandait ainsi sans le savoir un arcen-ciel de tintas frescas, il fertilisait les champs d'une ondée ample, généreuse… Pisser ainsi, infiniment. Mieux qu'une décoration, il venait d'hériter d'un titre. Il s'en

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délecta et nous en rebattit les oreilles longtemps. Ce n'est pas pour autant qu'il pissa de l'encre. N'étaient les silhouettes des madones qu'effaçaient les sandales des passants, pas une ligne de lui, fût-ce note de blanchisserie. Pas de photo non plus, d'aucun de ces trois hébétés, mes petits disparus. Rien d'autre que ces quelques chromos défraîchis feuilletés plus haut, pour le plaisir ou contre l'oubli, une façon d'évocation, et de rappel – à l'ordre – des absents. Et le chagrin, inconsolable, du traître à ses quinze ans. C'est tout.

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DU MÊME AUTEUR Martin, gagne ton pain, Lattès, 1987 Les Assassins de Durruti, éditions Verticales, 1998


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La photographie d’Aiham Dib reproduite en couverture représente un paysage danois, près de Copenhague.

On peut visiter la galerie d’Aiham Dib à l’adresse www.aihamdib.com


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COLLECTION TEXTE AU CARRÉ dédiée à la nouvelle Le Perron de Dominique Fabre illustrations de Christine Voigt, préface d’Éric Faye juillet 2006 Un cri de Pierre Autin-Grenier illustrations de Laurent Dierick, préface de Dominique Fabre novembre 2006 Un alibi de rêve de François Salvaing illustrations de M. M. Schmitt, préface de Jaume Melendres février 2007


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Billet pour le Pays doré d’Éric Faye illustrations de Laurent Dierick, préface d’Éric Chevillard mars 2007 Le Voyageur sans voyage de Pierre Cendors illustrations de Vincent Fortemps, préface de Cécile Wajsbrot février 2008 Petit traité d’éducation lubrique de Lydie Salvayre illustrations de Boll, préface d’Arno Bertina octobre 2008, nouvelle édition octobre 2010 Circé ou Une agonie d’insecte de Christian Garcin illustrations de Philippe Favier, préface de Christophe Fourvel mars 2010


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Les maquettes de ce livre ont été réalisées durant l’été 2010 à Russan, sur la commune de Sainte-Anastasie, où l’on aime sceller les amitiés avec d’excellents vins de soif.


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Achevé d’imprimer en septembre deux mille dix sur les presses de l’imprimerie In-Octo à Salasc, Les Madones du trottoir de Sylvain Fourcassié comprend sept cents exemplaires sur Vergé.


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Mes suicidés étaient ces trois-là, trois amis des confins, dans un Far West campagnard. Ils n'avaient pas supporté que leur jeunesse les lâche. D'autres, plus nombreux, optèrent pour une voie lente, mais c'est une autre histoire.

Sylvain Fourcassié, né en 1950 à Toulouse, a été conseiller culturel au Yémen, au Viêt Nam, en Syrie et au Koweït. Il vit actuellement à Paris. Il est l’auteur de deux romans : Martin, gagne ton pain (Lattès, 1987) et Les Assassins de Durruti (Verticales, 1998).

ISBN 978-2-913388-73-4

9 782913 388734

12 €

sylvain fourcassié

les madones du trottoir

Cadex Éditions

Texte au carré

S

ylvain Fourcassié évoque le parcours, brutalement interrompu, de trois adolescents des années 70. Son écriture pure de tout sens civique, tendre et fraternelle, réanime l’époque des excès, de la candeur, des audaces joyeuses et des désirs inassouvis.

Sylvain Fourcassié

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Les Madones du tro t t o i r

8/09/10

Cadex Éditions

EssaiCouvFourcassie OK


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